1 Les vécus traumatiques très précoces sont susceptibles d’entraîner la traversée d’expériences de figement tant corporel que psychique. Plus le trauma est précoce, plus le figement semble pouvoir envahir l’ensemble du développement de l’enfant et paralyser les capacités de symbolisation dans leurs formes primaires (Brun et Roussillon, 2014). Le figement est souvent décrit comme une modalité de défense contre une douleur psychique trop intense quand l’appui relationnel se perd. Il entraîne à sa suite la perte de l’accès aux sources internes de spontanéité et d’adresse à l’autre. Tout autant que les angoisses qui l’ont engendrée, l’expérience du figement demande un travail de figuration et de métabolisation dans le transfert. A. Brun souligne l’importance que prend alors le contre-transfert corporel du thérapeute pour permettre un partage des sensations du patient et leur figuration (Brun, 2015). Il s’agit plus précisément d’un partage des signifiants formels (Anzieu, 1987) qui correspondent à des impressions de transformations corporelles que le patient éprouve dans la relation. En voici quelques exemples : « ça explose » ; « un trou aspire » ; « ça s’agglomère » ; « un corps se dilue », etc. En elles-mêmes ces impressions corporelles ne sont pas encore des fantasmes où se figure l’effet de rencontre entre le sujet et le monde, mais elles peuvent le devenir dès lors qu’un autre est là pour les partager, les commenter et aider le sujet à se les approprier. Je propose de montrer combien la métaphore de la chorégraphie guide ces rencontres transférentielles où les effets de traumas précoces s’actualisent, se figurent et se transforment. Je tenterai aussi de préciser comment le matériel clinique respiratoire offre alors une ressource de symbolisation précieuse.
2 Le terme « chorégraphique » est utilisé pour qualifier les échanges précoces parents-bébé et les accordages relationnels (Stern, 1989). Dans la psychothérapie, les réponses gestuelles du thérapeute ou ses commentaires à partir des mouvements du patient restaurent les conditions d’un partage esthésique (Roussillon, 2002), c’est-à-dire d’un dialogue par le mouvement qui correspond à une modalité primitive de rencontre. La notion de chorégraphie peut également concerner le mode de pensée sur lequel s’appuie le thérapeute dans son travail de « rêverie ». Le terme de « pensée chorégraphique » pourrait alors désigner différents aspects de cette pensée contre-transférentielle.
3 Le premier aspect concerne la sensibilité particulière au mouvement qui se développe spontanément chez le thérapeute lorsque le patient communique inconsciemment un besoin de réanimation. Dans la rencontre avec des patients qui n’ont pas encore accès à la scénarisation de leurs fantasmes, le thérapeute devient attentif aux postures du patient, aux endroits de la pièce qu’il investit s’il se déplace, à sa manière d’habiter l’espace qui peut évoquer métaphoriquement sa manière d’être en relation à l’autre.
4 La pensée chorégraphique du thérapeute relève aussi d’une capacité à changer de registres, depuis le partage de sensations jusqu’à une mise en mots en passant par l’accueil des images qui naissent de la rencontre transférentielle. La circulation entre les registres ne suit pas toujours le même sens. Elle est faite d’allers-retours et participe d’une relance de la mobilité qui implique tant le corps que les processus de pensée au cœur de la séance. De plus, le contenu de ce qui se symbolise en séance est polymorphe. Le matériel des séances évoque parfois l’actualisation de traces traumatiques liées à l’histoire de vie du patient, notamment son histoire somatique (Brun, 2015). D’autres fois, tout en restant dans le champ de l’archaïque, c’est moins la réalité historique que déjà la réalité psychique qui prend forme dans le transfert. Le plus souvent c’est une composition des deux. S’y ajoute la diversité des modes de symbolisation qui coexistent chez le patient. Le travail de représentation psychique passe par des actualisations de traces de sensations qui peuvent être hallucinées, somatisées, jouées, parfois parlées, etc.
