1 Selon un rapport des Nations unies (2006), « la violence conjugale est la forme la plus courante de violence subie par les femmes au niveau mondial [1] ». Celles-ci, par leur ampleur et par leur gravité, alarment depuis quelque temps les pouvoirs publics et l’opinion, sans toutefois que l’on puisse réellement repérer une régression du phénomène (De Neuter, 2012 ; Jaspard, 2007). En effet, encore aujourd’hui en France, une femme décède tous les 2,5 jours sous les coups de son compagnon ou ancien compagnon (Délégation aux victimes, 2011). En 2009 la moitié des déclarations de violences physiques ou sexuelles provenait de victimes dont l’auteur était le conjoint (Rizk, 2010). Dans notre pays, les violences conjugales ont été appréhendées à travers l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Jaspard, 2000). On peut remarquer que ce sont les évolutions générales des droits des femmes qui ont permis de lever une partie du voile recouvrant les violences conjugales ; auparavant celles-ci n’étaient prises en compte que lorsqu’elles étaient associées à des actes de maltraitance sur les enfants. L’enfance en danger constituait ainsi une voie indirecte d’accès aux violences conjugales.
2 Mais les enfants témoins de ces violences conjugales qui n’avaient pas été directement maltraités n’entraient pas, pensait-on jusqu’à récemment, dans la catégorie de l’enfance en danger. Aujourd’hui, en partie sous l’impulsion de travaux réalisés aux États-Unis (Wood, Sommers, 2011) et au Canada [2] (Fortin et coll., 2000), les enfants dits « témoins » ou « exposés » à ces violences du couple préoccupent les chercheurs et les professionnels. Les données insistent surtout sur les difficultés comportementales que manifestent ces enfants, ainsi que sur les risques de reproduction à la génération suivante.
3 Cependant, ces travaux ne questionnent pas le fonctionnement mental ni les mécanismes psychiques à l’œuvre dans ces symptômes que présentent les enfants, et dans la répétition transgénérationnelle des violences. C’est ce que nous nous proposons d’élucider dans les deux cas de Mathieu et de Jérémy, afin de préciser ultérieurement ce qui en découlerait au regard de la prévention, en particulier l’importance de l’accompagnement de la relation mère-enfant (Racicot et coll., 2010). En effet, la fin des situations de violence conjugale se solde par le fait que les enfants sont confiés à leur mère dans la grande majorité des cas. Toutefois, dans la prise en charge du lien mère-enfant, nous incluons la possibilité d’élaborer la question du père avec la mère et avec l’enfant. Jérémy a été rencontré au sein d’un dispositif innovant de prévention, P’tits Yeux P’tites Oreilles [3], et les données ont été recueillies lors d’une recherche-action. Mathieu a été suivi en cmpp et les données proviennent de la psychothérapie.
Violence au cœur du développement vs violence pathologique
4 Une certaine « violence » est inhérente à l’être humain, ce que Aulagnier (1975) nomme la violence primaire. La mère face au bébé vagissant et sans langage interprète à sa façon les besoins de l’enfant, imposant à celui-ci la violence de l’interprétation. Cette traduction maternelle est nécessaire à la survie de l’enfant, qui subit cette violence mais qui construit à partir de celle-ci les objets de la demande à travers les mots du langage. Bergeret (1984) évoque une autre violence dite « fondamentale », active, agissante lors de la phase œdipienne, au travers des fantasmes de meurtre et de désir vis-à-vis de l’autre parental. La loi du père oblige l’enfant à renoncer à l’inceste et au parricide, mais avec l’immense ouverture de la réalisation ultérieure de la promesse œdipienne, qui est d’attendre plus tard pour séduire une femme, à l’exception de la mère. L’enfant est sommé de renoncer à trouver auprès du parent une satisfaction libidinale, et le père est celui qui soutient et représente la loi. Il transmet donc une loi à laquelle lui-même, comme la mère d’ailleurs, est soumis. Il contraint et aide l’enfant à élaborer et à dépasser la violence pulsionnelle œdipienne, en échange d’une réalisation à venir. Il en résulte pour l’enfant l’intégration de la différence des sexes et des générations.
