CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Fatima Khemilat est doctorante en sciences politiques à l’IEP d’Aix-en-Provence. Ses recherches portent notamment sur les rapports entre le culte musulman et les autorités publiques françaises. Pour les Cahiers du genre, elle revient sur les liens qui se sont forgés entre catholiques et musulman·e·s à l’occasion des mobilisations contre le ‘mariage pour tous’, celles relatives à l’enseignement de ce que ses opposant ·e·s ont appelé la ‘théorie du genre’ et enfin, sur les Journées de retrait de l’école (JRE). S’appuyant sur des entretiens réalisés avec des personnalités qui ont joué un rôle majeur dans ces mobilisations [1], elle retrace la chronologie des événements, les discours et les trajectoires de ces personnalités en quête de notabilisation. Pour elle, l’hostilité vis-à-vis de l’école constatée lors des JRE s’expliquerait davantage par une forme de défiance quant aux capacités de l’école à tenir les promesses de la démocratisation scolaire que par les polémiques sur le genre.

Chronologie d’une coalition : un ralliement ‘par la droite’ des catholiques et musulmans

2— Fanny Gallot (FG) et Gaël Pasquier (GP). Peux-tu revenir sur la chronologie des événements et la manière dont la coalition entre catholiques et musulmans s’est forgée ?

3— Le 13 décembre 2013, Farida Belghoul, qui est enseignante, lance les Journée de retrait de l’école (JRE) [2] qui consistent pour les parents, comme leur nom l’indique, à retirer les enfants de l’école, pour protester contre l’introduction à l’école de la ‘théorie du genre’. La première JRE a lieu le 24 janvier 2014. Farida Belghoul bénéficie alors et ce, dès le départ, du réseau d’Égalité & réconciliation (E&R) [3]. Il s’agit d’un média ‘alternatif’, lancé et présidé par Alain Soral depuis 2007. La ligne éditoriale se veut « nationaliste de gauche » et est souvent catégorisée comme « complotiste » [4]. Quelques jours plus tard, le 2 février 2014, deux autres personnalités musulmanes s’expriment sur le podium, Camel Bechikh et Hayette Hamidi, lors d’une manifestation de la ‘Manif pour tous’ demandant le retrait des ABCD de l’égalité [5], expérimentation mise en œuvre par l’Éducation nationale et le ministère des Droits des femmes depuis la rentrée de septembre 2013. Ces noms ne vous disent peut-être rien, pourtant ils ont joué un rôle majeur dans l’alliance affichée entre catholiques et musulmans durant les ‘mobilisations anti-genre’.

4Camel Bechikh est le président-fondateur de Fils de France, une association créée en mars 2012. Il décrit cette dernière comme une « association de Français musulmans patriotes » [6]. Frigide Barjot, l’une des principales initiatrices du mouvement la ‘Manif pour tous’, l’a contacté via le site Internet de l’association, bien qu’Alain Soral revendique la paternité idéologique de ce rapprochement [7]. Des vidéos et articles faisant référence à Camel Bechikh sont d’ailleurs disponibles sur le site E&R depuis 2012. On comprend aisément pourquoi Camel Bechikh évite de faire mention d’Alain Soral, plusieurs fois condamné pour propos antisémites et négationnistes [8]. Ces liens sont d’autant plus politiquement gênants, que le président de Fils de France est proche de Tareq Oubrou, notable musulman de Bordeaux. Figure éminente de l’islam de France, ce dernier a récemment quitté les Musulmans de France, — anciennement Union des organisations islamiques de France (UOIF) — et est très proche de l’Élysée et du gouvernement de Hollande.

5Selon Camel Bechikh, Frigide Barjot l’aurait contacté afin de « rallier un maximum de personnes au maintien des valeurs familiales ». Il ajoute : « C’est normal que la grande famille de droite catholique patriote et ce petit mouvement musulman de droite patriote s’allient ». Au même titre qu’il s’agissait de la première manifestation pour beaucoup des participant·e·s à la ‘Manif pour tous’, la manifestation ne faisant pas ou peu partie du répertoire d’action des catholiques en France [9], on constate la même tendance chez les membres de Fils de France.

