1 Au début de la vie, écrit Freud, « le moi est avant tout un moi corporel » (1923, p. 270). Il semblerait implicite que le début de la vie coïncide avec le moment où le bébé voit le jour. Mais Freud lui-même ouvre la voie vers l’exploration de la vie prénatale, au sujet de laquelle les recherches de ces dernières années ont confirmé son intuition. Il écrit : « Vie intra-utérine et première enfance sont bien plus un continuum que la césure frappante de l’acte de la naissance ne nous laisse croire » (1926, p. 254). La notion de l’existence d’un moi corporeldu nouveau-né a une portée véritablement révolutionnaire. Le corps ne serait pas seulement doté, dès le début, des sens qui se sont formés l’un après l’autre au cours de la vie prénatale, maisil s’y serait développé une sorte de précurseur de ce que nous appelons le sens d’identité, si éphémère soit-il. Gaddini affirme que le corps et la psyché ne sont pas séparables et que la psyché n’existe pas sans le corps. Dans le continuum psyché-corps, ce dernier est inclus dans la psyché. Il écrit : « La psychanalyse est intéressée au plus haut degré au sens psychique du biologique » (1985, p. 733, je souligne).
2 Quant à la sensorialité, les sens sont inhérents au fonctionnement de tout corps vivant, chacun d’eux avec sa fonction spécifique. La découverte de connexions intermodales dès la vie prénatale et de la production de transpositions transmodales au niveau de la sensorialité témoigne de la présence précocissime d’une fonction protomentale capable de créer des liens.
3 Il est vrai que la vie prénatale est essentiellement immergée dans la continuité. Il est vrai également que l’activité psychique capable de symbolisation nécessite une expérience de différenciation pour émerger, différenciation qui ne peut résulter que d’un minimum de perception de discontinuitépréparant la possibilité du clivage primaire. La condition pour que se fasse un lien doté de sens est qu’il y ait en amont une intuition même fugace de soi comme être séparé et donc de l’altérité de l’autre, avec lequel deviendra possible une identification sans redevenir fusion. Avec la notion de la double voieGrotstein (1980) offre une vision dynamique des premiers instants de différenciation. Il formule l’hypothèse qu’au moment de l’émergence momentanée de proto-expériences d’altérité de l’enfant périnatal, nous pouvons supposer une alternance de deux états psychophysiques, dont l’un représente la permanence dans ou le retour vers l’illusion d’une union originaire, alors que l’autre s’ouvre à des moments fugaces de perceptions spatiotemporelles d’altérité et de finitude.
4 Le philosophe Ludwig Hohl écrit : « Une des choses les plus difficiles : penser le nombre deux… mais seulement qui a pensé deux peut dire un »(1981, p. 158). L’expérience du deux requiert une division, l’acceptation d’un processus de perte par rapport à l’union originaire, perte inévitable toutefois pour devenir un, pour me sentir séparé de l’autre, et pouvoir me penser comme un moi. Ce n’est que si j’ai parcouru ce processus de séparation que je puis rencontrer l’autre, le toi,et créer un lien entre lui et moi. Au moment où l’unité primordiale s’est divisée en deux unités distinctes, le nombre trois est encore implicite, mais déjà présent, la tiercité étant inhérente à toute expérience de séparation, si fugace soit-elle. Le tiers habite dans la distance spatiale entre moi et l’autre et dans la distance temporelle entre ce qui était présent tout à l’heure et ne l’est plus maintenant.
5 Les explorations échographiques intra-utérines nous permettent d’observer les comportements de l’enfant prénatal et d’être témoins du fait que, dès le moment où la maturation neuronale du foetus permet aux différents sens, l’un après l’autre, de ressentir et de percevoir son environnement, l’enfant n’est pas uniquement récepteur. Il réagit à des stimulations, mais il agit aussi et explore activement son habitat, avec le toucher et les mouvements. Les études de la vie fœtale ont montré que le bébé n’est pas une tabula rasa au moment de la naissance, mais qu’il naît avec une mémoire de son histoire intra-utérine, mémoire qui est la principale source d’anticipation, d’orientation et d’intentionnalité postnatale. Existe-t-il une phase primitive de la vie fœtale que nous devons considérer comme a-mentale ou pré-mentale et dont la mémoire ne serait qu’un simple dépôt neutre d’inscriptions sensorielles ? De nombreuses recherches montrent que la mémoire prénatale du nouveau-né est imbue d’émotions. Une recherche a révélé que l’exposition périodique d’un groupe de nouveau-nés au son enregistré du battement d’un cœur adulte porte à une diminution marquée des périodes de pleurs par rapport à celles d’un groupe de contrôle (Salk, 1973). Si les bébés se calment lorsqu’ils perçoivent le rythme familier de l’environnement prénatal, cela signifie que l’expérience de sa présence a un sens émotionnel.