5 Un père tyrannique incarne la loi au lieu de la représenter, il la fait au lieu d’y être soumis, que ce soit sur le versant positif de la perfection et de l’idéal – c’est le cas du père du président Schreber (Tabouret-Keller, 1973) – ou sous la forme destructrice du père du caporal Lortie (Legendre, 1989). Tout l’édifice généalogique vole alors en éclats, le tiers n’est plus représenté, et le lien à l’autre se dévoile sous la forme d’une dualité mortifère. Dans le cas des violences conjugales, la dualité peut aller parfois jusqu’à la lutte à mort. C’est cela dont l’enfant est témoin, ce lien pathologique à l’autre, d’où le tiers est exclu et la violence agie exhibée. L’enfant est face à l’un des parents dominant, à l’autre écrasé et infantilisé. Par ses actes le conjoint violent met à mal l’édifice des places générationnelles qui organise les liens familiaux. Pour l’enfant témoin de la violence entre ses parents, la différence des générations peut-elle encore garder toute sa valeur structurante ? L’enfant, de toute façon, ne peut échapper à une dimension traumatisante de la scène violente qui se joue sous ses yeux. Mais au-delà du traumatisme déjà difficile à surmonter, est-ce que ce ne sont pas les différences et les interdits fondamentaux qui sont parfois susceptibles d’être ébranlés chez l’enfant en construction ? D’autre part, que peut-il intégrer du lien à l’autre ?
6 La violence agie du couple, vue ou entendue par l’enfant, percute les fantasmes infantiles de meurtre œdipien (Razon et Metz, 2011), en transformant en réalité cauchemardesque ce qui ne devait être qu’imaginé ; en muant en coups, blessures et hurlements, des fantasmes qui ne devaient être que jeux de la rêverie, alors qu’au contraire la réalité de la vie devait rassurer l’enfant. Dans les cas que nous présentons où la mère est battue, quelle énigme se pose au petit garçon qui voit, entend ou comprend que sa mère reçoit des coups du père ?
7 Nous questionnons donc, dans les cas des enfants témoins de violence conjugale, non seulement la dimension traumatisante des scènes vues ou entendues mais aussi l’énigme que constitue pour l’enfant ce lien entre ses parents, et au-delà, le vacillement des différences et interdits fondame taux pour le couple et pour l’enfant. Nous interrogeons les mécanismes psychiques en jeu dans ces situations : comment s’effectuent les identifications pour l’enfant ? Comment le lien à l’autre se construit-il dans cette ambiance ? Que pouvons-nous dire du lien à la mère ? Et enfin, comment expliquer et prévenir les répétitions de la violence à la génération suivante ? Auparavant, il nous faut exposer les composantes de la recherche-action qui nous a permis de poser nos premières hypothèses.
Recherche-action au sein du dispositif pypo
8 Les risques encourus par les enfants témoins ont été tardivement pris en compte par les pouvoirs publics. Ce n’est qu’en « 2006 qu’un rapport du Conseil de l’Europe sensibilise les États membres aux répercussions qu’entraînent les violences au sein du couple sur le bien-être des enfants [4] » (Pérez, 2009). C’est dans cette nouvelle dynamique que s’effectue début 2009, dans l’institution Regain, le démarrage du projet « P’tits Yeux, P’tites Oreilles » (pypo), défini comme « service d’accompagnement éducatif et thérapeutique intervenant auprès des enfants témoins des violences conjugales [5] », qui propose, lors de sa création, des prises en charge psychologiques et des ateliers collectifs destinés aux enfants. Notre recherche-action s’est mise en place en partenariat avec cette équipe et notre laboratoire SuLiSom [6]. Compte tenu de nos premiers questionnements, nous souhaitions élucider le fonctionnement mental des enfants qui étaient confiés à pypo ainsi que certains éléments de leur construction subjective, en particulier les liens à l’autre et les imagos parentales. Le but n’était pas de confronter l’enfant directement à son histoire forcément douloureuse, dans ce cadre non psychothérapique. Nous avons donc construit notre méthodologie à partir de deux tests projectifs, le Rorschach et le Patte Noire. La passation du Patte Noire présentait un aspect ludique qui pouvait intéresser l’enfant sans introduire de redoublement d’effet traumatique, et ce bilan présentait l’intérêt pour sa famille et pour les professionnels d’apporter une meilleure compréhension de l’enfant. Nous avons ensuite obtenu un consentement éclairé des familles. Les premiers résultats (Vogel, 2011) portaient sur un échantillon de trois fillettes entre 6 et 9 ans et ils indiquaient une image maternelle tantôt fragile, tantôt angoissante. Quant à l’imago paternelle, elle pouvait parfois constituer un support d’investissement étayant pour l’enfant, mais globalement la composante terrifiante du père imaginaire la caractérisait. Ces premiers résultats ainsi que la clinique ont incité les professionnels du dispositif à revoir l’accompagnement en incluant les mères, puis les parents. Enfin, les fillettes montraient une fragilité narcissique aboutissant parfois à un brouillage des limites entre monde interne et externe. Cela nous a conduits à nous intéresser au concept du moi-peau.
