CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La littérature sur les questions de genre et d’accès au foncier en Côte-d’Ivoire comprend un éventail de comptes rendus et de dossiers (FAO 2011 ; Koné 2011 ; Banque mondiale 2013 ; FMI 2013, etc.) à vocation souvent technique et aux fins de politiques publiques. Ayant recours à des indicateurs parcellaires comme le taux de scolarisation des filles, les surfaces cultivées par individu, l’accès à l’emploi, aux ressources ou aux facteurs de production, leurs approches s’inspirent généralement de la gestion axée sur les résultats pour rendre compte des discriminations persistantes envers les femmes. Plus rares sont en revanche les travaux de recherche consacrés aux rapports sociaux de sexe au sein de l’organisation foncière ivoirienne. Les contributions de Minville-Gallagher (2013) et de Koné et Ibo (2009) sur les principaux mécanismes d’exclusion des femmes dans le contexte mouvant d’insécurité foncière au pays font figure d’exception. Leurs analyses montrent que, par-delà les dispositifs coutumiers qui participent au maintien des relations patriarcales, la marginalisation des femmes s’explique par l’analphabétisme et le manque de formation à une culture civique sur les droits et réformes législatives dans le domaine foncier. Parmi celles qui les connaissent, la crainte de les revendiquer, par peur de pratiques de sorcellerie ou de représailles violentes de la part de leur famille ou belle-famille, l’emporte sur l’éveil de conscience. D’où l’appel des auteures à des actions de plaidoyer et de lobbying pour vulgariser l’approche genre en milieu rural. Cette approche, appuyée par les grandes institutions financières internationales et les Nations unies est toutefois loin de faire l’unanimité. Ainsi, Hofman (2007), parmi d’autres, met en garde contre l’instrumentalisation du genre dans les discours sur le développement qu’on tient responsables de la surcharge de travail des femmes et son corollaire, la déresponsabilisation des hommes.

2En Afrique subsaharienne, des féministes dans la lignée de Ogundipe (1994), Mekgwe (2008) et Musembi (2009) rejettent la notion de genre, jugée occidentale et trop centrée sur les rapports de pouvoir entre hommes et femmes, au profit d’une lecture mieux adaptée aux expériences historiques, économiques et culturelles des populations locales. D’autres voix dissonantes dénoncent le caractère bureaucratique de l’approche genre, arguant que la professionnalisation des revendications mène à une dépolitisation des mouvements de femmes : ceux-ci « sont acculés aux demandes de droits, plutôt qu’ils ne sont acteurs et penseurs du pourquoi de ces droits » (Palmieri 2009). L’institutionnalisation du genre obéirait, en outre, à une lecture coloniale des expériences des femmes africaines, gommant leur possibilité de tirer du pouvoir de la famille, des systèmes religieux ou de sociétés secrètes féminines. Réduites au rôle de victimes passives, celles-ci se verraient privées de leur agentivité ou capacité d’agir (Oyëwùmi 1997 ; Kandji 2000). Sur ce point, l’on peut reprocher à Koné et Ibo de véhiculer à leur tour le cliché des femmes rurales qui « optent pour la résignation » (2009, p. 31), sans chercher à creuser davantage les représentations sociales qui motivent une telle attitude et surtout les façons dont ces représentations sont négociées. D’autant que la déconstruction du féminisme occidental ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’autres praxis et paradigmes théoriques féministes propres à l’Afrique (Sow 2012).

