CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Le décor comme décor-actant

1 La sémiotique de la bande dessinée s’est concentrée pour l’essentiel sur le dispositif de la bande dessinée (Thierry Groensteen, Benoît Peeters) ou sur ce que Philippe Marion appelle la « graphiation », l’acte graphique lui-même. Pierre Fresnault-Deruelle (avec Jan Baetens et Pascal Lefevre, il est vrai) est un des rares à avoir travaillé sur ce qui se passe dans l’image, notamment dans ses recherches sur l’œuvre d’Hergé [1]. Il constate alors, mais au détour de l’une de ses analyses seulement, que le décor en bande dessinée n’est pas forcément ce qu’il appelle un décorum : il n’est pas qu’un fond, passif, gratuit, une sorte de remplissage. J’ai proposé de revenir sur cette idée et de la systématiser [2]. Car le décor constitue, en effet, un élément essentiel de la narration en BD : enlever sa niche à Snoopy n’est en rien marginal et enlever leur décor aux aventures de Blake et Mortimer ne change pas seulement l’atmosphère, mais bien l’histoire elle-même. Bref, je propose de considérer le décor en bande dessinée comme un véritable décor-actant, un système de propriétés que les personnages et le lecteur à leur suite vont explorer [3]. C’est cet outil que je voudrais présenter dans cet article et tester sur un point d’application à la fois d’actualité, avec la commémoration de son centenaire, et de fond, puisqu’il s’agit de la première expression industrielle de la guerre contemporaine : la Première Guerre mondiale.

2 Raconter cette guerre, c’est participer aussi à la diffusion d’une forme de connaissance de cette période de l’histoire, singulièrement lorsque le travail est fortement documenté [4]. Or, les travaux de Jacques Tardi et de David Vandermeulen nous offrent deux œuvres de très grande qualité intellectuelle sur la question, la collaboration avec Jean-Pierre Verney pour l’un et la bibliographie de l’autre en témoignent [5]. Je voudrais analyser leurs bandes dessinées à l’aune de mon hypothèse du décor-actant et montrer que la manière de raconter cette guerre dépend aussi, voire beaucoup, du rapport que l’auteur entretient au décor, ainsi qu’aux personnages qui peuvent également fonctionner sur le mode du décor en tant que corps-décor (notamment les mutilés, voire les morts).

Raconter la Première Guerre mondiale : Jacques Tardi et David Vandermeulen

3 Le décor peut apporter des éléments de connaissance indispensables non seulement à la compréhension de l’histoire racontée, mais aussi à la compréhension de l’Histoire avec un grand H : en effet, un « décor » met en scène de manière très concrète les uniformes, les armes, légères ou lourdes, la construction des tranchées, les modes de vie (nourriture, couchage, etc.), les attaques, le paysage etc. Il permet de donner à voir des situations précises de la vie quotidienne des soldats et donc d’apprendre par empathie ce qu’était la guerre les pieds dans la glaise (avec Tardi) ; mais le décor – le plus souvent un tout autre décor – peut également montrer le contexte économique, scientifique, politique, la mise en scène des jeux entre décideurs, industriels, politiques et scientifiques, la fabrique concrète de la science dans les laboratoires, voire ­– mais sur le mode de la conséquence d’un processus complexe – les effets pratiques dans les tranchées, etc. (avec Vandermeulen). Le décor montre donc aussi comment on parle de la guerre, ce qu’on cherche à en apprendre : est-ce la construction d’un regard par le bas, qui épouse l’accablement des hommes broyés par l’absurdité d’une machine infernale (Tardi), ou est-ce un regard par le haut, qui, sans renier les hommes, montre les logiques (financières, politiques, industrielles, scientifiques), souvent perverses, de cette machine infernale (Vandermeulen) ? Deux regards qui reposent sur deux manières très différentes de mettre en scène le décor-actant sur le plan graphique, entre le cerne assumé de l’un (Tardi) et le flou revendiqué de l’autre (Vandermeulen).

Corpus 

Nous avons travaillé essentiellement sur deux auteurs, Jacques Tardi et David Vandermeulen :
Tardi Jacques, C’était la guerre des tranchées, Casterman, 2014 (première édition 1993, avec Le trou d’obus en première partie, initialement publié en 1984).
Tardi Jacques, Putain de guerre, Casterman, 2014 (première édition 2008).
Nous avons également repris du même auteur, toujours sur la Première Guerre mondiale : La véritable histoire du soldat inconnu, Futuropolis, 2005 (première édition 1974) ; Adieu Brindavoine, Casterman, 2011 (première édition 1979) ; Adèle Blanc-sec, Tardi Tome 5, Casterman 2007 (première édition 1981) ; Le der des ders, Casterman, 1997 ; Varlot soldat, l’Association, 2006 (première édition 1999).
Vandermeulen David, Fritz Haber, t. I : L’esprit du temps, Delcourt, 2005.
Vandermeulen David, Fritz Haber, t. II : Les héros, Delcourt, 2007.
Vandermeulen David, Fritz Haber, t. III : Un vautour, c’est déjà presque un aigle, Delcourt, 2010.
Vandermeulen David, Fritz Haber, t. IV : Des choses à venir, Delcourt, 2014.

4 La position de Jacques Tardi, c’est d’être dans la guerre ; celle de David Vandermeulen, c’est plutôt d’être autour de la guerre, dans ce qui la rend possible. Bien évidemment, il s’agit d’une dominante, car Tardi part de ce dedans de la guerre pour remonter vers ses « causes », de même que Vandermeulen part de cet entour de la guerre pour, parfois, redescendre au niveau des tranchées elles-mêmes ou du terrain plus globalement (comme la Palestine, par exemple). Le décor montre ces deux approches, les met en scène et les donne véritablement à voir. Le décor, le style (la « graphiation » au sens de Marion, l’énonciation graphique d’un « graphiateur ») dans lequel il est rendu, participe pleinement à la démonstration de la thèse. Autrement dit, il montre la thèse et ce faisant participe, dans une relation complémentaire aux mots, à la démontrer. Ce qui signifie que le décor n’est pas passif, il n’est pas seulement au service de la thèse, il est aussi la thèse en acte.

5 Hypothèse de travail donc : le décor est un décor-actant. Pas seulement parce qu’il peut incarner une des fonctions actantielles de la sémiotique narrative et discursive : adjuvant ou opposant par exemple, ce qui est effectivement le cas, mais ne retiendra pas véritablement notre attention ici, mais bien parce qu’il participe à sa manière – et il faut montrer laquelle – à la narrativité elle-même, à porter le récit, à le déployer en tant qu’il est le vecteur de la thèse de chaque auteur.

6 La ligne claire de Jacques Tardi éclaire la situation particulièrement confuse du terrain et donne à voir, dans une rare précision et sans concession, la violence même de la guerre : le visage est, en effet, emporté et/ou le corps déchiqueté. Tardi vise ainsi à une sorte de constatif graphique[6] qui dit la guerre au plus près de son horreur, sans rien cacher au lecteur, afin de l’interpeller et même de l’impliquer [7] : le décor ou le corps-décor travaillent ainsi à le plonger dans une sorte d’expérience dont il ne sortira pas indemne. L’implication est d’abord physique : que fais-je ici, moi lecteur, dans cet enfer, avec ces hommes ? Elle devient ensuite morale et politique : pourquoi et au nom de qui/de quoi disposer ainsi de leur vie ? Le décor dit précisément cela, ce que nous verrons dans la deuxième section, consacrée à Tardi.

7 Le style graphique de David Vandermeulen en vient, quant à lui, à flouter une situation, bien souvent paisible à l’arrière, comme s’il s’agissait de trouver un point de distance qui sache situer son lecteur à la fois en dehors et au-dedans. Au dehors, afin qu’il aborde la question sur le plan intellectuel : quelles sont les causes, à tout le moins les conditions de cristallisation et de déploiement de la Première Guerre mondiale, quels intérêts y mènent, quels fils faut-il nouer pour comprendre ce qui se joue là, à la fois en termes politiques, stratégiques, mais aussi industriels, scientifiques et humains ? Au-dedans, afin qu’il rejoigne le plan de l’homme (Fritz Haber) qui, à la fois, participe et veut participer à des jeux complexes qui, inévitablement, le dépassent et ne peut pas, quelque part, ne pas y participer pour exister, sauf à ne plus se considérer que comme un jouet. Ici, l’implication du lecteur est d’abord cérébrale, afin qu’il y pense et y réfléchisse, entre la complexité des intérêts macrosociétaux qui trament la guerre et la position de celui qui se voudrait acteur et face auquel on se demande : qu’aurais-je fait à sa place, comment aurais-je raisonné, puis-je le suivre, et jusqu’où ? Le décor dit également précisément cela, ce que nous montrerons lors de la troisième section, consacrée à David Vandermeulen. Dans l’un et l’autre cas, il nous faudra lier décor-actant et modalisations (vouloir/devoir/pouvoir/savoir).