Moi-peau et lien mère-enfant
9 À partir de la construction freudienne de l’appareil psychique en 1925, constitué de deux couches, l’une composant le pare-stimulus externe protégeant des excitations extérieures, l’autre couche formant une surface réceptrice sur laquelle s’inscrivent les traces mnésiques, Anzieu (1985) élabore le concept du moi-peau, conçu telle une double pellicule, l’une comme pare-excitation et l’autre comme surface d’inscription. Dans le cas des violences conjugales, nous évoquions la dimension traumatisante de la situation que vit l’enfant témoin. Or le traumatisme se produit lorsque l’environnement externe provoque un excès d’excitations qui déborde les capacités du pare-excitation, ce qui vient donc effracter le moi-peau.
10 Le moi-peau s’étaye sur la fonction maternelle et la contenance psychique de cet environnement maternant, et permet à l’infans de se fabriquer une peau psychique, capable de le protéger des excitations en excès, tant interne qu’externe. Il laisse ainsi passer une partie des stimuli qui provoque plaisir ou déplaisir. Il contient la montée pulsionnelle interne jusqu’à la possibilité d’une décharge selon la venue de l’objet du désir. En cela, la mère, ou son faisant fonction, prête à l’enfant sa peau par ses gestes, sa voix, l’ensemble du contexte qui environne l’enfant, et tous deux partagent un temps le fantasme d’une peau commune « suffisamment tenante, contenante, maintenante, mais aussi suffisamment non retenante : il faut qu’elle tienne mais pas qu’elle retienne. Et on sait que ça, c’est un exercice naturellement difficile, mais qui le devient particulièrement lorsqu’elle [la mère] est dépressive par exemple, ou lorsque l’environnement immédiat, dont elle est pour l’enfant garante, est violent, instable, imprévisible, etc. » (Guingand, 2006, p. 71). Pour l’auteur, l’environnement violent risque de compromettre ce fantasme primordial, que cette peau ne tienne pas ou qu’elle retienne. Ainsi, le concept de moi-peau nous permet d’investiguer le vacillement des limites entre monde interne et externe, ainsi que la construction du Moi et le lien mère-enfant. Lorsque la violence agie percute la capacité contenante de l’environnement, que devient l’une des fonctions du moi-peau qui est « la surface de séparation (interface), qui marque la limite par rapport au dehors et le maintient à l’extérieur : c’est la barrière qui protège contre la pénétration des avidités et des agressions d’autrui, êtres ou objets » (Kaës, 2008, p. 81-82) ?
11 Au cours de la construction subjective, ce fantasme est amené à disparaître avec l’effacement de la peau commune et le renoncement aux plaisirs de la peau par l’interdit du toucher. « L’interdit global porte sur le contact global, la fusion des corps, et le désir d’entrer, d’envahir le corps de l’autre. L’interdiction est signifiée quoique de façon implicite, par l’éloignement : la mère retire son sein, écarte son visage, dépose le bébé dans son lit » (Cupa, 2002, p. 1076-1077). L’enfant se dégageant de cette position fantasmatique acquiert un moi-peau propre en intériorisant cette interface. Dans le cas où l’enfant assiste aux violences conjugales plus ou moins directement, le moi-peau peine à se construire comme à s’effacer, ainsi que le souligne Guingand. Dans tous les cas, l’effacement ne se fait pas sans douleur, et la reconnaissance que chacun a de son moi propre et de sa peau à soi est précédée de fantasmes de peau arrachée. Dans le cas de la violence conjugale, si le fantasme de peau commune peine à se construire comme à se déconstruire, ces fantasmes de dépeçage seront au premier plan, lors des séparations en particulier. Dans les deux situations cliniques que nous présentons, si le cas de Jérémy met en avant la difficulté de la mère à déconstruire ce fantasme, c’est davantage les modalités de sa disparition que nous interrogeons pour Mathieu.
Le lien à la mère
Jérémy
12 Jérémy, ainsi que sa mère Mme A., ont été reçus dans le cadre du dispositif de recherche-action [7] pypo, destiné actuellement aux enfants exposés aux violences conjugales et à leurs parents. La famille a accordé son consentement éclairé à la recherche en signant une feuille d’engagement. Ce dispositif souhaite en particulier dépasser, dans une visée thérapeutique, la dichotomie victime/auteur dans l’appréhension des violences conjugales.
