Introduction
1Le sujet est ontologiquement dépendant des autres et des opérateurs culturels de ses groupes d’appartenance. Les évolutions de son corps, de sa cognition, de son fonctionnement psychique et de ses liens s’accompagnent d’un positionnement réel, imaginaire et fantasmatique sur les scènes familiales et extra-familiales. Ce positionnement, pour prendre sens, impose que le socius, dans la réalité mais aussi symboliquement, reconnaisse ces évolutions et les inscrive dans le langage et dans les pratiques. C’est ainsi que la culture mène le petit d’homme de l’ontologique dépendance à l’autre vers le nécessaire processus de différenciation de l’autre qui ne doit pas être « coupure », désaffiliation, abandon, et qui le fera devenir citoyen, sujet, faisant à son tour génération. Le passage de la relation duelle à la relation triadique puis à la relation aux groupes repose sur des opérateurs de tricotage du lien que sont le langage (verbal et non verbal) et les rites socialement construits (Kaës, 1998 ; Scelles, 1998).
2Les auteurs de cet article sont psychologues cliniciennes auprès d’enfants en situation de handicap. Dans ce contexte, elles sont amenées à recevoir en entretien des enfants, leurs parents et également leurs frères et sœurs. L’objectif de ces rencontres peut concerner une souffrance psychique de l’un ou de l’autre des membres de la famille et également une souffrance dans le lien. Dans ce contexte, les questions relatives au désir de savoir, aux processus et désirs d’apprentissage sont centrales de deux manières. D’une part, le psychologue se préoccupe de ce que l’enfant peut, veut, ou refuse de savoir des déficiences, incapacités, ce qui lui a été dit, non-dit, caché ostensiblement. Il se préoccupe non pas du savoir médical, scientifique sur la maladie (Pedinielli, 1996) mais de la manière dont l’enfant et ses frères et sœurs transforment cette réalité par la pensée. Il est également attentif à l’impact de cette réalité sur l’enfant, en particulier sur la manière dont il se pense et dont il pense les liens avec ses pairs. Le second aspect est relatif aux processus inclusifs qui supposent un co-apprentissage entre enfants, un désir de transmettre et de comprendre des pairs. Le psychologue est alors confronté à des enfants en situation de handicap qui peinent à apprendre en même temps que les autres ce que l’adulte apprend à la classe et qui sont également entravés dans leurs possibilités d’échanger d’égal à égal avec leurs pairs (Boucan, 2011 ; Gargiulo et al, 2009 ; Scelles, 2008).
3Chaque enfant investit le savoir pour des raisons différentes : les unes ont trait à lui-même (désir de maîtriser les choses, de réduire les étrangetés inquiétantes et de répondre à un questionnement…), les autres ont trait aux liens qu’il entretient avec ses proches (désir d’être reconnu, estimé, d’avoir une action sur l’autre, de le dépasser…) ; toutes ces raisons peuvent être étroitement intriquées. Aubert (2002) rappelle que « La passion de savoir peut être une forme de colère transformée, d’intrication de l’amour et de la haine, de dégagement actif d’un traumatisme subi, de sublimation ou de sexualisation de la pulsion de connaissance » (p. 37).
4L’enfant fait des apprentissages qui, pour partie, sont guidés, soutenus et organisés par les adultes et, pour partie, viennent de ce qu’il co-construit avec ses pairs dans une interaction symétrique et réciproque (Vasquez-Bronfman et Martinez, 1996 ; Wallon, 1954). Or, lorsque l’enfant est atteint d’un handicap, il se trouve davantage face à des situations d’apprentissage que nous dirons « verticales » (adulte/enfant) que face à des situations d’apprentissage « horizontales » (entre pairs). Nous avons d’ailleurs souvent écrit que l’enfant handicapé était privé de relations fraternelles horizontales au profit de relations verticales « adultes-enfants » ou horizontales « verticalisées », ses frères et sœurs se conduisant avec lui « comme » des éducateurs ou des parents (Scelles, 1997, 2008).
5Par ailleurs, la clinique et la littérature montrent que la politique inclusive a relancé l’intérêt pour la cognition des enfants ou adolescents en situation de handicap, et les chemins qu’ils pourront et devront prendre, avec les particularités de leurs compétences, pour désirer apprendre et parvenir à le faire (Berzin et Lebert-Candat, 2006 ; Herrou et Korff Sausse, 1999 ; Scelles, 2009). En effet, suite à la loi de 2005 précisant l’obligation pour les établissements de l’éducation nationale d’accueillir les enfants en situation de handicap, il importe de réfléchir aux modalités de cet accueil.
6L’expérience des auteurs de cet article en CAMSP [1] ou en SESSAD [2] montre que cet accueil ne va pas de soi, nécessitant entre autres de remettre en question très régulièrement les bénéfices et les risques de cette inclusion pour les enfants. L’adaptation scolaire passe en effet par la réussite en termes de performance scolaire, et par la qualité des liens socio-affectifs tissés avec les pairs (Anaut, 2006). Or, les déficiences de l’enfant en situation de handicap atteignent généralement ces deux dimensions. On réalise donc aujourd’hui l’importance d’en savoir davantage sur les capacités cognitives de ces enfants, sur leur appétence et leur compétence à tisser des liens avec les pairs et à s’appuyer sur eux pour apprendre, afin qu’ils puissent tirer de l’inclusion scolaire le plus grand bénéfice possible (Scelles, 2009, 2014). Les travaux antérieurs sur cette question et la pratique clinique montrent la nécessité de mieux prendre en compte l’importance du groupe de pairs dans le processus d’acquisition du savoir et d’inclusion.
7En effet, il s’avère que l’enfant en situation de handicap a des difficultés à se reconnaitre et à être reconnu comme écolier parmi les écoliers, à apprendre des autres enfants et à leur apprendre des choses, ceci en raison de deux variables : le manque de possibilités pour mettre en pensées, en mots et en images ce qui concerne ses déficiences et ses incapacités et le manque d’expériences de situation de co-apprentissage entre pairs au profit d’un temps important passé en séances duelles d’éducation et de rééducation adulte/enfant. Ces travaux de recherche et notre pratique clinique nous conduisent à formuler l’hypothèse qui sera discutée dans cet article que le manque de relations symétriques et réciproques entre enfants pourrait entraver le déploiement et l’utilisation des compétences sociales chez l’enfant en situation de handicap et également celles qui permettent les co-apprentissages entre pairs.
