CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La notion d’enfermement renvoie d’emblée à des coordonnées spatio-temporelles : on enferme dans un lieu pour un temps déterminé. Penser l’enfermement équivaudrait donc à penser l’enfermement d’un corps. Il s’agit ainsi à la fois d’une notion épistémologique et d’une praxis. Foucault le qualifia d’ailleurs de geste : « le geste qui enferme […] a des significations politiques, sociales, religieuses, économiques, morales [1] ». Ce geste est d’autant plus compréhensible dans notre actualité où le souhait d’enfermer, par exemple pour arrêter la maladie du coronavirus (Covid-19), s’est traduit par un confinement des corps, d’abord « dedans » – « restez chez vous ! » – et ensuite « dehors », hors des frontières – « restez dehors ! ». Entre l’enfermement dedans et l’enfermement dehors, les frontières sont gommées, le soin se traduisant alors en entreprise sécuritaire.

2Il en va de même pour la folie qui demeure enfermée dans les lieux où l’on soigne, l’hôpital, et où l’on punit, la prison. Entre soin et sécurité, la frontière s’efface de plus en plus et l’hétérogénéité se perd au profit d’une homogénéisation des lieux dont le paroxysme pourrait être l’hôpital-prison, autrement dit l’uhsa (unité hospitalière spécialement aménagée).

3Force est de constater que les personnes détenues sont de plus en plus atteintes de « troubles psychiques », de « maladies mentales ». C’est ce que démontre une enquête épidémiologique réalisée entre 2003 et 2004 [2], qui évaluait le taux de détenus souffrant de schizophrénie à 8 %, contre 1 % dans la population générale. Par ailleurs, 55 % des personnes détenues souffrent d’un trouble anxieux, 25 % d’un trouble mental. À cela, nous devons ajouter les cas de suicide chez les personnes incarcérées, dont le taux est sept fois plus élevé que dans la population générale, ainsi que les pratiques de scarification et d’automutilation, de plus en plus répandues au sein de la population pénale. Plus inquiétant encore, comme le relève le rapport n° 434 du Sénat : « La proportion de personnes atteintes de troubles mentaux les plus graves (schizophrénie ou autres formes de psychoses), pour lesquelles la peine n’a guère de sens, représenterait 10 % de la population pénale [3]. »

4Une personne incarcérée sur dix souffrirait donc d’une pathologie psychiatrique grave susceptible de l’empêcher de saisir le sens de sa peine, rendant ainsi difficile tout accompagnement socio-judiciaire qui, quant à lui, viserait à éviter la récidive. Et ce chiffre semble bien continuer à augmenter. Comment en est-on arrivé à ce taux d’incarcération des « malades mentaux » ?

5Selon une idée reçue, notent Lecerf, Michel, Barbier et Demontès – les auteurs du rapport n° 434 –, l’augmentation de l’incarcération des personnes souffrant d’un trouble psychiatrique serait liée au remplacement de l’article 64 du Code pénal de 1810, qui reconnaissait l’irresponsabilité pénale du « dément », par le nouveau Code pénal de 1993 qui distingue « l’abolition du discernement au moment des faits en raison d’un trouble psychique entraînant l’irresponsabilité (premier alinéa de l’article 122-1) et l’altération du discernement qui n’exonère pas l’auteur des faits de sa responsabilité ». Cette évolution du cadre juridique a-t-elle favorisé le mouvement de responsabilisation pénale ? Non, selon les auteurs du rapport, qui situent la cause de l’augmentation de la responsabilité pénale des malades mentaux, dans les politiques publiques : « Entre 1985 et 2005, la capacité d’hospitalisation en psychiatrie générale est passée de 129 500 à 89 800 lits et places. Il en serait résulté, de manière dommageable, une tendance des experts à refuser l’irresponsabilité d’auteurs d’infractions afin d’éviter de mobiliser un lit d’hospitalisation. » Autrement dit, ce sont les restrictions budgétaires qui ont réduit, en l’espace de vingt ans, la capacité d’accueil des hôpitaux psychiatriques de 40 000 lits : voilà la principale cause de l’augmentation de l’incarcération des fous constatée en 2004.

