CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Une jeune femme amoureuse sait que son amant la quitte le lendemain. Face à l’angoisse de la séparation, elle prend du charbon dans l’âtre et trace le contour de l’ombre du visage de l’être aimé projeté sur le mur. Elle anticipe que ce simulacre de la présence soutiendra la permanence de son désir et adoucira les tourments de la réalité de son absence.

2 Il y a là, réunis dans ce récit devenu mythique (Pline l’Ancien, 2013), tous les éléments princeps de l’exploration du virtuel d’hier et d’aujourd’hui.

3 D’abord, à l’instar de la trace dessinée sur le mur, cette réalité virtuelle est pour l’amante la « signature de l’être » de l’absent (Perriault, 1989). En la simulant, elle vient contredire sa disparition sensorielle matérielle en lui apportant une pérennité visuelle et un étayage mnésique de la coprésence.

4 Ce tour de passe-passe de la « présence » de l’absent n’est possible que grâce à une construction psychique qui défie les règles de la logique spatiale élémentaire : c’est le fantasme d’ubiquité – être présent simultanément en plusieurs endroits – qui permet à l’amante d’articuler le principe de réalité de l’éloignement objectif de l’être cher avec le principe de plaisir de sa « présence » subjective.

5 Cette capacité de l’humain de simuler la réalité matérielle mais plus encore de la contredire en créant de nouveaux mondes impossibles au sens rationnel du terme est emblématique.

6 Il est classique de nommer imaginaire cette production psychique. Même si elle s’inspire des images du réel, elle s’oppose à lui et aspire à le modifier au prix de l’éloignement de la réalité physique.

7 Mais pour mettre en exergue le désir de l’amante de « retrouver » l’objet chéri, le terme de virtuel apporte une plus-value sémantique inestimable pour rendre compte de cette intentionnalité créative : de fait, le bas-relief incarne simultanément certes, la reviviscence de la présence passée de l’amant et son absence actuelle, mais aussi et surtout, l’anticipation hallucinatoire convaincante de son retour.

8 Dans ce contexte, contrairement au scénario imaginaire sans garantie de prise en compte du désir de retour réel, la scénarisation virtuelle est tout entière gouvernée par l’anticipation de l’acte possible du retour. « Le virtuel se distingue soudain de l’imaginaire et devient donc, comparé à ce dernier, le marchepied de l’acte, l’antichambre potentielle de la réalité » (Chapouthier, 2009).

9 Il ne s’agit plus seulement en effet de modifier par l’imagination la réalité (de l’absence) mais de mettre aussi en avant la virtualité de sa résolution réaliste.

10 L’invention, seconde, par le potier Dibutades du premier bas-relief pourrait reléguer aux oubliettes la créativité de sa fille amoureuse. Un machisme séculaire et la rivalité entre le père et l’amant le justifieraient mais le rôle matriciel de sa fille n’échappe pas ni à Pline l’Ancien ni au lecteur. La femme détient le pouvoir de création de la vie et, durant la grossesse, elle est experte en anticipation de l’enfant virtuel à naître.

11 Et c’est bien à partir de la trame fondatrice de la créativité féminine procréative que l’ingéniosité masculine envieuse investit de son côté l’outillage technique de la virtualité.

Du virtuel à la realité virtuelle aujourd’hui : un axe anthropologique ?

12 Étymologiquement, virtuel est issu de virtualis « qui est en puissance », lui-même dérivé de virtus, « vertu », « caractéristique distinctive ». Le virtuel, c’est la potentialité du « en puissance » auquel ne s’oppose nullement le réel mais bien la mise en acte, l’actualisation. Et, en effet, en toute rigueur philosophique, depuis Aristote, le virtuel ne s’oppose surtout pas au réel mais bien à l’actuel.

13 La graine qui contient virtuellement l’arbre est tout aussi « réelle » que ses éventuels avatars successifs ultérieurs. Plus encore, le bloc de marbre dans lequel le sculpteur anticipe sa création recèle virtuellement l’œuvre qu’il projette. Ce dernier exemple est emblématique car il met en scène le désir de création et son guide, la freudienne représentation-but (Freud, 1900) qui substitue la présence hallucinatoire de la réalité psychique à l’absence actuelle. On y voit bien comment la technique donne la main et l’outil à la désirance dans une simultanéité [1] et une réciprocité à l’opposé d’un autre prétendu clivage psyché/technique si souvent source de méprises. On y perçoit aussi avec force, combien la mise en œuvre de l’acte est le fruit d’une anticipation créatrice dont la nature et le contenu sont le reflet authentique de la mémoire cognitive, affective, fantasmatique d’un individu indissociable de sa filiation et de son affiliation culturelle. Cette anticipation d’un prototype imaginaire s’enracine dans le substrat mnésique virtuel (Bergson, 1939). C’est une véritable simulation psychomotrice qui jette un pont entre les possibles du virtuel matriciel et les singularités de l’actualisation agissante.

14 Nous la définissons comme une construction mentale de l’observateur immergé physiquement dans des simulations sensorielles interactives en 3D ou 4D (des artefacts technologiques) qui leurrent sa perception.

15 La réalité virtuelle est donc un simulacre, non pas de la réalité mais de la perception du corps mobilisé certes avec ses cinq sens (l’odorat résiste encore un peu…) mais aussi et surtout ses freudiennes « représentations d’actions » (Freud, 1900).