5 Cette pensée chorégraphique qui aide le thérapeute à lier différents registres s’appuie sur sa réceptivité aux variations des formes de vitalité qui traversent le patient et lui-même en écho. Pour D. Stern (2010), la perception des formes de vitalité entraîne des représentations de mouvement dont découlent une traduction émotionnelle et la formation de pensées. Elle représente une sorte de grammaire de base de la relation. Voici quelques exemples de formes de vitalité : « exploser » ; « gonfler » ; « papillonnant » ; « planer » ; « pulsatile » ; « éphémère » ; « flottant ». Ces termes traduisent des ressentis évanescents et subtils mais qui guident l’ajustement et la formation des pensées dans la rencontre. Un des ressorts de cet ajustement dans la vitalité est lié à la sensibilité aux variations respiratoires dans la rencontre. Il en découle un partage possible de signifiants formels respiratoires. En voici quelques occurrences : « un mouvement se bloque » ; « un poids comprime ou pèse » ; « ça s’évapore » ; « ça grandit ou rapetisse » ; « une surface se gonfle/se creuse » ; « un volume s’évide » ; « un rythme se perd ou se retrouve » ; « une sensation/matière va et vient », etc. Partager ces signifiants formels respiratoires n’équivaut pas à respirer à l’unisson ni n’entraîne une modification volontaire de la respiration. Cela correspond plutôt à une réceptivité du thérapeute aux mouvements subtils du patient et aux images qu’ils font naître. Le partage de signifiants formels respiratoires est particulièrement précieux pour retrouver la possibilité d’une rencontre par le mouvement lorsque le patient semble figé dans son corps ou dans ses pensées. Pour développer ces réflexions issues de la clinique, je vais m’appuyer sur quelques extraits de la psychothérapie d’Auguste, un jeune garçon de 3 ans, né prématuré et diagnostiqué Asperger. Son parcours donne corps tant aux particularités de la pensée chorégraphique qu’à l’importance des manifestations respiratoires dans certaines configurations cliniques.
Résonances traumatiques et figement dans les premiers liens
6 Auguste a tout juste 3 ans quand je le rencontre pour la première fois. Petit garçon au corps massif, je perçois à peine son visage caché sous une imposante chevelure noire. Ses parents s’inquiètent de l’étrangeté de leur fils qui ne dit que quelques mots dans un contexte familial polyglotte où le langage est très investi. Il ne croise pas le regard, n’est pas continent et ne joue pas avec les autres. Sa seule occupation semble être de faire tourner des supports circulaires colorés. Très vite ses parents m’expliquent qu’il est né prématuré à 30 semaines puis a été transféré en service de néonatalogie où il a été difficile pour sa mère de se rendre. Elle se souvient néanmoins qu’Auguste bougeait dans la couveuse comme in utero et que des machines sonnaient constamment pour indiquer qu’il respirait mal. Il a ensuite développé une fragilité respiratoire liée à la prématurité. Des bronchiolites asthmatiformes ont entraîné de nombreuses hospitalisations lors de ses deux premières années. Des reflux gastro-œsophagiens (RGO) et des troubles digestifs le conduisaient également très régulièrement à l’hôpital.
7 Je comprendrai mieux les difficultés de cette première rencontre entre Auguste et sa mère, lorsque cette dernière évoque qu’elle-même est née prématurée mais que sa mère à elle est décédée en couches. Ces éléments éclairent après coup une impression contre-transférentielle diffuse qui m’était venue à la première consultation. Les parents d’Auguste sont fins observateurs des particularités de leur garçon et dans une recherche d’identification à lui, mais dans le même temps j’ai une impression d’opacité dans le dialogue émotionnel. Cette impression est accentuée par le figement des corps. Auguste montre peu de différenciation des parties de son corps et la fragilité de ses appuis corporels le fait tituber dès qu’il se met en mouvement. Il reste la plupart du temps immobile, adossé à un élément du mobilier. Sa mère souffre de douleurs de dos qui l’empêchent de porter Auguste et rendent les moments de détresse de son fils difficiles à contenir. Son père prend alors le relais mais souvent dans une recherche de contention de la crise qui ne semble satisfaisante ni pour l’un, ni pour l’autre. Lors d’entretiens familiaux ultérieurs, il m’est arrivé d’imaginer à haute voix les ressentis qu’avait pu éprouver Auguste au tout début de sa vie. Sa mère en a reconnu certains pour elle-même et les résonances traumatiques entre leurs deux histoires ont paru devenir davantage pensables.