6Lors de la manifestation du 2 février 2014, Hayette Hamidi et Camel Bechikh ont choisi de se focaliser sur la question des enfants, de la Procréation médicalement assistée (PMA) et de la Gestation pour autrui (GPA) (la loi légalisant le mariage entre personnes de même sexe ayant déjà été votée) mais emploient un registre discursif [10] nettement différent l’un de l’autre. Hayette Hamidi est avocate de formation et a été élue en mars 2014 conseillère municipale à la mairie du Blanc-Mesnil (93). Elle s’est fait connaître par le biais de sa participation à la ‘Manif pour tous’, ce qui l’amène d’ailleurs, par la suite, à devenir porte-parole de Sens commun, mouvement proche du parti Les Républicains. Dans son discours, on ne retrouve aucun référent islamique. Elle ne dit pas qu’elle est musulmane et n’a pas de marqueurs extérieurs de religiosité. Elle développe un argumentaire strictement juridique relatif aux « droits de l’enfant », dénotant une volonté d’universaliser son propos. En ce sens, son discours converge avec ceux des autorités religieuses juives et catholiques, qui loin de se cantonner à des arguments de nature théologique, abondent en références philosophiques, psychanalytiques, anthropologiques, juridiques et biologiques [11]. Cette hétéronomie rhétorique est intéressante, en ceci qu’elle révèle à la fois l’inadéquation du discours religieux — peu audible dans l’espace public — et la volonté des institutions cultuelles d’accéder à l’arène profane par la légitimité scientifique [12].

7Camel Bechikh, quant à lui, dénonce « les dérives du néolibéralisme et du consumérisme » qui aboutissent par le truchement de la PMA et de la GPA à la « marchandisation des enfants ». Par ailleurs, il s’adressera directement aux musulmans et musulmanes en ces termes : « Petite parenthèse, j’aimerais remercier une branche de cette grande famille, une grande famille majoritairement catholique mais remercier une partie de celle-ci, qu’ont été les musulmans, qui dernièrement ont fait trembler les apprentis sorciers de la famille ». Il fait alors référence au lancement quelques jours plus tôt des JRE et à leur retentissement médiatique.

8Sur les quinze personnes qui prennent la parole ce jour-là — dont seulement quatre sont des femmes —, deux sont musulmanes : une femme et un homme, ce qui s’apparente à une forme de « marketing ethnique et religieux » [13]. Il s’agit de (dé)montrer ou littéralement, de donner à voir, l’existence d’une alliance interreligieuse concernant ‘la famille’, alliance d’ailleurs plus incantatoire qu’effective, j’y reviendrai. À cela s’ajoute la croyance que si on rallie les musulman·e·s, importants en nombre, « l’on pourra renverser la vapeur » et peser dans les négociations avec les autorités publiques [14].

Les Journées de retrait de l’école : une ‘fenêtre d’opportunité’ pour des personnalités marginalisées et en quête de visibilité

9— FG et GP. Farida Belghoul est-elle présente à la manifestation de la ‘Manif pour tous’ du 2 février 2014 ?

10— Une chose est sûre, c’est qu’elle ne prend pas publiquement la parole à cette occasion. Le lancement des JRE se fait en définitive par celles et ceux qui ont été marginalisés car considérés comme peu ‘fréquentables’ au moment de la constitution du front commun qui donne naissance à la ‘Manif pour tous’. En l’occurrence, Alain Escada de Civitas pour les catholiques et Farida Belghoul pour les musulman·e·s. Le cheval de bataille de Farida Belghoul, c’est vraiment la question des ABCD de l’égalité et plus globalement l’enjeu scolaire. Sa collaboration avec Alain Soral, en mars 2013, a pourtant commencé sur un tout autre sujet : la question de la récupération politique par SOS Racisme de La marche pour l’égalité et contre le racisme, rebaptisée par les médias ‘marche des beurs’. Bien qu’elle ne fît pas partie des cohortes de ‘marcheurs et marcheuses’, en 1984, elle est à la tête d’une autre manifestation, appelée Convergence, dont le but était également de dénoncer le racisme. Quelques mois plus tard, toujours en 2013, c’est la publication sur E&R de deux vidéos sur la ‘théorie du genre’, vues des centaines des milliers de fois, qui remettent Farida Belghoul sur le devant de la scène militante et médiatique. C’est forte du succès de ses interventions en ligne qu’elle décide de lancer les JRE.

11— FG et GP. Et pourtant, elle ne trouve pas sa place dans la ‘Manif pour tous’.

12— Non, car le mouvement lui fait clairement savoir qu’elle est persona non grata, en partie du fait de sa collaboration avec Alain Soral et Dieudonné. La ‘Manif pour tous’ est davantage dans une recherche de respectabilité publique et politique. C’est dans le même esprit qu’il faut comprendre la mise à l’écart de Béatrice Bourges — cheffe de file du Printemps français — et d’Alain Escada — ancien militant du Front national belge. En juin 2014, lorsque la généralisation des ABCD de l’égalité est abandonnée, Farida Belghoul se félicite néanmoins de la « convergence islamo-catholique » et remercie personnellement, dans un communiqué, Christine Boutin, Béatrice Bourges et Alain Escada [15].