Méthodologie
8Cet article est écrit par deux psychologues qui font également de la recherche. La pratique clinique auprès d’enfants en situation de handicap et de leurs familles donne lieu à des suivis thérapeutiques, à des accompagnements de la famille à domicile mais également, dans le contexte des inclusions, en halte-garderie, crèche, école et centres de loisirs. Les citations des enfants et de leurs familles qui figurent dans cet article sont toutes issues de cette pratique. Les propos qui apparaissent sont cités de manière à respecter l’anonymat de ceux qui les ont tenus. Les familles savent que nous sommes aussi chercheures et que nous sommes donc susceptibles d’utiliser secondairement le travail fait ensemble dans le cadre de notre pratique à des fins de recherche et de publications. Par ailleurs, nous avons mené des recherches systématisées sur la fratrie, les groupes paroles, la maltraitance intra-fraternelle (Scelles, 2006, 2010 ; Dayan et al., 2011) Ces études se sont appuyées sur des observations systématisées, des entretiens de recherche et des dispositifs de recherche-action.
9Dès lors, cet article rend compte d’une articulation féconde entre une pratique clinique qui a fait naître des questions relatives au savoir, aux difficultés relationnelles entre enfants quand l’un d’eux est atteint d’une déficience et une pratique de recherche qui a visé, de manière systématisée et armée, à explorer des aspects particuliers de cette question (voir la bibliographie). Cette articulation montre que le fait de mener en parallèle des recherches académiques et une pratique de soin et d’accompagnement est indispensable pour traiter de manière scientifique et heuristique des questions aussi complexes que celles que nous nous posons ici, à savoir les processus d’acquisition du savoir entre enfants, ce qui les favorise et les entrave.
Le handicap : une énigme stimulante pour la pensée
10La définition de l’énigme dans le Robert (1995) est la suivante : « Chose à deviner d’après une définition ou une description faite à dessein en termes obscurs, ambigus ». L’ambiguïté, le désir de percer le mystère suscitent la recherche du sens caché ; l’ambiguïté conduit à ne pas savoir quel chemin prendre et à parfois emprunter ceux qui mènent à des impasses.
11Le handicap est un traumatisme et une énigme qui peut et doit stimuler la pensée. En effet, l’enfant, face au désarroi des adultes qui constatent que l’enfant en situation de handicap ne peut pas faire certaines choses et lui témoignent donc une attention et une bienveillance spécifiques, se demande le sens, l’origine de cette différence. Le nom de la pathologie n’est pas essentiel pour lui, encore qu’avoir le mot peut l’aider à initier sa pensée, mais ce qui lui importe est surtout de comprendre d’où viennent ces différences, pourquoi c’est cet enfant et pas un autre qui est atteint, pourquoi les adultes n’ont pas pu empêcher cela, est-ce lié à une faute, etc. Faire travailler ces questions sans tabou, sans culpabilité, en parler entre enfants n’est pas traumatique. En revanche, s’interdire de se les poser ou de les poser avec un sentiment de culpabilité conduit l’enfant à entraver sa pensée pour ne pas « mal penser », ne pas « savoir ce que les adultes veulent lui cacher ».
12Face à cela, souvent dans une grande solitude, l’enfant peut tenter de trouver des mots, des images qui lui permettront de penser cette différence. Par exemple, il dira comme le fait une petite fille : « quand on est vieux, on est handicapé parce que on ne marche pas bien, mais tout le monde devient vieux, donc moi, je peux devenir handicapée comme ma sœur ». Elle cherche ainsi, dans le quotidien, dans ce qu’elle connaît, ce qui pourrait l’aider à comprendre sa situation. Pour cela, l’énigme que représente la situation de handicap qui touche un enfant ne doit pas être pensée comme liée à un tabou, à un secret dont la levée serait menaçante pour soi et/ou l’autre.
13Kaës (1998) rappelle plusieurs oppositions fondatrices de l’humain : celles du « plaisir/déplaisir » ; celles du « lien/non-lien » et du « moi/non-moi » qui génèrent un sentiment de perte d’unité ; celles du moi-objet total (ego)/non-moi-objet total (alter), liées et séparées, qui supposent la pensée de la séparation (le sujet reconnaît alors la différence de sexes et de générations) ; celles de la différenciation entre le monde familial et la société qui l’introduit, au sens du « nous/non-nous ». Cette conscience de l’existence de différences, entre générations et entre sexes, organise le rapport du sujet au manque et au désir ; les différentes appartenances sociales fondent l’identité partagée et posent les bases des alliances psychiques.
14Parmi ces « différences », l’enfant tente de saisir le sens de la différence que les déficiences introduisent entre les « non-handicapés » et les « handicapés ». Il comprend rapidement que si le sujet handicapé est reconnu comme ayant un âge, un sexe, un corps qui se transforme, ces caractéristiques « objectives » ne donnent pas lieu aux pratiques attendues, permises, proposées, imposées aux autres citoyens : le sujet handicapé pourrait être fille, garçon, mais pas homme ou femme. Il y aurait ainsi un « troisième sexe » qui ouvrirait sur la sexualité mais moins, ou pas, sur l’idée de couple ou de parents. Même si le sujet est « fils » ou « fille » de, on entend pourtant que la famille comprend « trois enfants et un enfant handicapé ». Ce dernier pourrait alors se penser et être pensé comme situé entre deux générations, ni parent, ni enfant pouvant à son tour devenir parent.
15Dans les médias, en famille ou dans la rue, les enfants entendront souvent l’idée que la pathologie détectée avant la naissance donne lieu à une interruption médicale de grossesse. Ce qui les conduit, qu’ils soient en situation de handicap ou non, à s’interroger sur les conditions nécessaires pour que les parents décident ou refusent que leur enfant naisse. Autrement dit, le fait que cette situation suscite de tels désirs de mort conduit à questionner les qualités nécessaires requises pour être toléré, désirable, désiré. Le travail de pensée auquel cette confrontation donne lieu peut avoir des effets positifs uniquement si l’enfant est autorisé à le mener à bien et s’il perçoit que les règles morales héritées de sa famille et de sa culture le permettent (Golse, 1998).
16Ce qui précède montre que la confrontation au handicap suscite des interrogations sur le fondement même de ce qui fait et caractérise l’humain. Dans ce processus de quête de sens, selon l’âge de l’enfant, la déficience conduit à des conclusions provisoires différentes : par exemple, un enfant de 4 ans qui affirme « mon frère est un garçon, moi je suis handicapé » peut signifier une interrogation en lien avec la différence des sexes et son rapport à la castration.
