CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Qu’est-ce que c’est, répond Foucault lors d’une interview en 1975, que cette pudeur sacralisante qui consiste à dire que la psychanalyse n’a rien à voir avec la normalisation [1] ? »
 
« Masculin et féminin est la première différenciation que vous faites quand vous rencontrez un autre être humain, et vous êtes habitués à faire cette différenciation avec une certitude exempte d’hésitation. […] En psychanalyse, en clinique d’une façon générale, l’immense majorité, voire la totalité des « observations « pose de façon irréfléchie au départ : « il s’agit d’un homme de trente ans ; ou d’une femme de vingt-cinq, etc.»  Le genre serait-il vraiment a-conflictuel au point d’être un impensé de départ [2] ? » 

1 Freud n’aurait pu anticiper que le genre relançât la question des normes, à propos de la vie sexuelle, d’une façon aussi inattendue pour la psychanalyse et les psychanalystes que lors de ces dernières années. De toutes les actualités récentes, la plus massive reste celle des débats suscités par la loi dite du « mariage pour tous », tant elle a mis à contribution la société dans son ensemble. Nombre de psychanalystes ont pu s’exprimer à ce sujet, ici et là, au nom de la psychanalyse ou de leurs théories d’analystes, laissant paraître et faisant perdurer une position morale de la psychanalyse dans la culture populaire. De même, le statut psychiatrique des personnes transgenres n’a pas manqué de susciter bien des polémiques chez les psychanalystes, qui n’ont, en outre, pas hésité à se prononcer également sur le bien-fondé des avancées sociales et familiales en matière de procréation médicalement assistée ou de gestation pour autrui. Les normes sociales et les normes sexuelles agitent la communauté psychanalytique, dont les théories et les pratiques sont alors convoquées par le champ social et politique.

2 Surgit donc la question de savoir s’il appartient à la psychanalyse ou aux psychanalystes de se prononcer à ce sujet, de défendre les normes au nom de leur opérativité dans la subjectivation, de leur garantie du « Symbolique » et de la « Loi », ou de leur anhistorique pérennité dans l’inconscient. Quel « savoir psychanalytique » viendrait alors fonder ces perspectives ? Dans quelles pratiques et quelles traditions s’inscrit cette posture, et en quoi demeure-t-elle psychanalytique ? Le savoir sur le sexuel que la découverte freudienne a mis en circulation ne produit son effet qu’à rebours des résistances que nous lui opposons. C’est pourquoi ce que la psychanalyse en pratique est capable de révéler, la psychanalyse en théorie peut tout autant le démentir. Et lorsqu’elle se fait avis, opinion ou prophétie, la psychanalyse s’éloigne du divan pour rejoindre le fourre-tout populaire et moraliste d’une société productrice de normes.

3 Si le sexuel subvertit les connaissances sur la vie sexuelle, c’est en en soulevant l’irréductibilité du savoir inconscient face aux coercitions répétées que chacun(e) peut lui intenter, pour son propre compte et vis-à-vis des autres. Qu’il s’agisse de la sexualité, du sexe ou du genre – aucune de ces notions n’ayant trouvé de définition en psychanalyse –, c’est par la voie des normes et de leur interrogation que nous pouvons cheminer vers des façons de penser et de pratiquer la psychanalyse à la faveur de ce qui n’est ni normalisable ni maîtrisable.

4 Ainsi, la visée d’une écoute analytique est-elle de pointer l’irrémédiable historicité des normes, de leur construction sociale et de leur opérativité psychique. Car c’est à la jointure du social et du psychique, d’un « extérieur » collectif et d’une « intériorité » subjective que les normes valent : elles ne sont ni complètement imposées à un sujet par un contexte sociétal ni entièrement laissées à l’initiative de ce sujet, libre de les réformer comme il/elle l’entend. Les normes sont, en réalité, caractérisées par un mode particulier de contingence : le sujet n’y est pas soumis à des règles qui lui sont transcendantes, mais ne se subjective qu’en tant qu’il/elle est assujetti(e) à la régulation qui le/la produit. Cette contingence des normes semble alors constituer la visée du travail psychanalytique, qui s’assignerait pour tâche d’accompagner un sujet dans la levée de la nécessité prêtée à des modalités d’être, de vivre, de désirer, d’aimer et de travailler, susceptibles d’être remplacés par d’autres modalités subjectives.