8 Dans les deux cas (Jacques Tardi et David Vandermeulen), il en va d’une logique du piège : piège global de la guerre, sans extérieur, chez Jacques Tardi, qui se traduit par le piège meso du théâtre de guerre et local de la tranchée (à cet égard Viviane Alary parle de « souricière ») ; piège de la revendication identitaire chez Vandermeulen qui, après l’avoir poussée à l’extrême, se retourne contre celui qui la porte (Fritz Haber ou Walter Rathenau) – notons chez David Vandermeulen l’opposition entre une revendication identitaire par l’intégration individuelle chez Fritz Haber et une revendication collective chez Haïm Weizmann ; piège de la complexité des relations enchevêtrées entre les intérêts politico-économiques/scientifiques/industriels/stratégiques, etc. Chez Tardi comme chez Vandermeulen, le piège se traduit par/dans le décor-actant et le corps-actant.

9 Jacques Tardi raconte une guerre plutôt française, quoiqu’il s’en défende ; David Vandermeulen, qui est belge, une guerre sans la France ou presque, une guerre européenne et méditerranéenne.

10 Si le décor est un décor-actant, c’est qu’il n’est pas neutre, autrement dit, sa définition et imposition ne l’est pas non plus. La question se pose dès lors de savoir qui impose le décor. Les deux auteurs sur lesquels nous travaillons dans le cadre de cet article nous offrent deux réponses possibles – d’autres le sont peut-être également encore. Tardi impose en tant qu’auteur le décor, sans discussion possible : il le dit et le revendique d’ailleurs dans les entretiens qu’il a accordés à Numa Sadoul [8]. Cela se voit dans ses albums : même lorsque le récit se présente comme le fait d’un narrateur, qui est souvent également un protagoniste de l’histoire, le décor n’est pas imposé par ce narrateur, mais c’est bien, tout au contraire, l’auteur qui dispose le décor et dispose du narrateur pour dire ce qu’il a à dire. Certes, souvent et notamment dans Adèle Blanc-Sec ou les adaptations de Nestor Burma, il rebondit sur une image ou un lieu réel qui le frappe et l’interpelle, et qui embraye sur le désir de raconter une histoire. Mais au-delà de cet élément déclencheur, qui dépend toujours de sa capacité à séduire l’auteur, c’est bien ce dernier qui prend la main et manipule le décor pour atteindre ses propres fins. On pourrait supposer qu’il en va toujours ainsi et il est vrai que l’auteur a toujours le dernier mot, en tout cas il l’assume en tant qu’auteur. Il est également possible pour l’auteur de partir d’un principe narratif ouvert qui produit un récit qui n’est pas que l’exposition d’un seul point de vue, celui de l’auteur, quitte à ce qu’il le fasse assumer par un narrateur. Dès lors, il s’agit pour l’auteur de mettre en scène des points de vue différents, voire opposés, de ne pas cacher les tensions, les compromissions ou les convergences quelque peu sollicitées comme l’affirmation progressive de divergences, etc. Cette plurivocité introduit une contrainte forte pour l’auteur qui, d’une certaine manière, doit se mettre à son service. Car, dès lors, il est moins là pour imposer son propre point de vue que pour présenter les relations qui se nouent et/se dénouent entre des points de vue. Le récit qui s’ensuit dépend alors largement de cette dialectique, de ce positionnement des différents points de vue et de la qualification de leurs rapports à travers le récit lui-même. Ce travail exige de l’auteur qu’il s’efface derrière les protagonistes le plus possible – sans qu’une supposée neutralité puisse être atteinte pour autant [9]. Autrement dit, il est là d’abord pour les situer et leur donner la parole. C’est ce travail qu’effectue avec doigté et subtilité Vandermeulen.

Tardi ou la guerre vue d’en bas (les poilus) 

Le dispositif bédéique

11 Putain de guerre (PdG) (2008-2009) est entièrement muet, sans paroles directes, qui seraient données à entendre dans des bulles, sans transcription idéographique du bruit [10] : la guerre devient, dès lors, encore plus un décor, surement pas au sens d’un décorum, mais au sens plein d’un décor-actant qui va lui-même, par l’atmosphère qui s’en dégage, donner à entendre le son. Comme si la situation était tellement bruyante parfois que transcrire graphiquement le son en tant que tel n’aurait mené à rien, sinon à saturer l’image. Les soldats ne parlent pas, ni les civils, comme s’il n’y avait pas de mots assez forts, comme si, d’une certaine manière, les mots étaient inutiles ou déplacés : Jacques Tardi leur substitue une voix off qui dit « nous », ou « je », ou commente la situation, localement ou globalement.

12 Dans C’était la guerre des tranchées (CGT), il y a encore des dialogues dans certaines séquences (à deux : dans la tranchée p. 68, le cycliste p. 90-93, le soldat et ses tripes p. 97-99, Bouvreuil p. 100-101, les dernières pages, p. 125 notamment), mais il y a aussi des regards qui nous prennent à témoin (p. 42, 47-48, 56, 63, 88, etc.), des regards qui disent beaucoup de choses, voire l’essentiel, sans qu’un mot ne soit prononcé.

13 Les cases, dans PdG, relèvent d’une dominante horizontale (avec seulement trois cases par planche), comme pour rendre compte par le dispositif de la BD elle-même de l’horizontalité des tranchées, du côté enfoui de cette guerre, au ras des lignes (lignes d’horizon, ligne des tranchées, lignes du dessin…) ; un peu comme des sortes de plans-séquences prenant en charge le récit qui, certes, passe par le texte, mais également, et tout autant, par ce que la case donne à voir, c’est-à-dire à explorer, entre plan d’ensemble/général et détails.

14 A contrario, quelques cases sont verticales pour rendre compte d’une logique de domination : que ce soit la mitrailleuse, p. 55, plantée au sommet d’un monticule et qui balaie les assaillants, l’aviation p. 40 ou encore la montagne p. 61 ou p. 48, l’attaque du fort de Douaumont au lance-flammes dans un intérieur resserré en contre-plongée, p. 34, l’explosion souterraine, sans oublier le défilé des soldats américains, p. 64. Enfin, quelques cases rondes ou carrées permettent d’offrir des gros plans sur les hommes en action ou mutilés.

Figure 1 : Jacques Tardi, Putain de guerre, p. 22-23 : symétrie et syllogisme (graphique © Casterman, avec l’aimable autorisation des auteurs et des éditions Casterman).

Figure 1 : Jacques Tardi, Putain de guerre, p. 22-23 : symétrie et syllogisme (graphique © Casterman, avec l’aimable autorisation des auteurs et des éditions Casterman).
Figure 1 : Jacques Tardi, Putain de guerre, p. 22-23 : symétrie et syllogisme (graphique © Casterman, avec l’aimable autorisation des auteurs et des éditions Casterman).

Figure 1 : Jacques Tardi, Putain de guerre, p. 22-23 : symétrie et syllogisme (graphique © Casterman, avec l’aimable autorisation des auteurs et des éditions Casterman).

15 Dans PdG, Tardi procède volontiers par des montages de planches symétriques qui opposent directement Français et Allemands, p. 22-23 notamment. Ces montages symétriques sont importants en termes de connaissances proposées au lecteur, ils posent une équivalence et signifient que Français ou Allemands, c’est tout un (quoique les tranchées germaniques soient mieux construites et mieux entretenues). C’est une vision de la guerre qui rapproche les ennemis physiques, soldats français ou allemands, et les éloigne de leurs ennemis communs : le capital/le pouvoir politico-militaire et économico-industrialo-financier.

16 Ces montages, comme ceux qui s’articulent au sein même de la planche, en croix p. 26 ou entre les trois cases p. 42, permettent de poser un véritable raisonnement sur le mode graphique (et pas seulement un récit). Ainsi, p. 22 ou 23, s’agit-il d’un équivalent graphique du syllogisme : si les hommes sont mortels (qu’ils soient dans les tranchés ou ailleurs) et si les canons lorsqu’ils tirent sèment la mort, alors les hommes qui sont dans les tranchées sont voués à mourir déchiquetés (ce qui montre la mort et le type de mort tout à la fois), ce qui est valable des deux côtés. On peut également montrer un rapport cause-conséquence direct (et donc supposé indéniable) et symétrique, comme p. 26 : première bande, si l’obusier français tire en C1, alors les soldats allemands meurent en C2 ; inversement : deuxième bande, si des soldats français meurent en C1, c’est que des soldats allemands ont tiré avec leur propre obusier en C2. On peut manipuler le rapport cause-conséquence dans les deux sens, il fonctionne. Enfin, p. 42, le montage en embrassement pose la nécessité en C1 et en C3 de camoufler l’artillerie à la vue des avions, français ou allemands (symétrie), alors que la case 2, au centre montre le résultat du tir d’artillerie, commun au fond : la mort des fantassins, qu’ils soient allemands comme ici ou français.