8 Dès la première consultation, Auguste s’est aussi montré attentif à mes évocations de l’hypersensibilité des bébés nés prématurés et de leurs tentatives de protection. Il a alors sorti un poisson de la dînette en s’exclamant « F for fish ! ». Il a ensuite nommé en anglais tous les aliments dont il connaissait le nom, en s’attardant sur fennel (fenouil) et fig (figue). Si la phrase « F for fish » rappelle une méthode d’apprentissage de la lecture, le signifiant « fish » a fait écho en moi à l’image du bébé prématuré dont nous parlions avec ses parents. Les mots fennel, fig, fish, sur lesquels il s’attarde plus particulièrement, comportent la fricative « f » qui implique un resserrement de l’avant de la bouche lors du passage de l’air. L’image par laquelle Auguste m’a paru se présenter a été du même coup celle d’un petit bébé-poisson tiré hors de l’eau et cherchant sa respiration.
Une peau commune de mouvement
9 Au début de la thérapie, Auguste trottine à mes côtés dès que je me déplace dans le bureau pour chercher du matériel. Quand il est identifié en adhésivité à mes mouvements dans l’espace, son figement corporel s’estompe. Il répète en écholalie la prosodie de mes commentaires sans que les mots ne soient encore compréhensibles. Puis il s’intéresse au lavabo de la pièce. Il fait couler l’eau en continu et y plonge ses mains et ses avant-bras. Quand l’eau menace de trop déborder je soulève la bonde en théâtralisant le bruit de l’évacuation de l’eau. Auguste guide ensuite ma main pour que je replace la bonde et que le lavabo se remplisse de nouveau. Il lui arrive de sourire à mes imitations de bruit de vidange mais il reste très silencieux et alterne des apnées et des respirations sifflantes dès qu’il voit le niveau de l’eau baisser. Ses avant-bras laissés à l’air libre hors de l’eau deviennent très rouge alors que l’eau est tiède. Je commente ces différentes sensations et je questionne sa mère au sujet des rougeurs. J’apprends ainsi que pendant son séjour en couveuse Auguste a souffert de desquamations sur tout le corps qui n’étaient pas calmées par les crèmes qu’on lui appliquait. Dans les séances suivantes nous continuons à parler de l’humide enveloppant puis du sec qui gratte la peau et empêche de respirer et Auguste semble moins immobile dans son corps. Sa mère m’informe qu’il accepte maintenant de mettre un manteau quand il fait froid, ce qu’il refusait jusque-là.
10 Ces petits changements semblent rassurants mais quelques semaines plus tard Auguste est hospitalisé pour traiter une bronchite asthmatiforme par des séances de kinésithérapie respiratoire quotidiennes. La bronchite est suivie d’un épisode de gastro-entérite aigu. Sa mère, de plus en plus inquiète, me téléphone à chaque séance manquée. Je finis par lui dire qu’il arrive parfois qu’en début de thérapie l’évocation du passé entraîne le retour de maladies d’enfance comme une manière de se souvenir pour pouvoir comprendre ce qu’on a ressenti et qu’Auguste pourrait peut-être en raconter quelque chose à sa manière. Elle écoute en silence mais paraît un peu soulagée, peut-être par le fait que mon hypothèse suggère une continuité de la capacité de pensée, malgré l’absence.