16 Depuis les grottes de Lascaux, l’histoire de l’humanité s’écrit à partir du fil rouge de ces stratégies de simulations langagière et iconique pour combler l’absence et arrêter Chronos en affinant de plus en plus les leurres perceptifs. La réalité virtuelle d’aujourd’hui n’est par conséquent que le visage actuel de cette longue histoire où l’ont précédé le dessin, la peinture, la photographie, le cinéma muet puis sonorisé, la simulation numérique… La réalité virtuelle n’est donc pas une conquête récente mais elle a, en effet, grâce aux fantastiques progrès de ces deux derniers siècles, amplifié singulièrement son pouvoir d’influence et de conviction. Dans cette évolution trois variables ont joué un rôle considérable : la qualité de la vraisemblance de la simulation sensorielle, le degré d’interactivité et la vitesse d’exécution qui vise l’instantanéité. C’est la maturation spectaculaire de ces trois variables qui a engendré la révolution de la téléprésence.

17 La mise en œuvre technologique de la réalité virtuelle traverse donc bien une métamorphose remarquable mais son fond anthropologique reste constant : le cerveau simulateur (Chapouthier, 2001) et anticipateur (Berthoz et Petit, 2006) de l’humain a un pouvoir psychique qui peut non seulement imiter le réel physique, rationnel (Homo sapiens) mais, plus encore, le contredire et l’influencer en créant, éveillé ou rêvant, de nouveaux mondes rationnellement impossibles (Homo virtualis).

18 Ainsi, depuis l’aube de l’humanité, Homo sapiens-virtualis dispose de ce double pouvoir de conception symbolique de mondes rationnels sanctionnés par l’absence et la mort d’un côté et de mondes de simulacres de présence, de l’autre. Dans une culture collective donnée, les sujets se rebellent contre leur finitude et revendiquent leur créativité en investissant individuellement et collectivement les potentialités de la psyché.

Une relation d’objet virtuelle ?

19 L’expérience des consultations parents/fœtus en maternité associée à l’étude des aspects psychologiques du cadre échographique du diagnostic anténatal a conduit l’un d’entre nous à développer le concept psychanalytique de « relation d’objet virtuelle » (ROV) (Missonnier, 2009).

20 Cette ROV s’origine d’abord dans le tissage inaugural prénatal du lien biopsychique entre parents et embryon/fœtus et elle se décline ensuite en termes de réalité psychique vivante tout au long de la vie.

21 Pour les membres d’un couple et l’enfant à naître, la grossesse est l’occasion d’une double métamorphose progressive et interactive du devenir parent et du devenir humain : on ne naît pas parent à la naissance, on le devient en prénatal ; le fœtus ne naît pas humain, il le devient pendant la grossesse.

22 Au fil de ce continuum, la ROV, c’est donc la constitution du lien réciproque biopsychique qui s’établit en prénatal entre les (re)devenant parents opérant métaphoriquement une « nidification [2] » et le fœtus qui s’inscrit dans un processus de « nidation [3] ».

23 Jusqu’à présent, l’attention des spécialistes de la parentalité s’est concentrée sur ce que l’on pourrait considérer comme le seul versant parental de la ROV. « L’enfant » y est situé à l’entrecroisement du bébé virtuel prénatal et du bébé actualisé en postnatal. C’est en effet la confrontation dialectique permanente des deux qui constitue la réalité psychique de l’anticipation parentale pendant la grossesse qui ne correspond donc pas un état statique mais bien à un processus dynamique et adaptatif d’humanisation progressive de l’objet fœtus.

24 On peut, avec profit, considérer que la partition parentale de cette ROV correspond à la « fonction contenante » (Bion, 1962). Mais dans ce creuset, pour qualifier l’objet de la « rêverie maternelle » et paternelle, le choix de l’intitulé d’« enfant virtuel » est ici préféré à celui, classique, d’« enfant imaginaire », car il fait mieux entendre son hyperréalisme psychique indissociable de sa prégnance corporelle et le dynamisme objectal évolutif, mutatif de ses successives actualisations.

25 En se référant aujourd’hui au cadre d’une « intersubjectivité primaire » dont les racines plongent en prénatal (Trevarthen et Aitken, 2003), on peut désormais aussi tenter de décrire la ROV côté embryon/fœtus/bébé.

26 Elle se conçoit comme la matrice de toute la filière ultérieure qui va de la relation d’objet partiel à la relation d’objet total. Sa fonction première est d’en contenir cette genèse et d’en rendre possible le dynamisme évolutif mutuel à l’œuvre. Comme l’on parle en psychanalyse d’objet typique de la relation orale, anale, génitale, caractéristique princeps, la ROV est utérine. Contrairement aux zones érogènes ultérieures, la caractéristique typique de ce site utérin, c’est sa double appartenance spatiotemporelle à la mère, à son environnement comme contenant et au fœtus comme contenu. L’intersubjectivité primaire y est consubstantielle à la partition materno/fœtale de la ROV : elle est la matrice virtuelle d’une subjectivation future. Comme le phallus, qui appartient à l’évolution libidinale des deux sexes, la symbolique utérine de cette ROV concerne les femmes et les hommes. La ROV est inscrite fantasmatiquement dans la réalité psychique en général et le processus de parentalité des deux sexes. La récurrence du fantasme originaire freudien de retour dans le ventre maternel en est un des arguments convaincants (Missonnier, 2012).

27 Du point de vue strict de la relation d’objet, l’édition originale de la ROV aspire donc avant tout à dépasser une focalisation clivée sur les parents ou l’embryon/fœtus/bébé au profit d’une conception interactive, virtuellement intersubjective.