6 Quand et comment l’enfant acquiert-il les moyens pour transformer les événements ressentis et perçus en expériences? Quand et comment pouvons-nous imaginer qu’émergent ces premières lueurs d’un sens ? Le sensest-il une valeur ajoutée qui se présente ou devient accessible à un moment donné ? Quand ? Et dans quelles circonstances ? Ou bien le sens peut-il être considéré comme un potentiel intrinsèque qui est ressenti une fois qu’a commencé à se former un contenant psychique capable de recevoir et de conserver des contenus ?(Bion, 1962). L’apport révolutionnaire de Bion est précisément l’idée que le bébé peut avoir un « sens de ce qu’il a vécu » en relation avec la naissance d’un « appareil à penser les pensées, qui n’existe pas à l’état inné et dont la genèse dépend de cette relation contenant/contenu »(Houzel, 2013). Le sensserait-il donc prêt à se dévoiler en face de l’émergente capacité de l’accueillir, grâce à une perception primordiale d’une annonce d’altérité ?
7 La philosophe américaine Langer écrit : « La capacité d’appréhension de sens (meaning) précède probablement son expression » (1951, p. 110). Meltzer, qui a exploré les états psychiques les plus primordiaux, suggère que « l’expérience émotionelle ainsi que la formation rudimentaire de symbole et de pensée commencent dans les derniers mois de gestation et forment l’arrière-plan, sur lequel l’expérience du monde extérieur, et en particulier du corps et de la psyché de la mère, auront leur impact crucial » (1992, p. 58). Bion, explorateur rigoureux des origines de l’activité psychique et donc de l’émergence du sens, pose les grandes questions en termes simples. Il se demande, dans Le passé représenté : « Le fœtus pense-t-il ? » (1977).
Les sens de proximité et les sens de distance
8 Les deux catégories de la sensorialité prénatale semblent avoir des fonctions différentes, mais complémentaires pour les expériences intra-utérines de l’enfant. Je fais une distinction entre les sens de distance, à savoir la vue et l’ouïe, et les sens de contiguïté, essentiellement la tactilité et la dimension kinesthésique.
Les sens de distance – la dimension auditive
9 Quoique la sensibilité visuelle soit pleinement développée bien avant la naissance, la pénombre de l’environnement intra-utérin n’offre guère de nourriture pour une expérience visuelle significative. La fonction de la sensorialité prénatale à distance est donc essentiellement centrée sur le canal auditif. L’ouïe est un sens exclusivement récepteur. La voix, la contrepartie active et propositive de la dimension du sonore, ne deviendra l’instrument d’expression des états émotionnels du bébé et de sa recherche relationnelle qu’après la naissance. L’enfant prénatal n’entend pas seulement les sons de son entourage, en particulier la voix maternelle, mais il l’écoute, comme le montrent de nombreuses études. Cela signifie qu’il se penche activement vers son entourage. Les particularités de la voix maternelle sont conservées dans sa mémoire, et le nouveau-né la reconnaît immédiatement et sans hésitation. Dans des travaux précédents, j’ai formulé l’hypothèse que la mémoire de l’ensemble de la sonorité et des rythmes de l’expérience auditive prénatale, centrée essentiellement autour de la voix maternelle, forme ce que j’ai décrit comme l’objet sonore qui constituerait le noyau de l’objet maternel postnatal (Maiello, 1993). Il est implicite dans cette hypothèse qu’un processus protomental prénatal ait dû transformer la perception sensorielle auditive en expérience internalisable et internalisée.