3Depuis la création en 1963 de l’Association des femmes ivoiriennes, premier organe féministe du pays, des avancées ont d’ailleurs été enregistrées sur les plans législatif et juridique pour garantir les mêmes droits aux deux sexes. De fait la Constitution du 1er août 2000 consacre le principe de l’égalité entre hommes et femmes. En outre, la loi relative au mariage de 2013 accorde aux époux la gestion conjointe — matérielle et morale — de la famille (article 58), associant ainsi les femmes à toutes les décisions prises dans le foyer. À l’échelle internationale, la Côte-d’Ivoire a également ratifié plusieurs engagements proclamant l’égalité en dignité et en droits de tous les êtres humains, notamment la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination ainsi que la Plate-forme d’action de Beijing et, plus récemment, a signé le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatifs aux droits des femmes en Afrique. À défaut de prendre en compte les façons dont les populations locales se sentent interpellées et se positionnent vis-à-vis du changement social, ces initiatives tendent cependant à rester lettre morte. Même les groupements féminins, tels le Réseau ivoirien d’organisations féminines, le Réseau des femmes ministres et parlementaires de Côte-d’Ivoire et la Coalition des femmes leaders de Côte-d’Ivoire, parmi d’autres, peinent à rejoindre les zones rurales, pourtant les plus touchées par les inégalités (Kane et al. 2011).

4Dans un pays où plus de la moitié (52 %) de la population vit en zone rurale, il peut être problématique de remettre en cause l’ordre établi par des pratiques sociales largement tributaires du lignage. Rappelons que la Côte-d’Ivoire possède une longue histoire de migrations et de brassages culturels ayant contribué à sa diversité ethnique (quelque 65 groupes ethniques) et linguistique (77 langues et dialectes). Selon les régions et les ethnies, les modes de dévolution familiale de la terre se rattachent au lignage du père (patrilinéaire) ou de la mère (matrilinéaire), et l’appartenance à l’un ou l’autre détermine les systèmes d’organisation sociale et politique des villages. Ainsi, « la terre n’est pas un simple bien économique ou atout environnemental, mais […] un facteur important dans la construction de l’identité sociale, l’organisation de la vie religieuse, la production et la reproduction culturelle » (Les amis de la terre Afrique 2010, p. 2). Dans ce rapport complexe à la terre, les coutumes et traditions apparaissent à la fois comme un rempart contre les bouleversements coloniaux/postcoloniaux et comme l’une des principales pierres d’achoppement de l’égalité hommes-femmes (Kogbe 2014). Devenue une colonie française en 1893, la Côte-d’Ivoire acquiert son indépendance en 1958. Depuis, et à l’instar d’autres pays de la sous-région ouest-africaine, elle reste soumise à un pluralisme juridique où coexistent, souvent en s’ignorant, deux régimes fonciers : la coutume et le droit moderne (Forum foncier mondial 2015 [1]). Signalons qu’en vertu de l’article 1 de la loi n° 98750 du 23 décembre 1998, telle que modifiée par la loi n° 2004-412 du 14 août 2004, les femmes ont le droit de disposer de la terre au même titre que les hommes, à condition de posséder la nationalité ivoirienne. En pratique cependant, peu de femmes y ont accès : « sur les 2,5 % de terres sécurisées avec titre foncier, moins de 1 % (du total des terres, soit 0,025 %) sont au nom des femmes » (Forum foncier mondial 2015). Par ailleurs aucune disposition de la loi foncière en vigueur ne protège contre l’accaparement des terres pour l’agro-industrie ou l’exportation, qui à son tour fragilise l’accès indirect des femmes au foncier, notamment leur droit d’usufruit pour l’agriculture familiale (Kogbe 2014).