28 Dans ce cadre mutuel, tant pour le fœtus que pour les parents enceints, la ROV se réfère à un processus qui va de l’investissement narcissique extrême (qui tend vers un degré zéro de l’objectal, un pur virtuel) à l’émergence progressive d’un investissement (pré)objectal (qui tend vers les actualisations successives de l’objet total).

29 Au fond, cette ROV est une interface entre le « devenir parent » et le « naître humain » qui précède – et rend possible – celle de la relation bébé/objets premiers et, plus largement, des relations sociales.

30 Autrement dit, l’humain émerge dans un nid où les successives actualisations de son virtuel biopsychique vont advenir dans des modalités variables modulées par les interactions épigénétiques avec l’environnement des objets fondateurs. Plus précisément, la contenance biopsychique et l’investissement objectal de ces derniers objets jouent un rôle majeur pour inscrire dans le genre humain l’enfant virtuel de la grossesse caractérisé par sa précarité ontologique. Ce substrat constitue la fondation de la subjectivation ultérieure de l’enfant advenu. Or, l’expression de ces fonctions parentales structurantes et maturatives est elle-même fortement corrélée avec la qualité du travail d’actualisation/virtualisation inhérent au processus de parentalité.

31 C’est précisément cette dialectique générationnelle objet contenant/objet contenu en poupées russes qui est centrale dans la symbolisation – toujours intersubjective – des liens premiers. La contenance et l’investissement des objets initiaux sont garantes des actualisations du virtuel de l’objet contenu. Mais ces objets contenants sont eux-mêmes d’anciens contenus et les traces générationnelles conscientes et inconscientes (les restes) sont chez eux déterminantes dans l’expression de leur contenance et de leurs réponses objectales.

32 Au delà du seul contexte périnatal inaugural, notre hypothèse est alors la suivante : à chaque fois que le sujet est confronté tout au long de sa vie à une période sensible où se rejouent les conditions de la mise en mouvement (l’actualisation) de son inscription dans le genre humain via son efficience subjective virtuelle, la qualité de sa propre contenance interne et celle de son environnement externe sont surdéterminantes.

33 Finalement, le travail psychique conscient et inconscient d’actualisation/virtualisation s’impose comme une signature de l’hominisation dès la conception mais aussi, chemin faisant, toute la vie durant. Dans le cadre de la clinique, considérant la ROV comme un des axes princeps de l’actualisation subjectivante de soi, elle sera spécifiquement à l’œuvre dans l’investissement de la réalité virtuelle et méritera une attention toute particulière. Medium étayant de la créativité transitionnelle du sujet, la réalité virtuelle peut aussi en être une source de mises en scène de petites et grandes souffrances qui auront toujours en commun de constituer des attaques de son inscription dans le genre humain et du dynamisme même de l’économie psychique du sujet à travers son travail de symbolisation subjective. Pour mieux cerner la nature et le devenir de cette ROV, les notions de « transitionnalité », de « malléabilité » et de « transformation » sont des repères organisateurs pour le clinicien.

34 La réflexion engagée autour de la ROV aboutit finalement à une mise en relief de la genèse et du devenir des processus de transformations psychiques. Transformations des représentations de l’enfant virtuel dans le processus prénatal du devenir parent ; transformations dans le travail de symbolisation primaire chez le nourrisson ; transformations de la relation humaine médiatisée par les « machines à communiquer » ; transformations via le transfert dans la cur, etc. C’est à une incarnation contemporaine très spécifique de la ROV que nous souhaiterions présenter ici en emboîtant le pas de M. Dollander (2014) qui a mis en perspective deuil prénatal et ROV.

Les stèles virtuelles sur Internet dédiées à l’enfant disparu

35 Les situations de deuil provoquent bien souvent des réactions d’évitement. Le succès de la série culte américaine Six pieds sous terre[4] constitue un ilot médiatisé, une exception qui confirme l’intransigeance de la règle. De fait, dans bon nombre de nos sociétés postmodernes mondialisées, on peut légitimement se demander aujourd’hui si la phobie conquérante de la culture de la mort n’en est pas une des lignes transversales.

36 Or, ce qui est vrai pour la mort en général est caricatural avec la disparition du nourrisson et plus extrême encore avec celle du fœtus en prénatal.

37 Ceux d’entre nous qui œuvrent en périnatalité, constatent en effet que la mort n’est jamais aussi scandaleuse que dans le temple moderne de la fécondité : l’institution Maternité. Là où jaillit la vie, là où toutes les espérances se cristallisent autour de l’enfant à naître, « chargé de mission » d’éternité, les mécanismes de déni et d’idéalisation de la mort flambent. La meilleure et la plus tragique illustration en est la fréquente douleur solitaire des mères endeuillées. Trop souvent, elles sont privées d’espace de narrativité dans leur couple même, dans leur famille et dans une société où la langue, pourtant qualifiée de « maternelle », n’a pas daigné accorder un mot pour qualifier ce deuil et où la culture a longtemps résisté à offrir des espaces de ritualisation pour en authentifier l’affliction et en soutenir la cicatrisation de l’amputation.

38 Pendant des siècles, le terrible et incontournable taux de mortalité périnatal infantile et maternel constituait une donnée culturelle incontournable et reconnue : il imposait la confrontation et la proximité biopsychique entre naissance et mort. Aujourd’hui, l’heureuse raréfaction de ces tragédies prête le flanc à leur radicale scotomisation défensive. Observons à ce sujet, combien le scientisme médical a parfois sa part de responsabilité dans cette illusion de maîtrise des menaces qui persistent en périnatal. En particulier, la généralisation depuis trois décennies des procédures de diagnostic anténatal dans le suivi coutumier de la grossesse, est au cœur de la culture actuelle de la naissance et peut donner lieu, ponctuellement, à la croyance illusoire d’un contrôle omnipotent.