11 Auguste reprend ses séances dès son retour d’hospitalisation. Je l’accueille avec le souvenir de ce que j’ai imaginé qu’il a traversé. Il retrouve le lavabo qu’il remplit cette fois d’eau savonneuse. Il s’intéresse moins au mouvement vertical de l’eau qui coule qu’à créer un mouvement de va-et-vient horizontal, en bougeant lentement ses bras dans le lavabo. La mousse du savon forme un tapis mouvant de bulles lumineuses à la surface. Debout à ses côtés je veille aux débordements latéraux de cette eau scintillante. Alors que je m’apprête à intervenir, Auguste scande distinctement un premier mot spontané : « dé-li-cieux ! », puis reprend à voix basse « c’est délicieux… ». Par la suite, essayant de m’ajuster à l’intense plaisir qu’il trouve dans les mouvements d’aller et retour de l’eau lumineuse, je contiens les débordements en chuchotant ou en chantonnant le mot « doucement ». Auguste le répète après moi, parfois l’anticipe et commente « c’est beau ! » en m’adressant de petits coups d’œil.
Aux premiers temps de la chorégraphie
12 Cette première période de la thérapie est marquée par une alternance entre des expériences de synchronicité des échanges et des expériences de pertes occasionnant des réactions somatiques. Les trottinements enthousiastes d’Auguste à mes côtés contrastent avec l’immobilité dans laquelle il reste la plupart du temps. Soucieuse de maintenir la continuité du mouvement, je me sentais alors moins un être différencié d’Auguste qu’une matière traversée de vitalité. La rencontre se trouvait condensée dans un élément fondamental de l’ordre d’un « bouger ensemble », qui évoquait dans sa simplicité et son immédiateté des traces sensorielles prénatales.
13 Les travaux en médecine anténatale indiquent que la sensibilité de la peau et des muqueuses se développent in utero dès la 7e semaine de grossesse dans la bouche, sur la paume des mains et la plante de pieds puis sur l’ensemble du corps jusqu’à la 20e semaine (Ferrari et Bonnot, 2013). Le développement du système vestibulaire et celui de la proprioception sont contemporains. À 16 semaines, un ajustement des gestes du fœtus à son environnement commence à s’observer. Le fœtus bouge au contact du muscle utérin, dans le liquide amniotique mais aussi en réponse à son environnement sonore à la fois rythmique et discontinu (Maiello, 2000). Les mouvements fœtaux forment un répertoire de réponses variées, en synchronie ou à contretemps des excitations de l’environnement, qui prépare les accordages postnataux et leur danse interactive (Missonnier, 2007). Au début de sa thérapie, Auguste semble rechercher des sensations se situant en deçà de l’alternance caractéristique du dialogue. Le besoin de synchronie m’évoque un plaisir élémentaire de se sentir mis en mouvement après un long engourdissement. Quand je me déplace il semble comme happé et quand je m’arrête il prend appui sur moi pour arrêter son propre mouvement qu’il ne peut encore ralentir de lui-même. Des images de danse de couple me viennent, lorsque les partenaires s’ajustent avec un léger décalage à la dynamique du mouvement de l’autre. J’ai aussi des images de mouvements aquatiques et de la discrète inertie avec laquelle bouge un corps immergé dans un liquide en mouvement.