17Ces interrogations évoluent et ne cessent jamais vraiment, chacune des étapes franchies par l’enfant l’amenant à se poser d’autres questions et à y répondre autrement, seul ou avec les autres.
Énigme et pacte de non-dit
18Gargiulo, Mazet et Frischmann (2005) montrent que « priver l’enfant d’une information sur la maladie qui le concerne peut inhiber sa curiosité et de ce fait, son envie de comprendre » (p. 238). Seul et avec le groupe des pairs, pas à pas, l’enfant handicapé découvre ses compétences et ses difficultés et leur donne sens. Dans ce parcours, l’adulte indique aux enfants les questions qu’ils peuvent poser et se poser et celles qui ne peuvent pas être formulées devant tous, chaque enfant imaginant alors les raisons de ces interdits et de ces restrictions. En effet, les parents, les éducateurs, interdisent rarement explicitement aux enfants de parler du handicap mais, s’appuyant sur des indices collectés ici ou là, ces derniers apprennent rapidement, sans le discuter ni l’argumenter, ce qu’il convient – ou non – d’évoquer entre frères et sœurs, avec les copains et copines ou avec le ou la meilleure amie.
19L’enfant perçoit ses déficiences et ses compétences dans les yeux des autres, qu’il s’agisse des adultes ou de ses pairs, il observe et ressent leurs effets de manière différente à tous les stades du cycle de vie de la famille et de son développement affectif et cognitif. Or, précisément à propos de cette énigme, existe encore trop souvent en famille – mais aussi à l’école – une sorte de pacte de non-dit. Ainsi, un « interdit-de-penser » peut exister (Dorey, 1988 ; Kaës, 1989) et, avant l’adolescence, il est exceptionnel que les enfants parlent entre eux du handicap si les parents ne leur en donnent pas l’autorisation (Scelles, 2010).
20De fait, il est souvent dit peu de choses du « handicap » aux enfants et avec les enfants. Les travaux sur cette question (Gargiulo et al., 2005 ; Herson, 2007) montrent que les personnes avec lesquelles parents et professionnels ont le plus de difficultés à parler de la pathologie, dans sa réalité, mais surtout dans ses aspects subjectifs et émotionnels, sont les enfants et, en particulier, l’enfant handicapé lui-même (Aubert et al., 2008). Les adultes se trouvent en effet très souvent en difficulté pour parler à l’enfant de son handicap, ce qui peut avoir un retentissement sur la curiosité et le désir de savoir qui sous-tend les apprentissages de l’enfant. Les raisons qui font que les adultes, parents et professionnels, ne parlent pas aux enfants sont multiples : difficulté à formuler ce qu’ils veulent, souhaitent dire ; crainte de ne pas être compris ; imaginer, sans y croire, que l’enfant ne sait pas et qu’il ne faut pas l’inquiéter, lui avouer qu’on ne sait pas…
21Or, pour que le travail de pensée soit possible entre enfants, il faut que les adultes – et les parents en particulier – en aient donné, auparavant, l’autorisation (Rimbaud, 1991). Par exemple, à l’école, la maîtresse qui lit des livres sur le handicap à sa classe justement le jour où l’enfant handicapé n’est pas là dit, de manière masquée aux enfants : « avec lui (elle), il est interdit de parler de handicap, on ne peut en parler qu’entre “nous” ». Face à ce non-dit, le plus souvent, l’enfant pense que l’acte à l’origine du handicap est honteux et/ou que quelqu’un a fait une bêtise tellement grave qu’aucune punition ne peut la réparer.
22Comme ses frères et sœurs, l’enfant handicapé se conforme souvent alors à ce que Kaës (1989) nomme « pacte dénégatif ». Ce pacte lie les membres d’un groupe qui se mettent inconsciemment d’accord pour ne jamais parler, penser, ressentir certaines choses. Cet interdit est respecté pour éviter que le groupe et sa cohésion protectrice ne soient détruits. Pour y parvenir, il faut que le sujet ne fasse plus émerger à sa conscience les pensées qui pourraient nuire fantasmatiquement à lui-même et atteindre l’image de sa famille et/ou celle de certains de ses membres.
23Lors des entretiens familiaux réalisés dans le cadre des suivis des enfants, les enfants disent parfois qu’ils ont « traversé leur enfance comme une ombre » ou encore, qu’on leur a volé leur enfance. Évidemment, selon les époques, en fonction de la survenue de certains événements, ce pacte peut ne plus être aussi rigide et son observance négociée. Ainsi, au cours d’un entretien familial dans lequel toute la famille est présente, un enfant de 10 ans dit qu’il ne parle jamais à ses copains de son frère handicapé et qu’excepté l’un d’eux, aucun ne connaît son existence ; il affirme que c’est également le cas de sa maîtresse et ajoute « je crois que ce n’est pas bien d’en parler » ; puis regardant ses parents, il précise : « c’est mieux de ne pas en parler ».
24Confrontés à l’étrange, à l’inquiétant des déficiences et de leurs conséquences, les enfants ont recours à l’appareil à penser de l’autre pour parvenir à penser la situation et à dépasser la sidération (Bion, 1963). Moins les adultes parlent, plus ils tentent de masquer leurs sentiments, leurs émotions, et plus les enfants deviennent experts en décodage du sens de ce qui est interdit de mots. Ils sur-interprètent alors tous les indices leur permettant de mieux comprendre le sens de cette étrange réalité que sont les déficits et les incapacités et ils se transforment en scientifiques en herbe, en quêteurs d’indices, devenant experts en décodage de langage non-verbal (Scelles, 1998).
25Aussi, l’enfant, rusé, ne renonce pas et emprunte solitairement des chemins pour résoudre l’énigme qui se pose à lui : il cherche dans le Savoir avec un grand « S » la manière de la résoudre – comme la sœur du jeune schizophrène qui décide de devenir psychiatre – il écoute aux portes, lit des courriers, des comptes rendus en cachette et, s’il y est implicitement – ou mieux encore, explicitement – autorisé par les adultes, il en parle avec ses pairs et, plus particulièrement, avec ses frères et sœurs.
