1 Si les recompositions familiales, en tant que phénomène social, relèvent souvent du champ d’étude de la sociologie, elles éveillent également l’intérêt du psychologue clinicien qui peut distinguer deux niveaux d’analyse et de réflexion dans l’étude de ces nouvelles formes familiales : le niveau familial et celui du sujet.
2 Sur le plan familial, on peut s’intéresser aux processus mis en œuvre par les sujets afin de préserver à la famille sa fonction structurante : c’est-à-dire de permettre la différenciation des places de chacun et pour l’enfant, de maintenir une place tierce qui, se faisant le support de l’interdit de l’inceste, l’inscrit dans la différence des sexes et des générations. Au niveau individuel, les recompositions familiales peuvent être notamment appréhendées comme des occasions dont les sujets se saisissent ou non pour remodeler des liens avec leur histoire singulière et familiale. C’est ce dernier point que j’aimerais développer dans ce texte : comment la recomposition familiale est un moment qui permet de mettre en avant les réaménagements singuliers. Je vais donc me centrer sur les adultes auteurs de la recomposition, c’est-à-dire sur le couple et plus particulièrement sur celui qui est engagé dans une seconde union. J’illustrerai ensuite mon propos à l’aide de deux histoires, celle d’un homme Mekki Benami et d’une femme Irène Jardin, tous deux auteurs d’une recomposition familiale.
Enjeux et processus subjectifs à l’œuvre dans le choix d’un conjoint
3 Pour qu’il y ait recomposition familiale il faut qu’à minima un adulte engagé dans une union se sépare de son conjoint, et s’engage accompagné des enfants issus de la première union auprès d’un nouveau compagnon (nouvelle compagne). À partir de là plusieurs questions se posent par rapport au choix du conjoint : qu’est-ce qui a motivé le choix du premier conjoint ? Pourquoi la séparation ? Quelles sont les motivations dans le choix du deuxième conjoint ?
4 Peut-on dire qu’il y a eu erreur sur le choix du conjoint dans la première union ou que la deuxième union n’est possible que parce qu’il y en a eu une autre avant ? Fréquemment certains couples expliquent leur séparation par « On s’est trompé, on n’était pas fait l’un pour l’autre », cependant si cela vaut parfois pour de brèves unions, il me semble que cela ne convient pas lorsque les partenaires se sont engagés dans la durée.
5 Nous posons comme hypothèse que l’on ne se trompe pas lors du choix d’un conjoint mais que celui-ci répond à un moment donné à l’organisation psychique de chacun. Tout choix de conjoint s’inscrit dans un double mouvement : il relève d’une part d’enjeux liés à notre constitution œdipienne et d’autre part nous permet de réaménager nos positions subjectives.
6 Les travaux de Freud nous ont appris que le choix d’un conjoint s’effectue en référence aux premiers objets qui lui ont permis de constituer sa libido. L’objet, en psychanalyse, étant ce en quoi ou par quoi la pulsion peut être satisfaite, en lui permettant d’atteindre son but. La découverte de l’objet peut se faire selon deux voies : « Celle de l’étayage sur les modèles infantiles précoces et la voie narcissique qui recherche le moi propre et le retrouve dans l’autre » (Freud, 1905, 165). S’il peut y avoir une variété d’objets, leurs choix se font toujours en fonction de l’histoire du sujet.