39 Depuis une décennie, une pratique numérique inédite a attiré notre attention : les vidéos commémoratives sur Internet, postées par des parents endeuillés.

40 Elles font leur apparition dans les années 2005 et leur nombre n’a cessé de croître depuis. Elles sont dédiées soit à des nourrissons décédés, des nouveau-nés à terme morts en post-partum, des morts fœtales, des extrêmes et grands prématurés décédés à la naissance ou après une période de vie mais aussi, dans une moindre proportion, à des fœtus « nés » après une IMG.

41 Cette pratique s’impose d’emblée comme indissociable de l’essor de la sphère d’influence culturelle du réseau Internet en général et, plus particulièrement, de la multiplication des mises en ligne de vidéos par des particuliers.

42 La création du site d’hébergement vidéo YouTube (et dans une moindre mesure Dailymotion) en 2005 constitue l’étape inaugurale d’un phénomène sans précédent dans l’histoire du Web : en 2010, YouTube annonce avoir franchi le cap des deux milliards de vidéos vues quotidiennement et, en 2012, la barre des quatre milliards de vidéos par jour. Réservées au départ aux écrans d’ordinateurs et aux utilisateurs de caméras, ces vidéos ont pris un essor considérable sur la Toile et dans le paysage médiatique avec la multi­plication des smartphones. Nomades et simples d’usage, ils offrent la possibilité à ces usagers de tourner, poster, visionner puis commenter ces vidéos très facilement sans compétences techniques élaborées.

43 Les vidéos les plus visionnées et commentées de ces sites d’hébergement sont des clips de star de la musique dont le succès rencontré (nombre de vues totales) doit beaucoup à ce médium. Un examen plus attentif montre que les vidéos d’humour, de divertissement et d’enseignement sont aussi en bonne place.

44 Derrière cette vitrine des clips vidéo « professionnels », souvent à vocation publicitaire, on trouve une myriade infinie d’usagers anonymes postant sur ces sites leurs propres vidéos témoignant de leur passion. Ils constituent quantitativement l’essentiel des vidéos postées, souvent avec un nombre de visionnages et de commentaires plus ou moins confidentiel. Certes, la mythologie YouTube insiste, par exemple, sur la percée de musiciens inconnus dont le clip a remporté un tel succès chez les internautes que des majors leur ont proposé de signer un contrat, début d’une véritable carrière. Mais, derrière ces histoires extraordinaires, se cache une foule d’usagers qui postent, visionnent et commentent des vidéos sur tous les sujets possibles et imaginables, des plus futiles aux plus graves, pour exprimer la subjectivité de leur identité numérique et (dans le meilleur des cas) tisser les liens numériques intersubjectifs avec des internautes partageant cet investissement.

Je poste sur YouTube, donc j’existe

45 La revendication de cette identité numérique est une constante dans la courte mais déjà complexe histoire des usagers d’Internet. Les mails, les sites personnels, les blogs, les forums, les réseaux sociaux, les avatars des jeux en ligne, etc., sont des espaces où ces identités numériques s’affirment et interagissent. L’apparition de sites comme YouTube et Dailymotion, en offrant l’accès au grand nombre de l’image et du son de la vidéo, a logiquement offert de nouveaux territoires de conquête pour ces identités numériques en quête d’« extimité ».

46 S. Tisseron (2001) définit l’extimité comme le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique. Cette extimité n’a pas attendu Internet pour se déployer ! Elle est véritablement anthropologique, c’est une constante humaine. Si elle est garante d’un échange intersubjectif authentique, cette communication à autrui au sujet de son soi intime, enrichit en retour l’intimité de celui qui s’est exposé dans un travail épanouissant de subjectivation et d’affiliation culturelle. Cette extimité s’enracine d’abord et avant tout dans le cercle des proches de ses groupes d’appartenance (familiaux, institutionnels, associatifs, religieux…) mais elle est indissociable d’un contexte culturel collectif plus large où les articulations dans la sphère publique entre les territoires de l’intimité et de l’extimité sont partagées au profit d’une efficacité symbolique.

47 Avec le réseau Internet, l’extimité du sujet peut, en étroite complémentarité avec le réseau des proches et des groupes d’appartenance locaux, trouver un espace-temps de déploiement créatif, propice à la subjectivation. Il peut aussi parfois, en l’absence plus ou moins marquée de ce tissu intersubjectif de proximité, se révéler être une tentative de mise en lien élaborative sans grande efficacité symbolique. Cette extimité souffrante sera alors plus la marque d’un appel à l’aide, d’une détresse, d’une intimité et d’un lien social sinistrés.

La présence de l’absent

48 Entre ces deux pôles extrêmes, d’une extimité créative et d’une extimité en souffrance, se situent sans doute les mille et une vidéos que l’on peut trouver sur Internet réalisées par des parents qui ont perdu un « enfant » pendant la grossesse.

49 Le médium vidéo n’est en lui-même porteur d’aucune signification a priori créative ou pathologique. C’est sa malléabilité à accueillir et permettre la figuration de la réalité psychique des parents et souvent de leurs proches, qui donne l’opportunité aux usagers de délivrer un message si intimement subjectivé à la sphère publique (un message extime).