13Par ailleurs, au début des mobilisations contre le ‘mariage pour tous’, fin 2011, début 2012, il existe relativement peu de ponts entre catholiques et musulmans. Du côté catholique en tout cas, on est à la recherche d’interlocuteurs et d’interlocutrices musulmanes. Par exemple, Alain Escada — avec qui j’avais réalisé un entretien peu de temps auparavant [16] — m’a appelée pour me demander si je connaissais des acteurs ou des actrices musulmanes susceptibles de s’allier avec lui ! Cette anecdote est révélatrice du peu de contacts existants. Ici encore, Alain Soral et ses proches ont joué un rôle clé dans la mise en relation d’Alain Escada et Farida Belghoul, faisant le pont entre des personnalités issues des mouvements traditionnalistes catholiques et musulmans. Elles se réunissent d’ailleurs, le 19 février 2014, à l’occasion de la conférence de presse des JRE — filmée et diffusée là encore par E&R — où interviennent Christine Boutin, Béatrice Bourges, Nabil Ennasri et d’autres personnalités musulmanes.

14On peut constater à cette occasion que les discours de Farida Belghoul et Nabil Ennasri sont construits très différemment. Tandis que la première a un discours émotionnel — « on prend en otage nos enfants », « on promeut une société dégénérée », « la famille est en déliquescence » — le second adopte davantage les codes universitaires en essayant de déconstruire les ABCD de l’égalité point par point. Ce docteur en sciences politiques spécialiste du Qatar apporte une ‘caution scientifique’ au discours porté par l’enseignante dans plusieurs vidéos qu’il mettra ensuite en ligne. Le partenariat entre Farida Belghoul et Alain Escada se poursuit ensuite, notamment lors d’une manifestation en « l’honneur de Jeanne d’Arc », le 11 mai 2014 où ils figurent tous les deux en tête de cortège.

15— FG et GP. Farida Belghoul est donc proche de Civitas, mais pas de la ‘Manif pour tous’. Quelles sont les relations entre ces deux organisations ?

16— Avant de rencontrer Farida Belghoul, Alain Escada avait déjà tenté de se rapprocher de personnalités musulmanes, tout aussi controversées, si ce n’est davantage. L’association Civitas, qui devient un parti politique en 2016 et dont Alain Escada est président, a bénéficié d’une couverture médiatique importante en 2011 suite aux manifestations qu’elle a organisée contre « la cathophobie » et le blasphème [17], comme celle du 29 octobre 2011. Les membres de Forsane Alizza (Les combattants de la fierté), association musulmane dissoute en 2012 par le ministre de l’Intérieur pour son caractère jugé trop ‘radical’ s’étaient alors joints à cette manifestation. Du fait de sa faible visibilité et légitimité, Civitas tente des alliances avec les franges les plus à droite et controversées des musulman·e·s de France, ce qui peut sembler quelque peu surprenant pour un parti qui souhaite la « rechristianisation de l’Europe » [18]. C’est pourquoi, il n’est pas étonnant, à mon sens, qu’il n’ait pas été invité au comité de pilotage de la ‘Manif pour tous’. Même s’il appelle à se mobiliser lors des différents événements organisés contre le genre et le mariage homosexuel, Alain Escada est relativement invisilibilisé par le mouvement qui lui demande de se faire discret. Il reste néanmoins actif et mobilisé par la suite, lors de la polémique autour de la ‘théorie du genre’ à la jonction de 2013 et 2014.

Farida Belghoul : une personnalité gênante pour les principales fédérations musulmanes

17— FG et GP. Comment sont accueillies les JRE et Farida Belghoul par les personnalités musulmanes que tu as rencontrées ?

18— Le 21 avril 2014, elle est invitée au Bourget (93), au Rassemblement des musulmans de France (RAMF) organisé par l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). Il s’agit du plus grand rassemblement de musulmans et musulmanes en Europe de l’Ouest, on dénombre plus 100 000 visiteurs et visiteuses chaque année ! C’est notamment grâce à la présence de prêcheurs musulmans vedettes (dont Tariq Ramadan) et d’un espace commercial très dense (‘la foire’) que l’on peut expliquer ce succès. Cette invitation a suscité beaucoup de débats internes. Son intervention a même été déprogrammée puis finalement reprogrammée in extremis. Farida Belghoul est considérée comme peu fréquentable du fait de ses liens avec Alain Soral et de sa guerre ouverte contre le gouvernement. En même temps, son discours a une audience grandissante dans les rangs musulmans, chose que les fédérations musulmanes peuvent difficilement ignorer.