Avoir l’idée, le désir et l’autorisation de parler entre enfants
26L’enfant peut savoir des choses qu’il ne comprend pas, peut savoir que les adultes lui cachent délibérément des choses dont il soupçonne l’existence, ou qu’il connaît par des investigations menées discrètement. Le pacte dénégatif, évoqué précédemment, porte moins sur le nom de la maladie que sur les émotions et les affects qu’elle déclenche chez chacun. L’enfant n’a pas tant besoin de connaître le diagnostic que de comprendre le sens que les adultes d’abord, ses pairs ensuite, lui donnent (Golse, 1998).
27Certaines inhibitions à penser, à parler, trouvent leur source dans la vie intrapsychique de l’enfant, d’autres dans son contexte relationnel, ces deux éléments ayant entre eux des interactions complexes et évolutives. Dans tous les cas, l’intersubjectivité est au cœur du positionnement du rapport au savoir chez l’enfant et la constitution du rapport au savoir, la notion de « désir de savoir », peuvent se conjuguer en « désir de non-savoir » et « non désir de savoir » (Beillerot et al., 1996). Ainsi, les enfants rapportent qu’il y a des moments où ils veulent « savoir » à propos de leur maladie et d’autres moments où, à l’inverse, ils préfèrent « ne pas savoir » (Gargiulo et Salvator, 2009). Pedinielli (1999) parle d’élaboration d’une « théorie » sur la maladie par le sujet, qu’il a appelée « maladie-du-malade ». Ces « théories personnelles » participent au processus d’appropriation de « l’événement maladie » et à son intégration dans l’histoire personnelle et familiale du sujet. Il définit ce « travail de la maladie » comme « l’ensemble des procédures économiques et signifiantes spécifiques qui assurent la transformation de l’atteinte organique en atteinte narcissique et en douleur psychique, et qui permettent un réinvestissement libidinal » (p. 171).
28Ce travail est important davantage par le processus de mise en pensée qu’il permet que par la nature et la « justesse » des explications trouvées/créées par l’enfant dans un contexte relationnel, historiquement et culturellement précis. Ce processus peut conduire à différents positionnements, par exemple : déni et/ou rejet (vivre en faisant abstraction totale de la maladie), aliénation (vivre uniquement pour/par sa maladie) et assomption (vivre avec sa maladie comme objet de valorisation centrale de son existence). Pour un sujet donné, pour un groupe famille donné, ces positionnements peuvent évidemment évoluer au fil de temps. En effet, aucun positionnement n’est pathologique en soi, c’est la souplesse des recours à ces différents mécanismes de défenses individuels et groupaux qui permet au sujet en situation de handicap et à ses proches de vivre au mieux avec cette réalité. Parfois, transitoirement ou plus longuement, le sujet aura recours à une inhibition de l’expression de ses affects qui le conduira à présenter une tendance à la restriction, des évitements de l’élaboration de la pensée permettant de maintenir l’illusion de l’existence d’une méconnaissance du manque. Pedinielli (1996) rappelle que « les défenses maniaques employées comme mécanismes de défense contre les manifestations dépressives […] peuvent aussi constituer une forme de déni s’opposant momentanément au travail de la maladie et en rendant impossible l’élaboration psychique » (p. 30).
29Or, reconnaître la perte dans un vécu dépressif (expression d’affects tels que la tristesse et le sentiment de culpabilité) donne accès à une narrativité riche, les défenses, moins rigides, n’appauvrissent plus le discours. Ainsi, l’accès à la position dépressive permet les déploiements de l’acte narratif inhérent au « travail de la maladie », l’acte narratif étant un « passage obligé par lequel le sujet habite son histoire et son existence » (Weil, 1998, p. 22).
30Parfois, l’enfant ne cherche pas à ce que l’adulte lui parle car il sait que ce dont on ne parle pas en famille touche à des tabous qu’il connaît bien : la mort, le sexe et la culpabilité parentale. Aussi, ne veut-il pas qu’on lui parle, ne veut-il pas parler pour protéger l’adulte, ne pas être un « mauvais enfant » et ne pas déclencher des souffrances chez le parent ou se heurter à son refus de lui parler. L’enfant ne parle pas, aussi parce qu’il se dit que si les choses ne sont pas dites, alors, elles n’existent pas pour soi et/ou pour l’autre (Scelles, 2000).
31Lors d’un entretien familial, un enfant de 10 ans déclare en évitant le regard de la psychologue : « En vrai je sais que je suis handicapé pour tout le temps, mais ne dis pas à ma mère que je le sais, elle croit que je pense que je suis comme tout le monde ». Cet enfant fait ainsi exister un sujet qui, dans le regard de sa mère, ne sait rien ; de cette manière, c’est un peu de son propre désir de non-savoir qu’il fait artificiellement exister.
32Lorsque l’enfant ne peut formuler son savoir, ses questions, le langage du corps lui offre la possibilité de mettre au « dehors », pour lui-même et pour l’autre, ce qui lui vient du « dedans ». Kipman (1981) rappelle que la maladie peut être pensée comme un spectacle visuel qui n’a pu trouver son équivalent en mots. Elle souligne que cette « mise en scène » sollicite l’attention de l’adulte sans que l’enfant ait explicitement à la revendiquer. Il peut alors mettre à profit ce temps pour se risquer à poser ses questions et à exprimer ses émotions.
33Lors de notre pratique clinique, il est de notre mission d’écouter l’enfant et sa famille qui s’engagent dans un processus d’inclusion. Il s’agit à la fois d’accompagner l’inclusion, de soutenir ce qui la favorise et d’alerter sur les possibles obstacles. Dans ce contexte, Marc, 7 ans, a un frère jumeau sans difficultés. Il est maintenu en grande section maternelle, il marche mais tombe souvent, il a des difficultés en motricité fine et des troubles importants de l’élocution. Dès trois ans, il a été intégré dans l’école de quartier avec son frère jumeau qui était, toutefois, dans une autre classe que la sienne. Cette année, alors que ce dernier est entré au Cours Préparatoire, Marc est resté en maternelle. La psychologue rencontre Marc alors que la maîtresse se plaint du fait qu’il perturbe de plus en plus la classe, en particulier en parlant très fort, en bavant beaucoup, en tombant davantage qu’avant, ce qui déclenche chez les autres enfants des réactions parfois difficiles à canaliser. Cette attitude contraste avec le fait que jusque-là, tout le monde se réjouissait d’une inclusion scolaire parfaitement réussie, gratifiante pour les instituteurs et les parents. Si, à la fin de l’année précédente, le maintien en maternelle avait été décidé non en raison de l’existence de déficiences intellectuelles, mais parce que Marc était « plus lent » et qu’il n’était venu à l’école qu’à mi-temps les deux premières années, aujourd’hui, la maîtresse commence à évoquer l’existence d’un déficit cognitif. Marc explique que l’année dernière, les autres élèves jouaient avec lui parce que son frère les y obligeait, or, ce soutien parti, il est maintenant seul durant les récréations. Il ajoute que tout va trop vite, que la maîtresse devient trop exigeante et qu’il ne supporte plus d’avoir l’Aide à la Vie Scolaire « sur le dos ». Il dit être fatigué, et conclut : « L’année dernière, je n’étais pas vraiment handicapé maintenant, je le suis vraiment ».
