1 Serge Lesourd est mort au soir du 3 mai 2022, épuisé par une longue maladie, quelques semaines avant son 69e anniversaire.
2 Ses ami-e-s, ses compagnes et compagnons de route d’un temps ou de tous les temps comme ses étudiants, garderont de lui le souvenir d’un être remarquable à maints égards.
3 Psychologue clinicien, psychanalyste, psychodramatiste, professeur des universités en psychopathologie et psychologie clinique de 2002 à 2011 à la faculté de psychologie de l’université Louis Pasteur de Strasbourg, puis à la faculté de psychologie de l’université Nice Sophia Antipolis, professeur invité de très nombreuses autres universités en France et à l’étranger, il était passionné par la clinique et la recherche, aimait plus que tout écouter et transmettre.
4 Doté d’une intelligence peu banale, d’une vaste culture et d’une curiosité insatiable, ses capacités de synthèse et certaines de ses fulgurances intellectuelles l’amenèrent à des développements particulièrement intéressants et souvent audacieux où il croisait thématiques cliniques et psychopathologiques, questions de société et problèmes philosophiques et politiques. Lucide et sans certitudes définitives, il cachait sa modestie et ses doutes derrière un aplomb où la provocation invitait celui qui ne s’y dérobait pas, à poursuivre une discussion où il pouvait se montrer convaincant, parfois véhément. Certainement pas homme de consensus, révolté par les « parlottes de la post-modernité » éjectant le dissensus, il s’animait lorsque des désaccords émergeaient et pouvaient devenir objets de débats critiques. S’affronter à l’altérité nourrissait sa pensée.
5 En témoignent aussi ses échanges nombreux et féconds avec l’étranger, comme sa sensibilité aux expressions de l’Autre sous ses différents visages : l’adolescence, le féminin ou encore la crise. Souvent décrites par d’autres comme figures du « ravage », Serge Lesourd insista plutôt sur leur dimension de « passage », ouvrant là des possibilités cliniques immenses ou inédites.
6 C’est ainsi qu’il abordait – dès sa thèse de doctorat en 1996 De l’Autre maternel à la construction du féminin. Le dévoilement adolescent – la question des effets de la mise à mal de la différence des sexes sur la construction subjective et sur les rapports interhumains dans la modernité et dans son hdr en 2001, « La construction du lien dans la modernité : de la psychopathologie adolescente à une clinique de l’enfant dans le lien social ».
7 Il ne cessa dès lors, dans ses nombreux articles et ouvrages, de revenir à la question de l’adolescence décrite comme un moment structural du passage de l’organisation infantile à l’organisation adulte du rapport au monde, à la question de la construction de la subjectivité dans les conditions modernes de la civilisation, à celle des enjeux de la modernité dans le lien social et des nouvelles formes d’expression de la souffrance qui peuvent y être associées.
8 Dans la présentation de son dernier ouvrage Comment taire le sujet ? (2006), Serge Lesourd affirmait ainsi que « dépressions, stress, anorexies, suicides, scarifications, incivilités, violences, hyperactivités, toutes ces pathologies prennent en effet place dans le nouveau lien social tissé par les parlottes postmodernes, caractérisées par ce qui s’échange entre deux individus quand le moi devient la seule référence ». Il précisait encore que « si le discours dominant du libéralisme économique a bien retenu la première leçon de la psychanalyse, à savoir que la satisfaction est le but égoïste de toute vie humaine… », il n’en avait pas moins complètement « oublié la seconde qui en est inséparable : toute jouissance ne peut être que limitée, incomplète pour préserver la cohésion du groupe social ». D’où « une lecture des effets, sur la subjectivité, de notre croyance libérale en une réalisation possible de la jouissance individuelle régulée uniquement par la loi de l’offre et de la demande ». Et Serge de montrer que, dupé par les credo postmodernes du « Puisque la science le peut, j’y ai droit ! » et « Au nom du droit à la parole et à la différence, aucune modalité de la jouissance ne peut m’être interdite ! », le sujet ne peut trouver que son corps ou le corps de l’autre pour faire arrêt à son errance.
9 S’il mit clairement en évidence le caractère leurrant des « parlottes libérales » et de leurs variations, sans pour autant glisser dans des postures passéistes ni scander de slogans de type « c’était mieux avant », il insista plutôt sur les modes de résistance du sujet à l’endroit (et à l’envers) des discours organisateurs. En s’intéressant à la « mutation des formes d’expressions de la souffrance subjective » et à ses effets, il soutint une recherche psychanalytique vivante, ne reculant pas devant le travail – nécessaire – qui consiste à écouter, aussi, ce que les « nouveaux symptômes » du sujet traduisent du malaise dans le « lien social » contemporain.