13 Les données de la recherche ont été recueillies au cours des entretiens préliminaires et de suivi avec la psychologue, et sur des observations lors des temps de groupe, au moyen de prise de notes pendant et après les entretiens. L’enfant a également effectué un Rorschach, temps de passation inclus dans le principe du dispositif, destiné à éclairer l’équipe, ainsi qu’à enrichir la recherche.
14 Anamnèse : Mme A. s’est réfugiée avec son fils âgé de 4 ans au foyer d’hébergement de femmes battues dont dépend le Roseau, à la suite d’une nouvelle dispute avec son conjoint qui l’a blessée à l’arcade sourcilière. Les violences dans le couple ont commencé lorsqu’elle était enceinte de Jérémy, et n’ont pas cessé depuis. Le père de Jérémy a emmené son fils loin de sa mère durant un an et demi, et un jugement pour la résidence de Jérémy est en cours. Mme A dit que son fils « a du mal à faire confiance à l’autre », et qu’il a « fait pas mal de crises […] de la colère, des caprices ».
Observations
15 Les séparations : Les moments de séparation entre mère et enfant sont pénibles pour l’enfant, mais aussi pour sa mère. Jérémy lui est très attaché, et lorsqu’il doit rejoindre l’atelier de groupe, Jérémy s’agrippe au cou de sa mère, sa voix se fait suppliante et il prend le ton d’un tout petit enfant. Du côté de sa mère, le conflit interne est perceptible dans le décalage entre le langage du corps et les mots : les bras s’accrochent à son enfant, le corps fait des va-et-vient entre la porte et son fils, alors que les mots signifient qu’elle va partir, qu’il faut bien qu’il la laisse partir.
16 Présence/absence de la mère : En présence de sa mère, Jérémy prend une attitude de tout petit, il parle d’une petite voix avec un ton de bébé, baragouine des phrases peu compréhensibles et reste tout près d’elle, demandant son aide pour mettre ses chaussures, demandant à être porté par elle. Sa mère oscille entre réponse à ses demandes d’étayage et agacement. Au contraire, en groupe, il se montre plutôt alerte, perd son intonation de tout petit et prend de l’assurance avec ses camarades. Pendant les entretiens, il arrive que Mme A., assise sur le canapé avec son fils, le couvre de baisers, à moitié couchée sur lui et lui parle en collant son visage contre le sien.
17 Jeux : Lors du deuxième entretien, Mme A. prend la dînette avec laquelle Jérémy joue et, lorsqu’il veut la récupérer, elle lui demande un bisou pour chaque couvert obtenu. Il hésite et tente de les prendre en tirant dessus, puis capitule : baiser sur la bouche à chaque fois. Pour le dernier, il ne veut plus se prendre au jeu. Elle insiste, il lui mord la joue. Une autre fois, Jérémy veut un jouet que sa mère a écarté à cause du bruit. Elle refuse et il se roule par terre. Elle s’approche et le chatouille jusqu’à ce qu’il s’énerve et crie. Elle inscrit Jérémy dans un cœur dessiné, il le raye. Elle l’embrasse alors, et il esquisse un geste agressif envers elle.
18 Un jeu particulier, le « jeu du chat », nous a interrogés : Jérémy miaule et mime le chat. Sa mère lui dit « Tu sais ce que je t’ai dit, j’ai fait un bébé, j’ai pas adopté un chat. » Jérémy continue de miauler, et elle ajoute : « Je crois que c’est à cause de moi, parfois je fais le chat avec lui, on fait les animaux. » Son fils se met alors à quatre pattes, les fesses vers elle, en disant « caresse-moi ».
Commentaires
19 À propos du « jeu du chat », plusieurs signifiants se détachent. « J’ai fait un bébé » : le pronom personnel à la première personne insiste sur le fait d’être un seul être pour concevoir un enfant, excluant le père. Le terme « bébé » correspond effectivement à l’attitude que prend Jérémy en présence de sa mère, se conduisant autrement qu’en groupe, comme un tout petit enfant. Cette attitude correspondrait-elle à un fantasme maternel, que son fils redevienne ce bébé qu’on peut manipuler, embrasser tout à son aise ? Bébé d’avant l’interdit du toucher et bébé de la peau commune fantasmée ?