5 L’historicisation des normes, la mise en exergue de leur contingence et de leur constructivité semblent également propres à la perspective des études de genre et études queer. Si donc un travail psychanalytique a pour visée l’interrogation constante des normes, de leur centralité et de leur emprise sur la subjectivation, quelle est alors la position de la psychanalyse concernant les normes de genre ? Par-delà la dissémination de discours et de pratiques auxquels renverrait le singulier, probablement abusif, « la psychanalyse », l’unité la plus élémentaire dont se réclament les postures analytiques multiples est celle d’un paradoxal « savoir de l’inconscient », où le savoir même et ses catégories positives sont entièrement déconstruits. La rupture épistémologique du discours analytique consiste à pointer la gageure et les limites de toute procédure cognitive, inscrite dans une vision positive du savoir, et son infiltration par des enjeux autres que ceux du savoir : des visées pulsionnelles sur le plan subjectif, un dispositif de pouvoirs sur le plan collectif. Ce « savoir de l’inconscient » est alors celui qui prend en compte l’énonciation. La signifiance d’un discours ne tient pas aux divers sens positifs articulés par ses contenus, mais à son origine et son adresse : qui parle, demande Freud de manière nietzschéenne, et à qui cela est-il adressé ? Peut-être n’y a-t-il alors pas de contexte plus idoine, pour appliquer cette interrogation du « savoir de l’inconscient » au discours analytique lui-même, que lorsque celui-ci est confronté aux questions de genre. Cela implique d’aborder les théorisations, tout au long de l’histoire du discours analytique, du féminin et du masculin, mais aussi l’opérativité de cette muette catégorie de genre en psychanalyse, qui s’étend, par-delà la sexuation, à la sexualité, et au sexuel-infantile. L’appréhension psychanalytique des normes de genre peut donc porter ici sur le discours même de la psychanalyse pour chercher à voir comment, malgré sa visée de déconstruction constante, ces normes ne manquent pas de le traverser. Cela peut consister à considérer les conséquences politiques de l’articulation de ces trois notions de sexuation, sexualité et sexuel-infantile, et de leur rapport à ce que Foucault nommait « dispositif de sexualité » : il est, par exemple, très différent de concevoir que la sexualité définit et entraîne une sexuation, ou que, au contraire, la sexuation détermine la sexualité et ses échecs à se conformer à des normes préétablies. La question des normes de genre en psychanalyse est, en outre, celle de la valeur et du fonctionnement de la nosographie ou de la psychopathologie pour la pratique et la théorie psychanalytiques : quelles normes convoquent les classifications et quelles normes opèrent dans l’identification du pathologique ? Comment la psychanalyse s’en débrouille-t-elle, et peut-elle s’en départir ?

6 Les théories psychanalytiques, dans leur diversité, produisent donc, comme toutes les autres, des effets de normes. S’attachant à rendre compte du savoir sur le sexuel issu des cures, depuis Freud, les spéculations des psychanalystes se heurtent à ceci qu’« il y a des normes sociales faute de toute norme sexuelle [3] ». Ces élaborations ne peuvent en effet que relever, sans jamais les donner à voir, les édifices bâtis, à la faveur du processus analytique, par les analysant(e)s dans leur commerce avec l’inconscient.

7 Confondant néanmoins l’échafaudage et le bâtiment, comme le soulignait déjà Freud, les théories psychanalytiques risquent toujours de participer au développement des normes sociales ordinaires à propos de la vie sexuelle. L’expérience psychanalytique rappelle, en effet, que la sexualité humaine, inconsciemment déterminée, motive la production psychique de normes individuelles, mais aussi collectives, sociales, culturelles ou juridiques. Aussi, à l’instar de Freud, avons-nous à relever le défi de ne pas confondre les théories des psychanalystes avec ce qui peut constituer les théories psychanalytiques.