5La question se pose de savoir comment, dans ces conditions, combattre les résistances à une évolution foncière favorable aux droits des femmes. Nous sommes d’avis qu’une compréhension plus fine des représentations sociales de l’égalité des sexes, notamment des tensions et des débats qu’elle suscite au sein des communautés locales, offre un avantage épistémologique pour appréhender les « formes émergentes, narratives et réflexives » — selon les termes de Dubar (2000, p. 88) — d’un recadrage des rapports de pouvoir. Partant d’une enquête qualitative auprès d’une population rurale de 152 femmes et hommes des sud-est, centre-sud et sud-ouest de la Côte-d’Ivoire, cet article propose d’analyser les récits de l’accès au foncier et aux centres de décision, en tenant compte des contextes, des statuts et des positions sociales qu’occupent ces sujets. Pour mieux saisir la dynamique des négociations autour du contrôle social de la terre, nous empruntons à Bhabha (1990), figure clé des études postcoloniales, le concept d’« hybridité dans un tiers-espace ». « [F]ait de contradictions, de répétitions, de dissonances, d’ambiguïtés et de questionnements » (Brisson 2011, p. 75), le tiers-espace permet d’analyser les représentations discursives de l’égalité des sexes comme un processus de réappropriation décalée ou de réinterprétation des énoncés culturels concernant les rapports entre hommes et femmes. Bien au fait de la critique avérée de McClintock (2007) qui reproche à Bhabha de « ratifie[r] implicitement le pouvoir du genre en sorte que la masculinité devient la norme invisible du discours postcolonial » (p. 114), notre analyse prend soin de dégager les rapports sociaux de sexe et leurs imbrications avec d’autres rapports de pouvoir (ethnolinguistiques, d’âge et de scolarisation notamment). Dans ce qui suit, nous étayons la démarche méthodologique adoptée.

La démarche méthodologique

6Menée dans le cadre d’un partenariat de recherche entre l’Institut universitaire d’Abidjan et l’Université d’Ottawa, cette étude a privilégié la méthode des entretiens collectifs, ou focus groups, en raison de sa capacité à rejoindre certaines populations analphabètes, à lever des tabous, voire à éveiller des solidarités improbables dans le cadre d’entretiens individuels. La collecte des données a été réalisée en décembre 2015 par dix enquêteurs et enquêtrices sélectionnées en fonction de leur expérience préalable de terrain et de leur maîtrise de la langue locale du groupe ethnique dans lequel elles et ils ont été affectés. Au total, 16 groupes de discussion (de 6 à 10 personnes chacun) ont été effectués avec 71 femmes et 81 hommes séparément dans 8 départements peuplés par deux grandes familles ethniques de la Côte-d’Ivoire : les Akan et les Krou (estimés à 42 % et 11 % de la population nationale). À l’origine, nous comptions approcher les quatre grands groupes ethniques (ou peuples) du pays : au sud, les Akan et les Krou, principalement chrétiens ; au nord, les Mandé et les Gour, surtout musulmans. Cependant, faute de moyens (notamment un budget limité), nous avons dû laisser de côté les groupes ethniques installés au nord. Sachant que chaque peuple renferme plusieurs sous-groupes ethniques, il a par ailleurs fallu rétrécir davantage l’échantillon en privilégiant les communautés rurales les plus proches sur le plan géographique de la capitale, Abidjan. Ce faisant, nous avons obtenu la répartition suivante : du côté des Akan, les Akan frontaliers du sud-est, composés d’Agni de part et d’autre de la frontière avec le Ghana, les Akan du centre, comprenant les Gôdè (ou Baoulé), et les Akan lagunaires constitués des Attié et des Abbey ; du côté des Krou, au sud-ouest du pays, les Wè, les Bété, les Dida et les Néo.

7Le recrutement des participant∙e∙s, âgé∙e∙s de 30 à 63 ans, s’est opéré selon le critère d’homogénéité de sexe et d’appartenance ethnolinguistique de sorte à obtenir huit groupes de femmes (animés par des enquêtrices) et huit groupes d’hommes (animés par des enquêteurs). Pour favoriser l’implication des personnes rencontrées, les discussions — d’une durée de deux heures chacune — se déroulaient en fin d’après-midi, moment coïncidant avec le retour des champs, ou en soirée. Structurées autour d’un guide d’entretien semi-directif, ces discussions ont eu lieu en français, langue officielle du pays parlée par la majorité des participant∙e∙s, sauf dans quelques cas isolés requérant l’embauche d’un∙e interprète local∙e (traductions vers le français de l’Agni, Baoulé, Attié ou Abey pour le groupe Akan ; du Wè, Bété, Dida ou Néo pour le groupe Krou). Lorsque interrogées sur leurs activités quotidiennes, la grande majorité des femmes (52 sur 71) se sont déclarées ‘ménagères’, en dépit du fait que leurs tâches comprennent également la collecte de l’eau et du bois, l’agriculture familiale, les soins aux enfants et aux personnes âgées, et l’entretien du foyer. 16 autres femmes ont préféré s’auto-décrire comme commerçantes et 3 encore respectivement comme cordonnière, étudiante et maquilleuse. La plupart d’entre elles possèdent une scolarité de cycle primaire et parmi celles ayant atteint le secondaire, seulement une s’est rendue jusqu’à la première. Concernant les hommes, la principale activité déclarée est l’agriculture (71 cas sur 81), suivie marginalement de la santé, la couture, la comptabilité, la mécanique, la police, le commerce et l’enseignement. Leur niveau d’éducation présente de plus grandes variations, allant du CM1 jusqu’aux études supérieures.