34Suivi par un service à domicile, intégré de manière individuelle, Marc n’a jamais été en contact de manière prolongée avec des enfants qui auraient, comme lui, des difficultés. Cette intégration individuelle avec un frère qui faisait le lien avec les copains a, en fait, entretenu une sorte de leurre auquel tout le monde a adhéré mais qui s’avère, à terme, coûteux pour Marc sur le plan psychique. Pour pouvoir dire aux adultes, mais aussi aux enfants, la réalité qu’il ne peut plus ignorer, il ne lui reste que les troubles du comportement qui, majorant ses difficultés, obligent enfants et adultes à les prendre en compte.
Savoir/ne pas savoir
35Tous les enfants sont soumis à une tension dont l’intensité varie au fil du temps, entre désir de savoir et désir de ne pas savoir. Mais même dans ce désir de non-savoir, il y a finalement l’intuition qu’il y aurait quelque chose à savoir. Ce non-savoir devient alors un point temporaire dont la vocation, si tout se passe bien, serait progressivement d’ouvrir sur la possibilité de mettre des images et des mots sur la découverte de l’énigme que pose l’existence des déficiences, incapacités et de leurs conséquences.
36Par ailleurs, dans certaines situations, peut s’installer un refoulement du savoir sur la maladie et sur son évolution. Ainsi Herson (2007) observe que deux enfants qui ont chacun un frère aîné atteint de la même maladie qu’eux-mêmes et chez lesquels ils voient la maladie évoluer, ne peuvent transformer ce qu’ils voient en savoir sur eux-mêmes, car cela les conduirait à connaître leurs futures pertes. Ils se protègent ainsi de ce qui peut constituer, pour eux, une prédiction sur leur devenir. Parfois, pour moins souffrir, pour protéger l’autre, chacun s’attache à ne parler de rien, à faire « comme si » ; l’enfant se cache pour pleurer et parfois, hélas, il parvient à se convaincre qu’il n’a pas envie de pleurer.
37Si l’enfant ne peut mettre du sens sur ce qu’il ressent ou si ses émotions ne sont pas reconnues, pas validées par les adultes en qui il a confiance, il peut faire en sorte de les oublier. Il se « remplit » alors des émotions de l’autre pour combler le vide laissé par celles qu’il ne peut parvenir à élaborer lui-même. Il a alors le sentiment de ne pas avoir une existence propre et se sentir habité ou envahi par le dehors (les autres et leurs émotions).
38Dans le contexte de l’accompagnement en service de soins et d’éducation spécialisée à domicile, un enfant infirme moteur cérébral était toujours souriant (il consolait même ses frères et sœurs lorsqu’ils étaient tristes ; sa sœur disait de lui : « Pour nous il est comme tout le monde, le handicap on ne le voit pas, c’est lorsqu’on sort dehors qu’on voit qu’on le regarde bizarrement, mais pour nous il est comme nous ». Son père se demandait en entretien alors que son fils jouait près de lui : « Mais vous croyez vraiment qu’il est conscient de ce qu’il a, Dieu fasse qu’il ne le soit pas. Nous, on le sait, cela nous fait tellement de soucis, lui, il est heureux, je ne vais pas le tracasser avec cela ». Effort méritoire fort coûteux sur le plan psychique. En effet, à l’adolescence, cet enfant devint taciturne et agressif ; il reprocha à ses parents de le couver et agressa ses frères et sœurs. À ce moment-là, personne dans la famille ne put continuer à ignorer qu’il se savait handicapé, qu’il en souffrait et qu’il avait conscience du poids qu’il représentait pour ses parents et ses frères et sœurs. Il s’agissait pour cet adolescent, à la faveur de cette crise, de parvenir à devenir lui-même avec son handicap et, pour cela, il devait dégager un espace de liberté suffisant pour que se déploient des perspectives d’avenir qui tiennent compte de la réalité de l’atteinte, sans en alourdir le poids.
Favoriser le partage des savoirs entre enfants : des liens fraternels aux liens sociaux
39Comme il a été dit précédemment, la présence de frères et sœurs dans la famille pose la question de l’origine, de la différence des sexes et de la nécessaire rencontre entre deux personnes de sexes différents et d’une génération précédente, pour donner naissance à un humain.
40Le corps du frère(sœur) est à la fois une réalité externe – il peut être vu, touché, maltraité, manipulé, senti – et, en même temps, il appartient à la réalité interne du sujet. Le frère(sœur) est un autre semblable, un alter ego auquel l’enfant s’identifie, mais dont il doit aussi se différencier, afin de pouvoir penser être « comme » lui, mais sans devenir « être lui », se confondre avec lui. Via leurs interactions, les enfants se sentent progressivement devenir créateurs de leurs liens fraternels, ils éprouvent alors les bénéfices et les risques de cette appartenance à un groupe, ce qui a un impact sur le narcissisme individuel et groupal.
41Entre enfants, le corps à corps perçu et vécu par eux lors de leurs jeux où se mélangent agressivité et tendresse, rend possible le fait de vivre de façon structurante les situations de domination du corps de l’autre, du plaisir/souffrance à être dominé. Ceci, dans une dynamique évolutive qui permet à l’enfant d’occuper des places et des rôles différents avec chacun de ses pairs et à des étapes successives de leur développement respectif. En effet, la sensorialité, l’intimité et la sensualité qui s’expriment dans ces corps-à-corps, apportent du matériau pour figurer soi et l’autre, soi et le semblable, soi et le complément de soi. Le frère(sœur) est dans ce sens la première figure d’altérité pour l’enfant, le premier autre semblable qu’il rencontre, auquel il se compare, se mesure, en qui il se confond puis avec qui il se différencie. C’est avec son frère(sœur) que l’enfant expérimente pour la première fois la relation avec l’autre, la distance qu’il lui faut instaurer, pour pouvoir exister pour lui-même tout en tenant compte de l’autre (Dayan, 2009 ; Scelles, 2003).