50 Plus encore, c’est certainement la forte convergence entre la réalité virtuelle de l’espace Internet et la ROV à l’égard de l’enfant à naître disparu qui donne à cette mise en scène vidéo publique son efficacité symbolique transculturelle : les « relations » sur Internet (après les courriers postaux désynchronisés puis les échanges téléphoniques en temps réel) mettent puissamment en avant la possibilité de la communication interactive à distance mais, simultanément, elles mettent aussi en avant, tout aussi fortement, l’absence des corps, socle phénoménologique commun caractéristique de l’après-mort, au-delà des différences culturelles religieuses et laïques.

51 Pour des parents privés par la mort du corps vivant de leur enfant (et pour la mère enceinte, d’un corps enceint dans le sien propre), mettre en ligne une vidéo avec des images du défunt, c’est mettre en scène un spectacle dont le public des internautes sera lui aussi privé de la corporéité présente et sensoriellement authentifiable de l’être tragiquement absent. Ainsi, dans cette intentionnalité parentale spécifique comme dans celles d’usagers dialoguant sur Internet, revendiquer et investir la présence (du corps) de l’absent, est commun en termes de réalité psychique.

52 Dans ce contexte singulier de présence commémorée de l’absent, si ces parents peuvent parier sur une empathie des internautes à l’instar de celle dont ils font l’expérience dans leur intimité/extimité personnelle et/ou conjugale et/ou sociale à l’égard de la douleur de leur perte, le réseau Internet offre assurément un relais supplémentaire, un cercle social d’internautes du monde entier même si la langue du titre du clip et souvent des commentaires surdéterminent relativement son public.

53 A contrario, si ces parents, privés individuellement et/ou conjugalement et/ou socialement sont peu ou prou privés de l’expérience de cette empathie locale, leur attente d’une empathie distantielle reste a priori synonyme d’une attente idéalisée et d’une extimité démesurée peu propice à nourrir la boucle de retour d’enrichissement de l’intimité. Elle n’en reste pas moins un appel désirant actif, une promesse de dialogue en acte, certes encore virtuel, dont il est important d’envisager la précarité mais aussi la vitalité minimaliste de stratégies de survie qui se révèlent, après coup, décisives si elles donnent lieu à un soutien approprié.

54 D’ailleurs, nous, soignants du prénatal, avons tout à gagner à tenter de comprendre les formes toujours uniques de cet investissement parental du réseau Internet comme un espace possible de commémoration de l’enfant perdu. Une cérémonie numérique en somme dont on peut présager la promesse d’un rituel séculier de deuil qui vient, très précisément, tenter de remplir une double fonction : être au plus près des spécificités psycho­logiques du deuil prénatal ; se rebeller vivement contre l’omerta sociale généralisée face à la mort prénatale de l’enfant à naître.

55 Rentrons maintenant dans le vif du sujet avec de courtes évocations cliniques issues de la pratique quotidienne et à l’origine de notre intérêt pour ces vidéos. Dans un but d’anonymisation, elles sont volontairement modifiées.

Ici et maintenant, contre l’oubli

56 Les séances de préparation à la naissance et à la parentalité centrées autour d’une thématique que j’anime avec une sage-femme sont inaugurées par un tour de présentation des parents. Cette fois-là, l’une des femmes enceintes, Mme T., évoque à son tour son terme actuel de 7 mois, mais précise-t-elle, ce n’est pas « son premier enfant ». Elle a déjà été enceinte il y a deux ans et elle « a perdu son bébé » lors d’une grossesse précédente suite à une mort spontanée, médicalement inexpliquée, à 6 mois.

57 Ma collègue sage-femme et moi sommes au fil des années avertis de l’irruption dans le groupe de ce type de témoignage que le taux de mortinatalité logiquement impose. Même si nous en connaissons « l’effet épouvantail » chez certains participants, nous avons appris à en valoriser explicitement la survenue spontanée car elle constitue une invitation à la libre parole sur un sujet, comme on l’a formulé, trop souvent tabou. De plus, dans le cadre d’une préparation résolument centrée sur l’anticipation des possibles sans langue de bois, cette évocation de la mort prénatale s’impose à nous, sous certaines conditions formelles strictes, comme des plus opportunes d’un point de vue préventif.

58 Mme T. ne dira rien de plus lors de ce premier tour. Elle participe aux échanges en revendiquant son expérience de la grossesse face à une majorité de femmes primipares dans le groupe. Alors que le débat porte sur l’expérience des premières échographies et sur l’intérêt pour les parents de disposer ou non de clichés, de vidéos du fœtus, Mme T. se fait très affirmative : pour elle, les « photos de profil de son enfant », données par l’échographiste à l’issue des deux premiers examens, se sont révélées essentielles pour « réaliser ce qu’elle avait perdu », après le drame. Et elle précise, en mettant dans son propos toute la force d’un argument décisif : « D’ailleurs, j’ai mis ces photos dans la vidéo que mon mari et moi avons réalisé sur Internet pour notre premier fils Virgile. »

59 Avec tact et souplesse et convivialité, le groupe accueillit les propos de Mme T. Pertinence des clichés des enfants à naître… morts et vivants occupèrent le groupe quelques instants sans heurts, puis, les associations verbales groupales se poursuivirent en direction de l’intérêt discuté des albums de famille. Marqueurs généalogiques organisateurs pour les uns, ils sont aussi évoqués par d’autres, comme des occasions de réactivation de blessures douloureuses.

60 Je n’en apprendrai pas plus sur Mme T. et son énigmatique évocation pour moi de sa vidéo sur Internet… ; quelques jours plus tard, la rencontre, pour notre rendez-vous mensuel, avec M. et Mme F. allait me permettre d’aller plus avant.