17 Les cases de la première histoire de CGT (Trou d’obus, publié originellement en 1984) sont beaucoup plus travaillées dans leur forme (ce qu’a bien souligné Viviane Alary), comme si la Première Guerre mondiale était encore le lieu d’un travail sur la BD elle-même, sur son dispositif. Alors que dans PdG et la deuxième histoire de CGT (1993), il semble que Jacques Tardi ait voulu un cadre bédéique le plus transparent possible, le moins visible en tant que tel, sauf à de rares exceptions… une sorte d’écran de cinéma de taille fixe [11].

Le tableau d’une vie quotidienne au ras des lieux de la guerre…

18 CGT se compose d’une série de « tableaux » et même de moments que le parcours d’un soldat fait découvrir aux lecteurs, notamment entre les p. 86 et 99, que nous allons analyser en détail. Ces pages traversent deux décors, l’un extérieur, le village, et l’autre intérieur, une tranchée… c’est Jacques Tardi qui, nous l’avons vu, impose le décor pour donner sa vision écoeurée-écoeurante de la guerre, car ce décor et ces corps-décors ont bien un objectif de connaissance morale de la guerre qui devrait aboutir à son rejet par le lecteur : la connaître de l’intérieur en quelque sorte, dans ce qu’elle est concrètement, dans son inouï déchainement de violence crue, sans raison apparente, si ce n’est cette raison abstraite qui dépasse chaque soldat qui est pourtant censé l’incarner ; sans raison, si ce n’est celle de la survie.

19 Il y a du texte, mais texte et décor sont parfaitement complémentaires : ils disent chacun une partie de ce que l’auteur ou le narrateur veut dire, ce qui signifie que le décor dit autant de choses que le texte. L’histoire n’est donc pas racontée que par le seul texte, ce que l’on va montrer avec un exemple précis.

20 Le village – Des soldats avancent (p. 86, C1) : « le coin était délicat, carrément à découvert », commente la voix off dans son cartouche, à la fois protagoniste et narrateur. L’image propose une redondance partielle puisqu’elle montre effectivement que les hommes ne sont pas protégés dans/par un boyau. Elle est une confirmation de ce que dit le texte. En C2 et C3, le texte parle d’une fusée éclairante, envoyée « pour faire chier » et souligne que les hommes sont restés subjugués, « comme des flans dans le magnésium », mais c’est bien le dessin qui montre, par le décor et la relation qui noue corps et décor, ce que produit la fusée, ses conséquences : ce qui était peu visible le devient, la fusée éclairante désigne ces hommes à l’ennemi, ils deviennent une cible de choix. Le dessin le dit en donnant à voir l’éclairement en question, ce qu’il éclaire (les trois hommes précisément) et comment il l’éclaire (fortement) ; autrement dit, nous voyons, nous lecteurs, quoique sous un angle opposé, ce que l’ennemi ne manque pas de voir également. Voilà ce qui fait « chier » et qui sidère les trois hommes : cette exposition qui signifie leur mort presque certaine – un seul des trois d’ailleurs en réchappe, le narrateur. Ce qu’il dit avec des mots est quasiment inutile sur le fond ; l’image s’en sort très bien toute seule. Mais l’image, qui n’est pas ici un regard subjectif, est le produit de l’auteur car le narrateur, lui, participe du récit et ne peut donner à voir ce qu’il raconte de l’extérieur. Dire « on est resté… » signifie que c’est le témoin-narrateur qui parle et le lecteur le prend comme tel, comme quelque chose qui vient de cet homme. Le dessin, lui, montre, à travers un plan général, les trois hommes dans la situation et l’objective. Le texte, en position extérieure à la situation de guerre, dans son cartouche, dit pourtant ce qui vient de l’intérieur, du narrateur, alors que le dessin qui (re)présente la situation concrète et interne à la case est le produit de l’auteur, purement extérieur. Le témoin raconte le vécu de l’intérieur et certifie d’une certaine manière la véracité du récit avec ses mots et sa gouaille. L’auteur donne à voir la situation grâce au décor et au positionnement des corps dans ce décor : trois hommes lourdement chargés de la popote sur un chemin au milieu d’un paysage défoncé et d’arbres calcinés, trois hommes bientôt figés par cette lumière qui les fixe, les dénonce et les trahit. Champ-contre-champ entre les hommes et la lumière : vus de dos, les hommes regardent la lumière qui les regarde à son tour d’une certaine manière en les éclairant de face, cette fois [12].

21 Lorsque les Allemands tirent, les soldats se jettent à terre. Un seul se redresse et son corps constitue un exemple parfait de corps-décor (p. 88, C1) : sur fond gris, le soldat s’inscrit dans un triangle dont la tête ahurie est le sommet haut et les deux mains, les deux sommets bas du triangle ; des mains qui dégoulinent d’avoir trempé… dans le ventre d’un boche, précise le texte : l’image redouble le texte ou l’inverse pour donner une vision pleine et entière de l’horreur.

22 Plus loin, le même soldat entre dans un « patelin » que, dit-il, il ne connaissait pas et son discours renvoie à ce qui vient de se passer (le volume de nos boyaux et la fragilité de leur enveloppe), alors que le dessin (p. 89, C1) nous montre qu’il aborde, en effet, un village, totalement en ruine, ce que le texte ne dit pas. En C2, il avance dans le village : les ruines confirment la première impression d’un lieu dévasté. La troisième image (C3) est accompagnée d’un cartouche qui précise que « le bled », n’était « pas riant » : l’image montre alors un cheval à moitié déchiqueté et qui a manifestement été projeté dans un arbre ! L’image précise et prolonge le discours : ce n’est pas riant, et pour cause. La page suivante (p. 90) débute par une première case qui ouvre un plan large sur la perspective de la « grand-rue » du village où ça « avait l’air d’avoir morflé » : le texte ne dit rien d’autre, la vue d’ensemble et les détails sont assumés par le décor, qui enchevêtre corps de chevaux morts, charrette disloquée et litanie des maisons détruites. Au centre de la page, le narrateur « tombe sur les gendarmes », deux morts, dont l’un est pendu par le col à un crochet de boucher (devant le panneau « boucherie ») : le discours est ironique puisqu’il confond le « bourrin » projeté dans l’arbre avec les gendarmes, alors que l’image ne montre que l’horreur de la scène, qui ressemble indubitablement plus à une exécution qu’à un acte de guerre… Le soldat rencontre alors ce que l’on a envie d’appeler un « drôle de type », avec lequel il discute. L’image pose ici les faits, alors que le texte en propose le commentaire, une interprétation.

23 La tranchée – Le soldat continue son parcours, c’est-à-dire une exploration, une découverte de ce monde hanté par la mort, plutôt vide, loin des masses en tout cas… il arrive dans une tranchée (p. 95) où l’on s’est battu au corps à corps, manifestement, et apparemment « abandonnée ». Le narrateur dit hésiter à s’y engager, puis on le voit y pénétrer (p. 96) ; les hommes qu’il découvre sont ambigus : assis, celui-ci semble vivant vu de profil (C2), et le narrateur l’interpelle, dans une image en caméra subjective placée juste au-dessus de son épaule pour épouser son propre regard ; puis, lorsqu’il avance et se place devant le soldat, et le lecteur avec lui, il découvre, et nous aussi, que le soldat est mort, la moitié gauche du visage emportée. L’image, ici, n’objective pas, comme dans la séquence précédente, mais participe au contraire d’une vision subjective que nous, lecteurs, partageons avec le narrateur ; ce sont, au contraire, les mots qui objectivent la situation en insultant en C2 celui qui ne répond pas (et nous partageons quelque part l’irritation du narrateur, d’où l’objectivation relative)… alors que nous ne saurons qu’en C3 qu’il ne pouvait pas répondre. Devoir-pouvoir : on doit répondre à un camarade, faut-il encore pouvoir le faire.