10 Une des particularités de l’expérience auditive du bébé prénatal réside dans le fait que la voix est immatérielle, à la différence de l’entourage intra-utérin que l’enfant explore par ses activités tactiles et kinesthésiques. En outre, il n’a aucun pouvoir sur la présence ou l’absence de la voix de la mère que pourtant il écoute attentivement, par laquelle il est animé et à laquelle il répond par une augmentation de ses mouvements. J’ai suggéré que le silence de la voix maternelle pourrait exposer l’enfant prénatal à une première expérience d’un manque, d’une disparition, et d’un ressenti d’impuissance. Dans l’alternance de présence et d’absence vocale, l’enfant pourrait faire une proto-expérience d’altérité dans sa dimension tant gratifiante que frustrante. Selon la théorie de la pensée de Bion (1962), le manque de la voix vivifiante pourrait représenter un stimulant puissant pour le développement de l’activité protomentale et de la mémoire prénatale grâce à un processus que nous pourrions considérer comme précurseur de l’introjection.
Synchronisation rythmique prénatale
11 Une recherche révèle deux éléments ultérieurs importants pour l’exploration de la vie prénatale. Elle confirme non seulement que l’enfant prénatal est capable de transposition transmodale de l’expérience auditive à une forme kinesthésique, mais aussi et surtout que le moi corporel prénatal se crée dans la relation. « Notre préhistoire nous fait bien avant le déliement de la naissance déjà membre d’un couple, sujet d’un groupe » , écrit Kaës (1993b). Missonnier souligne « la nature fondamentalement intersubjective du fœtus/bébé humain orienté vers l’’autre virtuel » (2009, p. 79), et Roussillon (1999) n’hésite pas à parler d’une subjectivation prénatale.
12 L’étude en question fut effectuée à New York sur deux groupes de nouveau-nés, un groupe de bébés américains et un groupe de bébés chinois. Son objectif était la vérification de l’existence d’une relation prénatale entre l’enfant et la mère. L’enregistrement des mouvements spontanés des nouveau-nés des deux groupes a montré que les formes kinesthésiques produites par les bébés chinois avaient un rythme significativement plus lent que celles des bébés américains. Une analyse linguistique des caractéristiques musicales et rythmiques de la langue chinoise et de l’anglo-américain a permis de montrer que la différence du tempo et des formes des mouvements des deux groupes de bébés étaient spéculaires aux différences de cadence et de rythme des langues respectives de leurs mères (Freedman et Freedman, 1969). C’est un résultat significatif à plusieurs niveaux. L’étude offre un exemple de la capacité de « résonance » de l’enfant périnatal (Fachinelli, 1989) qui non seulement connaît, puis reconnaît, la voix parlante de sa mère, mais traduit la cadence rythmique de la langue maternelle, à laquelle il a été exposé pendant sa vie prénatale, en rythmes kinesthésiques qui continuent à caractériser ses mouvements après la naissance.
13 Il doit donc y avoir une expérience auditive rythmique internalisée dont l’enfant continue à s’inspirer pour exprimer la forme et le contour rythmiques (Lebovici, 1960) de ses mouvements. Golse et Desjardins (2004) parlent des mouvements du bébé comme d’une narration comportementale, à travers laquelle il raconte quelque chose de son vécu et de son histoire. Cette narration, comme le démontre la recherche citée, témoigne d’une capacité de synrythmie et de confluence dialogiqueprénatale (Trevarthen, 2005) et d’un véritable accordage affectif (Stern, 1985) qui précède la naissance. Cela signifie que dès la vie prénatale, l’enfant produit, reproduit et renforce des liens.
Les sens de proximité – La dimension tactile et kinesthésique
14 Nous n’entrerons pas dans les aspects sensoriels du goût et de l’odorat, quoique ces sens laissent eux aussi des traces dans la mémoire de l’enfant prénatal dont il fait preuve après la naissance, mais nous concentrerons notre attention sur la tactilité et le mouvement en enchaînant sur la recherche newyorkaise. « Dans l’intimité de nos profondeurs passées […] ces tensions et mouvements [...] ne sont-ils pas les manifestations d’un premier moi ? » écrit Haag (2000, p. 459). Dans les profondeurs les plus archaïques, l’embryon, puis le fœtus, nage dans son univers liquide. Ses mouvements lui font rencontrer les objets de son habitat, le cordon ombilical, le placenta, les parois de l’utérus qu’il explore activement, et enfin son propre corps. Il y a une différence de fond entre les expériences tactiles et l’expérience auditive de l’enfant prénatal : dans ses entreprises tactiles et kinesthésiques, l’enfant est autonome, son entourage est matériel et toujours à sa disposition. Il peut l’explorer chaque fois qu’il veut le faire, alors que, au niveau auditif, il dépend de la présence/absence de la voix maternelle qui est immatérielle et se soustrait à son contrôle.