61 Je suis ce couple depuis un an et demi. Suite au diagnostic d’une cardiopathie sévère de son « enfant », Mme F. a subi une IMG à 6 mois de grossesse. Un mois après une IMG qu’elle considère après coup comme une décision erronée, Mme F. est, selon son médecin généraliste, fortement déprimée. Elle vient de sa part me consulter avec son mari. La première rencontre montre que c’est bien le couple qui est ravagé par cette IMG. L’un comme l’autre n’ont manifestement pas eu le temps de métaboliser ce qu’ils ont vécu tous deux comme la préconisation insistante de l’équipe médicale de procéder à une IMG, certes pleinement cohérente au regard du pronostic létal pour le bébé à la naissance.

62 M. et Mme F. ont depuis compris sur Internet et en particulier sur deux forums, « Petite Émilie » et « Spama », qu’il était possible de « refuser » l’IMG et d’accompagner son enfant jusqu’à la fin avec des soins palliatifs. Rétrospectivement, ils sont très culpabilisés par leur impuissance, leur passivité face au discours médical et parlent de « non-assistance à notre enfant en danger ».

63 Pour autant, M. F. comme Mme F. me frappent lors des premières séances par leur créativité narrative respective et la qualité de leur étayage mutuel. Alors qu’ils décrivent la démesure de la douleur muette de la perte de leur premier enfant tant désiré quand ils sont séparés au travail ou ensemble chez eux, ils revendiquent utiliser le cadre que je leur propose pour mettre des mots sur l’ineffable. Dans cette direction, l’empathie croisée de l’un et de l’autre face au drame m’impressionne.

64 À cette séance, Mme F. évoque la place importante et, selon elle, salvatrice, qu’elle prend dans les forums où des parents « qui ont vécu la même chose qu’eux » débattent ensemble. Elle observe d’elle-même qu’elle a été pendant de longs mois « en demande » dans ces forums et, qu’aujourd’hui, elle se sent beaucoup plus du côté des « amies bienveillantes » qui donnent des pistes tout en restant attentive à ne pas être trop directive car « chacun suit son propre chemin ».

65 Je me tourne alors vers son mari et lui demande si il participe lui aussi à ces forums. Il me répond qu’il y a été juste après l’IMG mais pas par la suite, contrairement à sa femme. Par contre, poursuit-il, « nous avons vraiment réalisé ensemble la vidéo d’Amélie qu’on a postée sur YouTube ».

66 Interloqué pour la deuxième fois à peu d’intervalle, je demande cette fois à M. et Mme F. de m’éclaircir à ce sujet. Je note d’abord leur surprise, sinon leur déception qu’un professionnel de la périnatalité ignore cette pratique, à leurs yeux, si évidemment visible sur Internet. M. F., bienveillant, se fait didactique et m’informe : « Il s’agit de vidéos contre l’oubli postées sur YouTube par des parents qui ont perdu leur bébé. » Mme F. me précise que leur vidéo s’organise autour d’une photo d’Amélie prise lors de la deuxième échographie mais aussi de celles qui ont été prises à la maternité par une sage-femme après l’IMG. M. et Mme F. n’avaient pas souhaité voir Amélie après l’IMG mais « heureusement » qu’ils avaient pu récupérer les photos ensuite. M. F revendique avoir eu l’idée de demander aux « grands-parents » d’apparaître sur la vidéo pour témoigner de leur tristesse. Il en a eu l’idée en regardant une vidéo de sensibilisation au deuil prénatal du site de Petite Émilie où on voit des visages de grands-parents.

67 M. et Mme F. se targuent d’avoir plus de 10 000 vues à ce jour de leur clip vidéo. Certains des messages laissés par des internautes lui ont « vraiment fait chaud au cœur » souligne Mme F. « Bien sûr, poursuit M. F., il y a beaucoup de parents qui ont vécu la même chose que nous et ça fait du bien de le savoir mais il y a aussi des gens qui semblent découvrir que ça soit possible en tombant sur cette vidéo et ça c’est important pour qu’on en parle plus. »

68 Dans le contexte de ce couple, j’émets l’hypothèse que la réalisation du clip vidéo, sa mise en ligne, le suivi du nombre de vues, la lecture des commentaires a constitué un acte d’extimité individuelle, conjugale et familiale créatif favorisant l’apprivoisement de la perte et sa reconnaissance sociale. Je me demande aussi si ce que décrit M.-J. Soubieux (2008) comme bénéfice chez les mères qui participent à un groupe d’endeuillées n’est pas, partiellement actif, dans l’agora numérique en distantiel. Le risque de désaffiliation sociale des parents face à la mort prénatale est manifestement limité par cette intégration collective même si, encore une fois, la seule scénarisation distantielle ne peut se substituer magiquement à la présentielle mais en constitue toutefois l’expression du désir.

69 Désormais averti de l’existence de ces pratiques parentales qu’une exploration personnelle de YouTube a largement confirmée, mon oreille est sans doute devenue plus fine à ce sujet. J’en ai eu récemment la preuve lors de rencontres avec une jeune femme me consultant sur les conseils pressants de son gynécologue-obstétricien pour « dépression », suite à un deuil prénatal.

70 Mme D. a perdu il y a près d’un an sans motifs médicaux reconnus son premier « enfant » à 22 semaines de grossesse. Ne le sentant plus bouger, elle vient aux urgences et apprend que le « fœtus est sans vie » ce qui signifie pour elle : « Ma fille Clara est morte. » Depuis, les événements se sont précipités : elle s’est séparée de son compagnon, père de cet enfant, et elle est en arrêt longue maladie pour « dépression ». De plus, Mme D. est isolée en région parisienne car elle a quitté sa province natale pour trouver du travail comme graphiste.