24 Nouvelle ambiguïté p. 98-99 : ce soldat, assis par terre, tient son casque sur le ventre et discute avec le narrateur, mais nous voyons, car il n’en dit rien (sinon des propos généraux sur la fragilité du corps), en C2 p. 99 qu’il retient ses boyaux dans son casque… et qu’il va se faire sauter avec une grenade. Là encore le lecteur est impliqué par un regard subjectif, car il partage la vision du narrateur dans ces cases-là. Ici, il n’y a pas d’intimité, même le lieu refuge, l’abri, peut être envahi : et si l’on y résiste effectivement (le soldat a tué six Allemands), ce n’est que pour mieux y mourir. Le refuge, sale et sombre, devient une tombe. Le discours, ici, assume le passé, ce qui vient de loin, la rancœur (par rapport au capitaine), le rapport à la mère, à la naissance, à l’enfant, le rapport éternel de l’homme à la violence ; le dessin, le décor et les corps-décors renvoient à l’ici et maintenant, à l’actuel, au drame de cet homme (de ces hommes) là, unique(s) et remplaçable(s) tout à la fois, unique comme homme, remplaçable comme soldat…

25 Le récit, c’est le déplacement du corps de ce soldat – dont nous ne connaissons pas le nom, une sorte de soldat inconnu – dans ces trois paysages, du no man’s land, du village et de la tranchée, trois lieux, trois décors, trois moments qui mettent en situation les corps. Le récit, c’est aussi le positionnement relatif et évolutif du rapport entre les corps et les différents décors. Le récit, ce sont, enfin, les déplacements de la relation entre l’image (les corps et les décors) et le texte… on y apprend, par la marche, par le suivi bien concret du parcours d’un soldat, ce qu’est aussi cette guerre : quelques lieux où elle a pu avoir lieu, décors différents qui se prêtent à des histoires différentes, parce qu’ils offrent de potentiels possibles et impossibles narratifs différents. On ne peut discuter de la guerre ou du rapport à la mère sous le feu de la mitrailleuse : ici, on dit et on montre la surprise, car la guerre, au quotidien, c’est aussi cela ; le village – désert ou non, avec des Français ou des Allemands, des Français en marge ou non – offre un potentiel narratif à déployer en action, déjà faite (les gendarmes pendus) ou à effectuer (leur meurtrier qui est tué par un obus – morale immanente ?), et une énigme (qui a tué les gendarmes ?, ce que le soldat rencontré (le « drôle de type »), mourant, va avouer, sans le regretter ni le renier) ; la tranchée, enfin, offre, dès lors que la bataille a eu lieu, le lieu clos d’une rencontre possible, d’une discussion aux accents métaphysiques, contrastée avec l’horreur de la tuerie, et celle d’un lieu abominable et invivable – un abri pourtant.

Le tableau de l’encyclopédie des armes de guerre (dans Putain de guerre (PdG))

26 Tout en déniant toute volonté de faire de l’histoire, la documentation précise de Jacques Tardi, fournie par Jean-Pierre Verney dans PdG, propose pourtant, de fait, une sorte d’encyclopédie – au sens sémiotique du terme – des armes de la Première Guerre mondiale.

27 Il y a ces uniformes hérités du xix siècle en août 14, au célèbre pantalon rouge garance : on assiste à cette charge inutile de fantassins français dans un vaste pré verdoyant, parsemé de coquelicots, comme on en voit dans les tableaux impressionnistes… mais ici, les soldats tombent comme des mouches, fauchés par la mitrailleuse allemande cachée dans le bois. Il y a aussi, encore au début de l’album, ces dragons, bien fiers sur leurs chevaux, qui chargent la lance en avant, qu’ils soient français ou allemands. Mais dès l’hiver 14-15, on s’enterre dans des tranchées et c’est le royaume de l’artillerie : p. 22-23, les Français et les Allemands en face à face sur chacune des deux pages, comme s’ils se tiraient dessus d’une page l’autre ; mais aussi, p. 11, 38, 39, 41, avec une artillerie anti-aérienne montée sur camion, p. 42 et 45, avec un gros calibre embarqué sur train, également p. 46, 47, 49, 61, 62, 63, 68-69, 70 ; sans oublier les lance-grenades ou obusiers bricolés, p. 26. Il y a bien évidemment des fusils et des baïonnettes partout. On voit également des avions p. 32, en vol, ou p. 35, abattu. On assiste à l’explosion de mines surpuissantes, p. 34. On voit évoluer des chars d’assaut (anglais, à partir de la p. 48, puis français p. 71, 74). On emploie des lance-flammes p. 48 et des gaz, p. 32. On découvre même des sous-marins et des navires, p. 52, rares chez Tardi, pour qui la guerre est d’abord celle des tranchées. Bref, l’on est face à une sorte de catalogue Manufrance des armements les plus destructeurs de l’époque ou, pour dire les choses autrement, on voit défiler ainsi toute la panoplie d’armes les plus destructrices offerte par l’industrie du moment.

28 Au fur et à mesure que le récit progresse, on passe d’un décor encore dominé par la nature, l’été, sous le soleil et de vastes prés gras et touffus tout piquetés de fleurs à un décor, un paysage entièrement retravaillé par la technique, ravagé, gris, lunaire, où de plus en plus de matériels prennent place et notamment du matériel lourd (chars, canons, trains et également camions pour assurer la logistique, etc., où même les ambulances renvoient à de la technique). L’évolution du décor d’en bas, de la proximité du champ de bataille ou du champ lui-même, révèle de manière précise cette transformation d’une guerre qui commence comme une guerre du xix siècle et embraye très rapidement sur une guerre du plein xx siècle – ce que la voix off dit explicitement d’ailleurs p. 45 : « Automobiles, aéroplanes, motocyclettes, auto-camions, saucisses et gros canons… c’est pas beau l’progrès ? On y était entré de plain-pied dans le xx siècle, ça on pouvait même dire qu’on y était entrés les deux pieds devant ! » Une guerre dans laquelle l’homme est de plus en plus déchiqueté, son corps fétu de paille balayé par la puissance de feu des machines : là encore, même si l’horreur est montrée dès le début, il semble que l’on peut encore essayer de se « planquer » (p. 14-15), puis c’est l’enfer qui se déchaîne et les hommes qui sont obligés de s’enterrer eux-mêmes pour éviter d’être trop facilement broyés par l’artillerie – ce qui n’empêche pas d’abominables corps à corps. Tout cela empire au fur et à mesure que les années passent jusqu’à culminer dans les dernières pages de l’année 1918, dans lesquelles Tardi focalise son attention et la nôtre sur les gueules cassées, quand les corps mutilés deviennent de véritables corps-décors, insoutenables.

Le corps-décor : les gueules cassées (PdG)

29 Les trois dernières pages de l’évocation de l’année 1918 présentent, en effet, des corps mutilés, des corps irrémédiablement pliés en deux par le traumatisme ou, sur deux pages, ce que l’on appelle des « gueules cassées ». Deux pages difficilement soutenables de nez arrachés, de faces éclatées, d’yeux crevés, de bouches qui ne sont que des trous aux contours informes… et ces hommes, de face, qui nous regardent, qui sont là pour nous interpeller. Jacques Tardi ne les a pas mis là par hasard, il n’a pas joué l’accumulation par hasard, il ne s’agit pas de sombrer dans le morbide, mais de regarder la réalité en face ou plutôt en faces. Il s’agit que nous, lecteurs, regardions la réalité de ces hommes défigurés, sans figures ou plutôt dont on ne peut plus regarder la figure sans y voir d’abord l’horreur de ce qui manque ou a été bouleversé. Des visages ravagés qui n’auront plus jamais droit à un regard normal, c’est-à-dire indifférent. Leur nombre fait sens, car c’est bien aussi d’un handicap collectif, partagé, dont il s’agit, qui séparera à jamais les uns et les autres, ceux qui y étaient et ceux qui n’y étaient pas, ceux qui en sont revenus indemnes physiquement et ceux qui restent traumatisés non seulement dans leur tête, mais également dans leur corps, sans que la médecine de l’époque ne puisse faire grand-chose d’autre que du « bricolage », du rapiéçage.

Figure 2 : Jacques Tardi, Putain de guerre, p. 79-80, Les gueules cassées (© Casterman, avec l’aimable autorisation des auteurs et des éditions Casterman).

Figure 2 : Jacques Tardi, Putain de guerre, p. 79-80, Les gueules cassées (© Casterman, avec l’aimable autorisation des auteurs et des éditions Casterman).

Figure 2 : Jacques Tardi, Putain de guerre, p. 79-80, Les gueules cassées (© Casterman, avec l’aimable autorisation des auteurs et des éditions Casterman).

30 Ils sont là, devant nous, témoins silencieux, qui nous transforment inévitablement nous aussi, lecteurs tranquillement installés dans notre fauteuil, en témoins, certes indirects, mais qui ne pourront pas dire qu’ils n’ont pas vu, qu’ils n’ont pas su. Ici, il n’y a pas de décor, mais seulement les visages agressés, défaits, estropiés de ces hommes, en gris sur fond noir. Des corps-décors. Le livre a commencé dans la couleur, il finit dans le gris et noir, seules les médailles du premier d’entre eux sont en couleur, par dérision, bien sûr, mises en valeur (elles, qui ont vocation à mettre en valeur la valeur du soldat) en tant que telles, dérisoires dès lors qu’elles font un contraste saisissant dans leur rutilance avec l’état de délabrement physique de ces hommes. Étrange économie symbolique que cet échange entre ces médailles aux couleurs vives offertes par la patrie reconnaissante et ces morceaux de chairs irrémédiablement arrachés que les soldats ont, eux, offerts en sacrifice.