19— FG et GP. Pourquoi y a-t-il des tensions entre les organisateurs de la RAMF et Farida Belghoul ?

20— Elles s’expliquent davantage sur la forme que sur le fond. L’UOIF est publiquement hostile à la ‘théorie du genre’ et au ‘mariage pour tous’. Ses membres sont d’ailleurs invités à prendre la parole durant certaines manifestations organisées par la ‘Manif pour tous’, comme celle du 24 mars 2013, où Rachid Laamarti, administrateur de l’UOIF, a appelé à la tribune ses « coreligionnaires musulmans » à se mobiliser. Les divergences avec « tata Farida », comme elle se surnomme elle-même, ne sont donc pas d’ordre idéologique, mais en rapport avec sa stratégie qui est loin de faire l’unanimité. Amar Lasfar, président de l’UOIF, déclare d’ailleurs : « Je n’ai rien contre Farida mais j’estime que demander aux parents de retirer leurs enfants n’est pas le bon moyen de s’exprimer. Il faut préserver les enfants » [19]. Les JRE et les propos très virulents de Farida Belghoul contre les pouvoirs publics — elle parle de Monsieur Vallaud-Belkacem et Madame Peillon — sont rédhibitoires. L’UOIF s’efforce depuis des années de se construire une ‘bonne image’ publique en entretenant des relations cordiales avec les autorités. Les organisateurs de la RAMF essaient donc de ménager ces dernières, en même temps qu’ils cherchent à ne pas mécontenter leur base conservatrice. Cela explique que sur le podium principal de la RAMF 2014, ils ont préféré inviter Ludovine de la Rochère, alors présidente de la ‘Manif pour tous’, jugée plus ‘fréquentable’ que Farida Belghoul, d’autant que sa présence permet de souligner l’aspect interreligieux du combat pour ‘la famille’. Du côté catholique, comme du côté musulman donc, des ponts sont érigés avec la double contrainte de ne froisser ni la base des croyant·e·s, ni les autorités politiques.

21— FG et GP. Finalement, les JRE donnent une légitimité à Farida Belghoul ? Y a-t-il une réelle dynamique autour de l’initiative ?

22— Au printemps 2014, après une traversée du désert de vingt ans, celle qui a lancé les JRE organise, dans plusieurs villes de France, des réunions d’informations et autres conférences. Elle tente par ailleurs de structurer la mobilisation en lançant la Fédération autonome des parents d’élèves courageux (FAPEC). Elle s’est appuyée pour ce faire sur le réseau d’E&R, Civitas et d’autres personnalités locales. Elle organise également, grâce à ces relais, les Assises de la FAPEC, le 16 juin 2014 en région lyonnaise [20]. Ces réseaux d’interconnaissance ont toutefois peu de moyens humains et financiers : le mouvement JRE ne dispose pas d’assez de bénévoles pour quadriller le territoire. À partir du moment où les journées ont été lancées en ligne, les parents se sont surtout mobilisés entre eux, par le bouche-à-oreille, l’envoi de SMS et l’usage intensif des réseaux sociaux. La mobilisation était donc essentiellement décentralisée, ce qui explique qu’il soit difficile d’en mesurer l’ampleur.

Des manifestations aux JRE : une mobilisation relative des musulman·e·s

23— FG et GP. Quel est ensuite le parcours de Farida Belghoul ?

24— En janvier 2014, elle déclare « l’année de la robe » et publie le livre Papa porte un pantalon et maman porte une robe, faisant écho à l’ouvrage Papa porte une robe (Piotr Barsony, Seuil 2004), médiatiquement associé aux ABCD de l’égalité. En avril 2014, elle lance une polémique suite à des faits qui se seraient déroulés à Joué-lès-Tours. Elle dénonce le comportement d’une enseignante qui aurait demandé à un élève tchétchène de baisser son pantalon et de montrer son zizi à une de ses camarades de classe à qui il aurait été également demandé de baisser sa culotte. Farida Belghoul défend l’idée que l’enseignante a agi selon les recommandations présentes dans les ABCD de l’égalité. Le fait que l’un des deux enfants soit musulman joue un rôle clé dans la propagation de la rumeur, allégrement relayée. Même si un procès a été intenté pour diffamation, procès que Farida Belghoul a perdu en première instance comme en appel, cette controverse participe à faire connaître les JRE et à mobiliser. Néanmoins, la mobilisation s’arrête brutalement lorsque le magazine L’Express dévoile le 6 octobre 2014 que Farida Belghoul, qui se présente donc comme une militante conservatrice, a été pacsée avec… une femme [21] ! Une semaine après la publication de l’information, les comités de pilotage JRE de Lille, Paris-Île-de-France, Lyon, Marseille, Metz, Nancy et Valence ainsi que des parents d’élèves affiliés à la FAPEC démissionnent collectivement par le biais d’un communiqué publié sur E&R (puis supprimé par la suite) au motif de « divergences d’appréciation de certains principes fondamentaux de la famille traditionnelle ».