7 Si les images parentales sont déterminantes comme premiers modèles à partir desquels se fera le choix d’objet, le type de relation conjugale parentale et précisément la perception qu’en intègre l’enfant sera non moins importante. Le sujet organisera sa relation amoureuse, en prenant modèle sur sa représentation de l’organisation des relations parentales. Parfois, le choix de l’objet amoureux se fait par identification à l’image du parent de sexe opposé ou à celle du parent de même sexe. Ce que Micheline Colin (1984, 5) formule ainsi : « Même lorsqu’ils se sont formés sans pression externe évidente, la constitution d’un certain nombre de couples prend sens au sein de la constellation familiale d’origine dont les sujets sont mal dégagés et non dans la formation d’un lien amoureux. »
8 Deux éléments importants interviennent dans la constitution d’un couple : la réciprocité et la durée. En effet, nous posons comme postulat que l’investissement du lien amoureux n’est pas de même nature s’il n’y a pas intention de durer. Nous reprenons la distinction de Jean-Georges Lemaire qui oppose la recherche d’un couple durable répondant « à un besoin défensif, à la recherche d’une protection et d’abord contre soi-même, en fonction de ce qui est supposé faible ou fragile en soi » (Lemaire, 1989, 129) à celle de liaisons passagères où « l’aspect hédoniste et la quête de satisfactions pulsionnelles directes est exclusif ou largement prioritaire » (1989, 131). D’autre part, une réciprocité du manque et de la demande de le combler est une caractéristique importante qui intervient dans le choix d’objet : « L’attrait et le choix se font toujours autour d’une problématique commune mais avec des manières différentes et en général opposées d’y faire face » (Lemaire, 1989, 135). Ainsi pour que le couple puisse durer il faut que deux partenaires y trouvent leur compte, le couple se bâtit sur des manques complémentaires chez les deux partenaires.
9 Ainsi un conjoint est inconsciemment choisi pour la satisfaction qu’il apporte au sujet, cependant il y a toujours un écart entre la satisfaction attendue et la satisfaction apportée, écart lié au fait que l’objet choisi est lui-même un sujet désirant avec ses propres manques à satisfaire. La rencontre de deux sujets, en ce qu’elle ne satisfait jamais complètement, amène un remaniement des positions de chacun, c’est là que peuvent germer les racines de la rupture. La séparation, lorsqu’elle survient, révèle l’existence d’un décalage dans les attentes de l’un ou de l’autre, voire des deux partenaires. Parfois la séparation révèle l’impossibilité de faire le deuil d’un objet qui serait totalement satisfaisant.
10 Décalage qui serait dû à un déphasage dans les remaniements des positions de chacun : les deux partenaires n’ont pas évolué de la même manière. La personne, qui décide de se séparer du conjoint qu’elle s’est choisi à un moment donné, n’est pas « la même » qu’à son mariage : la relation amoureuse a contribué à son évolution et la séparation elle-même se caractérise et souligne un travail de remaniement de la personnalité. D’où la phrase : « On n’était pas fait l’un pour l’autre, on s’est trompé. » Dans des travaux précédents (Thevenot, 1993) nous avons mis en évidence que divorce et mariage sont inscrits, pour un sujet, dans une continuité fantasmatique et non dans une rupture par rapport à soi. Ainsi les motivations conscientes et inconscientes à l’origine du choix de l’objet se retrouvent tout autant dans l’union que dans la séparation. Le choix d’un conjoint comme la décision de s’en séparer ont un sens particulier dans l’histoire d’un être humain car ils sont motivés par la recherche de la satisfaction, compléter son manque.
11 Mariage et divorce (union et séparation) sont des moyens différents visant le même but : combler le manque, ou en d’autres termes que la pulsion atteigne son objet. Une union avec un objet qui semble plus adapté s’annonce comme un nouveau moyen pour le sujet de chercher à combler son manque. Si la seconde union perdure, on peut supposer que d’une part comme dans tout couple, les deux partenaires arrivent à maintenir une réciprocité viable dans la relation et que d’autre part le choix du deuxième conjoint ne s’est pas fait dans la répétition c’est-à-dire dans la même attente que la première union. Par contre, qu’en est-il lorsque l’ (ou les) union suivante s’achève par une séparation ? Révèle-t-elle l’impossibilité pour le sujet à remanier son positionnement psychique, c’est-à-dire à rester fixé dans un mode de relation à l’autre qui le conduit à la quête répétitive du même objet ? Si le dynamisme d’un lien amoureux se dévoile dans la capacité d’un couple à dépasser les crises (Lemaire, 1989), nous pensons que surmonter une séparation dénote pour un sujet ses possibilités de remaniement et ses possibilités de faire le deuil d’un objet totalement bon.
12 L’être humain se trouve donc tout entier inscrit, engagé par les actes de se marier et de se séparer, car ce qui se trouve en jeu à chaque fois c’est son organisation psychique. Les recompositions familiales seraient donc des moyens dont les sujets se saisissent pour se construire en lien avec leur histoire singulière et familiale.