14 Cette expérience joyeuse et dansante du « bouger ensemble » m’a paru offrir une base de sécurité sur laquelle s’est ensuite appuyé Auguste lorsqu’il se mit à réagir à la disparition de l’eau du lavabo. La perception de la vidange de l’eau a visiblement entraîné l’actualisation de traces de sensations liées à des vécus catastrophiques entourant sa naissance prématurée. Auguste semble exprimer de manière corporelle ses ressentis d’alors. À la sensation qu’« un volume se vidange » ou qu’« un contour ou une entourance disparaît » répond immédiatement un figement de son mouvement respiratoire et une rougeur cutanée qui évoque une douleur mais aussi l’expression corporelle d’un ressenti d’arrachement. Les difficultés respiratoires et la rougeur de la peau de ses avant-bras correspondent aux troubles somatiques qui ont accompagné ses premières semaines en couveuse. Les recherches sensorielles d’Auguste m’amènent à commenter une expressivité du corps restée comme en attente de traduction et de mise en sens au moment de sa naissance. Le retour dans la réalité des maladies et des hospitalisations de ses premiers mois, m’a paru accentuer cette compulsion à la symbolisation de ses ressentis les plus précoces. Les traitements par kinésithérapie respiratoire et la gastro-entérite ont suivi de peu les séances où Auguste réagissait à la perte d’une entourance liquide. Ils amènent des images de vidange ou d’écoulement concernant cette fois le corps même d’Auguste. Cette résonance évoque une forme originaire d’inscription psychique du ressenti de perte et pourrait se traduire chez Auguste par une impression de « moi/liquide/vidangé » où le liquide renvoie tout autant au liquide amniotique qui l’entourait qu’aux contenus respiratoire et digestif de son propre corps. En ce sens, les vécus liés aux symptômes et aux traitements d’Auguste, bien que désorganisateurs, participent néanmoins d’un travail de symbolisation d’éprouvés restés sans doute jusque-là irreprésentables.
Les racines prénatales des signifiants formels de source respiratoire
15 L’aspect condensé de la représentation pictographique « moi/liquide/vidangé » paraît vite dépassable lors de nos retrouvailles avec Auguste. Son changement d’utilisation de l’eau du lavabo semble indiquer la possibilité de figurer une rencontre avec l’autre plus harmonieuse et continue. Le lent aller-retour de l’eau lumineuse dans le lavabo est un mouvement rythmique apaisant comme peut l’être celui de la respiration libre d’entrave, par exemple après avoir été consolé d’un chagrin. Le fait qu’Auguste ne puisse pas se détacher de l’élément liquide, invite à penser une accroche encore nécessaire aux traces sensorielles prénatales et peut-être plus particulièrement aux traces sensorielles respiratoires prénatales. La respiration fœtale est observable à l’échographie autour de 16 semaines de grossesse. Elle fait partie des indicateurs d’une bonne vitalité du fœtus et, en fin de grossesse, d’une éventuelle souffrance fœtale. La cavité pulmonaire contient un tiers du liquide amniotique qu’elle fait circuler et contribue ainsi à régénérer. De la respiration fœtale dépend également la sensorialité olfactive qui est un puissant ressort de continuité entre la vie prénatale et la vie aérienne. Pour D. Stern le nouveau-né a de multiples occasions de ressentir des formes de vitalité différentes, en premier lieu par l’intermédiaire de son inspiration et de son expiration. L’expérience respiratoire fait partie des ressorts d’ajustement dans le dialogue tonique et les accordages affectifs. Ce ressort plonge ses racines dans la sensorialité respiratoire prénatale et en ce sens « un liquide va et vient » peut s’entendre comme un signifiant formel de source respiratoire. Ce type de signifiant formel a la particularité de franchir la césure de la naissance, c’est-à-dire de donner à sentir une continuité entre les traces sensorielles de la vie utérine et celles de la vie aérienne qui a débuté dans la douleur et l’inconfort corporel pour Auguste. Le trauma respiratoire postnatal se trouve ainsi atténué en pouvant être relié à une expérience respiratoire antérieure et contenante.
16 L’expérience de l’eau savonneuse laisse aussi une place importante aux sensations visuelles. Le scintillement des bulles de savon rappelle la lumière d’un regard émerveillé. Les coups d’œil sont plus fréquents pendant cette séance et comme soutenus par la perception du mouvement de va-et-vient de l’eau. Chez certains enfants autistes, une meilleure intégration psychique de la respiration soutient parfois l’échange des regards (Mazéas, 2015). L’espace paraît aussi se déployer en horizontalité. Nous sommes côte à côte de part et d’autre du lavabo et le va-et-vient dessine déjà comme deux pôles entre lesquels un mouvement, une lumière, un regard ou une émotion peuvent circuler. En ce sens, un espace scénique semble se dessiner et un interlocuteur différencié apparaître. Auguste explore d’autres impressions sensorielles de manière concomitante, notamment le tactile au travers de la douceur de la mousse de savon, et les sensations gustatives et auditives avec la mention à voix haute de l’adjectif « délicieux » pour qualifier ce qu’il ressent et me retenir de l’interrompre. Cette polysensorialité rend ainsi possible la figuration et l’intériorisation d’une expérience de plaisir, par-delà les vécus de perte et de discontinuité.