20 De quelle équivoque signifiante s’agit-il autour de « chat », quel écho sexuel la mère peut-elle entendre ici ? Comme le rappelle Parat (2011), « le bébé est une “bombe” sexuelle pour la mère, un jouisseur, un provocateur incessant », et cela prend sens dans ce jeu entre Jérémy et sa mère. Manquerait-il ici la « censure de l’amante » ? Mais aussi celle de l’amant (Anzieu-Premmereur, 2010), qui focaliserait l’investissement érotique de sa compagne. De manière plus symbolique, cette censure pour être opérante, nécessite que l’organisation œdipienne de la mère soit suffisamment souple et structurée pour laisser l’érotique maternelle se faire jour sans en être désorganisée.
21 Tout au long de ces scènes entre mère et fils, le rapproché corporel est donné à voir à la psychologue voire à plusieurs membres de l’équipe. L’interdit du toucher paraît défaillant, du fait de l’excès, lors de jeux dont le contenu au départ ne sort pas de l’ordinaire. C’est au moment des séparations que le fantasme de peau commune arrachée est le plus évident. Jérémy dirait aussi, selon sa mère, vouloir retourner dans son ventre.
22 Quelle satisfaction érotique se produit-il ici pour l’enfant mais aussi pour la mère, au travers des baisers, des pressions corporelles, des chatouillis ? À un âge œdipien, il pourra être bien difficile pour lui d’échapper au contexte passionnel vécu avec sa mère. Dans cette situation, l’angoisse de Jérémy est à la mesure des excitations pulsionnelles reçues, ce que le Rorschach met par ailleurs bien en évidence.
23 Le protocole de Jérémy est saturé par l’angoisse, angoisse archaïque pour une part : l’environnement reste complètement hostile, envahi par des représentations de monstres, de méchants, de requins. Il évoque aussi une « maman méchante qui fait peur », et son père Antoine qui « a fait mal à ma mère ». L’image maternelle prégénitale, à la planche neuf, suscite un fantasme persécuteur d’engloutissement – « y avait beaucoup d’eau j’arrive pas à nager ».
Questions
24 Qu’est-ce qui pourrait faire limite à l’intrusion, et à l’indistinction des deux corps de la mère et du fils, chacun peinant à s’arracher à la peau commune fantasmatique et à la jouissance des corps ? Le cas de Jérémy nous interroge sur le parallèle entre l’excès d’excitations douloureuses que produisent les violences conjugales corporelles, et l’excès d’excitations jouissives des corps maternel et filial. L’interdit du toucher préserve de la démesure de l’excitation et du déferlement pulsionnel. Tout se passe ici comme si cet interdit défaillant n’avait pu ni protéger la mère des violences du conjoint, ni s’instaurer entre elle et l’enfant. Plusieurs questions se posent au travers de cette étude : le rapproché corporel ici peut-il déborder le pare-excitation de Jérémy jusqu’au traumatisme ? Par ailleurs, face à cette dualité relationnelle entre mère et enfant, quel tiers peut constituer un père violent ? Quelle référence peut-il représenter pour la mère et pour l’enfant ? Ces questions que suscite le cas de Jérémy nous incitent à insister, dans la prise en charge des violences conjugales, sur l’importance de l’accompagnement de la relation mère-enfant, incluant la réflexion sur la place du père sur le plan symbolique mais aussi dans la réalité.
25 La situation de Mathieu, amené par sa mère en consultation au cmpp, permet d’entendre la nécessité de travailler le lien mère-fils afin que Mathieu ait d’autres voies dans sa construction subjective que l’identification à l’agresseur.
Mathieu
26 La consultation au cmpp est engagée pour Mathieu à la demande de sa mère qui est en instance de divorce. Celle-ci, avec ses deux garçons, Mathieu et Ludovic, a quitté le domicile conjugal depuis une année. Elle s’interroge plus particulièrement sur les difficultés rencontrées par son fils aîné âgé de 7 ans. Il manifeste de l’anxiété au moment d’aller avec son frère passer le week-end chez leur père.
27 Avec beaucoup d’émotion elle raconte son histoire : elle a quitté son mari et demandé le divorce après quatorze années de mariage qu’elle décrit comme des années vécues dans la terreur des insultes et des gifles, avec le sentiment de ne jamais être à la hauteur des attentes de son mari. Même séparée depuis une année maintenant, Mme D. apparaît encore sous l’emprise de son ex-mari. Elle prend conscience, en parlant de sa vie actuelle, qu’elle convoque sans cesse son regard évaluateur. Seule sa vie professionnelle y échappe, elle remarque d’ailleurs que le travail est ce qui lui a permis de tenir toutes ces années et d’entreprendre de se séparer.