8Une fois la transcription intégrale des enregistrements en français (traductions comprises) complétée, nous avons utilisé le logiciel d’analyse qualitative NVivo pour repérer et hiérarchiser les données textuelles clés d’une part, et effectuer des comparaisons intra et intergroupes d’autre part. Suivant le courant des études postcoloniales dans la lignée de Bhabha, mais intégrant les préoccupations des féministes post/décoloniales (incarnées par Ong 1988, Spivak 1988 et Mohanty 1997), nous avons cherché à saisir les points de vue sur l’égalité des sexes et l’accès au foncier comme autant d’expériences historiquement situées et (re)négociées dans le cadre des interactions interpersonnelles et groupales. Les manières plurielles et complexes dont les populations rurales Akan et Krou interviewées comprennent et interprètent ces rapports sont présentées ci-dessous. S’y dessinent en particulier quatre stratégies discursives de l’égalité hommes-femmes : refus de l’égalité des sexes, ambivalence des règles de reconnaissance de l’égalité, changement par la créativité sociale (ou réinvention des traditions) et changement par retournement du stigmate. À des degrés divers, toutes pointent néanmoins vers la porosité (ou hybridité) des frontières qui a priori les séparent.

Les frontières poreuses de l’égalité hommes-femmes

9Pour rappel, l’organisation foncière des groupes ethniques Akan et Krou est régie par des règles coutumières, non écrites, « enchâssées dans l’ensemble des normes régulant les rapports sociaux » (Ordioni 2005, p. 100). Dès lors que ces normes sont ébranlées par le droit moderne, elles peuvent entraîner des réactions reconnaissables tantôt à la crispation dans un passé idéalisé tantôt à la volonté de mobilité individuelle sinon de changement social. Les représentations de l’égalité des sexes offrent un terreau fertile pour comprendre la dynamique relationnelle de l’identité sociale des groupes de notre enquête.

Du refus de l’égalité des sexes

10À un extrême du continuum des croyances, Isidore, un agriculteur Attié de 45 ans n’hésite pas à affirmer :

11

Dans le domaine rural, il n’y a pas d’égalité entre l’homme et la femme.

12Chez les membres du groupe Akan, en particulier les Agni, Attié et Gôdè, la filiation est matrilinéaire, ce qui veut dire que la terre se transmet aux enfants des sœurs, héritiers de droit de leurs oncles maternels. Chantal, 35 ans, une Agni célibataire, possédant tout juste un niveau CM2, nous dit :

13

Comme je suis femme, là, on ne me donne pas ; on peut donner au cousin de mon papa. Par exemple avant-hier, on parlait d’un truc là ; mon oncle, le grand frère de mon papa, il a dit : si lui il meurt, son cousin peut prendre son héritage.