Le figement et sa symbolisation
17 Comme pouvant s’appuyer sur cette figuration d’une expérience de réconfort, Auguste semble aborder ensuite le ressenti de figement engendré par les ruptures relationnelles. Guidant un jour ma main vers une bassine qu’il me demande de remplir d’eau, il s’exclame « black ! » en cherchant visiblement la peinture. Il vide un tube de peinture noire dans l’eau qui se teinte entièrement. Il va chercher des éléments du mobilier en bois de la maison de poupée et choisit les luminaires : lampes de chevet et lampes sur pied. Les lampes ont toutes un abat-jour jaune. Il les prend une par une par le pied pour en tremper la partie jaune dans l’eau noire. De nouveau très silencieux, il est comme imprégné du sombre de cette masse liquide dont il observe les traces sur le bois jaune. Je pense au geste d’éteindre une bougie ou à un regard qui s’éteint et commente que je demande s’il se sent triste aujourd’hui. Il ne répond pas mais l’eau noire reviendra à maintes reprises dans les séances, en lien avec un vécu de perte (après des « au revoir » à des personnes, soignantes ou intervenantes régulières auprès de lui, par exemple).
18 Auguste utilise par la suite la pâte à modeler qu’il aime amalgamer en grosses sculptures très compactes. Il me tend un morceau et dit « garçon ! » puis « boule ! ». Je confectionne un bonhomme en boules de pâte à modeler. Il s’en saisit et le réduit en tas informe. Le « garçon boule » finit au fond de la petite cuvette des toilettes de la maison de poupée et Auguste me dit « chasse d’eau ! ». Je produis de grands sons chuintants qui semblent le ravir, et il observe ma bouche avec attention. Il tente parfois de reformer des boules broyées en les roulant contre sa cage thoracique. Par association avec son mouvement, je chantonne alors « les pommes faisaient rouli roula… ». Auguste reprend après moi le « stop ! » des paroles de la chanson et me regarde faire les « trois pas en avant et trois pas en arrière » en riant. Après les expériences d’écrasement, mes mouvements semblent redessiner un espace en volume dont il ressent par résonance les effets dans son propre corps et dans ses émotions.
19 Ces instants cliniques me paraissent montrer un retournement de la passivité en activité qui signe souvent la relance des processus de symbolisation (Brun et Roussillon, 2014). L’épisode de l’eau noire évoque une angoisse qui accompagne souvent les vécus de figement et la perte de la capacité d’adresse à l’autre. Il s’agit d’une angoisse existentielle mais peu persécutive et peu morcelante. Elle se situerait plutôt du côté d’un tarissement du sentiment d’être vivant. Les sentiments de disparition du mouvement et de la lumière sont cependant activement mis en scène par Auguste qui semble tenter d’en figurer les effets sous mon regard et avec mes commentaires.
20 Le broiement des sculptures de pâtes à modeler évoque ensuite la figuration de vécus corporels traumatiques qui ont présidé à l’instauration du figement. Il fait écho aux compressions corporelles subies par exemple lors de la naissance et du ressenti soudain de la pesanteur, ou dans les traitements par kinésithérapie respiratoire dont la rudesse entraîne parfois une rupture relationnelle chez les bébés hypersensibles. Ces traitements peuvent aussi faire vivre des sensations d’écoulement forcé tant par le haut que par le bas du corps puisque les pressions sur le corps du bébé concernent tout son buste (les zones respiratoire et abdominale). L’image des toilettes indique qu’Auguste tente de se représenter la disparition de l’air et de matières liquides qui sortent du corps dans une confusion entre les orifices, les fonctions et les matières corporelles qui engendre un informe corporel (Le Poulichet, 2003). Auguste semble se récupérer en observant l’air s’écouler librement et avec force comme lorsque je mime « chasse d’eau », ou encore dans un rythme stable entre l’inspiration et l’expiration, comme lorsque j’avance puis recule en chantant.