15 Je réfléchirai en détail à une seule des activités de l’enfant prénatal : la succion de son pouce. La découverte de la cavité orale donne lieu à une rencontre prénatale entre deux parties du corps du bébé. Les examens échographiques montrent qu’au cours du deuxième trimestre da la vie intra-utérine beaucoup d’enfants commencent à sucer leur pouce (Prechtl, 1989). Il est vrai, comme nous enseigne la neurophysiologie, que la succion est un réflexe. Mais pour qu’elle se réalise, une séquence de mouvements volontaires doit la précéder.
16 Après le premier effleurement des lèvres par le pouce, celles-ci doivent s’ouvrir, le pouce doit entrerpuis les lèvres se refermer autour de lui, afin que puisse se produire la succion, ce mouvement rythmique répété de tirage suivi d’un relâchement. À la fin de l’épisode, les lèvres s’ouvrentà nouveau et le pouce quitte la cavité orale. C’est une séquence interactive complexe entre un contenant et un contenu. Imperceptiblement se constituent les premiers couples de contraires, les premières différenciations, certes non conscientes : vide/plein, ouvert/fermé, entrer/sortir, début/fin.
17 Spitz fut un des premiers chercheurs à s’intéresser à la vie prénatale. Il considéra la « cavité primitive », la cavité orale, comme « le berceau de toute perception » (1959, p. 231), « simultanément intérocepteur et extérocepteur » (ibid., p. 211). Meltzer a recours à une image analogue lorsqu’il parle du « théâtre de la bouche », où se différencient et se rencontrent le monde extérieur et le monde intérieur (1986, p. 185-186).
18 Lorsque l’enfant prénatal effectue une séquence de succion, il semble non seulement qu’il en résulte une expérience, mais qu’également l’enfant crée activement les conditions pour que la succion se produise et éventuellement se répète. Cette expériencepourrait-elle frayer la voie vers un vécu primordial d’une relation possible entre deux éléments ou, pour le dire avec Bion, d’une réalisation positive de la préconception du lien ? Il se produit une rencontresuivied’uneséparation.
19 Que pourrait représenter ce pouce pour l’enfant prénatal ? Où se placerait-il dans le modèle du double ancrageproposé par Kaës, l’ancrage corporel et l’ancrage relationnel(1993a) ? Utilisation ou relation ? La succion pourrait-elle représenter une proto-expérience du « détour par l’autre » (Houzel, 1987) qui dynamise la relation entre contenant et contenu, quoique le pouce ne soit pas un autre réellement autre? Y aurait-il à ce niveau-là la possibilité d’une expérience de double voie ?Le pouce n’est pas omniprésent dans la cavité orale, l’enfant doit se mobiliser, coordonner ses mouvements pour réaliser la rencontre avec la bouche. Mais il peut le faire, et s’il le fait, c’est qu’il veutle faire. Le pouce pourrait-il se placer à mi-chemin entre objet-soi et objet-autre ?
20 Il y a une surprenante coïncidence temporelle dans l’apparition de deux compétences de l’enfant prénatal : sa capacité d’entendre et d’écouter la voix maternelle et celle de sucer son pouce. Est-il pensable que l’enfant cherche à combler le vide auditif du silence de la voix en créant un plein tactile et rythmique du pouce dans la bouche ? Cela présupposerait, comme le postule Piontelli dans son étude d’observation psychanalytique prénatale (1992), une capacité proto-mentale d’ériger, dès la vie prénatale, des premières formes défensives contre une frustration.
21 Une proto-expérience active de rythmicité, enveloppée dans la continuité des rythmes de l’organisme maternel (le cœur, la respiration, les cheminements) peut donc se réaliser dès la vie prénatale par la rencontre du pouce avec la bouche, et par l’activité de succion qui s’organise autour de la complémentarité d’un objet convexe et d’un espace concave. L’expérience prénatale trouvera sa réalisation postnatale avec un objet authentiquement autre-que-soi au moment de la rencontre avec le sein, où la bouche du bébé et le mamelon maternel se coordonneront en conjugant deux rythmes, celui de la succion et celui du flux du lait.