71 Elle avait fait connaissance de son compagnon sur un site de rencontres. La rencontre « en vrai » s’est faite après de longs mois de dialogue sur Internet car elle redoutait l’épreuve du rendez-vous. Quand cette perspective était trop pressante, elle opérait une rupture numérique. Ce qui avait retenu son attention avec le père de Clara, c’est qu’il tenait bon face à sa réserve à décider d’une rencontre.

72 Mme D. se présente comme une jeune femme refusant obstinément les « compromis », les « lâchetés » de la vie adulte au profit d’une rébellion permanente que je perçois comme une adolescence interminable. Elle a fui ses parents et sa sœur aînée qui sont, selon elle, des « petits bourgeois victimes du système ».

73 Elle espérait qu’Internet ainsi que son compagnon seraient une source de culture libératrice mais son expérience de graphiste dans une entreprise de fabrication de sites Web l’a beaucoup déçue car, d’après elle, seul le profit financier est maintenant visé.

74 Dans ce paysage marchand du réseau, une exception toutefois : les clips vidéo des parents endeuillés sur YouTube. Elle y trouve un grand réconfort au point qu’elle a décidé de réaliser son propre clip à la mémoire de Clara, son ange de lumière. Elle l’a commencé deux mois après la « naissance » de Clara. Depuis la rupture il y a six mois avec son compagnon, elle a modifié à plusieurs reprises le clip puis l’a finalement intégré à un site plus complexe où elle peut sélectionner les réactions des internautes en éliminant celles qui ne lui conviennent pas. Aujourd’hui, le suivi méticuleux du nombre de vues et la lecture des commentaires qu’il produit constituent pour Mme D. « le moment le plus important de sa journée ».

75 Lors des récurrentes évocations par Mme D. de ce sanctuaire que je redoutais fétichisé, je ressens profondément et avec émotion son isolement et sa détresse.

76 L’extimité surinvestie de Mme D. s’impose à moi comme le miroir redoutable d’une intimité phobiquement évitée. Le tissage des liens numériques avec les internautes en distantiel m’apparaît comme un agrippement à des bouées de survie plus qu’à un projet de relations mutuelles avec des personnes singulières identifiées.

77 En d’autres termes, j’ai le sentiment que Mme D. est véritablement aspirée par la menace mélancolique du deuil prénatal et que son espace numérique en est le décor privilégié. Le site de commémoration de l’ange Clara est l’œil du cyclone dépressiogène. Au fond, je crains qu’il ne s’agisse pas d’un lieu d’élaboration mais bien plutôt d’un espace de répétition traumatique.

78 En dépit de mon inconfort à être immergé dans cet univers angoissant, j’accorde un intérêt bienveillant aux propos de Mme D. tout en pariant sur sa possible transformation. C’est d’ailleurs ce qui se produira après la mise à l’épreuve de notre cadre pendant de longs mois avec ce récit récurrent et opératoire du suivi de ce site où le ressenti de ma solitude pendant ses monologues reflétait bien sa désespérance.

79 À l’issue de ce tunnel, Mme D. se décollera de cet espace numérique traumatophile et investira le transfert. La reprise du travail dans son entreprise au sein d’un service remanié avec de nouvelles têtes, la progressive disparition de sa dépression, la fierté de réussir le sevrage des antidépresseurs, ouvrirent progressivement sur la possibilité d’une « amourette » au travail, bientôt qualifiée d’« affaire sérieuse ».

80 En relisant mes notes, j’observe qu’un progressif silence s’est instauré sur le site dédié à Clara à mesure que l’alliance thérapeutique s’instaurait. Le détour défensif par l’espace Internet et ses internautes distants sans corps n’était plus nécessaire : le récit adressé à un autre et l’accordage affectif en présence devenait possible.

81 Ma rêverie de psychothérapeute a été confirmée quand Mme D. m’a annoncé fièrement que son amoureux avait écouté avec beaucoup d’attention ses peines endurées depuis la mort de Clara, accepté de voir le site et même proposé de changer la bande son au profit d’un morceau qu’ils adorent tous les deux actuellement.

82 Espace de transitionnalité créatif, les vidéos et sites Internet de commémorations peuvent être aussi des prisons avec des chaînes mélancoliques cruelles. L’exemple de Mme D. le montre aisément. Mais ce que je crois bon de mettre en exergue avec cette vignette, c’est combien ces mouvements d’extimité numérique relèvent de la logique du pharmakon grec : il est potentiellement poison ou médicament et ce ne sont que les singularités intrapsychiques et intersubjectives des utilisateurs (et donc de la réalité psychique des usages) qui donneront au médium ses vertus curatives ou délétères. L’intérêt de la vignette de Mme D. est de pointer les voies de passage, la réversibilité et le dynamisme entre poison et remède qu’un trop rapide examen pourrait figer dans une position de clivage.

Des limbes numériques ?

83 Au final, cette contribution vise un triple objectif.

84 Premièrement, la reconnaissance par les soignants du périnatal de l’existence sociologique et psychologique d’une période de grossesse constituant véritablement désormais pour les parents le premier chapitre prénatal de la biographie vraie du sujet contemporain appartenant à une société où les procédures du diagnostic anténatal sont devenues coutumières.

85 Deuxièmement, inviter ces professionnels à tirer pleinement les conséquences de cette redéfinition de la chronologie ontologique postmoderne pour mieux accueillir les souffrances des parents endeuillés en prénatal.