13 Au-delà de l’aspect social des recompositions familiales, cette possibilité de construire un même ou nouveau couple pointe qu’un sujet dans son lien à l’autre (même ou différent) est tout au long de sa vie de couple amené à réaménager ce lien à son histoire.
Illustrations cliniques
14 Nous étayerons cette thèse à partir de données issues d’entretiens thérapeutiques et d’entretiens de recherche. Dans les entretiens cliniques, l’accès à une famille en souffrance favorise le déploiement des questions telles qu’elles se posent pour les sujets, c’est-à-dire révélant le travail psychique nécessaire à un sujet pour construire du sens à son histoire. En nous appuyant sur la parole de sujets venus consulter pour des difficultés liées à leur situation de recomposition familiale, nous verrons notamment comment les difficultés mises en avant ne sont pas uniquement liées à la recomposition familiale en elle-même mais à ce qu’elles renvoient de l’histoire antérieure de chacun des partenaires. C’est ce que nous verrons avec l’histoire de Mekki Benami [1].
15 Les entretiens de recherche, eux, ont permis de confronter les hypothèses issues de la pratique clinique à une population de sujets qui ne se définissent pas comme étant en difficulté du fait de leur situation familiale et d’appréhender comment histoire singulière et trajectoire familiale se conjuguent. Je vous raconterai l’histoire d’Irène.
L’histoire de Mekki Benami à travers ses liens conjugaux
16 Lors d’une consultation en cmpp [2], j’ai reçu Yasmine, une fillette de 8 ans, amenée par un jeune couple dont j’apprendrais qu’il s’agit de son père Mekki Benami et de sa compagne Sylvie Frelin. D’emblée M. Benami parle de violents conflits avec la mère des enfants dont il est séparé depuis quatre ans. Celle-ci, en grave dépression, leur adresse d’incessants reproches et n’exerce pas son droit de visite de manière fiable. Ces conflits affectent toute la famille mais il craint plus particulièrement pour les enfants, il aimerait savoir si « les enfants ont des dégâts dans leur tête et s’il est possible d’effacer ce vécu difficile pour qu’ils ne souffrent pas quand ils seront grands ». Il pensait venir avec ses trois enfants mais lors de la prise de rendez-vous, la secrétaire lui a appris qu’il ne pouvait consulter pour tous ses enfants en même temps. Il lui a donc fallu choisir avec lequel de ses enfants il consulterait en premier. « Yasmine est l’aînée et c’est elle qui porte le plus », dira-t-il pour expliquer ce choix sans pouvoir donner de symptôme particulier. Puis la jeune femme, Sylvie Frelin, ajoute qu’ils viendront ensuite consulter pour Rachid qui ne va vraiment pas bien : « Il fait pipi au lit et dans ses culottes ; c’est de la bouillie dans sa tête ». Monsieur Benami atténue les propos de sa compagne en disant : « Je n’arrive pas à voir la gravité » ; il ajoute cependant « ne plus savoir quoi faire avec ce pipi » et demande conseil.
17 Certaines questions se posent à moi : Que désire ce couple ? Que recouvre cette demande de M. Benami d’effacer les dégâts pour éviter qu’ils souffrent plus tard bien que sa compagne souligne qu’effacer est impossible et qu’il faut aider les enfants à vivre avec cela et le dépasser ? Il me faut aussi prendre en compte le mode de fonctionnement du cmpp qui a induit un éclatement des questions se posant pour M. Benami et sa compagne en leur demandant d’individualiser chaque enfant. Pourquoi être venu consulter pour Yasmine alors que Rachid ne va pas bien ? Yasmine, bonne élève, manifeste parfois des troubles de concentration et « fait tout faux à l’école ». Elle est plus souvent que ses frère et sœur prise par sa mère comme témoin de sa détresse et de « la méchanceté de son père et de sa belle-mère ». Yasmine ne paraît pas trop souffrir de cette situation, les deux adultes semblent assez démunis. Le comportement de la mère des enfants, Fanny Vannier, est-il seul en cause ? Quels sont les enjeux de cette consultation ? Au cours des séances qui suivront, Mekki Benami et Sylvie Frelin viendront toujours ensemble et amèneront d’autres questions en lien avec leurs histoires respectives et leur couple actuel.