L’émergence du sens dans l’observation de l’activité psychique des bébés
22 L’observation du nourrisson selon la méthode d’Esther Bick (1964) est un instrument extrêmement sensible qui permet d’accueillir, à la recherche du sens, les mouvements émotionnels les plus subtils des vécus du bébé.
L’expérience auditive et vocale
23 Giovanni a 8 semaines. C’est un bébé qui sourit et vocalise beaucoup. La mère lui chante des berceuses à voix basse lorsqu’il est en train de s’endormir. Giovanni accompagne le chant de la mère avec de petits sons gutturaux. Ils semblent faire écho à la voix maternelle qui accompagne doucement le bébé vers le sommeil. Lorsque Giovanni a 6 mois, la mère reprend le travail, et c’est une tante qui s’occupe de lui pendant la journée. Quand elle le couche dans son berceau, Giovanni saisit avec force la couverture d’une main comme pour s’accrocher physiquement à une présence et appuie l’autre main délicatement sur sa joue, comme pour se donner un câlin. La voix du bébé produit les mêmes sons doux et continus par lesquels il accompagnait, pendant les premières semaines de sa vie, le chant de sa mère. Il chantonne ainsi pour lui-même jusqu’à ce que sa respiration ralentisse, sa main lâche la prise et ses yeux se ferment.
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24 Giovanni est seul, la mère est absente, mais il est capable de faire resurgir du fond de sa mémoire la mère qui chante et de s’envelopper lui-même dans la sonorité de sa réminiscence. Il a écouté la voix maternelle dès sa vie prénatale et est entré dans une relation vocale active avec elle dès le début de sa vie postnatale. Si l’enfant prénatal ne peut reproduire les rythmes de la voix maternelle que par ses mouvements, après la naissance il a une voix à lui. Giovanni a chanté en duo avec sa mère, et le souvenir de leurs voix syntonisées lui permet dorénavant de s’endormir seul. Il a besoin pendant un bref moment de se rassurer d’une présence au niveau tactile, mais rapidement il peut se laisser aller au sommeil qui s’approche, protégé par l’objet sonorematernel qui habite son monde intérieur.
L’expérience visuelle et le langage du corps
25 Laura [1] a 3 mois. Elle dort dans son berceau mais est sur le point de s’éveiller. Ses yeux s’entrouvrent. Ils ne sont pas encore orientés. Le regard se perd vers le plafond. Après un moment, elle tourne sa tête vers moi, l’observatrice, et me regarde pendant un instant avec une expression détendue et calme. Puis, son regard retourne vers le plafond, d’où pend un lustre orné de fils de losanges de cristal. Le store à lamelles fait pénétrer dans la pièce un peu de lumière.
26 Laura observe longuement les gouttes de cristal qui dansent doucement dans l’air. De temps en temps un rayon de soleil allume une petite étincelle dans un des losanges. Le regard du bébé est devenu orienté et attentif et, après quelques instants, sa bouche s’ouvre en un grand sourire. C’est comme si elle saluait ces objets étincelants. Ses bras et ses jambes s’agitent en un crescendo. Puis la main du bébé saisit la couverture à la hauteur de la poitrine. Son regard souriant reste attentif et clair, mais un peu plus tard il semble se retourner vers l’intérieur. Laura soulève la main droite au-dessus de son visage. La main gauche se soulève elle aussi et rejoint la droite. Les deux mains se touchent et semblent s’explorer réciproquement. Elles s’approchent ensuite du visage, la droite glisse le long du nez et trouve la bouche. Laura commence à sucer son pouce avec vigueur.
27 Peu après, les deux bras s’allongent le long du corps, Laura me regarde à nouveau droit dans les yeux pendant un instant. Elle sourit mais rapidement le regard s’éloigne, devient plus neutre et paraît glisser à nouveau vers l’intérieur. Pendant un moment, Laura semble être seule avec elle-même. Mais bientôt, ses yeux retournent à l’extérieur et cherchent encore le lustre avec ses losanges étincelants. Laura sourit à nouveau et renforce l’expression de sa joie avec le mouvement vigoureux des bras et des jambes.