42Ainsi, dans ce groupe fraternel, terreau de l’apprentissage de la vie sociale, l’enfant se mesure à l’autre, crée des pactes avec lui, est rejeté, rejette, est accepté, accepte, peut se passer de l’adulte, se sent à d’autres moments protégé par lui, peut menacer, être menacé sans rompre le lien, abandonne, est abandonné dans un jeu souple et évolutif. Ces interactions entre enfants comportent une dimension de réciprocité essentielle et propice aux co-apprentissages entre enfants. Malheureusement, la vulnérabilité de l’enfant en situation de handicap, attestée par la protection dont il fait l’objet de la part des adultes, conduit à ce que cette réciprocité entre pairs soit problématique. De plus, les mouvements d’identification, structurants et fondateurs de liens entre enfants, sont problématiques quand l’un d’eux est atteint d’un handicap. Dans les situations extrêmes, cela peut conduire, soit à un collage à l’autre (je suis l’autre pour ne pas avoir à prendre en compte nos différences), soit à une séparation radicale (je n’ai rien en commun avec lui) (Dayan, 2009).
43Or l’enfant va puiser dans l’expérience de ses liens fraternels pour construire ses liens sociaux. En effet, après avoir pris sa place dans le nid familial, il doit trouver sa place dans d’autres groupes (crèche, école, loisirs, travail…). Toutes les étapes du cycle de la vie impliquent des passages d’un lieu, d’un groupe, d’un état, à un autre, passage signifié, orchestré par la culture, les lois, donc par un contenant sociétal. Au sein des relations sociales avec ses pairs, choisir/être choisi et rejeter/être rejeté sont au cœur même de ce que l’enfant devra vivre pour se construire comme sujet désirant/désiré.
44Pour l’enfant en situation de handicap, comme pour ses pairs, la place que les différences, les incapacités prennent dans la nature et la tonalité de leurs relations, est essentielle. L’enfant a besoin de savoir s’il est aimé avec sa différence ou uniquement en raison de sa différence. Pierre a besoin de savoir si Jean l’aide par amitié ou parce que l’adulte lui a dit qu’il était bien « d’aider un copain handicapé ». Ainsi, l’enfant a besoin de savoir s’il suscite la sympathie ou le rejet pour ce qu’il est et non en raison de son seul handicap. S’il ne parvient pas à prendre sa place d’alter ego dans le groupe de pairs, alors c’est toute la signification de sa particularité pour lui et les autres qui en sera affectée.
45S’il est « naturel » que l’adulte aide l’enfant, l’éduque, prenne soin de lui, tel n’est pas le cas pour les pairs. Or, l’enfant handicapé doit parvenir avec souplesse à solliciter ses pairs afin qu’ils l’aident à être moins dépendant de l’adulte. Par exemple, demander à un copain de porter son plateau à la cantine peut le dispenser d’avoir son Aide à la Vie Scolaire (AVS) à ses côtés. Pour autant, il sait qu’il ne doit pas « trop » demander, au risque de se retrouver avec des copains qui joueront un rôle d’adulte auprès de lui. Le « dosage » des services à demander aux autres est une alchimie qui sollicite toute son intelligence et sa vigilance. Ainsi, de nombreux enfants en situation de handicap souffrent de ne pas parvenir à véritablement nouer des liens horizontaux avec leurs pairs qui, au mieux, les aident « comme » le feraient des adultes, au pire les maltraitent ou les ignorent. Cette situation ne peut être tolérable trop longtemps car l’enfant handicapé, comme les autres enfants, a un besoin impératif de se construire dans des liens horizontaux, liens et pas seulement relations ou interactions (Scelles, 2010).
46Ici, il faut se souvenir que l’interaction suppose la présence « réelle » des acteurs ; la relation est envisagée comme la tonalité générale de ce qui se passe entre les acteurs (par exemple on dit « j’ai de bonnes ou de mauvaises relations avec untel », « des relations uniquement de travail », etc.) alors que le lien, lui, est intériorisé et il continue à exister alors que les protagonistes ne sont plus en présence l’un de l’autre (j’ai des liens forts avec ma sœur) (Brusset, 1987). Aussi l’enfant doit-il pouvoir choisir, être choisi par des pairs, créer avec eux des pactes, des alliances comme nous l’avons évoqué précédemment.
47Quand l’adulte est à l’écoute de l’enfant, il est finalement assez simple de repérer le moment où les relations « seulement sociales » ne lui suffisent plus, où il ne supporte plus de n’être « que » celui qui est toujours différent, jamais comme les autres, jamais en possibilité de co-choisir ceux avec lesquels il établit des liens plus intimes et réciproques. Deligny (1998) invite les adultes à « laisser être les enfants », ce qui ne signifie pas ne rien désirer, ne rien imaginer pour eux, mais accepter de laisser libre cours à leur imprévisibilité et à la richesse potentielle de ce qui se crée et s’apprend entre eux. Être en position d’échanger entre enfants aide à ce que chacun, progressivement, se connaisse mieux et construise son propre « être avec » en même temps qu’il apprend à connaître l’autre. Aussi, ne s’agit-il pas seulement de parler aux enfants mais également de les laisser parler entre eux du handicap et de favoriser les occasions qu’ils co-construisent ensemble leur manière de vivre avec le handicap et de « faire avec ».
48Par exemple, dans la dynamique du processus d’identification favorisé par la proximité d’âge et affective, un enfant peut mettre des mots, parler de la honte qu’un autre ne peut évoquer de lui-même. Ainsi, les frères et sœurs et les pairs, davantage que les adultes, savent que l’enfant en situation de handicap a parfois honte de baver, de ne pas comprendre, de faire des gestes bizarres. Seuls des idéalistes pensent encore que les enfants sont « naturellement gentils » et que le handicap d’un pair ne leur pose pas de question ou qu’ils ne le voient pas. De fait, même très protégé, il est impossible d’élever l’enfant handicapé dans une bulle où il n’aurait pas à rencontrer des enfants qui lui diront des choses désagréables ou méchantes à propos de ses difficultés. La seule chose qui puisse alors l’aider est de lui permettre d’évoquer ces agressions dans un climat de bienveillance, sans qu’il se sente coupable de faire du mal à celui qui l’écoute. Évidemment, il s’agit de faire en sorte qu’il sente qu’il est possible et légitime de répondre à ses agresseurs.