Organisation de la vie familiale
représentation graphique de la famille

représentation graphique de la famille
18 Depuis trois ans, M. Benami vit avec ses trois enfants après deux années de procédure judiciaire pour obtenir autorité parentale conjointe et garde des enfants. M. Benami a rencontré Fanny Vannier alors qu’il était âgé de 18 ans et étudiant. Fanny Vannier, enseignante, subvenait aux besoins du ménage, ce qui a permis à M. Benami de poursuivre ses études. Rapidement trois naissances se sont succédées. M. Bena mi a reconnu chacun des trois enfants et leur a choisi un prénom qui marque leur inscription dans sa culture d’origine : Yasmine, Rachid et Lamia. Il repère que sa relation avec Fanny a commencé à changer après la naissance des enfants : « Je m’intéressais plus à eux qu’à leur mère. » Puis des difficultés sont apparues dans le couple lorsqu’il a commencé à travailler après avoir achevé ses études. Il était souvent en déplacement et surtout, dit-il, il n’était plus dépendant de Fanny. Leurs relations se sont dégradées, Fanny dépressive a commencé à boire. M. Benami décide de la quitter et d’emmener ses enfants avec lui. C’est alors qu’il découvre que n’étant pas marié, il n’a pas l’autorité parentale et la loi confie les enfants à leur mère malgré son incapacité, du fait de son alcoolisme, à s’occuper d’eux. Au bout de deux années la justice ayant reconnu que leur mère n’était pas apte à les élever, elle confie les enfants à leur père et accorde un droit de visite en présence d’un tiers à leur mère. Les difficultés et conflits avec Fanny Vannier se sont aggravés depuis que Sylvie Frelin est venue vivre au foyer et s’occuper des enfants. Fanny agresse verbalement Sylvie au téléphone ou à la sortie de l’école quand elle vient chercher les enfants. Sylvie pense que ses relations avec les enfants se passent bien, qu’elle s’occupe d’eux comme une mère bien qu’elle ne soit pas leur mère. Les enfants voient régulièrement leurs grands-parents maternels qui déplorent la dégradation de l’état de leur fille. Le droit de visite de Fanny vient d’être suspendu pour une durée de 6 mois puisqu’elle refuse de se faire soigner et d’exercer son droit de visite dans un point rencontre : « Je prends pas les miettes ; je veux plus les voir », aurait-elle déclaré au juge. M. Benami évoque son soulagement mais parle de ses regrets d’en être arrivé là, c’est-à-dire de priver ses enfants de leur mère.
Reconnaissance du père et défaillance maternelle ou « de la suprématie maternelle »
19 M. Benami est très ambivalent vis-à-vis de Fanny, il souhaite qu’elle se fasse désintoxiquer et soigner : « C’est leur mère alors qu’elle se comporte comme une mère, qu’elle se fasse soigner, au moins pour eux. » Mais il craint aussi qu’une fois Fanny rétablie, la justice ne lui donne à nouveau les enfants.
20 Par ailleurs il est touché par le refus de Fanny qui selon lui rejette ses enfants. Comment va-t-il leur annoncer qu’ils ne pourront voir leur mère pendant quelques mois ? « Je ne peux pas leur dire que leur mère refuse de les voir. » Il manifeste une importante culpabilité à l’égard de ses enfants, il pense avoir une part de responsabilité dans le dysfonctionnement de Fanny. Mais selon lui la justice ne lui laisse pas d’autre alternative, pour exercer ses fonctions de père, la mère des enfants doit être gravement défaillante. L’épisode judiciaire semble l’avoir conforté dans l’idée que père et mère ne pouvaient fonctionner ensemble : c’est l’un ou l’autre.