31 Les corps, ici réduits aux visages défigurés, font décor, ils remplissent quasiment toute la case sur le fond neutre d’un noir profond. Mais, bien évidemment, ce décor n’est pas, et là moins qu’ailleurs, un décorum (s’il s’agit de désigner quelque chose de gratuit et de quelque peu frivole) : rien de « décoratif » là-dedans, mais un décor au sens fort, qui renvoie à l’étymologie d’une « décence », d’une « dignité ». Ces corps deviennent des corps-décors car Tardi, par cette galerie, leur rend, en effet, leur dignité avec décence ; et s’il nous empêche de fuir en occupant deux pages entières, il ne nous demande aucune compassion, me semble-t-il, mais suscite le respect. Il nous amène également à comprendre, si ce n’était déjà fait, que la guerre n’est pas un jeu, n’est pas gratuite, que certains en payent le prix fort : ceux-là, ou semble-t-il nous dire, toi lecteur, qui aurais tout aussi bien pu être à leur place. La bande dessinée que pratique Tardi permet alors une compréhension qui n’est pas seulement intellectuelle, sans être pour autant entièrement émotionnelle, car il ne s’agit pas de pleurer sur ces hommes. Il nous amène progressivement à glisser de la place privilégiée que nous réserve a priori la bande dessinée, celle de témoin[13], à celle de celui qui devient capable, sauf à résister à l’album, de se mettre à leur place, de ressentir un tant soi peu (et ce ne sera jamais qu’infinitésimalement peu) les choses, la situation qu’ils ont vécue. En tout cas, il déplace notre position de lecteur, qui n’est plus seulement en face, comme à l’abri de ce qui se passe devant ses yeux, mais impliqué (autant qu’on peut l’être dans ce qui reste un récit et une fiction) comme malgré nous par cet auteur qui revendique pleinement son statut d’auteur et l’assume en nous imposant une sorte d’épreuve de vérité au travers de notre lecture.

Vandermeulen : la guerre vue d’en haut (les élites)  [14]

Du dispositif bédéique à ce qu’il met en scène

32 Le style graphique de David Vandermeulen est pour le moins singulier. Il s’en est déjà expliqué dans des articles de presse, mais j’ai préféré lui poser moi-même une série de questions, en lien plus direct avec ce qui nous intéresse ici.

33 L’approche technique de la création de la bande dessinée elle-même est assez originale par rapport à ce qui se fait traditionnellement dans le milieu. En effet, Vandermeulen dit qu’« il n’y a aucun crayonné, le travail commence à la plume, les lavis sont ensuite exécutés au pinceau. J’utilise de nombreux papiers différents ». Car, poursuit-il « tout part d’images mentales, je les matérialise ensuite à l’aide de très nombreux documents photographiques. Pour chacune de mes images, j’utilise 15 à 40 photographies différentes ». L’appui sur la photographie n’est pas une coquetterie d’auteur, elle renvoie à une fonction mémorielle précise : en effet, « par sa base photographique, elle [sa façon de procéder] m’assure la stabilité de mon style. Je savais qu’en commençant Haber, le projet allait me prendre dix années (vingt, en réalité). Il était important pour moi d’imaginer un mode opératoire pour que la première planche ne soit pas trop différente de la millième, exécutée des années plus tard ».

34 Vandermeulen affirme également la relation étroite qui lie, à ses yeux, ce que l’on appelle classiquement la forme et le fond, ce qui est une manière de poser une thèse sur la bande dessinée : ce dont on parle dans une bande dessinée ne peut pas véritablement être séparé de la manière dont on l’aborde. Il ne s’agissait surtout pas de se saisir d’une forme, d’un style prédéfini et d’y faire rentrer quasiment de force le sujet. Tout au contraire, la mise en image se réfléchit dans le sujet qu’elle aborde. C’est pourquoi, souligne-t-il, « mes images se devaient de dialoguer avec mon sujet. Je parle d’un chimiste, il me fallait une technique qui se rapproche de la chimie, d’où l’utilisation de la javel […] Chacune de mes vignettes fait côtoyer l’hyper-réalisme et l’abstraction ». Dans une telle perspective, le décor ne peut pas être un élément neutre, un fond quelconque dépourvu de signification : « [Il] est très important dans le sens où l’Allemagne impériale que je montre est un monde qui n’existe plus. […] En choisissant de plonger mon récit dans les teintes sépia, je fais jouer cette impression du souvenir. […]. » On peut même remonter au dispositif du livre lui-même, qui, au premier coup d’œil, rompt avec la mise en page/en planche classique de la bande dessinée franco-belge, car là encore il devait y avoir une coïncidence entre l’objet livre et l’histoire qu’il raconte. C’est pourquoi, précise-t-il, « mon livre allait se présenter comme le duplicata d’un vieux photo-roman tiré d’un film de la UFA qui n’aurait jamais été monté. C’est du moins mon principe de départ. Voilà pourquoi j’ai mis en place deux modes narratifs propres au cinéma, celui suranné des cartons du muet, et celui des sous-titres du cinéma contemporain. Par ces codes, je souhaite aussi rappeler au lecteur qu’il est bien au xxi siècle ». Cette dernière remarque vient souligner que, quelle que soit la richesse de la documentation de cet ouvrage, il ne prétend pas faire œuvre d’historien, mais raconter des biographies entrecroisées qui, à travers les points de vue qu’elles exposent, permettent également de rendre compte de perspectives différentes sur les événements, de positionnements et de décisions « stratégiques » et donc de logiques d’actions tout aussi différentes.

Figure 3 : David Vandermeulen, Fritz Haber : un dispositif bédéique singulier t. II, p. 42 (© Delcourt).

Figure 3 : David Vandermeulen, Fritz Haber : un dispositif bédéique singulier t. II, p. 42 (© Delcourt).

Figure 3 : David Vandermeulen, Fritz Haber : un dispositif bédéique singulier t. II, p. 42 (© Delcourt).

35 Sa manière de raconter l’histoire de Fritz Haber n’est pas celle du biographe qui aurait une prise absolue sur celui qui deviendrait son personnage. Car Fritz Haber n’est, au fond, qu’un prétexte pour parler d’autres choses : de la Première Guerre mondiale et plus encore de l’identité, des identités et des relations réciproques complexes à travers lesquelles elles se font, s’affirment ou se dégradent. C’est pourquoi David Vandermeulen procède toujours par l’exposition de multiples points de vue : quand bien même il s’agirait d’un point de vue qui s’efface progressivement comme celui de la première femme de Fritz Haber, qui finit par se suicider – et cet effacement progressif dit parfaitement l’angoisse qui s’installe. C’est pourquoi cette biographie de Fritz Haber, Vandermeulen l’entrecroise notamment avec celle de Haïm Weizmann et Walter Rathenau, qui ont, chacun, fait des analyses différentes de la situation des juifs en cette toute fin du xix e et début du xx siècle en Allemagne. Ces analyses suscitent des positionnements eux-mêmes différents : Haïm Weizmann conjugue un exil en Grande-Bretagne avec un militantisme sioniste ; Walter Rathenau joue l’intégration apparemment réussie au niveau politique tout en constatant la limite de son pouvoir ; Fritz Haber relève d’une volonté d’intégration qui repose sur la nécessité d’en donner des preuves et sur sa propre ambition. Comme les trois mousquetaires sont quatre, il convient d’ajouter ici la figure d’A. Einstein, plus en retrait mais non sans convictions. Le fond sur lequel ils évoluent n’est autre que celui de la Première Guerre mondiale, crise absolue, crise où les positions se crispent, les tensions sont au maximum. Mais en même temps, crise où des possibles peuvent peut-être s’ouvrir… ou non (c’est-à-dire aussi partiellement ou ponctuellement). Ces hommes représentent le savoir (même Walter Rathenau est dit industriel philosophe) et/ou le pouvoir, car même les scientifiques en ces temps de guerre peuvent démontrer que « savoir = pouvoir » (avec la mise au point, la fabrication et l’usage des gaz). Ces hommes sont tous saisis par la question du devoir : devoir être (moral), devoir faire (qui relève de la science, de la politique ou de la morale), et de sa relation au pouvoir via le savoir. Ce qui est donné à voir et à entendre dans cette bande dessinée est donc éminemment complexe. Les personnages jouent le premier rôle, mais pas toujours. Ils évoluent dans des situations qu’ils participent aussi à faire évoluer. Ces situations sont données à voir, puisque nous sommes dans une bande dessinée, à travers le jeu des relations entre les personnages, toujours situés dans un décor, qui à la fois plante le décor et participe lui aussi à la définition de la situation.

Faire la guerre

36 En définitive, la bande dessinée reprend à la réalité elle-même la question fondamentale : qui impose le décor (au sens plein) ? C’est-à-dire qui définit la situation et le lieu où elle se déroule ? Elle la transplante dans son propre dispositif narratif et comme l’une des composantes de ce système narratif, si, en bande dessinée, déployer un récit, c’est souvent – mais non exclusivement il est vrai – mettre en situation et planter le décor, évoluer en son sein et l’explorer ou en changer.