28 Elle se souvient avoir quitté le domicile conjugal à deux reprises avant la naissance de leurs fils, mais son mari avait su la convaincre de revenir ; de plus elle se sentait incapable de vivre seule. À cette époque d’importantes crises d’angoisse la maintenaient cloîtrée à leur domicile. Elle évoque une vie familiale sous tension, où elle s’est repliée sur ses garçons, avec quelques moments de bonheur familiaux lors de périodes de vacances. Elle a décidé de se séparer lorsque son mari a violemment frappé Mathieu qui refusait de l’accompagner. Affolé par les saignements de son fils, M. P. l’a lui-même conduit à l’hôpital. Ce fut semble-t-il cet acte violent qui a été vécu par Mme D. comme insupportable, alors qu’elle avait repéré que Mathieu souffrait déjà de nombreuses humiliations de la part de son père. Ici Mme D. semble avoir pris appui sur sa fonction maternelle pour s’autoriser à mettre un terme à sa vie conjugale, elle précise d’ailleurs qu’elle ne se vivait pas comme une femme maltraitée malgré les gifles puisqu’il ne lui a jamais donné de coups de pied ou de poing « je n’avais pas besoin de me maquiller pour masquer mes bleus ou mes yeux au beurre noir ». Ainsi, le passage de Mathieu du statut de témoin de la violence conjugale de son père à celui d’enfant maltraité conduit Mme D. à mettre fin à sa vie conjugale.
29 Depuis son départ du domicile familial elle vit seule avec ses deux garçons, leur père les reçoit à son nouveau domicile tous les quinze jours. Il a été condamné à une peine avec sursis et à une mise à l’épreuve de trois ans pour la blessure infligée à Mathieu, mais a été autorisé à conserver son droit de visite et d’hébergement.
30 Lorsque nous le rencontrons afin de parler de la consultation engagée pour son fils, M. P. se plaint de la froideur que lui témoigne Mathieu, de ne pas savoir ce qu’il pense : « Son frère est beaucoup plus franc. » M. P. fait également part de ses désaccords éducatifs avec leur mère, il lui reproche de ne pas consacrer suffisamment de temps aux enfants. Si l’on peut entendre son désir de restaurer sa place et son rôle de père en organisant des activités ludiques lorsqu’il reçoit ses fils, on ne peut s’empêcher d’y entendre aussi une dévalorisation et disqualification de leur mère. Si M. P. pense que cette séparation lui a été bénéfique : « Je me sens mieux, je me suis retrouvé », les relations restent très conflictuelles avec Mme D. Pour ces motifs il accepte qu’un suivi psychothérapeutique avec Mathieu s’engage.
31 Au cours des premières séances Mathieu va surtout interroger la violence de son père à son égard. Il réalise des dessins qui mettent en scène des enfants gentils pour que leur père ne les gronde pas. Un dessin en particulier représente la façon dont il imagine le jugement où la culpabilité de son père à son égard a été reconnue. À côté du tribunal « il y a un spectacle, c’est la fête, le soleil sourit parce que c’est la fête ». Il demande à ce que sa mère puisse lui expliquer en notre présence ce que signifie la condamnation de son père ; est-ce que celui-ci va aller en prison ? Nous accompagnons les propos de sa mère en rappelant la loi commune afin de replacer ce jugement dans l’ordre symbolique. Si le juge a condamné son père pour cet acte violent, il l’a également reconnu dans sa place et sa fonction de père en maintenant un droit de visite et d’hébergement.
32 Dans la suite de la psychothérapie, Mathieu évoque sa vie comme s’il était lui-même partagé entre mère et père. En séance, il apporte des livres pour enfants qui sont « presque mon histoire » : Simon a deux maisons et Max n’en fait qu’à sa tête, qui vont lui permettre de parler de ses difficultés à se sentir déchiré entre le monde de sa mère et celui de son père, et de sa tentation de se tourner vers son père : « Maman elle veut jamais sortir, elle dit mais elle le fait jamais, elle raconte du pipeau, papa, il savait tout faire et maman, elle savait rien faire. » Ses paroles font écho à celles de ses parents. Sa mère se plaint d’avoir été traitée par son mari comme une incapable « maintenant encore, il espère que je ne vais pas y arriver », dit-elle avec rage et désespoir. Quant à M. P., il se plaît à souligner ce qu’il offre à ses fils quand il les voit.