21 En fait cette situation le renvoie à sa propre histoire. M. Benami est issu d’une famille de six enfants, son père est décédé alors qu’il avait 5 ans. Se retrouvant seule, sa mère a fait appel à la dass pour placer ses enfants en foyer. Il se souvient avoir beaucoup souffert de la mort de son père et de son placement, il reconnaît aujourd’hui que sa mère ne pouvait faire autrement. « J’ai toujours voulu que mes enfants ne manquent pas de leur père comme moi du mien », dit-il. On peut se demander si la mort de son père, qui a fait exploser la famille, quand il avait 5 ans ne serait pas venue réaliser dans la réalité ses fantasmes œdipiens de s’approprier la mère ? D’où l’émergence d’un fort sentiment de culpabilité renforcé par le placement en foyer vécu comme un rejet de celle-ci.
22 Son premier choix d’objet amoureux s’est porté sur une femme acceptant d’être située en position maternelle, comme si M. Benami recherchait dans son lien avec Fanny des éléments de son lien pré-œdipien (dépendance et attachement au premier objet) et œdipien à sa propre mère. Il est probable que ce premier choix d’objet lui ait permis d’une part de satisfaire ce lien et en second lieu avec la naissance de ses enfants de remanier ses positions subjectives et de se dégager du lien au premier objet. Ainsi lorsque M. Benami devient père, une disjonction des places lui paraît nécessaire : Fanny ne peut être à la fois sa mère et celle de ses enfants, il ne peut être à la fois son fils et le père de ces enfants. Il décide de se séparer d’elle mais découvre qu’il risque de perdre sa place de père et par-là de priver ses enfants de leur père. Il s’est donc battu pour avoir la possibilité d’élever ses enfants. Pendant deux années il élève seul ses enfants, les parents de Fanny lui apportent un soutien sous forme de baby-sitting périscolaire. Puis il rencontre Sylvie Frelin qui devient sa compagne et fait office de mère pour les enfants. Ce choix d’objet ne relève manifestement pas du même registre que le premier, où M. Benami passe d’enfant à père. Mais ce que recherche Mekki Benami dans sa relation avec Sylvie pose question à celle-ci, car il demeure en difficulté à concilier père-mère-enfant.
Qu’est-ce qu’une mère ? Qui est la mère des enfants ?
23 La suspension du droit de visite de Fanny semble apaiser leur inquiétude, la menace qu’elle représente disparaît et laisse place à un questionnement sur leur famille et leur couple. C’est Sylvie qui interroge : « Qui suis-je ? Celle qui s’occupe de tes enfants quand tu es absorbé par ton travail ? Si on se séparait, est-ce que je ne serais plus rien pour eux ? » Quel lien lui reconnaît-il avec les enfants ? Elle dit ne pas se sentir chez elle dans leur appartement car c’est celui où Fanny a vécu, elle y retrouve d’autres marques et a le sentiment d’avoir endossé le costume laissé vacant par Fanny. M. Benami écoute avec attention mais ne semble pas pouvoir parler du lien de Sylvie avec ses trois enfants, toutefois il lui rappelle qu’ils sont en train de construire ensemble une maison qui sera la leur. Alors elle évoque son désir d’avoir un enfant avec lui, il lui dit que c’est déjà difficile avec trois et qu’il ne sait pas s’il souhaite un autre enfant.
Pour conclure
24 Le couple de Mekki et Sylvie s’est constitué alors que Fanny représentait une menace pour M. Benami puisqu’elle voulait lui prendre ses enfants. Sylvie a répondu à la demande de Mekki d’être une bonne mère pour ses enfants et a fait front avec lui contre Fanny. Mais la menace représentée par Fanny repoussée dans un futur lointain a cessé d’occulter la question des places et liens de chacun. Ainsi, Sylvie s’est mise à interroger ce qui la lie d’une part à Mekki et d’autre part aux enfants. Elle s’est également autorisée à faire part de ses propres attentes qu’elle avait en quelque sorte mises en veille. On peut se demander si M. Benami dans son lien à Sylvie Frelin, ne recherche pas un moyen d’accorder une place au père et à la mère dans la complémentarité et non plus dans l’exclusion.
25 Ce travail de mise en parole face à un tiers leur a permis de s’écouter et de commencer à se positionner autrement. La souffrance de Rachid, indice d’une interrogation autour des liens et places des adultes, a pu être entendue : M. Benami a pu envisager sans trop de culpabilité que son fils Rachid soit perturbé et a accepté qu’il s’engage dans une psychothérapie.