25À la suite de ces révélations, les rapports avec Alain Soral se sont considérablement dégradés jusqu’à la rupture. Farida Belghoul ne peut donc plus bénéficier du réseau et des moyens de communication d’E&R qui l’ont faite connaître. Elle publie désormais ses vidéos sur sa propre chaîne YouTube, autour de la ‘théorie du genre’ ou des campagnes de vaccination des enfants ; vidéos qui passent relativement inaperçues.

26— FG et GP. Durant leurs six mois d’existence, quelle a été l’activité de ces comités locaux ?

27— Je n’ai pas fait d’observation participante dans les comités des JRE. En revanche, Simon Massei, qui s’y est intéressé dans ses recherches, met en évidence ce que j’ai pu moi-même repérer lors de mes entretiens. Tout d’abord, force est de constater que « l’observation du profil des femmes musulmanes rencontrées invalide d’emblée l’hypothèse folkloriste d’un lien mécanique entre absence de capital culturel et incompétence politique d’une part, et adhésion aux ‘théories du complot’ d’autre part » [22]. Les femmes musulmanes impliquées dans le mouvement JRE sont en effet pour la plupart diplômées du supérieur, voire même passées par les classes préparatoires. En ce sens, elles sont proches des femmes catholiques, également très diplômées, membres des comités Vigi-gender. Créés en 2013, ce réseau de parents d’élèves catholiques souhaite alerter sur les dangers de l’introduction de la ‘théorie du genre’ à l’école. En revanche, les femmes musulmanes mobilisées dans les JRE n’appartiennent pas du tout à la même classe sociale que leurs homologues catholiques puisque ces dernières jouissent d’un statut beaucoup plus privilégié. Se pose alors la question de l’insertion professionnelle : les femmes musulmanes interrogées vivent une forme de déclassement. Elles ont obtenu des diplômes mais pas le poste qu’ils pouvaient leur laisser espérer. Elles ont donc une trajectoire professionnelle contrariée qu’elles compensent en adoptant des pratiques culturelles distinctives (musique classique, nourriture bio, pédagogies scolaires alternatives, etc.), ce qui pour Simon Massei s’apparente à une « reconversion extrascolaire de capital culturel ». Par ailleurs, « loin d’ignorer les causes structurelles de leurs difficultés individuelles, les militantes JRE reprochent explicitement à l’école de générer davantage de reproduction que d’ascension sociale et de n’avoir pas su — ou voulu — s’adapter à l’arrivée de nouveaux publics lors de la massification » [23]. La défiance vis-à-vis de l’école des femmes musulmanes membres des comités JRE est donc antérieure aux controverses autour du genre. C’est ce qui les distancie notamment des militantes catholiques, qui ont eu des expériences scolaires et professionnelles beaucoup plus positives. De la même façon, les personnes avec lesquelles j’ai pu m’entretenir estiment que l’on devrait d’abord apprendre à lire et à compter à ‘nos’ enfants plutôt que d’apprendre à ‘nos’ garçons à mettre du rouge à lèvres et des jupes. Elles s’offusquent de l’échec scolaire dans les quartiers populaires où l’école participe, selon elles, au maintien des inégalités sociales.

28C’est pourquoi, il est nécessaire de relativiser l’importance qu’a joué la variable religieuse dans la mobilisation de personnes musulmanes lors des controverses autour du genre. Chez les principales figures musulmanes que j’ai interrogées, le rapport conflictuel à l’école publique préexiste aux controverses autour du genre. En l’occurrence, dès 2007 Farida Belghoul retire ses enfants de l’école publique et choisit de les scolariser à la maison. Elle lance d’ailleurs en 2008 l’association REID, Remédiation éducative individualisée à domicile, pour lutter contre l’échec scolaire. Camel Bechikh et Hayette Hamidi ont quant à eux fait toute ou une partie de leur scolarité dans des établissements privés catholiques. Cette socialisation secondaire explique en partie que leurs discours soient construits de manière similaire aux catholiques traditionnels avec lesquels ils ont grandi. La scolarisation dans l’enseignement privé a un coût, Camel Bechikh a grandi dans une famille modeste de treize enfants, et s’inscrit dans des stratégies familiales d’ascension sociale dont le but est de capitaliser sur la réussite scolaire des enfants en évitant les apories de l’école publique. De même, il est peu surprenant de lire dans la plaquette de présentation de France Fière, Think Tank de droite à destination des quartiers populaires présidé et cofondé en 2015 par Hayette Hamidi, que l’un de ses objectifs est de « rénover l’éducation de nos enfants, perdus, dans un système qui les tire vers le bas. Une école dans laquelle un nombre dramatique d’enfants passent sans maîtriser les fondamentaux : lire et écrire » [24]. Le discours est sensiblement le même chez Nabil Ennasri que nous avons évoqué plus haut.