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28 Pouvons-nous imaginer qu’un bébé de 3 mois puisse découvrir des analogies ? Et, après la découverte, mettre en relation les différentes sources de luminosité ? Son sourire à la vue des losanges étincelants est-il adressé seulement à la lampe, ou à la réminiscence d’un regard lumineux ? Est-ce cette réminiscence qui fait tourner le regard de la petite vers les yeux de l’observatrice ? Et que cherche-t-elle lorsque son regard se tourne vers l’intérieur ? Que voit-elle là ? Y a-t-elle cherché et trouvé les yeux de sa mère, de sa mère absente ?
29 À un certain moment, le souvenir de cette luminosité cherchée et trouvée dans la mémoire ne suffit peut-être plus. A-t-elle besoin, comme Giovanni, d’un moment de confort tactile, de la rencontre des mains, puis du pouce qui remplit la cavité orale vide pour boucher le trou de l’absence du regard maternel ? Laura raconte avec son corps et son récit est d’une grande richesse protosymbolique. Elle regarde, elle voit, elle crée des liens, elle découvre des analogies. Une lumière renvoie à une autre, dans une séquence intensément émotionnelle. Cela semble être un jeu psychophysique plein desens autour de l’expérience de présence et d’absence, de sommeil et d’éveil, d’obscurité et de luminosité, de vision et de tactilité, de sensorialités imbues de sens.
Le moi corporel, l’image, le sens et la parole
30 L’observateur du troisième enfant est Freud lui-même (1920). Nous connaissons tous les observations faites par le grand-père de son petit-fils de 18 mois. Nous savons combien elles lui ont fait comprendre le monde intérieur du bébé qui cherche à tolérer l’absence de la mère à travers le jeu du fort-da avec la bobine et la ficelle. Lors de cette autre observation, c’est le corps-même de l’enfant qui devient l’objet de son élaboration psychique. Pendant une absence prolongée de la mère, l’enfant joua devant un miroir à faire disparaître et réapparaître son image en s’accroupissant et se relevant à plusieurs reprises. Son langage verbal était rudimentaire, mais lors du retour de la mère, l’enfant lui fit une communication langagière : « Bébi o-o-o-o ! » (p. 285), « o-o-o-o » étant la version onomatopéique de l’enfant pour le mot allemand fort (parti).
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31 Dans son jeu c’était lui, le bébé, qui était parti, et non pas la mère. Grâce à ce déplacement il put de façon omnipotente exercer un contrôle sur sa propre image au miroir et affirmer que c’était lui-même, le bébé, qui faisait disparaître et revenir les personnes. Le sens de son activité était évident. La maîtrise imaginaire sur la présence et l’absence de la mère lui permit d’élaborer et de représenter son angoisse de séparation en mettant en scène son propre corps en mouvement, en utilisant l’observation visuelle de soi dans le miroir et enfin sa naissante capacité langagière, par laquelle il put décrire et communiquer son expérience à la mère après son retour.
32 Un fil rouge unit les recherches et les observations citées : c’est le besoin primordial de l’enfant non seulement d’accueillir les expériences sensorielles dans toutes leurs formes mais également de les réunir dans une recherche constante de consensualité,afin de les rendre pensables et élaborables par une fonction protomentale capable de créer des liens significatifs et de trouver et d’attribuer un sens aux événements. Bion affirme que le désir de connaissance (K) est un besoin primaire de l’être humain.
à la recherche de liens et de sens – un cas clinique
33 Guido [2] est un enfant de 3 ans qui arrive à la psychothérapie avec un diagnostic, formulé par un neurologue, de déficit de l’attention et de retard du langage. La mère est exaspérée par cet enfant qui dit non à toute proposition, qui n’obéit pas, la frappe, la commande, refuse le contrôle des sphincters dont il est capable, ne mange pas, dort mal et hurle la nuit.
34 La grossesse avait été parfaite mais la mère eut une dépression post partum et n’a aucune mémoire des premiers mois de vie de son bébé. Le seul souvenir est celui de sa propre souffrance. Elle n’avait pas de lait et le bébé n’avait pas eu le sein. Elle ajoute d’une voix neutre qu’il refusait le biberon et toute nourriture et était terriblement maigre. La thérapeute a une sensation contre-transférentielle d’effroi, comme si la mère avait eu un désir actif de mort envers son enfant. Le bébé eut de nombreuses allergies, y compris une dermatite atopique, ce qui impliquait l’interdiction médicale de le toucher et de le porter.