26 Cette histoire met en scène comment la trajectoire familiale de M. Benami relève des enjeux liés à sa constitution psychique pendant sa petite enfance, c’est-à-dire comment le choix du premier objet s’inscrit dans un lien œdipien et le deuxième choix lui permet un compromis pour concilier père-mère-enfant. Par contre peu d’éléments ont émergé concernant le choix effectué par Sylvie en la personne de Mekki Benami, père de trois enfants. Il semble que pour elle, ce fut un moyen de s’éprouver à la maternité par procuration avant de s’y risquer.
27 Au cours de ce travail de soutien entrepris avec Mekki Benami et Sylvie Frelin, nous avons eu accès aux données et associations qui leur posaient question à ce moment de leur vie familiale et conjugale. C’est la trajectoire de M. Benami, comme père et comme mari, et la dynamique relationnelle du couple actuel qui ont pu être entendues.
L’histoire d’Irène Jardin à travers ses liens conjugaux
28 Cette seconde étude effectuée auprès des membres d’une famille recomposée après divorce met en scène l’importance d’une mère, véritable chef d’orchestre dans la réorganisation des liens familiaux. Nous avons rencontré Irène Jardin et Yann Lemoine, couple de concubins, dans le cadre d’une enquête de terrain axée sur l’étude des recompositions familiales.
29 Huit familles recomposées, appartenant à la classe moyenne, constituent la population de notre recherche. Nous avons eu des entretiens semi-directifs avec les partenaires du couple actuel et quand cela était possible [3] avec le premier conjoint. Ces entretiens de type semi-directif ont été appréhendés avec les outils de l’analyse de discours c’est-à-dire en tenant compte de leurs conditions de production [4]. Ainsi le travail d’analyse a porté sur la « manière de dire », comment ces personnes énoncent leur histoire. Nous nous sommes intéressés en particulier aux enchaînements d’une époque à une autre, aux passages d’une personne à une autre dans l’énonciation, aux ruptures discursives, aux silences, lapsus, « corrections », répétitions. À quel moment ce qui pourrait être entendu comme des dérapages survient dans le discours ? Le repérage de ces particularités dans l’énonciation nous a amenés à étudier plus précisément ces moments du discours, à tenter de comprendre ce qui apparaissait là et troublait le locuteur et aussi l’interlocuteur que nous étions.
Éléments de l’histoire d’Irène
30 À ce jour, Irène et Yann vivent ensemble depuis huit ans. Au foyer vivent également deux garçons, Tom 8 ans, Bruno 5 ans et une fille, Lolita 3 mois. Les enfants sont nés de deux unions différentes d’Irène.
31 Tom est le fils qu’elle a eu avec son premier mari Luc Barbier. Ceux-ci ont été mariés pendant dix ans. Suite à sa rencontre avec Yann, alors qu’elle était enceinte de Tom, Irène décide de se séparer de Luc pour vivre avec Yann alors célibataire. Après la naissance de Tom, celles de Bruno et de Lolita ont agrandi la famille. Tom vit principalement avec sa mère et Yann, il passe cependant chaque semaine au moins deux journées et une nuit chez son père.
représentation graphique de la famille

représentation graphique de la famille
Organisation de la vie familiale
32 Les adultes, acteurs de cette situation de recomposition, disent qu’ils ont, chacun à leur manière, dû se mettre à discuter afin que la situation familiale se déroule dans l’intérêt des enfants et en particulier de Tom. Pour Irène il n’est pas question de priver Luc Barbier de son fils, ni Tom de son père. Pour Yann Lemoine, il est clair que n’étant pas le père légal de Tom, bien qu’il l’élève depuis son plus jeune âge, il doit laisser une place à Luc. Ainsi il a été tout naturel que Tom voie son père toutes les semaines mais aussi que père et fils puissent se rencontrer hors des moments prévus, à la demande de l’un ou de l’autre. Il a semblé aussi important pour Irène et Yann, comme pour Luc, que Bruno Lemoine puisse parfois aller en week-end avec Tom Barbier chez Luc Barbier qu’il appelle « tonton Luc ». Lolita est trop jeune pour participer à ces échanges : « Quand elle sera plus grande je la prendrai aussi », dit Luc.