L’air et le sentiment d’animation dans la relation
21 Lors des séances suivantes Auguste repère dans le bureau un gros ventilateur arrivé avec l’été. Il l’actionne avec enthousiasme, se place devant le flux d’air ou s’en éloigne puis y revient. Il semble tester les différentes sensations de l’air sur sa peau et son visage en fonction de la distance et de l’orientation. Puis il va chercher dans le matériel du bureau un mini ventilateur en plastique qu’il place à distance du gros et cherche la bonne orientation pour que le petit se mette à bouger sous l’impulsion de l’air du gros. Auguste est très concentré mais tellement ravi que son visage en devient comme lumineux.
22 Peu après, il arrive en séance avec un jouet d’assez grande taille qui représente une machine à laver de couleur rose avec un hublot ventral. Il repart avec sans l’avoir utilisée mais deux ou trois séances plus tard, il s’exclame « machine rose ! ». Je lui dis qu’il n’a pas apporté aujourd’hui ce jouet mais que je peux le dessiner. Je trace un rectangle rose sur une feuille, quelques boutons et un hublot que je découpe en partie pour pouvoir l’ouvrir. Je place aussi ma main ouverte derrière la porte du hublot pour mimer le tambour de la machine. Auguste sourit, ouvre la porte du hublot et enfourne les petits coussins de la maison de poupée dans ma main avant de refermer la porte. Je fais des mouvements circulaires avec mon avant-bras en mimant le bruit d’une machine puis ralentis le mouvement du tambour en imitant le mouvement de balancier final. Auguste ponctue « bip, bip, bip ! » et ressort le linge. Cet échange joué revient régulièrement au cours des séances à la demande d’Auguste. En parallèle il utilise de plus en plus souvent les figurines humaines et surtout celle qui représente un bébé. Il le place dans la baignoire de la maison de poupée qu’il a remplie d’eau, de sable ou de pâte à modeler. Le scénario se complète à l’aide d’un verre qu’il ajoute juste à côté de la baignoire. Auguste dépose le bébé dans l’eau et le regarde quelques instants puis le sort de l’eau à la verticale et imite les cris d’un bébé qui pleure. Je suspends mon souffle, surprise par la tonalité réaliste des cris. Auguste lâche le bébé au-dessus du verre où il tombe avec un bruit métallique. Il observe le bébé au travers du verre et finit par émettre un petit rire de satisfaction. Quelque temps plus tard, il se déclare « Dr Auguste » et s’occupe de ce bébé miniature comme des poupons du bureau.
23 Dans l’analyse de ces dernières séquences, je souhaite souligner la manière dont le ressenti respiratoire s’avère parfois constitutif tant de l’intersubjectivité que du noyau de la personnalité. Les boucles relationnelles qui permettent en s’intériorisant de construire un sentiment de contenance, ont notamment des aspects respiratoires. Lorsque l’échange relationnel se trouve empêché, on observe chez le bébé des formes d’automaintien musculaires. On peut penser au tonus pneumatique, utilisé spontanément par le bébé comme agrippement sensoriel tant qu’il n’a pas suffisamment intériorisé la contenance relationnelle (Bullinger, 2005). Ces sensations de crispation et d’étouffement deviennent souvent le noyau de la personnalité chez les personnes autistes, selon G. Haag. Elles déterminent leur tendance à se placer à la périphérie des espaces dont le centre évoque, par résonance avec leur propre corps, le lieu de l’étouffement (Haag, 1993). En tentant de faire dialoguer les ventilateurs de tailles différentes, Auguste semble renouer avec la possibilité d’un ajustement respiratoire qui préfigure l’ajustement émotionnel et la relance du jeu des introjections et des projections dans l’échange. Il n’est déjà à cet instant plus question de signifiants formels respiratoires dans la mesure où Auguste scénarise un échange aérien où des protagonistes différenciés apparaissent, même si c’est encore sous la forme d’objets inanimés.