35 À la première séance d’évaluation mère-enfant se présente un petit garçon frêle, accroché à un doigt de la mère qui le pousse en avant. Guido ne regarde pas la thérapeute. Son petit visage est figé dans un sourire stéréotypé. Plus tard, il serre sa main autour du pénis à travers la couche et dit d’une voix à peine audible « pipi ». La mère l’emmène aux toilettes, mais revient énervée avec l’enfant en disant « pas de pipi ». Selon elle, il est tricheur et elle ne le croit plus. Guido prend un bloc de construction et le glisse derrière un coussin. Il en fera disparaître d’autres au cours de la séance. Puis il découvre le petit train. Il va vers la mère et dit dans son langage mal articulé qu’il a soif. La mère répond que ce n’est pas vrai, c’est comme avec le pipi, et refuse de lui offrir à boire. La fin de la séance est dramatique. Guido ne veut pas se séparer d’une petite auto-jouet qu’il serre dans sa main. Il hurle et se jette par terre dans un état de profond désespoir. L’auto est-elle un objet autistique ? Ou plutôt, dans une hypothèse pronostique plus optimiste, un objet transitionnel lié à un prétransfert intense ? L’auto, le doigt de la mère à son arrivée, son propre pénis auquel il s’était accroché, reconduisent-ils tous à la préconception d’un mamelon-sein dont il n’a jamais connu de réalisation positive ni au niveau concret ni au niveau émotionnel dans la relation avec sa mère ?
36 À la deuxième séance conjointe Guido précède sa mère. Il ne regarde pas la thérapeute, mais se dirige droit vers la pièce. La mère dit : « Alors ce n’est pas vrai que tu ne te souviens pas de Simona ». L’enfant cherche l’attention de la mère, s’approche de son bras avec la bouche, comme s’il voulait le sucer ou le mordre, mais il renonce et cache son visage dans la manche de la veste de la mère. Elle l’envoie jouer avec le train, mais s’assied tout de même par terre près des jouets. La thérapeute dit que maintenant que la mère est près de lui, il pourra peut-être mieux jouer. En effet, Guido monte les rails du train avec une habilité inattendue. Mais bientôt, faisant aller le train en avant et en arrière à répétition, son regard se perd. « Où va le train ? » demande la thérapeute. « Gare », répond Guido. Il cache de nouveau des blocs derrière les coussins. La mère commente qu’il fait cela seulement ici. L’enfant s’approche d’elle et s’appuie sur son corps. Il touche doucement son collier en chantonnant à mi-voix. Au bout d’un moment, la mère lui dit : « Allez, va jouer. »
37 À l’arrivée pour la troisième et dernière séance conjointe, la mère invite Guido à saluer la thérapeute. Il ne dit rien mais lui jette un regard intense. Dans la pièce, il court vers la fenêtre en souriant et essaye d’attraper un rayon de soleil qui filtre à travers les stores. « Le soleil ! », s’exclame-t-il avec une voix claire et une diction articulée ; il répète le mot d’un ton émerveillé. Puis, tout en continuant à sourire, il commence à courir en rond avec une joyeuse énergie. Il s’arrête devant le sac à main de sa mère et dit « Bouteille ». La mère repousse sa main et dit qu’elle n’a pas apporté l’eau. Guido insiste : « Soif », et cherche par tous les moyens à entrer en contact physique avec elle, mais elle l’envoie jouer. Il cache quelques petites autos derrière le coussin, mais cette fois il les récupérera. La thérapeute commente qu’elles étaient parties et qu’elles sont revenues.
38 Les parents accepteront le projet d’une psychothérapie. Lorsque l’enfant arrive à sa première séance, encore sur le pas de la porte, il jette à sa thérapeute un regard long et intense. Il unit ses petites mains devant la poitrine et les serre bien fort. Puis, il fait un petit bond en avant, lève encore les yeux sur elle et exclame « Simooaaaaa » d’une voix qui exprime sa profonde émotion et la merveille de leur rencontre.