14Dans ce régime foncier, les femmes disposent tout au plus d’un droit d’usage non cessible et pour l’exploitation limitée de petites parcelles à faible productivité. En outre, il leur est interdit de pratiquer des cultures de rente ou pérennes (café, cacao, manguier, etc.) sur les portions de terre détenues, à moins de bénéficier d’une permission de la famille. Aussi sont-elles les premières à reconnaître la précarité d’une situation qui les contraint à la dépendance. Lydie, une commerçante Abbey de 35 ans explique :

15

Tu plantes ce que tu veux, sauf, c’est cacao et hévéa que tu ne peux pas planter. Il y a des frères qui sont gentils, ils peuvent te donner une portion si tu veux. Mais tant qu’ils ne t’ont pas donné la permission, tu finis de planter, ils peuvent récupérer.

16Bien que l’insécurité foncière touche toutes les femmes, les plus à risque sont toutefois les divorcées et les veuves qui, sans mari, n’ont plus aucun droit sur les récoltes. En témoigne Monchi, une jeune femme (33 ans) de l’ethnie Abbey :

17

Maintenant qu’ils [nos maris] sont décédés, nous sommes obligées de demander pardon à nos frères pour qu’ils nous donnent une petite portion pour pouvoir faire un champ de manioc.

18À la différence des autres Akan, les Abbey pratiquent en effet une gestion foncière qui se réclame du patriarcat, comme chez les Krou : « Parce que la femme doit fonder un autre foyer ailleurs, donc cela ne permet pas à la femme d’avoir la terre chez son papa », affirme N’Guessan, un agriculteur Krou Dida de 54 ans, parmi les rares à être titulaire d’un Bac. L’argument est repris par Edi, un autre agriculteur Dida de 47 ans :

19

C’est ça là, parce que la femme, elle est toujours partante. Elle se marie, elle va ailleurs. Si vous partagez à parts égales, et si demain elle doit partir, ce sont ses enfants qui doivent hériter de leur grand-père. Ici, ce n’est pas le matriarcat, c’est le patriarcat.

20Parce que cette construction discursive repose sur un modèle de privilèges masculins dont la stabilité exige une continuité avec le passé, elle se double d’un versant réflexif de soi qui reconnaît la difficulté d’adhérer au changement :

21

On ne parle pas de ce qu’on veut faire, on parle de ce qui se passe. Même si le garçon et la femme ont les mêmes droits, chez nous ici, ça ne se fait pas.
(Agriculteur Bété de 34 ans)

22Pour certains, le problème tient à un manque de connaissance des réformes législatives :

23

La loi sur le foncier, c’est une vieille loi de 1998, mais Dieu seul sait combien de personnes qui savent que cette terre, là, il faut aller à la certification. Les élus qui sont tenus d’informer les gens ne jouent pas ce rôle. Vous allez parcourir tout ce village, seuls quelques-uns savent les éléments sur les lois de 1998.
(Agriculteur Néo de 42 ans)

24Pour d’autres, en revanche, c’est l’existence même de deux savoirs contradictoires qui clive l’action :

25

Je sais qu’il y a des lois, mais les mettre en application, c’est ce qui pose problème. De façon culturelle, chez certains peuples comme en pays Dida, les femmes ne sont pas héritières des biens de leurs parents.
(Raphael, jeune Dida et parmi les plus éduqués – année de terminale réussie)

26Or la conscience de ce clivage n’est pas exclusivement réservée aux personnes scolarisées. L’explication d’usage dans la littérature voulant qu’il y ait une corrélation étroite entre le niveau d’instruction et la connaissance des lois n’est pas systématiquement observée. En témoigne Maurice, un agriculteur Gôdè dont le niveau d’étude s’arrête au CM2, fier d’appuyer la loi relative au mariage :

27

Je peux dire que cette loi, elle est la bienvenue parce que à l’époque tout était destiné à l’homme, présentement l’homme peut partager les charges de son foyer, de sa famille avec sa femme.