Apprentissage du vivre-ensemble entre enfants
49Or, l’enfant en situation de handicap se sent souvent coupable vis-à-vis de l’adulte : de ses parents évidemment, mais aussi des professionnels qui veulent l’aider et qui se heurtent à ses difficultés. C’est pourquoi, il ne veut pas les ennuyer et préfère subir. Il arrive également que ses déficiences entravent ses possibilités à formuler, à exprimer ce qu’il souhaite et ce qu’il vit.
50Les enfants communiquent davantage que les adultes via des gestes, des mimiques, ce qui ouvre la porte à des communications dont le seul véhicule n’est pas le langage. Par ailleurs, expliquer à un copain qu’on ne comprend pas, n’a pas les mêmes conséquences que le faire avec un adulte. Parfois, ce que vit l’enfant handicapé résonne avec ce que vivent certains de ses pairs en termes de difficultés scolaires et/ou de difficultés à se sentir partie prenante du groupe d’écoliers. Cette proximité d’expérience favorise chez l’enfant en situation de handicap les processus d’identification indispensables à sa construction psychique. Pour cela, il est important que la trop grande intervention de l’adulte ne fasse pas obstacle à ces co-apprentissages du vivre ensemble entre enfants et à la découverte des ressemblances, par-delà les différences.
51Parce qu’il peut se sentir personnellement affecté par ce qui arrive à un autre, un enfant peut dénoncer le comportement d’un adulte et ouvrir ainsi la voie à une protection fraternelle et non parentale pour l’enfant en situation de handicap. Ainsi, dans le cadre de l’inclusion scolaire, les frères et sœurs se font souvent les porte-parole de l’enfant handicapé.
52La sœur de Mathieu (11 ans), en colère lors d’une consultation, dit : « La maîtresse moi je lui en veux, devant maman elle dit qu’elle s’occupe bien de Mathieu, mais moi je vois en récré, il est tout seul, les autres l’insultent et elle, elle ne dit rien ». Mathieu explique qu’il ne se plaint pas car « cela ne sert à rien ». Le père présent est très étonné, et, à son tour, en colère, dit qu’il va aller voir l’école ; Mathieu le supplie alors de ne rien faire et que, justement, s’il n’a rien dit, s’il ne se plaint pas, c’est pour éviter cela. Il regarde alors sa sœur et lui reproche en terme cru de rapporter cela à la maison.
53Mathieu ne parle pas car il sait que ses parents sont heureux qu’il aille « comme tout le monde à l’école » ; en les laissant croire que cela se passe bien, c’est comme si, à sa manière, il participait à leur réparation. Par ailleurs, en dénonçant ceux qui l’agressent, Mathieu craint d’augmenter encore son isolement ; enfin, il ne se sent pas protégé par les adultes, n’est pas certain qu’ils seront capables de l’aider sans créer une situation encore plus problématique pour lui. Plus profondément – et les entretiens individuels le montreront – il se sent blessé de ne pas réussir, sans aide, à vivre avec les autres, c’est pour lui comme un challenge d’y parvenir et il a le sentiment que sa « nullité » est confirmée quand il échoue. L’intervention de sa sœur l’a blessé car, une fois de plus, elle a pris la place de celle qui le protège, ce qu’il ne supporte plus et, en même temps, il reconnaît que si elle n’était pas dans l’école avec lui, ce serait encore plus difficile.
54Les enfants, lors des entretiens psychologiques, peuvent expliquer qu’ils se sentent coupables, stigmatisés quand ils sentent qu’ils compliquent la vie de leurs proches (adultes ou pairs) ou les mettent mal à l’aise. Cela peut se traduire par des comportements provocateurs (il se fait alors punir) ou par une inhibition importante, par exemple. Ce cas montre toute la complexité de ce qui se passe entre enfants dans des liens étroits avec ce qui se passe entre enfants et adultes.
Savoir et création
55Winnicott (1975) a montré toute l’importance du « jeu » chez l’enfant qui, disait-il, est « très sérieux ». Il a montré l’importance de laisser jouer les enfants et de connaître les différences ainsi que la complémentarité des jeux créatifs et des jeux de règles dans le processus de construction psychique des enfants. Or, tout se passe comme si l’enfant, en situation de handicap, expérimentait trop rapidement, trop longtemps, trop exclusivement les jeux de règles, règles imposées, créées par l’adulte pour l’éduquer, l’aider dans une direction prédéfinie par l’adulte.
56Il est souvent exigé de l’enfant handicapé qu’il soit en permanence en situation d’apprentissage : tout jeu entrepris avec lui l’est dans un but éducatif précis. Le jeu de « Uno » servira à classer les couleurs et reconnaître les identiques, les instruments de musique à travailler son souffle ainsi que le tour de rôle, etc. Les parents, de leur côté, vont puiser dans les conseils des professionnels et dans ce qu’ils observent des séances de rééducation, pour appliquer consciencieusement le « jeu » vu en séance à la maison. Le papa de Théodore dit ainsi son désarroi quand il voit son fils « ne rien faire » à la maison, c’est-à-dire feuilleter un livre sur le canapé du salon ; c’est pour lui une situation qui n’a pas de sens car il pense que son fils n’est pas en train d’apprendre, de progresser. De même, la mère de Tara pense qu’elle doit montrer à ses filles comment jouer avec leur sœur trisomique, pour que ce soit « profitable » à Tara.
57Ainsi l’enfant handicapé aura moins d’occasions de co-créer avec ses frères et sœurs ou ses camarades un jeu libre, qui évolue en fonction de ce qu’invente chaque partenaire, les règles s’édifiant peu à peu dans les interactions réciproques ; c’est pourtant dans ces moments-là que l’enfant apprend à être avec l’autre, à construire avec lui, à se confronter à lui et à faire alliance avec lui. Et ce sont précisément ces moments, où les enfants tissent des liens symétriques et égalitaires qui permettront qu’adviennent des échanges concernant l’énigme fondamentale du handicap.