37 Les rapports de pouvoir s’incarnent dans le décor car, de l’intérieur même du récit, l’un ou l’autre des protagonistes parvient (un peu, beaucoup ou pas du tout) à imposer le décor : ce qui semble naturel ne l’est en rien. Lorsque Walter Rathenau rend visite à Ludendorff à Kaunas, on peut dire que c’est un grand industriel qui rencontre le commandant en chef des troupes allemandes de l’Est, certes, mais d’autres diraient aussi que c’est un juif qui discute avec une des autorités suprêmes de l’Allemagne de l’époque. Le décor n’est pas neutre en l’affaire : Walter Rathenau se déplace effectivement dans ce qui est manifestement une petite ville, loin à l’est, la vignette p. 8 le montre sans détour. Il rencontre, seul, Ludendorff dans son bureau, ce qui signifie qu’il a un accès privilégié au général et en confiance, puisqu’ils viennent de déjeuner ensemble, nous dit-on. Le rapport de pouvoir entre les deux hommes cependant est clair et indiscutable, il n’en n’est pas moins construit et le décor participe pleinement à cette construction et à produire l’effet d’évidence : nous sommes du côté du pouvoir, celui auquel l’Allemand moyen n’avait pas accès ; mais il en va également d’une asymétrie, car au sein même du pouvoir, celui de Ludendorff (celui de la décision) est supérieur à celui de Walter Rathenau (qui relève de l’avis). Ici aussi on fait la guerre, où plutôt, à suivre Walter Rathenau on essaie de penser déjà à l’après-guerre, terrain sur lequel Ludendorff refuse de le suivre. On fait donc aussi, voire d’abord, la guerre dans ce genre de décor avant même de la faire dans les tranchées… Qui impose le décor ? Ce n’est bien évidemment pas Walter Rathenau, l’industriel, quel que soit le besoin que l’armée ait de l’industrie – et c’est bien pourquoi Walter Rathenau est là néanmoins. Ce n’est pas le pouvoir-savoir industriel et de réflexion politique, mais bien le pouvoir-savoir militaro-stratégique de Ludendorff, parce qu’il a encore le pouvoir politico-militaire de définir la situation et que le décor entérine et confirme ce pouvoir – car le décor du pouvoir impressionne toujours, même un Walter Rathenau qui, pourtant, en a l’habitude.

38 Contraste saisissant, la guerre a aussi lieu dans les tranchées, à Ypres en cette année 1915, où les Allemands vont pour la première fois utiliser les gaz, d’abord ceux de Fritz Haber puis, ici, ceux de la Bayer. Autre décor : celui où l’on ne parle pas, mais où l’on tue. Une mort qui s’avance sous la forme d’un nuage, presque abstraite [15]. Une mort qui frappe et qui se donne à voir dans ces corps-décors de la page 19 : homme couché, anéanti (C1) et bientôt cadavre en décomposition (C2). Ce sont la science et l’industrie qui imposent cette nouvelle forme à la mort, à la fois décor et habit, éphémère, labile, mouvant, léger, avec l’aval – non sans réticences – des militaires.

Faire de la politique

39 Quelques pages plus loin, Walter Rathenau rencontre le prince Bernhard Von Bülow, récemment retiré de la politique, à Lucerne, en Suisse, sur l’un des trois célèbres ponts médiévaux de la ville. Là, moins qu’ailleurs, le décor n’est négligeable. Certes, Walter Rathenau est de passage en Suisse, apprend-on, mais en même temps ils se retrouvent dans un pays non belligérant et sur un pont à la portée symbolique que nous découvrons, avec le Prince, des plus intéressantes. Ici, des échanges importants peuvent avoir lieu, c’est-à-dire trouvent véritablement un lieu, sur ce sujet délicat qu’est le sionisme du Dr Herzl et de ses rapports avec l’Allemagne de Guillaume II.

40 Du pont de Lucerne et de ses symboles à la projection en Palestine avec Guillaume II : un pont relie. Il est déjà, en soi, un instrument de la diplomatie d’une certaine manière. Or ces deux hommes sont des diplomates dans l’âme, non des guerriers ; des politiques, non des soldats. Ce pont, non seulement relie, mais en plus il philosophe : il est peint d’une danse macabre qui fait la leçon aux puissants, mais avec un doigté tout diplomatique, leur rappelant que tout, ici bas, n’est que transitoire, éphémère, le pouvoir comme le reste. Ce pont-décor est donc doublement symbolique dans le livre : parce qu’il met en relation, alors même que partout ailleurs dans le monde les relations sont coupées ou plutôt ne passent plus que par la violence de la guerre ; parce qu’il replace les choses humaines – et donc la guerre, qui, aux yeux de Walter Rathenau, ne peut être qu’un moyen momentané et non une fin en soi (à la différence de Ludendorff) pour modifier les rapports de force et non anéantir ou soumettre l’autre – à leur place, celle que la mort relativise toujours et qui devrait obtenir des hommes un peu moins de jusqu’au-boutisme et un peu plus d’ouverture d’esprit… par exemple sur la place des juifs en Allemagne et sur leur volonté de s’intégrer, d’être allemand avant tout, pour un tiers d’entre eux selon Walter Rathenau, à l’instar de sa propre attitude… ou, par exemple, sur les projets sionistes du Dr Herzl. Car Von Bülow était au palais lorsque le Dr Herzl est venu présenter son projet de Foyer national juif (FNJ) en fin du xix siècle.

41 Une question pratique accompagne l’émergence de celle de ce Foyer national juif, avant la première guerre : qui impose le « décor » et où ? En Ouganda (refus du VIe congrès sioniste de 1903, cf. tome I) ? Est-ce les Allemands et/ou les Ottomans (lorsque Guillaume II se rend à Constantinople, il se heurte à l’hostilité du Sultan) ? Sont-ce les Français et les Anglais (cabinets de négociations) ?, etc. Le devoir-vouloir sioniste se retrouve face aux pouvoirs et leurs savoirs. Le décor que nous donne à voir la bande dessinée oscille entre deux lieux. D’une part le palais impérial (auquel une logique de réseau de relations donne accès) et ses discussions entre gens de bonne compagnie – qui ont néanmoins du mal à réfréner quelques relents antisémites, même en présence de Herzl. Ici, le devoir-vouloir sioniste cherche à convaincre le pouvoir de l’intérêt de son projet pour l’Allemagne, y compris pour les antisémites qui pourront alors se débarrasser des juifs. D’autre part, le terrain, le réel, la Palestine par exemple, où se rend l’empereur Guillaume II, entre les espoirs de convaincre le Sultan et le refus obstiné de ce dernier, ce qui voue bien évidemment à l’échec le projet de Herzl et le reporte sine die. Le corps-décor de l’empereur, en habit de grand apparat en Palestine, est à la fois le signe de son implication (quand bien même son voyage serait motivé par d’autres raisons) et celui de l’échec patent, puisque même ce pouvoir manifeste (qui se dit dans le port altier et l’uniforme rutilant de l’empereur à cheval) n’a pu obtenir l’accord du Sultan, pouvoir quant à lui à la fois absent (du livre) et tout puissant encore (sur le terrain).

42 Les sionistes vont profiter de la guerre et de ses répercussions au Moyen-Orient pour mobiliser un autre allié, la Grande-Bretagne. Si l’Allemagne perd, le Sultan son allié, perd également et cela ouvre de nouvelles voies, à condition de revoir les accords Sykes-Picot de 1915 qui prévoient, quant à eux, une internationalisation de la région, ce qui s’oppose a priori à la fixation d’un FNJ. Après avoir, là encore, montré les négociations entre Grande-Bretagne et les représentants du mouvement sioniste dans une salle feutrée, David Vandermeulen nous transporte en Palestine, en 1917. Le général Murray prépare la deuxième tentative d’invasion de la ville fortifiée de Gaza. On y voit les chars anglais et les canons et les mitrailleuses turcs. On y apprend que les Anglais ont utilisé les gaz (mis au point par le négociateur sioniste en Grande-Bretagne, Haïm Weizmann), et que leur attaque a échoué. Autrement dit, en l’état actuel des choses, dès lors que l’on n’est plus dans le décor des salles de réunion de Londres, mais dans celui, moins docile de Gaza, le réel fait retour et résiste. Ce que cette opposition entre deux décors montre parfaitement bien (aidé, bien évidemment par le texte en contrepoint).