28S’il est vrai que les textes législatifs gagneraient à être plus accessibles aux populations rurales, les femmes, quel que soit leur groupe ethnique, n’en sont pas moins informées que les hommes. Même parmi les villageoises les moins scolarisées et assumant un statut de ‘ménagère’, le regard est habituellement lucide :

29

On est au courant que la femme a tous ces droits, mais nos frères et nos parents ne nous donnent pas le temps.
(Femme Néo avec un CM2)

30Dans le même groupe ethnique, et loin du stéréotype des femmes résignées, il y a les aînées qui, comme Brigitte (57 ans), expriment ouvertement leur frustration face à l’ordre établi :

31

Les hommes étouffent les femmes dans une famille. Dans une famille, quand le père ne vit plus, vraiment ça ne va plus, rien ne va, ça fait que la famille se déchire même, hum.

32Mais il faut bien plus pour dénouer des rapports inégaux de pouvoir entre les sexes. Pélagie, une autre aînée, cette fois du groupe Dida, admet que la relation asymétrique au sein du couple peut difficilement être remise en cause au risque de se retrouver expulsée du foyer :

33

On dit que la femme est égale au garçon, je ne comprends pas ça. Pourquoi ? Parce que ça ne date pas d’aujourd’hui […] vous vivez ensemble, c’est toi, tu assures tout dans le foyer. Tu dis à ton mari qu’ah, toujours c’est moi qui fais. Toi aussi, il faut faire. Il y a des fois, il y a des jours où tu n’as plus rien. Quand tu dis au mari que toujours c’est moi qui fais, toi aussi, il faut faire, le mari se fâche. Si c’est comme ça, il dit, toi la femme, je ne veux plus de toi.

34Fait intéressant, cette prise de position rappelle la réflexion de Mathieu sur « la connaissance de chaque groupe (dominant / dominé) concernant la domination » (1991, p. 147). Car, si Pélagie admet sa situation factuelle de dépendance, elle se garde bien de consentir à l’oppression vécue. Toutefois, il ne semble pas y avoir d’effort conscient (individuel ou collectif) pour se constituer en actrice d’un mouvement de résistance contre le patriarcat.

De l’ambivalence des règles de reconnaissance de l’égalité

35À l’autre extrême du système des croyances sur l’égalité, le refus des pratiques coutumières est possible par la dés-identification avec le lignage patrilinéaire. Ainsi, Simplice, un agriculteur Bété de 37 ans, marié et ayant terminé la classe de seconde, revendique une nouvelle manière de penser les différences interindividuelles :

36

Moi, ce que je sais, ça n’engage que moi... Vous voyez j’ai fait beaucoup de filles, j’ai fait des garçons, mais beaucoup de filles. Mais, moi, parmi mes enfants, je peux donner mon héritage à une fille parce que moi ça me plaît de donner mon héritage à une fille. Pourquoi ? Parce que la femme, elle est humble, la femme partage, l’homme est méchant. Quand tu fais tes enfants, tu laisses ton héritage à un garçon, c’est peine perdue, il s’occupe de sa femme, rien que sa femme et lui, ses enfants ; et les autres ? Alors que quand tu laisses l’héritage à une fille, elle va partager équitablement.

37Paradoxalement, le positionnement réflexif de cet acteur reconduit l’essentialisme biologique pour justifier sa version ‘subversive’ de l’héritage. En attribuant plus de traits positifs aux femmes, et inversement plus de traits négatifs aux hommes, Simplice parvient à inhiber les croyances sociales en matière d’accès au foncier pour mieux activer ses propres croyances individuelles. Dans d’autres cas, la mobilité individuelle agit par comparaison :

38

Il y a des femmes qui sont tellement intelligentes que même dépasser des garçons, note Kouakou.
(agriculteur Gôdè)

39De là à renoncer à l’essentialisation de la ‘féminité’, il y a un pas que plusieurs refusent de franchir. À l’instar de la plupart des sociétés, les Akan comme les Krou définissent des rôles sexués qui consignent les femmes dans la sphère domestique ou privée, du foyer et de la famille, et assignent aux hommes le domaine public de la politique, de l’économie et de la prise de décision. La ‘fiction’ du féminin sert alors à exalter les différences perçues entre hommes et femmes comme en fait foi Diagoué :

40

Nous, en pays Wè, on dit l’idée d’une femme se limite à ses seins. Ce qui veut dire la taille de ses seins là, c’est là où son intelligence se limite ; donc on n’arrive pas à l’associer aux débats.