10 Ses interventions, à l’université et ailleurs, n’avaient rien d’un « discours sans énonciateur » qui aurait bercé son auditoire. Elles relançaient le questionnement plus qu’elles n’alimentaient le ronron des petites histoires. Les témoignages qui circulent depuis sa disparition insistent sur son mode singulier de transmission qui ne laissait pas indifférent et que l’on retrouvait dans ses très nombreuses conférences en France et dans d’autres pays ou dans ses communications lors des colloques passionnants qu’il organisait. Il y invitait des spécialistes de sa discipline, mais également des sociologues, des philosophes, des économistes ou des politologues, venus parfois de l’étranger comme par exemple, « Points de repère » à Nice en 2012, à Strasbourg en 2009 « Périnatalité et modernité », en 2008 à Strasbourg, « Malades du libéralisme », en 2007, « Discurso et medicina » à Belo-Horizonte au Brésil, en 2006 le « 1er Colloque international de psychopathologie du lien social » également à Strasbourg, en 2005 « Novas versôes do pai » à Belo-Horizonte au Brésil, ou à Strasbourg en 2004 « Le travail dans le transfert avec les bébés, les enfants et les adolescents ».
11 De ces rencontres scientifiques naquirent des amitiés solides, ainsi que des collaborations et des partenariats internationaux comme ceux où il retrouvait à Belo Horizonte, Marissa Decat de Mourra et Jefferson Pinto, professeur à l’Université fédérale du Mina Gerais (qui vient lui aussi de nous quitter) et en Italie, Giovanni Guerra, professeur de psychologie à l’Université de médecine de Florence.
12 C’est dans une perspective assez proche qu’il mit en place (en collaboration avec l’Institut supérieur de psychanalyse de Kiev), puis qu’il dirigea durant de nombreuses années, un Master de Psychologie option recherche, études psychanalytiques de l’UdS délocalisé à Kiev, puis un Master de Psychologie clinique et médiations thérapeutiques par l’art, de l’université de Nice, également délocalisé à Kiev et que dirige aujourd’hui Thierry Bisson. À ces initiatives on doit la formation de cliniciens durablement marqués par son enseignement.
13 C’est encore mû par cette curiosité insatiable de l’Autre et de l’Étranger, évoquée plus haut, que Serge accueillit et accompagna des thésards venus du monde entier (dont certains co-signent cet hommage et dont de nombreux autres nous ont demandé de les y associer). À ceux, encore sans connaissances précises de la psychanalyse ou ne maitrisant qu’imparfaitement le français, il prêtait une attention toute particulière, y compris quand leurs projets de recherche s’inscrivaient dans d’autres champs disciplinaires, comme par exemple celui de la psychologie du développement auquel il s’ouvrit et qu’il se plaisait à faire dialoguer avec la psychanalyse. C’est ainsi qu’il découvrit et s’intéressa aux thèses de la psychologie russe, qu’il eut l’occasion de comparer les travaux de Piaget avec ceux de Vygotskiy, et qu’il réfléchit à la question du Sujet telle que peuvent se la poser les psychologues russes, comme le Professeur Andrey Podoloskiy de l’université d’État Lomonossov de Moscou, qu’il invita à Strasbourg pour une série de conférences destinées aux étudiants et enseignants-chercheurs français et avec qui il noua des liens amicaux ainsi qu’une collaboration internationale pleine de promesses. C’est du reste ces mêmes thèmes qu’il aborda lui-même lors de ses conférences dans cette université, dont il reçut la médaille de professeur émérite, et qui permirent aux étudiants comme aux collègues russes de comprendre à la fois les différences mais également en quoi nos approches pouvaient se révéler complémentaires. De cette rencontre naquit l’idée d’études de cas comparées se référant aux approches psychanalytiques et développementales qu’il ne put malheureusement mener à bien.
14 Non sans lien avec le travail qu’il effectuait également en Ukraine où, en plus de son enseignement, il avait été amené à entreprendre des psychanalyses et à en superviser, Serge décida d’apprendre le russe avec les étudiants qui lui servaient (en attendant qu’il le maîtrise) de traducteur. De leur travail, dont il ne se contentait pas de profiter passivement, il entendait interroger les modalités, cherchait à tenir compte des tenants et aboutissants et tout spécialement de ce que la présence d’un tiers pouvait induire quant aux jeux transférentiels à l’œuvre tant dans ses cures que ses supervisions, ou bien encore de ce qu’en dépit de la barrière de la langue le travail sur le signifiant pouvait produire.
15 Ici c’est encore son sens de la clinique qui se faisait entendre. Une clinique marquée par le souci permanent d’une éthique dont il se faisait le passeur y compris lors des « présentations de malades » qu’il assura plusieurs années durant à Fréjus. Des étudiants niçois faisaient le déplacement pour y participer, de même qu’un certain nombre de professionnels venus de toute la région paca. Son écoute et ses interventions traduisaient un profond respect pour le travail psychique des patients. Serge Lesourd remettait alors l’énigme au cœur non seulement de la rencontre clinique mais de la discussion qui s’en suivait. Il ne faisait pas la leçon et ne donnait pas même l’impression de viser un quelconque enseignement. Ce qui primait n’était de l’ordre ni de la démonstration, ni de la monstration comme validation de ce que nous saurions déjà. Ce temps avait des effets d’ouverture au dialogue, au sens peut-être où Lacan l’entendait à propos de ses présentations à Sainte-Anne.