L’intérêt et l’égalité des enfants : une impossible différence ?
33 Une fois par semaine, Tom et sa mère dînent et passent la soirée chez Luc : Irène et Luc pensant que Tom a le droit d’avoir ses deux parents ensemble au moins un soir par semaine. Au nom de ce droit de Tom à vivre comme son frère, Bruno, avec ses deux parents ensemble, Irène et Luc partent en vacances avec tous les enfants une semaine par an.
34 Une réflexion revient à plusieurs reprises au cours de l’entretien dans les propos d’Irène : « Ce n’est pas parce que nous sommes divorcés que Tom devrait être privé de vivre certains moments avec ses deux parents réunis alors que Bruno bénéficie quotidiennement de cette possibilité. » Que peut représenter pour Irène Jardin « avoir ses deux parents ensemble » ? Nous l’avons vu, cela vient justifier, expliquer l’organisation de la vie familiale. Et nous pouvons aussi entendre une certaine culpabilité se dire de la part d’Irène par rapport à Tom : leur séparation ne le prive pas de son père mais d’être avec ses deux parents ensemble. On peut se demander pour qui, d’Irène ou de Tom, cela est si difficile à accepter. Ainsi Irène met tout en œuvre pour supprimer les différences entre ses deux fils, Tom et Bruno.
35 D’ailleurs elle me fait part d’une situation qui l’agace beaucoup. Lorsque les enfants se présentent à des personnes étrangères au cercle familial, chacun décline toujours son prénom suivi de son nom : Tom Barbier et Bruno Lemoine ; « pourtant on leur a déjà expliqué que les gens n’ont pas à être au courant de la particularité de notre famille », ajoute-t-elle. Le patronyme de chacun des enfants est le nom de leur père et les inscrit à une place différenciée dans l’ordre généalogique, c’est un élément de leur construction identitaire. Ce qu’Irène entend bien mais n’aime pas pour autant se voir rappeler.
36 Ne s’agirait-il pas également à travers cette résistance à différencier ses deux fils, d’une difficulté à différencier les deux couples dont chacun est issu ? Autrement dit, si Irène admettait qu’elle et Luc ne soient plus ensemble avec Tom, cela impliquerait l’acceptation de la rupture de leur couple. L’organisation de la vie familiale témoigne ainsi de sa tentative à faire coexister le couple passé et le couple actuel. Nous remarquons néanmoins que Yann Lemoine et Luc Barbier acceptent et participent à la mise en place de cette situation.
La complicité des hommes et la place centrale d’Irène
37 Le génogramme effectué par Yann, présente Irène comme figure centrale en lien avec le groupe des enfants d’une part, et chacun des pères d’autre part. En outre ni les liens unissant chaque père à ses enfants, ni la rupture du lien entre Irène et Luc ne sont représentés.
extrait du génogramme de Yann Lemoine

extrait du génogramme de Yann Lemoine
38 Ainsi dans cette représentation graphique, Yann Lemoine et Luc Barbier occupent une place équivalente par rapport à Irène Jardin. De plus pour chacun des pères, les liens aux enfants sont médiatisés par Irène. Cette place centrale, qu’Irène semble occuper dans la structure familiale, se retrouve dans les entretiens. « C’est elle qui gère tout ça », dit Yann. Et Luc de son côté souligne : « Dans la mesure où c’est elle qui vit au quotidien avec mon fils […] elle prend les décisions qu’il faut […] on discute pour les choses importantes. » Irène se place et est placée par ces (ses) hommes en position de « mère qui sait », on pourrait ajouter de « mère qui sait pour les enfants dans la mesure où elle respecte la parole de chacun des pères ». Peut-être était-ce la condition pour que chacun des pères puisse occuper sa place auprès des enfants.