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39 Les comportements de ce petit garçon, l’évitement du regard, l’inaccessibilité émotionnelle, le langage brouillé pouvaient faire craindre un retrait sérieux de la relation. Un élément d’espoir était en revanche représenté précisément par son oppositivité. Ses nons qui exaspéraient tant la mère représentaient non seulement la reprojection par l’enfant de son expérience d’absence émotionnelle et de refus maternel qu’il avait vécu dès sa naissance mais signalaient en même temps sa capacité de s’opposer à la menace de la destruction de tout lien émotionnel dans son monde intérieur. C’était touchant de voir qu’il suffisait que la thérapeute lui parle de son plaisir d’être près de la mère pour qu’il se mobilise et fasse une nouvelle tentative de s’approcher d’elle. Il n’avait pas perdu la préconception d’un lien émotionnel vivifiant et significatif et était resté réceptif à toute offre de relation.
40 Lorsqu’il avait fait aller le train en avant et en arrière de façon répétitive dans la première séance conjointe, il avait suffit que la thérapeute lui demande où allait son train pour qu’il retrouve une orientation. La « gare » était le lieu accueillant de l’écoute émotionnelle de cette adulte encore inconnue, mais dont il avait perçu l’attention bienveillante. Avec les blocs glissés derrière les coussins il avait envoyé des messages autour de la question de présence et d’absence, de visibilité et d’invisibilité. Et au début de la dernière séance conjointe, après avoir bien regardé la thérapeute dans les yeux, il avait découvert le rayon de soleil. Sa voix était forte et sa diction précise. Et cette fois, il avait fait réapparaître les objets disparus derrière les coussins. Enfin, la première séance de la thérapie de Guido avait commencé par son regard intense, par ses deux mains jointes sur son corps, et par l’exclamation émerveillée du prénom de sa thérapeute.
41 Guido était un enfant déprivé de relation, mais il n’avait pas perdu la consensualité des sens, à savoir leur conjonction intermodale spontanée, perte que nous observons chez les enfants du spectre autistique où la consensualité est démantelée et a emporté avec elle non seulement la capacité émotionnelle d’entrer en relation mais également toute capacité de former des liens, qu’ils soient interpersonnels ou intrapsychiques. Ce démantèlement des sens semble entraîner la perte des germes-mêmes de sensqui, dans le développement normal, sontinhérents à toute expression psychophysique vitale (Maiello, 2001, 2007). Dans le monde interne de Guido, la préconception du lien et du sens des actions et des relations semble avoir survécu et lui a permis de commencer à la transformer en expériences et en réalisations positives.
42 Comment ne pas faire le lien entre le matériel de ce petit garçon de 3 ans avec l’observation du bébé Laura de 3 mois ? La même recherche de lumière, de la luminosité d’un regard qui crée le lien émotionnel et donne un sens à la relation, la même tonicité des mouvements qui expriment l’intensité de l’émotion et le même renforcement de la relation au niveau tactile par la conjonction des deux mains sur le corps de chacun des enfants. Le langage du corps et des sens, de la sensorialité, et leur sens implicite, semble ne pas connaître d’âge.
Conclusion
43 La précocité de la réceptivité des sens et de leur confluence dans une consensualité est démontrée par de nombreuses études embryologiques. C’est relativement simple et évident. Comment en revanche capter l’émergence de ce que nous appelons le sens, ce résultat de la capacité psychique d’attribuer une valeur, une protosignification même inconsciente à ce qu’ont perçu les sens ? Ce que nous ne pouvons que supposer est que les perceptions sensorielles, au moment même où elles sont conservées dans une mémoire implicite, doivent avoir été dotées d’un protosens.
44 Comment capter la substance, l’essence de que nous appelons le sens ? Ce n’est pas par hasard que Bion, en formulant sa théorie de la pensée (1962), nous propose la notion de fonction-alpha pour décrire ce qui transforme les éléments sensoriels en éléments pensables. C’est une notion que Bion décrit lui-même comme un concept vide, abstrait, qui n’explique rien, mais dont nous avons besoin pour cerner ce qui, dans la psyché, produit du sens.
45 Ce que nous pouvons faire c’est observer, dès le début de la vie, l’émergence de cet ingrédient psychique que nous appelons sens, et en découvrir les premiers signes. En en observant les effets, nous devenons témoins de son existence précoce et, aspect fondamental longuement négligé, du fait que le sensnaît dans la relation et qu’il habite les liens psychiquesqui sont les vecteurs-mêmes des émotions. Le corps, les sens, les émotions deviennent sens et donnent au petit de l’homme les instruments qui lui permettront d’accéder à la fonction symbolique.