86 Enfin et surtout, troisièmement, partager avec les soignants de tous les âges de la vie une esquisse de réflexion sur une forme contemporaine et originale de réponses parentales face au deuil prénatal : les vidéos commémoratives sur Internet. Elles offrent aux cliniciens internautes une voie d’accès privilégiée aux spécificités de la ROV endeuillée, à la complexité de la chorégraphie des forces de vie et de vulnérabilité chez les parents confrontés à cette perte tragique.

87 Pour le meilleur et pour le pire, ces vidéos constituent des stèles virtuelles pour l’enfant virtuel défunt. Elles contiennent chacune à leur façon des témoignages émouvants d’une tentative d’étayage d’un travail de deuil via le réseau mondial. Leur mise en œuvre aspire à une véritable commémoration collective dont on peut percevoir l’efficacité symbolique numérique à travers notre propre trouble en les visionnant !

88 A minima, ce rituel séculier contemporain témoigne du dynamisme symboligène des parents endeuillés pour se rebeller contre le déni du deuil en général et du deuil prénatal en particulier.

89 Les résistances du clergé à l’émergence et à la reconnaissance du Limbe des enfants (limbus puerorum) pour accueillir les âmes des « enfants » morts sans baptême aux XIIe et XIIIe siècles ont été farouches (Lett, 1995). Souhaitons à la « Limbe numérique » du troisième millénaire un meilleur accueil chez les professionnels ouverts aux métamorphoses de bébé « sapiens » et de la ROV !

Notes

  • [1]
    « L’instance symbolisante est toujours déjà technologique » écrit J.-L. Weissberg dans son chapitre « Entre présence et absence, un virtuel toujours plus corporel » (Missonnier et Lisandre, 2003).
  • [2]
    Du latin nidificare « construire son nid », « nicher ».
  • [3]
    Fixation de l’œuf fécondé des mammifères dans la muqueuse utérine.
  • [4]
    Six Feet Under est une série télévisée américaine en soixante-trois épisodes créée par Alan Ball et diffusée entre 2001 et 2005 sur la chaîne américaine HBO puis dans le monde entier. Elle raconte le quotidien d’une famille, les Fisher, à la tête d’une société de pompes funèbres à Los Angeles.
Français

Depuis deux cent mille ans Homo virtualis dynamise le développement d’Homo sapiens.
Depuis 2005, des parents réagissent en créant des stèles virtuelles sur Internet dédiées à leur enfant disparu. Ces clips vidéo témoignent d’une tentative originale de médiatisation du processus de deuil sur la toile. C’est une illustration emblématique de la relation d’objet virtuelle.
Selon les situations, toujours uniques, elles illustrent la créativité et la vulnérabilité des parents sur le réseau Internet. Au fond, ces stèles virtuelles s’imposent comme des rituels séculaires que les sciences humaines et la clinique psychanalytique ne peuvent pas ignorer.

Mots-clés

  • Relation d’objet virtuelle
  • deuil prénatal
  • rituel séculier
  • YouTube
  • stèles virtuelles

Bibliographie

  • Bergson, H. 1939. Matière et mémoire, Paris, Puf, 1985.
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  • Chapouthier, G. 2001. L’homme, ce singe en mosaïque, Paris, Odile Jacob.
  • Chapouthier, G. 2009. « Réalité et imaginaire : l’homme et l’animal », conférence au séminaire de l’APEP, 9 avril.
  • En ligneDollander, M. 2014. « Deuil périnatal paternel et relation d’objet virtuelle », Dialogue, n° 205, p. 103-114.
  • Freud, S. 1900. L’interprétation des rêves, Paris, Puf, 1967.
  • Lett, D. 1995. « La naissance du Limbe pour enfants aux XIIe-XIIIe siècles », Devenir, n° 7, p. 101-112.
  • En ligneMissonnier, S. 2009. Devenir parent, naître humain. La diagonale du virtuel, Paris, Puf.
  • En ligneMissonnier, S. 2012. « L’antique terre natale : nostalgie, inquiétante étrangeté et dialectique fusion/séparation », Le Carnet PSY, n° 164, p. 40-45.
  • Missonnier, S. ; Lisandre, H. 2003. Le virtuel : la présence de l’absence, Paris, Éditions EDK.
  • Perriault, J. 1989. La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion.
  • Pline l’Ancien. 2013. Histoire naturelle, édité par S. Schmitt, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », livre 77.
  • Soubieux, M.-J. 2008. Le berceau vide, Toulouse, érès, 2016.
  • Tisseron, S. 2001. L’intimité surexposée, Paris, Ramsay.
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Sylvain Missonnier
Professeur de psychologie clinique de la périnatalité à l’université Paris Descartes Sorbonne Paris Cité, directeur du laboratoire PCPP (EA 4056), psychanalyste SPP, membre fondateur de l’Institut du virtuel Seine Ouest (IVSO), www.rap5.org, 8 avenue JB Clément, F-92100 Boulogne
syl@carnetpsy.com
Xanthie Vlachopoulou
Psychologue clinicienne, maître de conférences de psychopathogie psychanalytique du virtuel, laboratoire PCPP (EA 4056), université Paris Descartes Sorbonne Paris Cité, membre fondateur et secrétaire générale de l’Institut du virtuel Seine Ouest (IVSO), Institut de psychologie, 71 avenue É. Vaillant, F-92100 Boulogne
xanthie.vlachopoulou@parisdescartes.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2018
https://doi.org/10.3917/cm.098.0067
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