Une place différenciée pour chacun des pères
39 D’ailleurs Luc et Yann ont réussi à trouver dans la vie quotidienne à travers ce que chacun d’eux peut transmettre aux enfants des supports identificatoires différenciés et, selon eux, complémentaires. Ainsi Yann se définit plutôt comme un intellectuel qui partage avec les deux garçons son plaisir de la lecture et des jeux sur ordinateur. Quant à Luc, c’est le domaine de la nature et des activités sportives qu’il tient à faire découvrir aux enfants. Ces deux hommes se perçoivent comme suffisamment différents, ce qui leur permet de ne pas se situer dans une relation en miroir, source de rivalité. De plus cette complémentarité semble conforter Irène dans son désir d’être une bonne mère c’est-à-dire celle qui satisfait ses enfants.
40 Si Irène est placée par ces (ses) hommes en position de « chef d’orchestre », il semble indéniable que Yann et Luc sont en position de père sociaux (légaux, éducateurs, nourriciers) pour les enfants. Et dans la mesure où Irène veille à ce que les pères aient une place « réelle » et puissent intervenir pour leur enfant, les hommes sont en position de père au sens œdipien de la fonction, c’est-à-dire en position de tiers entre Irène et ses enfants. Le nouage des différentes places que la fonction de la famille doit permettre de mettre en place pour chaque sujet est ici préservé.
41 Ainsi il semble que cette recomposition familiale, où l’organisation des liens se déroule sans heurt, permet à Luc et à Yann de trouver leur place en premier lieu dans la relation à Irène et secondairement par rapport aux enfants. Quant à Irène, cette recomposition qui lui permet de passer du premier au second objet sans séparation, la conforte dans une position de toute puissance maternelle.
42 Au cours de ces entretiens dans le cadre de la recherche, nous n’avons pas eu la possibilité d’explorer ce qui, dans leurs histoires respectives, conduit Luc, Yann et Irène à ce choix d’objet conjugal. La recherche, en orientant le projecteur sur la situation de recomposition familiale, a par-là même accentué la part des dynamiques relationnelles mises en place par les acteurs de cette recomposition, laissant dans l’ombre ce qui était en jeu pour chacun de son histoire singulière. Il me semble que c’est une des fonctions de la recherche de mettre en exergue certains traits, à charge ensuite pour les cliniciens de les mettre à l’épreuve de leur expérience clinique.
43 Ces illustrations, bien qu’issues de matériaux cliniques différents, nous ont permis d’appréhender la particularité et la complexité de chaque recomposition familiale en ce qu’elle met en jeu la singularité de chaque protagoniste et ses possibilités de remodeler ses liens par rapport à son histoire. De ces remaniements dépendront la viabilité des nouveaux liens et la préservation de la fonction structurante de la famille. Si les liens (attachement et séparation) avec le premier objet conjugal sont toujours inscrits pour un sujet dans une continuité fantasmatique, il semble que ce ne soit pas toujours le cas lors de choix d’objets ultérieurs : les remaniements psychiques suscités par la séparation pouvant permettre, ou non, à chacun de prendre certaines « distances » avec son histoire. À entendre certains couples qui parlent de leur seconde union comme relevant d’un choix plus mature que le premier, on peut faire l’hypothèse que les remaniements du lien avec l’objet primaire, effectués lors d’un premier couple, permettent ensuite de s’attacher de manière moins « infantile ».
Notes
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[*]
Anne Thevenot, maître de conférences, laboratoire de psychologie clinique : Famille et filiation, université Louis Pasteur, 12 rue Goethe, 67000 Strasbourg.
-
[1]
L’anonymat des personnes rencontrées a bien évidemment été préservé.
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[2]
Centre médico psychopédagogique.
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[3]
Pour cette famille, j’ai rencontré les deux membres du couple actuel, le premier conjoint d’Irène ainsi que les deux enfants nés des deux unions successives d’Irène.
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[4]
C’est pourquoi il est nécessaire de prendre en considération les caractéristiques de l’énonciation telles que les définit Jean Cervoni (1987) : « Toute énonciation suppose un locuteur et un allocutaire ; elle prend place dans le temps à un moment déterminé ; les actants de l’énonciation (locuteur et allocutaire) se trouvent dans l’espace à un endroit déterminé au moment où elle a lieu. »