16 Cette passion pour la clinique et sa curiosité pour l’Autre, l’adolescent, le marginal, le fou, pour leurs « ratés » et l’impact du social sur leurs destinées, on la retrouve encore dans ses réflexions sur la toxicomanie que résume bien la préface de l’ouvrage Toxicomanie féminine d’Olivier Thomas (2006), qu’il avait co-signé avec Roland Gori. Ce sont elles qui l’amenèrent également à créer à Strasbourg avec Claude Escande un du d’addictologie.
17 D’autres aspects du travail de Serge Lesourd doivent encore être mentionnés ici, à défaut de pouvoir être développés, à propos de sa passion pour la recherche et la transmission, à commencer par les très nombreuses thèses qu’il dirigea et les travaux qu’il initia ou qu’il encouragea, comme la recherche internationale « CoPsyEnfant », (appel d’offre blanc anr) sur la construction de l’identité aujourd’hui dans les nouveaux liens familiaux et sociaux à partir des dessins d’enfants, dont la responsable scientifique était Véronique Dufour et dont l’originalité était d’être basée sur l’analyse qualitative et quantitative de dessins et de discours recueillis dans plusieurs pays. Serge Lesourd soutint également avec toute son énergie la recherche internationale dite « Prévention en périnatalité » (direction Claude Schauder), consacrée à une étude interculturelle comparative de l’attente des femmes et des hommes d’aujourd’hui en période périnatale, au regard des démarches prétendument préventives « d’éducation à la parentalité », également réalisée à partir d’entretiens enregistrés en Europe, en Asie, au Brésil et au Québec (direction Claude Schauder).
18 Et puis rappelons enfin que sa passion de la transmission, jamais très loin de la provocation à penser autrement, on en trouve encore la preuve dans ses livres, ses contributions à plusieurs ouvrages, ses articles... Mentionnons également la Lettre du GRAPE (érès) revue thématique trimestrielle pluridisciplinaire destinée aux professionnels de l’enfance et prenant comme outil de réflexion la psychanalyse, qu’il créa en 1990 et dirigea jusqu’en 1999. Et également aux éditions érès, la collection « Actualité de la psychanalyse », qu’il créa en 1996 et dirigea jusqu’il y a peu.
19 Il n’est pas très audacieux de penser qu’à travers ses textes, sa pensée continuera à déranger encore les certitudes trop installées de notre monde.
20 Pour finir cet hommage, profitons lâchement du fait que Serge ne pourra pas lire ces lignes, pour dire qu’il était un véritable Mensch. Retenue par une pudeur qui cachait mal une énorme sensibilité, sa parole était vraie. Ce qu’il ne parvenait pas à dire de son intime, il en faisait parfois des poèmes, pas toujours gais. La chaleur et l’amour qu’il dispensait à ceux qu’il aimait n’en étaient pas moins forts. S’il ne donnait pas forcément de ses nouvelles et savait se faire oublier, il était néanmoins là quand ses amis-e-s et ses étudiant-e-s avaient besoin de lui.
21 Peu friand de mondanités, il savait néanmoins faire la fête, aimait rire, boire et chanter (pas très juste d’ailleurs !). Les taches dont il décorait ses chemises disaient aussi qu’il savait se tenir à table.
22 Ceux qui eurent la chance de faire un bout du voyage avec lui savent quel merveilleux compagnon de route et de réflexions il savait être !
23 Tout l’art de sa pensée était de rendre lumineuses les nuits sans lune et sans sommeil comme il le faisait avec ses patients en tentant d’éclairer l’obscurité psychique de leur vie
24 À lui allaient, comme à personne, ces lignes du beau livre Survivance des lucioles (Éditions de Minuit, 2009) qu’il aimait tant et où, ne craignant pas de contredire Pasolini, Georges Didi-Huberman affirmait que les lucioles ne sont pas mortes et qu’elles se sont simplement déplacées ailleurs où l’air est plus respirable et que pour en saisir la lumière il nous faut nous aussi nous déplacer : « Les lucioles il ne tient qu’à nous de ne pas les voir disparaître… Or nous devons pour cela assumer nous-mêmes la liberté du mouvement, le retrait qui ne soit pas repli, la force diagonale, la faculté de faire apparaître des parcelles d’humanité, le désir indestructible. Nous devons donc nous-mêmes… devenir des lucioles et reformer par là une communauté du désir, une communauté de lueurs émises de danses malgré tout, de pensées à transmettre » (p. 133)… « Les lucioles ont-elles disparues ? Bien sûr que non. Quelques-unes sont tout près de nous, elles nous frôlent dans l’obscurité ; d’autres sont parties au-delà de l’horizon essayant de reformer ailleurs leur communauté, leur minorité, leur désir partagé » (p. 138).