8 Il n’est de théorie analytique que par la garantie du transfert, propre à la pratique analytique. Celle-ci reste toutefois difficile d’accès pour l’observation, la description ou la confrontation scientifique. Néanmoins, les discussions engagées par celles et ceux qui participent à ce numéro témoignent de l’effort maintenu de centrer l’élaboration conceptuelle sur ce que le processus analytique, par le transfert, active chez chacun(e), analystes compris(e)s, sur la pulsion de savoir et sur l’énigme du sexuel. Par quelque abord que ce soit, les expériences psychanalytiques vécues peuvent éclairer les impasses ou les apories de la pratique analytique, mais aussi les perspectives et les appuis sur lesquels elle peut se montrer à la hauteur des actualités sexuelles, faute de quoi elle tendrait vers l’idéologie plus que la praxéologie.

9 La question des normes et des normes de genre se pose donc non seulement à la théorie psychanalytique, mais aussi à sa pratique, quelque « éclairée » qu’elle soit. C’est la question, soulevée par les textes ici publiés, de savoir ce que supporte l’analyste, et de quelle manière les normes et les normes de genre peuvent insidieusement réapparaître dans la pratique, par-delà leur déconstruction théorique.

10 Ainsi s’ouvrent des dialogues entre les études de genre et la psychanalyse, engageant d’autres interlocuteurs, tels l’anthropologie ou la religion, aussi bien que le commerce de la psychanalyse avec elle-même, nécessaire pour qu’elle ne cesse pas de situer ses inspirations, ses voisinages et ses limites. Puissent les théories psychanalytiques transformer ces dernières en bordures ou en littoraux, échangeant alors avec la littérature qui les devance toujours un peu, dans une langue chaque fois étrangère, aux révélations toujours imprévues.

11 Défaire la norme nosographique ou le regard psychopathologique de la pratique – donc du discours – de l’analyste s’impose comme nouvelle norme que la cure met à l’épreuve. Mais comment fonctionne alors cette nouvelle norme définissant la visée de l’écoute analytique ? Ne perpétue-t-elle pas les impensés propres à toute norme non analysée ? Cette visée de dépassement n’en convoque pas moins la nécessité d’être soumise à une analyse du transfert dans la posture clinique et théorique de l’analyste soucieux(se) de dé-normer.

12 La mise en série « Genre, normes et psychanalyse » invite à accueillir ce qui nourrit la psychanalyse depuis son extérieur, au-delà de son territoire dont les frontières – celles abattues par les efforts de la cure – méritent de ne jamais être rétablies, pour quelque raison politique que ce soit. Avec l’outil qu’est le genre et l’analyse des discours normatifs, il n’est pas seulement question d’un intérêt épistémologique et théorique d’une psychanalyse en extension, il y a aussi une visée pratique de la clinique. Les contributions de ce numéro proposent de travailler à l’extension des frontières épistémologiques et cliniques de la praxis analytique.

13 La réalisation de ce numéro a été possible grâce au soutien de l’iec (l’institut Émilie du châtelet), du crpms (Centre de recherches psychanalyse, médecine et société et de PluriGenre, Action structurante de Paris Diderot).

Notes

  • [1]
    M. Foucault (1975), « Pouvoir et corps », interview de M. Foucault dans Quel corps ?, dans Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2001, p. 1627.
  • [2]
    J. Laplanche, Sexual. La sexualité élargie au sens freudien, Paris, Puf, 2003, p. 162-163.
  • [3]
    J. Lacan (1973), « Déclaration à France-Culture », Le Coq-Héron, nº 46/47, 1974, p. 3-8.
Thamy Ayouch
Maître de conférences en psychologie clinique, université de Lille 3, chercheur crpms ea 3522, université Paris Diderot – 18 avenue du Président Hoover, F-59000 Lille
thamy.ayouch@gmail.com
Vincent Bourseul
Psychanalyste – 6 passage Sainte Avoie, F-75003 Paris
vincent.bourseul@gmail.com
Laurie Laufer
Professeure de psychopathologie clinique, crpms ea 3522, université Paris Diderot – 40 rue du banquier, F-75013 Paris,
laurie.laufer@wanadoo.fr
Sara Piazza
Docteure en psychopathologie clinique et psychanalyse, crpms ea 3522, université Paris Diderot,
piazza.sar@gmail.com
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/04/2017
https://doi.org/10.3917/cm.095.0005
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Érès © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...