29— FG et GP. Mais ces personnes vont tout de même mobiliser des parents des quartiers populaires qui scolarisent leurs enfants dans l’école publique.

30— Absolument. Les personnes qui n’ont pas les moyens de mettre leurs enfants dans des établissements privés font également le constat de l’échec scolaire dans les quartiers populaires, soit qu’elles l’aient subi personnellement, soit que leurs enfants y sont confrontés. Elles sont donc particulièrement réceptives aux critiques vis-à-vis de l’Éducation nationale. Finalement, ce qui sous-tend les mobilisations des JRE, c’est la croyance mais aussi le constat empirique, que l’école discrimine les enfants d’immigrés qu’elle condamne à occuper peu ou prou la même position sociale subalterne que celle de leurs parents. Non seulement, pour elles et pour eux, l’école a failli dans sa mission première d’éducation mais en plus, avec les ABCD, elle sape les bases du socle familial. Pour les enquêtés que j’ai rencontrés, il n’y a plus d’illusion possible : l’école s’inscrit dans une dynamique globale de ‘corruption’ des mœurs et de ‘décadence’ sociale, des mots qui reviennent souvent dans les échanges.

31— FG et GP. Tu évoques des liens entre la ‘Manif pour tous’ et des personnalités musulmanes dès 2012. Les musulman·e·s étaient-elles et ils impliqués dans les manifestations contre le ‘mariage pour tous’ ?

32— C’est difficile de le déterminer. Toutefois, il me semble qu’il est nécessaire de sortir d’une vision caricaturale. Clairement, il y avait peu de manifestant·e·s arborant des signes extérieurs d’appartenance à la religion musulmane (foulard, barbe, vêtements religieux, etc.) dans les rangs de la ‘Manif pour tous’. Ce constat pose la question des répertoires d’action. Pour les catholiques, ce n’est pas courant de manifester : est-ce la même chose pour les musulmans et musulmanes ? Pourquoi ne se sont-ils pas mobilisés alors que les catholiques traditionnels qui n’en avaient pas l’habitude le sont à ce moment-là ? Il est possible que les enjeux portés par la ‘Manif pour tous’ ne fédèrent tout simplement pas les musulman·e·s. Force est de constater que sur d’autres sujets, comme en 2014 au moment des bombardements de la Bande de Gaza, il y a eu d’immenses manifestations. Un grand nombre de manifestant·e·s présentaient alors des marqueurs de religiosité qui laissaient supposer qu’ils et elles étaient de confession musulmane. En d’autres termes, quand bien même une partie des musulman·e·s de France soutiendrait les mobilisations anti-genre et seraient contre le ‘mariage pour tous’, elle n’y prend pas, ou peu, part en termes d’action concrète, et ce, malgré les appels du pied répétés des responsables catholiques et musulmans de la ‘Manif pour tous’.

33— FG et GP. Et finalement, que sais-tu du succès des JRE ?