6Au moment de la publication de cette étude était promulguée la loi d’orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 2002, dite « loi Perben I ». Cette loi mettait en œuvre la création des établissements pénitentiaires pour mineurs (epm) de 13 à 18 ans, inaugurant le retour à une pratique qui avait disparu depuis les années 1970, au moment où furent fermés les centres de correction et d’éducation pour mineurs délinquants. Le xxie siècle s’ouvre alors par un retour à des techniques disciplinaires oubliées depuis des lustres : l’enfermement des fous et des mineurs délinquants. De nouvelles pratiques ont été inventées, qui élargissent encore le champ disciplinaire, notamment les centres de rétention administrative, lieux de privation de libertés internant les personnes issues de l’immigration illégale (les migrants) et les centres (socio-médico-judiciaires) de rétention de sûreté [4], qui accueillent les personnes détenues souffrant d’un trouble grave de la personnalité et présentant une grande dangerosité, caractérisée par une possibilité très élevée de récidive [5]. Tous ces dispositifs réactualisent les anciens fantasmes, les angoisses séculaires : la peur de la jeune génération, du « dément » et du criminel « pervers » que l’on va exclure de la cité en les enfermant dans des lieux sécurisés, à la périphérie des pratiques de soin et des pratiques éducatives. On voit ici les passages, les analogies, les rapports d’opposition et de corrélation entre prisons et hôpital, châtiment et soin, délinquance et folie, loi et contrainte des corps. Les études s’accordent à dire que ces pratiques de contrainte des corps ne permettent ni de soigner les fous [6], ni d’éduquer la jeunesse [7]. Elles ne semblent pas non plus conférer un sens à la peine privative de liberté, ne visant, comme au-delà de la peine, que ladite « réinsertion sociale ». Mais alors, que visent ces pratiques, sans toujours le savoir ? Et que peut-on espérer apprendre par la clinique pratiquée dans ces lieux ?

7Dans ce numéro de Cliniques méditerranéennes, nous articulons cinq paires signifiantes – prison/hôpital, châtiment/soin, délinquance/folie, loi/contrainte des corps, sens/peine – pour tenter de saisir ce que ces dispositifs disciplinaires peuvent nous dire, non pas sur la maladie mentale et la délinquance, mais sur les sociétés qui les ont inventées, ainsi que sur le sujet et le lien social. Nous envisageons ces dispositifs disciplinaires, ces espaces d’enfermement à partir de leurs conséquences tant pour le sujet que pour le lien social. Nous saisissons ces conséquences à partir de la clinique, la clinique au cas par cas, qui sera convoquée à la fois comme théorie et comme praxis. Douze contributions [8] clinico-épistémologiques nous aideront, dans la perspective pluridisciplinaire qui est la nôtre, à y voir plus clair.

Notes

  • [1]
    M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 77.
  • [2]
    F. Rouillon, A. Duburcq, F. Fagnani, B. Falissard, Étude épidémiologique sur la santé mentale des personnes détenues en prison, étude dgs, 2004.
  • [3]
    http://www.senat.fr/rap/r09-434/r09-434_mono.html#fn37
  • [4]
    Institués par la loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental.
  • [5]
  • [6]
    http://www.senat.fr/rap/r09-434/r09-434_mono.html#toc44
  • [7]
    S. Bouttier-Véron, « Réflexions autour de l’incarcération des mineurs : le point de vue d’un juge des enfants », Nouvelle revue de l’enfance et de l’adolescence, n° 3, 2002, p. 197-211.
  • [8]
    Ces travaux ont été retravaillés, par les auteurs mêmes, à partir de douze interventions de trois journées d’étude organisées par le crpms (Centre de recherche psychanalyse, médecine et société), Université de Paris : « Prison et hôpital : penser l’impensé ? » (Université de Paris, 10 mars 2018) ; « Prison et peine : droit, sujet, politique » (Assemblée nationale, 25 janvier 2019) ; « Clinique et enfermement » (Université de Paris, 14-15 juin 2019).
Giorgia Tiscini
Maître de conférences en psychopathologie clinique à l’université de Rennes, ea 4050 « Recherches en psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », place du recteur Henri Le Moal, CS 24307, F-35043 Rennes Cedex. F-35000 Rennes
giorgia.tiscini@univ-rennes2.fr
Thierry Lamote
Maître de conférences en psychologie, directeur du centre d’études des radicalisations et de leurs traitements (cert), Université de Paris ufr ihss, bâtiment Olympe, bureau 505, 8 place Paul Ricœur, F-75013 Paris
thierry_lamote@yahoo.fr
Laurie Laufer
Professeure, ihss Études psychanalytiques, directrice du crpms (ea 3522), Université de Paris - Paris 7, uspc, 8 rue Albert Einstein, F-75013 Paris
laurie.laufer@wanadoo.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 21/10/2021
https://doi.org/10.3917/cm.104.0005
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