33 Si le divorce a mis fin à la violence physique, le lien dans sa dimension haineuse perdure ; comment les enfants, particulièrement Mathieu qui se révélera occuper une place spécifique dans le lien mortifère qui unit ses parents, se construit-il avec ces repères ?
34 Une indication apparaît à travers une nouvelle plainte dans le discours de Mme D. Elle n’évoque plus les réticences et la peur de ses fils vis-à-vis de leur père mais décrit l’enfer que ceux-ci lui font vivre au quotidien. Mathieu et Ludovic ne l’écoutent pas, se disputent et se bagarrent continuellement, se moquent d’elle lorsqu’elle tente d’imposer son autorité, elle se dit découragée. En l’écoutant raconter comment se déroulent ses journées avec ses enfants, son sentiment d’impuissance paraît majeur : « Qu’est-ce qu’ils continuent à me faire payer ? » interroge-t-elle. L’énoncé de ce lien de continuité l’amène à réaliser qu’elle rend exclusivement Mathieu responsable de la situation, elle justifie son indulgence vis-à-vis de Ludovic par son jeune âge, 4 ans. Prenant conscience de sa froideur à son égard, elle pleure : « Je dois me forcer pour le féliciter, jamais je ne le prends dans mes bras, je ne lui fais pas des petits bisous comme à Ludovic, pourquoi c’est si difficile ? » Cette évocation de l’impossible proximité des corps l’amène à se souvenir avec nostalgie des moments de tendresse partagée lorsque Mathieu était bébé. Elle repère que c’est devenu plus difficile pour elle quand celui-ci a commencé à devenir un garçon, à ressembler de plus en plus à son père. Peut-on envisager que la fonction contenante et protectrice du fantasme de peau commune ait été mise à mal par la virilisation de Mathieu ? Il ne s’agirait pas ici d’un effacement progressif du moi-peau lié à l’interdit du toucher et du rapproché mère-fils, mais d’une déchirure produite par la confusion des places du père et du fils. Identifié par elle à son père, Mathieu devient pour Mme D. le mauvais objet persécuteur. Mme D. interprète les conduites de son fils, ses bagarres avec son frère, son opposition à son égard, comme autant de signes de la ressemblance avec son père : « C’est un vrai P. » dit-elle avec agressivité, tout en ajoutant : « Je me vois dans ses défauts je m’acharne sur lui. » Sur quels éléments identificatoires Mathieu peut-il s’appuyer lorsqu’il représente pour sa mère soit le père violent soit ses propres défaillances ?
35 Si Mathieu ne se plaint pas directement de la dureté de sa mère à son égard, ne pouvons-nous entendre qu’elle est à l’œuvre dans les propos qu’il tient à plusieurs reprises vis-à-vis de son frère : « Pourquoi les rêves ne se réalisent jamais ? » demande-t-il à la psychologue, et il poursuit « celui de ne pas avoir de frère ». Si Ludovic représente le rival dans l’amour de la mère, il permet aussi à Mathieu de se protéger des propos et sentiments agressifs de sa mère : « C’est de la faute à Ludovic si maman n’est pas contente. »
36 Mathieu ne trouve pas non plus d’étayage du côté de son père qui lui reproche d’avoir pris le parti de sa mère : « Il est distant, il ne veut pas me donner de bisous, il est fourbe. » Les difficultés qu’il rencontre avec son fils sont attribuées à la mauvaise influence maternelle, M. P. ne s’interroge pas sur l’impact psychique du coup qu’il a porté à son fils. Si son jugement semble lui avoir permis de tourner la page M. P. pense qu’il en est de même pour Mathieu, oubliant que les propos dévalorisants qu’il continue de tenir sur sa mère le maintiennent dans un vécu destructeur.
37 Cet extrait de certains enjeux à l’œuvre pour Mathieu, témoin de la violence conjugale et pris différemment dans l’agressivité de chacun de ses parents, nous incite à nous intéresser, au-delà des effets pour la femme/mère, à ses répercussions sur la construction du lien mère/enfant.