58Compte tenu de la multiplication des séances duelles de rééducation, du souci que les parents ont de proposer le plus possible d’aides éducatives à leur enfant en situation de handicap, celui-ci expérimente peu le fait de créer lui-même sans consigne et il a peu d’occasions d’éprouver le plaisir de détourner une activité de son objectif « raisonnable » prévu par les adultes ; cela peut entraver ses compétences à utiliser son imagination par la suite. Par ailleurs, les autres enfants constatent rapidement le fait qu’avec cet enfant-là « tout est sérieux », planifié. Ce qui peut entraver leurs possibilités à engager avec cet enfant fragile vécu comme « à éduquer », « à aider », des interactions réciproques et co-créées.
Perspective
59En dépit de toutes les informations rationnelles que possèdent les enfants, perdurent dans leur imaginaire des scénarii qui leur permettent de mettre en scène et en forme leur rapport au handicap. La fratrie, tout comme les structures d’accompagnement précoce des enfants, mais aussi l’école, par la mise en présence d’enfants du même âge, sont autant de lieux et d’occasions extrêmement favorables pour que les enfants entre eux, en dehors de l’adulte, tentent de résoudre certaines énigmes des plus fondamentales. C’est ainsi que le handicap, faisant l’objet d’échanges entre enfants, pourra entrer dans le champ du langage (Golse, 1998). Dans cette quête de savoir, les frères et sœurs, les pairs, peuvent être une ressource très importante et les adultes ont à veiller à ce que l’enfant handicapé n’en soit pas privé.
60Pour cela, il convient, selon nous, de réfléchir à la politique visant à doter chaque enfant d’une AVS. En effet, cet adulte, si l’on n’y prend pas garde, peut isoler l’enfant de ses pairs et le conduire à ne pas pouvoir prendre sa place d’écolier. En effet, ce que l’enfant apprend à l’école ne lui vient pas seulement de la maîtresse ou des livres, mais aussi de toutes les interprétations, des échanges qui se font entre enfants à propos de ce savoir « vertical ».
61De même, il conviendrait de mener une réflexion sur les pratiques de soins précoces auprès des enfants en situation de handicap. En effet, ce sont des enfants qui se retrouvent la majeure partie de leur temps en relation duelle avec l’adulte lors des rééducations, quand les autres enfants, eux, apprennent le plus souvent avec leurs pairs, que ce soit en famille, chez l’assistante maternelle ou en collectivité. Dès lors, l’enfant handicapé a moins de possibilité de développer ses compétences en s’étayant sur ses pairs, parce qu’il est davantage en relation avec les adultes, ou que ceux-ci lui laissent moins de liberté dans l’édification de ses liens avec ses pairs, quel que soit le contexte (famille, école ou groupe thérapeutique).
62En famille, à l’école, l’enfant apprend ce qu’il doit savoir, ce qu’il est « bien », « utile » de savoir et ce qu’il ne faut pas savoir, ne pas dire, voire même « ne pas penser ». Lorsqu’il a perçu que l’adulte estimait qu’il était « mal » ou « dangereux » de parler, de penser à certaines choses, il s’interdit le plus souvent de le faire.
63Dans ce contexte, la possibilité offerte à l’enfant de s’appuyer sur ses pairs pour tenter de résoudre l’énigme fondamentale que pose le handicap a une fonction apaisante et a des effets à la fois sur le sujet (valorisé et soulagé) et sur la réalité perçue (moins étrange et menaçante). À chaque fois que l’enfant cherche à trouver du sens, à résoudre l’énigme et à y parvenir, il se sent reconnu comme acteur de la production de savoir et celui qui participe, avec lui, à cette quête est également valorisé. Ainsi, partageant avec l’autre ses questions, ses réponses, le sujet a-t-il le désir d’être confirmé narcissiquement. Dans ce processus d’échange, la question de l’un peut devenir celle de l’autre, ce qui suppose une certaine structuration de la pensée et un processus d’appropriation subjective de la réalité.
64En cherchant à protéger l’enfant, l’adulte se protège souvent lui-même ; aussi faut-il favoriser au maximum le fait que les enfants, confrontés au handicap, expérimentent les bénéfices de l’être en groupe, du penser en groupe, du faire en groupe et de l’apprentissage en groupe de pairs.
65Pour que les enfants se laissent aller et expérimentent l’intérêt et l’importance du savoir et de la pensée, il ne faut pas que l’objet de ce savoir soit perçu comme objet froid, non transformable. Mon frère « trisomique » est nommé avec le mot « des adultes », « des médecins » ; mais l’enfant, lui, a besoin, de subjectiver, à sa manière, ce mot. Ce sens subjectif doit pouvoir évoluer au fil du temps et faire l’objet d’échanges entre enfants. Ainsi, cette différence devient plus familière et s’intègre de manière moins douloureuse dans la vie intrapsychique et intersubjective.
66L’humour dont les enfants peuvent faire preuve à ce propos peut jouer un rôle central pour que l’enfant ait le droit de considérer, de vivre la situation de handicap autrement que les adultes. Dans ces conditions, le « handicap », qui fait pleurer les adultes, peut se transformer par la pensée en quelque chose de plus familier et donc de plus facilement subjectivé. Ce qui favorise le fait que les enfants se laissent aller au plaisir de parler, de savoir et d’apprendre à propos de cela et d’autres choses. À ce titre, les groupes fratries, espaces d’expression proposés aux frères et sœurs d’enfants en situation de handicap dans certaines institutions, sont très illustratifs. On y voit comment, ensemble, les enfants, en s’appuyant les uns sur les autres à travers des jeux, des échanges de stratégies ou de savoirs, s’autorisent peu à peu à parler sans retenue du handicap de leur pair, de l’impuissance qu’ils perçoivent chez les adultes, de la honte qu’ils peuvent ressentir dans certaines situations… autant de sujets bien souvent tabous au sein de la famille et, plus largement, dans le monde des adultes. C’est ainsi qu’ils s’approprient un savoir sur le handicap, sur leur lien fraternel, sur ce qui a bouleversé leur famille ; c’est ainsi enfin qu’ils se construisent une histoire qui deviendra peu à peu leur histoire (Dayan, 2009, 2010).
67Cet article montre que les questions relatives à l’inclusion examinée sous l’angle de la clinique du savoir et des processus de co-apprentissage entre enfants ouvrent des champs heuristiques de recherche qui pourraient améliorer les connaissances et les pratiques, pas seulement dans le cas spécifique du handicap. Car cette situation particulière ne fait que mettre en lumière des entraves à l’apprentissage qui se trouvent dans d’autres situations. Pour cela, il faudra analyser ces questions en interrogeant davantage les enfants, en les écoutant et en les observant.