34— Les figures musulmanes qui ont pris part à la ‘Manif pour tous’, comme celles qui se sont mobilisées dans la ‘croisade anti-genre’ ont tendance à amplifier le nombre et l’implication des musulmans et musulmanes qui les ont rejointes. En l’occurrence, les JRE qui ont été décrites comme un succès, n’auraient concerné en réalité qu’une centaine d’écoles — sur près de 48 000 rappelons-le — où le taux d’absentéisme aurait été plus important que la normale durant les journées d’action [25]. Certains médias ont également affirmé que le mouvement était davantage suivi en banlieue, mais nous n’avons aucun moyen de le vérifier. Il y a un intérêt à laisser penser que ces Journées ont été largement suivies, tant de la part des acteurs musulmans anti-genre — afin d’avoir du poids dans les négociations avec les autorités publiques ; que du côté de leurs contempteurs — qui souhaitent diffuser l’idée que le sexisme et l’homophobie se trouvent derrière la ligne Maginot que serait le périphérique parisien [26]. C’est là que se nichent les récupérations islamophobes possibles et en apparence ‘respectables’ [27] de la ‘Manif pour tous’ et des mobilisations ‘anti-genre’. Le succès des JRE est pourtant somme toute relatif : à la fois, ce mouvement a contribué à l’abandon de la généralisation des ABCD de l’égalité sur tout le territoire et en même temps, très peu d’enfants ont été retirés des écoles durant les quelques journées d’appel à la mobilisation. Et pour cause, pour beaucoup de musulman·e·s en France, descendant de familles immigrées pour la plupart, l’école, bien que critiquable, reste la principale voie d’ascension sociale possible [28]. Pour Tareq Oubrou, figure musulmane éminente, il ne fait pas sens que « nos enfants, déjà en difficulté parce qu’ils sont dans des établissements qui n’ont pas de moyens avec des professeurs qui sont peu formés, soient pénalisés encore davantage en les retirant de l’école » [29].

‘Capitaliser’ sur les mobilisations ?

35— GP. Que reste-t-il aujourd’hui de ces mobilisations ?

36— Il reste des tentatives de transformer cette mobilisation sociale en mobilisation électorale. Aux dernières élections législatives de 2017, Hayette Hamidi est l’une des six candidat·e·s réparti·e·s sur le territoire national à s’être présentée sous la bannière Sens commun. Ce n’est pas un hasard si le parti Les Républicains lui a demandé de candidater dans le département de Seine-Saint-Denis sous cette étiquette ; il y avait un espoir de tirer profit du mécontentement des musulman·e·s suite à la légalisation du ‘mariage pour tous’ par le gouvernement socialiste de l’époque. Là encore, la perception que l’on peut avoir des opinions des Françaises et Français musulmans semble faussée. Plusieurs sondages [30] ont démontré que les Françaises et Français de confession musulmane ont voté à une écrasante majorité pour François Hollande alors même que le ‘mariage pour tous’ était dans le programme du Parti socialiste. La question des valeurs familiales ne constitue donc pas une barrière infranchissable (loin de là) à l’adhésion du ‘vote des musulmans’. D’ailleurs, Hayette Hamidi n’a recueilli que peu de voix en Seine-Saint-Denis. Il n’en reste pas moins que la question des mœurs a pu en partie expliquer la distance prise vis-à-vis de la gauche par certains électeurs et électrices de confession musulmane. Dans certaines villes historiquement communistes ou socialistes, ont été élus pour la première fois en 2014 des maires de droite. Cette analyse est toutefois à relativiser car on ne dispose que de trop peu d’éléments pour pouvoir établir un lien de causalité entre le basculement à droite de certaines mairies et un vote sanction contre le PS en raison de ses orientations sociétales. En revanche, cette croyance a déjà fait son chemin comme à Marseille où Patrick Mennucci, candidat socialiste débouté, a déclaré publiquement que sa défaite était en lien avec le ‘mariage pour tous’ et le divorce des musulman·e·s avec la gauche française [31].

37— FG et GP. Actuellement, penses-tu que ces différents réseaux sont encore en contact ?

38— Globalement, le comité de pilotage de la ‘Manif pour tous’ s’est essoufflé après le départ de Frigide Barjot et force est de constater que la tentative de convertir le succès de la ‘Manif pour tous’ en mobilisation électorale avec Sens commun n’a pas marché. En revanche, à l’annonce de l’introduction de cours d’éducation à la sexualité à l’école à la rentrée 2018 par Marlène Schiappa, secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Farida Belghoul a publié deux nouvelles vidéos sur sa chaîne YouTube, intitulées : « La vérité sur la loi Schiappa : comment combattre ? » et « Éducation sexuelle : que faire à partir de la rentrée 2018 ? », les 31 août et 2 septembre 2018. Bien que vues des dizaines de milliers de fois chacune, on est loin du succès des vidéos sur la ‘théorie du genre’ d’octobre 2013. Néanmoins cela démontre qu’un certain nombre d’acteurs et actrices, toujours en quête de visibilité, restent sur le qui-vive lorsqu’il s’agit des questions de genre et de l’école plus globalement. Affaire à suivre donc.