L’accompagnement de la relation mère-enfant
38 Selon Racicot et ses coll. (2010) les travaux canadiens définissent les violences conjugales comme « un amalgame de tactiques d’abus qui établissent et maintiennent une dynamique coercitive de l’homme sur la femme » (p. 323) ajoutant à la violence physique, les violences d’ordre psychologique, sexuel et économique. Les auteurs citent de nombreuses études soulignant l’effet potentiellement traumatique sur l’enfant d’être soumis à un climat de terreur. Sur le plan psychique, il peut développer une identification à l’agresseur, tel que le développe Ferenczi au sujet du terrorisme de la souffrance exercé sur un enfant par « un adulte furieux ». Enfin, l’enfant intériorise un modèle relationnel de couple qui légitime le recours à la violence. Il ressort des études que les enfants ne sont pas tous pareillement impactés, l’un des facteurs étant la possibilité pour l’enfant de trouver une réassurance auprès de la mère. Ce résultat rejoint les travaux révélant que le « soutien émotif de la mère » (p. 327) est un facteur déterminant de résilience.
39 Ces études convergeant vers l’importance de l’accompagnement de la relation mère-enfant estiment cependant que les difficultés avérées des femmes violentées dans l’exercice de leur fonction maternelle sont une conséquence des violences conjugales, qui ont impacté leurs capacités d’attachement et d’habileté parentale. Si nous pensons que ces violences ont certes des effets en retour sur la qualité du lien, il nous paraît important de considérer également les enjeux psychiques qui ont constitué le lien conjugal et le lien maternel pour la mère (Razon, Metz, 2011). En effet, qu’en est-il dans le cas de ces deux mères de l’interdit du toucher pour leur enfant, trop massif pour la mère de Mathieu, trop inexistant pour celle de Jérémy ?
40 Qu’en est-il de l’interdit du toucher, violent cette fois, en ce qui les concerne elles-mêmes, ce qui les laisse exposées aux brutalités conjugales ? En effet, pour Anzieu « l’interdit du toucher, en tant que le toucher est un moyen de violence physique ou de séduction sexuelle, précède, anticipe, rend possible l’interdit œdipien qui prohibe l’inceste et le parricide » (cité par Parat, 2011).
Conclusion
41 Nos observations montrent que cet accompagnement est nécessaire pour la mère comme pour l’enfant, et qu’il touche aussi à de puissants enjeux psychiques internes chez la mère. Nous pensons qu’une meilleure compréhension des mécanismes psychiques qui se jouent, entravant si souvent la libération possible de ces femmes prisonnières de liens douloureux au sein d’un couple violent, est nécessaire pour briser ce phénomène. Nous estimons que le mieux-être des enfants exposés à ces violences est tributaire du travail sur le lien mère-enfant. Trop négligé dans la prise en charge des femmes comme dans celle des enfants, qui sont souvent séparés dans leur accompagnement, le soutien à la relation mère-enfant paraît déterminant à la fois dans la situation présente et dans une visée préventive, afin que l’enfant n’intègre pas la violence et l’agressivité comme une modalité normale relationnelle. En ce sens cet accompagnement doit nécessairement inclure un travail psychique sur la question du père et celle du lien conjugal.
Notes
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[1]
Claire Metz, maître de conférences hdr en psychologie clinique, psychologue, psychanalyste, EA 3071 : Subjectivité, lien social et modernité, université de Strasbourg, faculté de psychologie – 12 rue Goethe, F-67000 Strasbourg ; Claire.metz@unistra.fr
Anne Thevenot, professeure en psychologie clinique, psychologue clinicienne, EA 3071 : Subjectivité, lien social et modernité, université de Strasbourg, faculté de psychologie – 12 rue Goethe, F-67000 Strasbourg ; Anne.Thevenot@unistra.fr
Paragraphe 112, Étude approfondie de toutes les formes de violence à l’égard des femmes, Rapport A/61/122/Add.1, 6 juillet 2006. -
[2]
La loi sur la protection de la jeunesse du Québec de 2006 (gouvernement du Québec, 2009) considère l’exposition aux violences conjugales comme une forme de maltraitance envers l’enfant (Racicot et coll., 2010).
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[3]
La recherche-action a été menée en partenariat avec l’équipe composée d’Anna Gramss, psychologue, Estelle Senn, éducatrice.
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[4]
Pour répondre à cette carence en France, l’oned en partenariat avec le sdfe a publié les premières préconisations : « Les enfants exposés aux violences au sein du couple, quelles recommandations pour les pouvoirs publics ? »
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[5]
Ce projet a reçu le prix de la Fondation de France avec le trophée « S’unir pour agir » (2009).
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[6]
EA 3071 Subjectivité, lien social et modernité.
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[7]
Recherche menée par Joa Vogel, master 2 Psychologie, sous la direction de Claire Metz.