Faire avancer des idées (ou non)

43 Le cinéma et la propagande, souvent confondus en temps de guerre, ont pour objectif d’élaborer et de proposer des images qui vont fonctionner comme des sortes de décor au sein même de la société qui les produit et les diffuse : la question se pose encore une fois de savoir qui impose ce décor. Elle émerge également de l’intérieur même de la bande dessinée, dans le décor plutôt neutre d’une grande salle de réunion du ministère de la Guerre. Entendons « neutre » comme renvoyant à une logique d’euphémisation : ici, dans ces locaux officiels plutôt imposants, des hommes rompus aux arcanes administratives et/ou politiques discutent, avancent des idées et même des opinions, notamment à propos de la propagande, de sa logique et de ses moyens. La réunion est néanmoins dirigée par un militaire, car la propagande dépend de l’armée. Or, Walter Rathenau propose que cette propagande dispose, enfin, d’un « armement » efficace et que l’on favorise, comme le fait la France, le cinéma, artillerie lourde de la propagande au xx siècle. Il ajoute qu’à cette occasion, elle devrait passer aux mains des civils. L’officier dirigeant la réunion éclate et lui ordonne de sortir, en une attitude bien peu diplomatique. Le cinéma est une mise en image de la propagande et donc également une mise en décor de cette même propagande : elle projette le décor rêvé de/par cette dernière. Le décor que peut ou non susciter le cinéma, bien réel dans l’Histoire, est donc un enjeu considérable entre acteurs (militaires/civils-industriels), sur fond du décor plutôt neutre posé par/dans la bande dessinée. Ici, les corps deviennent des corps-décors et l’on sent que tout se joue dans les échanges : d’une certaine manière, il n’y a rien d’autre à voir que ce dialogue qui, progressivement, s’envenime et, en contradiction avec le décor plutôt feutré a priori du lieu, voit le militaire, hors de lui, signifier son expulsion à Walter Rathenau. Ce qui souligne toute la valeur, considérable, de l’enjeu pour les acteurs : car il s’agit de rien moins que la maîtrise du pouvoir (sur les masses) par le savoir (l’image-décor du cinéma). Enjeu également pour l’Allemagne, car c’est aussi sa cohésion qui peut être en jeu si les outils de la propagande restent archaïques.

44 Walter Rathenau et Albert Einstein sont en voiture. Lieu clos et relativement neutre donc, où l’on peut parler encore en amis alors même que les points de vue sont manifestement en train de s’éloigner définitivement. Ils traversent la ville, Berlin, telle qu’elle n’existera bientôt plus, telle qu’elle se donne encore à voir ici, ni physiquement ni socialement. Vandermeulen rend Berlin avec une précision rare dans ces livres qui cultivent volontiers plutôt le flou : pour une fois l’image est presque nette, proche d’une traversée qui serait aussi un documentaire et peut-être un adieu. Un adieu entre les deux amis, dont on ne peut que constater que l’écart de leurs opinions sur le cours des choses se creuse, voire s’oppose de fait ; un adieu également à la ville, qui est bien plus qu’un décor-décorum, mais un décor-actant en tant que symbole d’une Allemagne qui va bientôt disparaître, l’Allemagne impériale, qui a laissé Lénine traverser son territoire pour mieux miner la Russie impériale, ce qui ne fera, à terme, qu’affaiblir les empires, quels qu’ils soient… et même, à court terme, l’Allemagne démocratique, rompue à la discussion, de Weimar.

45 Bad Kreuznach. Nous revenons au dialogue qu’entretiennent Walter Rathenau et Ludendorff : mais l’image que nous offre le livre est décalée, elle donne à voir ce que Walter Rathenau dénonce, la guerre sous-marine à outrance, qui risque de créer un rejet unanime de la stratégie allemande, non seulement par les USA mais même au-delà, et serait dommageable pour l’après-guerre. Discours qui restera lettre morte face à un Ludendorff qui ne veut pas l’admettre. On ne voit pas les deux protagonistes, qui passent derrière le décor des événements eux-mêmes, de ce qui se passe « réellement », victoire locale pour l’Allemagne à chaque fois qu’un navire est coulé, défaite globale de l’Allemagne à chaque fois, car c’est son crédit politique qui se délite d’autant. Face au savoir et devoir être de Walter Rathenau, le pouvoir militaire offre une fin de non-recevoir – « nous en resterons là », conclut sèchement Ludendorff.

46 Fritz Haber est le grand absent, d’une certaine manière, de ce quatrième volume. Le corps-décor de Fritz Haber nous tourne le dos sur la couverture : on ne le verra pas directement de tout le livre, sauf à la fin, de trois quarts face, comme en écho à la couverture, au téléphone, puis lorsqu’il se remarie ; mais il est présent par les gaz (ceux de ses concurrents ou les siens), grande victoire à ses yeux. Alors que ce tome IV signe la défaite des idées de Walter Rathenau sur l’avenir de la guerre, qui ne peut être, à ses yeux, que celui de la paix ; « Des choses à venir », choisi comme titre de ce tome par Vandermeulen est aussi le titre d’un livre de Walter Rathenau…

Les décor-corps-actants de l’histoire

47 À en croire Luc Révillon, auteur d’une des rares études de la représentation de la Première Guerre mondiale en BD [16], « alors que le discours historique révèle essentiellement une réflexion sur les événements historiques, la bande dessinée, dans un air du temps, privilégie une approche émotive de ceux-ci ». Sans renier l’émotion, bien évidemment, Tardi et Vandermeulen apportent deux visions plus complexes. Ainsi la démarche de Tardi accorde-t-elle une large place, nous l’avons vu, à ce que l’on a pu qualifier d’encyclopédie des armes et matériels de guerre. Sans être absente, l’émotion, nous semble-t-il, est moins autonome ou une fin en soi qu’un outil au service d’une cause qui, elle, relève d’abord de la morale et même d’une morale politique : au nom de qui, de quoi peut-on ainsi convoquer et briser des vies par centaines de milliers ? Quelle est cette nouvelle figure du destin dont le poilu doit assumer la funeste logique, sans mot dire, alors même qu’elle le broie sans coup férir ? L’émotion que Jacques Tardi propose à son lecteur n’est plus dès lors que le résultat de la monstration par l’auteur de la puissance irrésistible de cette logique, qui déchiquète les corps, si fragiles en définitive, de soldats qui, dès lors qu’ils survivent, semblent néanmoins toujours être en sursis. En amont, il y a la machine de guerre, ses armes, sa logistique, ses tranchées (et même ses hôpitaux ou ses popotes), en aval, cet homme qui tente de s’en tirer et dont nous suivons un bout de chemin. Tardi produit, dans l’exploration de l’écart irréfragable qui sépare la machine déchaînée et le corps enchaîné, une connaissance qui renvoie à une dénonciation morale et politique dont l’émotion ne provient, en définitive, que de l’exposition « brute de décoffrage » des faits – car cet homme – ce personnage – est, en effet, mutilé, déchiré, enfoui, ce qui est, à proprement parler, insupportable. Ce que les relations entre décor et corps-décor montrent avec une singulière virulence et qui ne nous laisse pas totalement indemne en tant que lecteur.

48 David Vandermeulen a choisi un tout autre point de vue : il ne part pas du terrain, quand bien même il y vient parfois, ou plutôt son terrain est un autre terrain, celui du jeu de la guerre ; celui auquel on (c’est-à-dire le soldat ou le lecteur) n’a pas accès, celui du pouvoir ou plutôt celui des pouvoirs : pouvoir militaire, politique, économique, industriel, scientifique. Là aussi, il y a des guerres de tranchées (entre militaires et industriels et/ou scientifiques par exemple), des haines (envers les juifs notamment), des armes (l’argent, la chimie, etc.), mais toujours feutrées – à quelques dérapages racistes près il est vrai, car cette fin de xix siècle et ce début du xx siècle ne fonctionnent pas sur le mode du « politiquement correct ». Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’émotion, mais celle-ci est inévitablement contenue, retenue, voire récusée au bénéfice de logiques qui relèvent de la Realpolitik. Il ne s’agit pas de faire du sentiment, mais de développer des logiques stratégiques, au sens large et quelle qu’en soit l’échelle (aussi bien celle de l’ambition de Fritz Haber, que de celle de Walter Rathenau ou de Ludendorff). Il ne s’agit pas tant de morale que d’une morale politique dans laquelle la fin (la puissance pour les uns, l’intégration ou l’identité pour les autres) justifie bien souvent les moyens. La connaissance que l’auteur nous apporte est celle des coulisses de la guerre, l’autre guerre, celle des cabinets, pour laquelle celle des tranchées ne constitue, d’une certaine manière, qu’un ensemble de ressources. Ce qu’il nous montre, c’est comment des fils se nouent et se dénouent, des enchaînements imprévus ou pervers s’engrènent. Ce que d’autres décors, là encore, accueillent, ce à quoi ils donnent à proprement parler lieu, des lieux jamais neutres.