Notes

Français

Mots-clés

  • École
  • Journées de retrait de l’école
  • Musulmans (mobilisations)
  • Mobilisations anti-genre
English

Keywords

  • Days of withdrawal from school
  • Muslims (turnout)
  • Anti-gender mobilizations
Español

Palabras claves

  • jornadas de retiro escolar
  • musulmanes (movilizaciones)
  • movilizaciones anti-género

Références

  • Béraud Céline, Portier Philippe (2015). Métamorphoses catholiques. Acteurs, enjeux et mobilisations depuis le mariage pour tous. Paris, Éd. de la MSH.
  • Brinbaum Yaël, Moguérou Laure, Primon Jean-luc (2014). « Les enfants d’immigrés et l’école : un échec scolaire à relativiser ». In Poinsot Marie, Weber Serge (eds). Migrations et mutations de la société française. L’état des savoirs. Paris, La Découverte.
  • En ligneFassin Éric (2010). « Les couleurs de la représentation. Introduction ». Revue française de science politique, vol. 60.
  • Garbagnoli Sara, Prearo Massimo (2017). La croisade « anti-genre ». Du Vatican aux manifs pour tous. Paris, Textuel.
  • Giry Julien (2017). « Étudier les théories du complot en sciences sociales : enjeux et usages ». Quaderni, n° 94.‬‬‬‬‬‬‬‬
  • Khemilat Fatima (2015). « Florence Rochefort et Maria Eleonora Sanna (eds) (2013). Normes religieuses et genre. Mutations, résistances et reconfiguration xixexxie siècle ». Paris, Armand Colin. Travail, genre et sociétés, n° 33.
  • — (2017). « Racialisation, religion et genre : quand l’intersectionnalité prend corps, elle vit en banlieue ». In Marlière Éric, Guerandel Claire (eds). Filles et garçons des cités aujourd’hui. Lille, Presses universitaires du Septentrion.
  • — (2018). « La redéfinition des frontières de l’espace public à l’aune des controverses sur le voile : émergence d’une ségrégation ‘respectable’ ? ». Questions de communication, n° 33.
  • Massei Simon (2017). « S’engager contre l’enseignement de la ‘théorie du genre’. Trajectoires sociales et carrières militantes dans les mouvements anti-‘ABCD de l’égalité’ ». Genre, sexualité & société [En ligne], 18 Automne 2017.
  • Tartakowsky Danielle, Saint-Victor Jacques (2014). « Manifester à droite ». Cités, n° 59.
Entretien avec
Fatima Khemilat
Fatima Khemilat est doctorante en sciences politiques à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence (CHERPA). Ses recherches portent sur la représentation institutionnelle des musulmans et musulmanes de France. À ce titre, elle s’intéresse à la place des femmes dans le champ religieux musulman : entre accommodements, négociations et résistances. Ses recherches s’articulent en outre, au croisement d’une approche en termes d’action publique, sociologie religieuse et du genre. Parmi ses publications :
— (2018). « La redéfinition des frontières de l’espace public à l’aune des controverses sur le voile : émergence d’une ségrégation ‘respectable’ ? ». Questions de communication, n° 33.
— (à paraître). « La construction des prières de rue comme problème public : d’une improbable coalition de cause au dispositif d’action publique ». Confluences Méditerranée.
Entretien réalisé par
Fanny Gallot
Fanny Gallot est historienne, chercheuse au Centre de recherche en histoire européenne comparée (CRHEC), maîtresse de conférences et formatrice à l’École supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE) de l’Université Paris-Est Créteil. Ses recherches portent sur le travail à l’épreuve du genre, les femmes des classes populaires, le féminisme, le syndicalisme et l’extrême gauche. Elle est l’auteure d’une thèse sur les ouvrières depuis les années 1968, primée par l’Institut du genre, publiée en 2015, sous le titre En découdre : comment les ouvrières ont révolutionné le travail et la société. Paris, La Découverte. Parmi ses autres publications :
— (2018). Enseigner l’égalité filles-garçons. La boîte à outil du professeur (avec Naima Anka Idrissi et Gaël Pasquier). Paris, Dunod.
et
Gaël Pasquier
Gaël Pasquier est sociologue, maître de conférences à l’École supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE) de l’Université Paris-Est Créteil et membre du Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur les transformations des pratiques éducatives et des pratiques sociales (LIRTES). Ses recherches portent sur les pratiques enseignantes ; le genre, l’égalité des sexes et des sexualités, la lutte contre le sexisme et l’homophobie à l’école. Parmi ses publications :
— (2018). Enseigner l’égalité filles-garçons. La boîte à outil du professeur (avec Naima Anka Idrissi et Fanny Gallot). Paris, Dunod.
— (à paraître). Construire l'égalité des sexes et des sexualités. Pratiques enseignantes à l’école primaire. Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/11/2018
https://doi.org/10.3917/cdge.065.0041
Pour citer cet article
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