24 Les ventilateurs et la machine rose mettent aussi en valeur l’intérêt des objets hybrides mi-machines mi-humains qui apparaissent dans le transfert. Ils sont plus fréquemment recherchés par des patients qui ont eu comme premiers « interlocuteurs » notamment des objets du monde non humain. Je pense aux enfants ayant été hospitalisés en couveuse, ou encore aux enfants autistes qui s’identifient parfois plus facilement à des objets inanimés pour se sentir exister. Ces objets hybrides permettent de réintroduire des figurations humaines par petites touches, un aspect après l’autre. La machine rose est intéressante à plusieurs titres : le mouvement de rotation du tambour évoque par exemple un chambardement corporel et émotionnel, la sonnerie rappelle la machine qui sonnait quand Auguste respirait mal en couveuse. Le geste d’« enfourner dedans » fait aussi penser à une complémentarité contenant-contenu où se préfigurent peut-être des fantasmes originaires. L’aspect le plus important pour Auguste semble d’abord être la main-tambour vivante. Je suis de mon côté attentive à reproduire les variations des vitesses, c’est-à-dire de vitalité, qui permettent de déployer une histoire, celle d’un cycle de machine à laver et métaphoriquement celle des premiers soins apportés au bébé où la main de l’adulte joue un rôle majeur. Un autre aspect visiblement essentiel à Auguste est de pouvoir donner et reprendre à cette main-tambour contenante, comme lors d’un échange où la « rêverie maternelle » permet de métaboliser les ressentis douloureux.
25 La séquence d’après et la figuration d’une naissance suivie d’un « atterrissage » en couveuse orchestré par Auguste, correspondent de nouveau à un retournement passif-actif qui accompagne certaines formes de symbolisation. C’est alors moi qui traverse l’expérience de figement dans une identification à un adulte impressionné qui est sans doute partie prenante de la scène pour Auguste. Le réalisme soudain de sa figuration me conduit à souligner combien différents registres de symbolisation coexistent chez le patient. Si les jeux d’Auguste sont par la suite souvent d’emblée symboliques, ils repassent aussi régulièrement par des figurations beaucoup plus ancrées dans le sensoriel. Le point commun à ces différents types de symbolisation me paraît résider dans la relance de la capacité d’adresse à l’autre dont témoigne Auguste. Cette relance augmente en retour la capacité associative du thérapeute et sa mobilité de pensée. Elle nourrit du même coup la boucle interactionnelle et redonne au langage préverbal sa richesse et son intelligibilité.
26 Pour conclure, je soulignerai les quelques points suivants : l’ajustement du thérapeute aux événements corporels très délicats et presque imperceptibles dans la rencontre, aide souvent le patient à récupérer une capacité d’adresse. La dimension chorégraphique est généralement présente à l’arrière-plan de la rencontre, c’est-à-dire de manière préconsciente pour le thérapeute, mais elle peut être guidée par le partage de signifiants formels respiratoires. Ces derniers apparaissent plus fréquemment lorsque des désordres somatiques ont jalonné la première enfance du patient. Ils sont aussi présents lorsque des expériences de carences ou, inversement, d’empiètement ont marqué ses relations précoces et que la communication par identification projective est restée prédominante. Il y a des liens étroits entre la respiration et l’expression de la vitalité puis de la vie émotionnelle. Ces liens font que la respiration porte souvent les traces d’expériences traumatiques, mais dès lors qu’elle est « rêvée » dans le transfert elle facilite aussi la symbolisation et la transformation de ces traces.