49 On a pu « dire » la Première Guerre mondiale à travers une littérature qui, manifestement, ne faisait guère dans la dentelle, que ce soit celle de Barbusse, de Genevoix (dont les opinions politiques étaient assez éloignées l’une de l’autre) ou encore celle de Jünger ou de Remarque outre-Rhin ; on a pu en faire quelques films, plus difficilement si l’on enlève la production documentaire ; mais on a très peu peint la Première Guerre mondiale. Philippe Dagen a d’ailleurs souligné le fait dans un livre qui ne manque pas de faire réfléchir. Car il en va en effet, globalement, d’un véritable « silence des peintres », malgré un Otto Dix, qui peint d’ailleurs après la guerre, quelques futuristes ou encore quelques peintres anglais. Ce qui au total reste très marginal. Il semblerait que la puissance même de la technique mobilisée par et dans la guerre ait en quelque sorte étouffé toute velléité de mettre la guerre en peinture, ainsi qu’on avait l’habitude de le faire dans une tradition établie depuis au moins le xvii siècle, bien vivace encore au xix siècle. La peinture subjuguée par la puissance destructrice de la guerre. Son geste suspendu, impuissant ne peut que laisser la place à la photographie surtout, voire au cinéma documentaire. La guerre met en pratique ce que Walter Benjamin théorisera quelques années plus tard, ce dépassement de la peinture comme mode de représentation privilégié de l’époque au bénéfice de modalités technicisées de la représentation. Silence de l’image faite main. Or, la bande dessinée est elle-même un produit manuel, volontiers subversif qui plus est [17]. Cependant, sa représentation de la guerre au moment même de la Première Guerre mondiale verse rapidement dans la propagande parfois la plus niaise où les Français embrochent avec une rare efficacité des Allemands plutôt bestiaux, qui n’ont que ce qu’ils méritent. Même Les Pieds Nickelés, pourtant volontiers antimilitaristes avant guerre (et leur auteur avec), toujours en train de jouer avec les normes et les règles au civil, sont enrôlés au service de la France, contre le « boche ». On peut peut-être risquer l’hypothèse que la bande dessinée, en manque de légitimité, a trouvé là l’occasion de susciter cette reconnaissance sociale qui lui faisait défaut. Potentiellement subversive, elle doit peut-être d’autant plus donner des gages de patriotisme – d’autant que certains éditeurs sont juifs, à commencer par ceux des Pieds Nickelés. Quoi qu’il en soit la Première Guerre mondiale, hormis ses états d’armes patriotiques comme clairon de la propagande auprès des enfants, n’a guère inspiré la bande dessinée, du moins jusque récemment. Car, souligne Luc Révillon, « depuis 10 ans, ce sont près de deux cents albums abordant la Première Guerre mondiale qui ont été publiés. Ce nombre représente près de 60 % de la production globale des albums ayant abordé ce thème depuis 1914 [18] ». Autrement dit, l’engouement pour la Première Guerre mondiale, bien réel aujourd’hui, est un produit de l’époque, qui la nourrit à son tour. Comme si la Première Guerre mondiale sortait enfin du purgatoire, bien après qu’un Jacques Tardi eut défendu la nécessité d’en construire une mémoire solidement documentée. Comme si elle devenait enfin représentable, après un siècle de silence, c’est-à-dire présentable et connaissable à travers des histoires qui ne peuvent être que situées et mises en scène par des décors et parfois des corps décors. Comme si la bande dessinée pouvait enfin, elle qui assume pleinement le récit (à la différence de la peinture moderne et contemporaine), prendre le relais de la peinture pour « dire » avec des images faites à la main cette guerre, pour la regarder enfin en face, dans ses horreurs et sa complexité. Ce que Jacques Tardi et David Vandermeulen, armés de leurs décors-corps-actants, font avec une rare efficacité.

Notes

  • [1]
    Voir ci-dessous les références données en bibliographie.
  • [2]
    Robert, Pascal, La bande dessinée : une intelligence subversive, Lyon, Presses de l’Enssib, 2018.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Luc Révillon, La Grande Guerre dans la BD, Paris, Beaux-Arts éditions, 2014.
  • [5]
    Ainsi que de son site web. URL: http://fritz-haber.over-blog.com/.
  • [6]
    Inspiré bien évidemment de Roland Barthes et de son constatif photographique, mais différent puisque tout est dessiné, c’est-à-dire construit sur le mode d’une « référentialité » qui, à la fois, n’existe pas (tout est inventé) et se donne à voir comme une évidence (puisque tout est là, sous nos yeux) ; une évidence qui saisit son lecteur ; comme celui de Barthes, ce constatif nous poigne et quelque chose pointe vers nous, il nous désigne et nous touche de l’intérieur et ne nous laisse pas indemne, nous y reviendrons. Voir Roland Barthes, La chambre claire, note sur la photographie, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1980.
  • [7]
    Sur l’implication du lecteur en BD, voir Pascal Robert, « L’immersion en BD : de l’implication à la subversion du lecteur », in Anne Besson, Nathalie Prince et Laurent Bazin (dir.), Mondes numériques, mondes possibles. Enjeux de l’immersion fictionnelle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
  • [8]
    Numa Sadoul, Entretiens avec Jacques Tardi, Paris, Nifle, 2000, p. 94, 103, 134, 138.
  • [9]
    Car l’acteur ne s’efface pas totalement et reste néanmoins présent à travers les opérations de sélection et de positionnement.
  • [10]
    Sur le son en BD, cf. Pascal Robert, « Vraooum, Driiing, toc et plouf… le son en bande dessinée, entre texte et image », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 6, juillet 2015.
  • [11]
    Ce qui est somme toute paradoxal dans une BD dans laquelle, Benoît Peeters y insiste, l’auteur peut faire varier la taille et la forme de la case à volonté et l’adapter à ce qu’il veut dire… ce qui signifie que la case-bande de Tardi est bien un choix qui, à ses yeux, permet de mieux soutenir ce qu’il a à dire.
  • [12]
    Vincent Marie montre que ce passage (et le suivant) renvoie à ce que la grand-mère de Jacques Tardi lui racontait de ce que son grand-père avait vécu dans les tranchées. Vincent Marie, « Entre mémoire et histoire, la fabrique d’un imaginaire de la grande guerre en bande dessinée : le cas de Jacques Tardi », in Viviane Alary et Benoît Mitaine (dir.), Lignes de front, Genève, Georg, 2011.
  • [13]
    Voir Robert Pascal, « L’immersion en BD : de l’implication à la subversion du lecteur », art. cit.
  • [14]
    Plus particulièrement à travers le tome IV de Fritz Haber intitulé Des choses à venir.
  • [15]
    Voir également Philippe Dagen, Le silence des peintres, Paris, Hazan, 2012.
  • [16]
    Avec celle de Beaux-Arts magazine et celle de Vincent Marie, La Grande Guerre dans la bande dessinée de 1914 à aujourd’hui, Péronne, Historial de la Grande Guerre, 2009. Voir Luc Révillon, La grande guerre dans la BD, Paris, Beaux-Arts éditions, 2014, p. 9.
  • [17]
    Pascal Robert, La bande dessinée : une intelligence subversive, op. cit..
  • [18]
    Luc Révillon, La Grande Guerre dans la BD, op. cit., p. 9.
Français

La bande dessinée, si elle raconte la Première Guerre mondiale, permet aussi de la comprendre. Cet article propose de travailler avec la notion de décor-actant (et de corps-décor-actant, à l’instar des mutilés ou des morts) pour montrer comment le décor, par l’information qu’il offre aux lecteurs, permet de mettre en scène des formes d’intelligibilité, voire même des modes de raisonnement graphiques. Il s’appuie sur les œuvres majeures de J. Tardi et D. Vandermeulen, qui offrent deux visions contrastées de la guerre à travers deux styles graphiques éloignés. Vision privilégiée du poilu d’un côté, vision des rapports de pouvoir entre mondes scientifiques, industriels, politiques et militaires de l’autre ; vision morale d’un côté, vision politique de l’autre. Ce que le décor, qui s’avère loin d’être un décorum (comme le souligne P. Fresnault-Deruelle) met en scène et (dé)montre avec pertinence.

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Español

La primera guerra mundial en el espejo de las historietas. El rol de la escenografía-actante en Jacques Tardi Y David Vandermeulen

Los comics y las historietas nos cuentan la historia de la Primera Guerra Mundial y además nos permiten entenderla. El presente artículo propone la noción de “escenario-actante” (y de “cuerpo-escenario-actante”, si se trata de mutilados y muertos) para mostrar como el escenario decorado ofrece información a los lectores y permite poner en escena formas de inteligibilidad e incluso de razonamiento gráfico. Se analizan las obras mayores de J. Tardi y D. Vandermeulen, cuyas visiones respectivas de la guerra contrastan por sus distintos estilos gráficos. Visión privilegiada de los “poilus” para uno, visión de las relaciones de poder entre mundos científicos, industriales, políticos y militares en el otro. Visión moral para uno, visión política para el otro. Como lo dijo P. Fresnault-Deruelle, el escenario, lejos de ser un simple decorado, pone en escena y (de)muestra con pertinencia.

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Bibliographie

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Pascal Robert
Pascal Robert est professeur des universités à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib), membre du laboratoire Élico ÉA 4147. Ses travaux visent à décrypter les enjeux politiques et cognitifs de l’informatisation de la société et à l’élaboration d’une anthropologie du document et des images. Il est l’auteur d’une quinzaine d’articles sur la bande dessinée et a publié Polyptyque, pour une anthropologie communicationnelle des images (Hermann, 2015) et De l’incommunication au miroir de la bande dessinée (PUBP, 2017). La bande dessinée : une intelligence subversive, paraîtra aux Presses de l’Enssib en 2018. Il est responsable du séminaire « La bande dessinée en questions ».
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/05/2018
https://doi.org/10.3917/comla1.195.0119
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