41Mais il arrive parfois que le pouvoir décisionnel masculin se heurte à certaines formes de résistance au quotidien. Cette résistance se produit notamment chez les femmes qui, par force majeure (absence, maladie, chômage ou décès du mari), assument la responsabilité économique de leur famille, comme l’illustre Agnès, une maquilleuse de l’ethnie Agni de 32 ans :

42

Bon, souvent mon mari il n’est pas là ; il est dans un autre village et je suis ici avec les enfants, tu vois non ? Mais ce n’est pas tous les jours y a les moyens ; il se sent pas bien et c’est pas à tout moment l’argent vient. Si moi je ne fais rien, que je suis là, les bras croisés, les enfants, ils vont manger comment ? S’il n’a pas envoyé [de l’argent], on fait comment donc ? Faudrait que la femme aussi elle ajoute son grain de sel pour que ça puisse aller. Comme ça, si le monsieur lui n’a rien apporté, la femme elle peut avoir quelque chose pour le soutenir, tu as vu non ? Mais le garçon il ne doit pas commander. On doit être sur un même pied d’égalité, parce qu’il rentre, il sort. Moi aussi je rentre, je sors, tu vois non ? Bien vrai que c’est lui l’homme, c’est lui qui commande ; mais pas sur tous les niveaux, tu vois non ? Question financière là, il ne commande pas ; moi c’est ce que j’ai à dire.

43À défaut de dissoudre la hiérarchie des sexes, la prise de conscience du rôle des femmes au sein de la famille ouvre en outre des interstices de pouvoir, là où habituellement on ne l’attend pas :

44

Bon on dit la femme et puis son mari, bon, les deux peuvent donner des ordres. Par exemple, la femme peut dire à l’enfant ne fais pas ça et puis les enfants doivent écouter ; la femme peut décider aussi par exemple aujourd’hui on mange ça. Elle peut dire : aujourd’hui moi j’ai envie de manger ça et puis elle prépare et tout le monde mange ; donc les deux sont un peu sur un même point d’égalité quoi.
(Catherine, une Agni de 40 ans)

45La réaffirmation de soi par les soins (care) et la transformation des aliments confirme les résultats d’autres études voulant que les centres de pouvoir s’observent aussi dans la sphère privée (Nnaemeka 1998 ; Mekgwe 2008 ; Ampofo, Signe 2010). Simultanément, la visibilité des femmes Agni aux postes publics est davantage reconnue depuis que le village d’Adaou se rapporte à des femmes préfètes et sous-préfètes, quoique le chef local demeure un homme.

46Le rôle nourricier des femmes rurales leur offre aussi la possibilité de prendre la mesure de leur capacité de travail comparativement aux hommes. En témoigne une jeune commerçante (30 ans) de l’ethnie Gôdè, Odette, possédant une 4e année :

47

Chez nous les Baoulé d’ici, avant c’étaient nos parents hommes qui cultivaient la terre, mais de nos jours, nous les femmes, nous désherbons le champ, nous faisons même les butes, nous récoltons les ignames.

48Céline, sa consœur plus âgée (54 ans et moins éduquée – CM2) ajoute :

49

Puisque la femme peut devenir commandant, gendarme, donc elle est contente qu’on fasse le même travail avec les garçons… au village actuellement là, il prend daba [pantalon], tu prends daba, il prend machette, toi tu prends machette.

50Dans le même groupe, Affoué (femme de 38 ans) confirme :

51

C’est le garçon qui peut faire ça [prendre la machette], mais c’est nous qui fait !

52Il est vrai cependant que cette évolution des rôles reste encore timide et marginale. C’est pourquoi certaines femmes usent de la sexualité pour se ‘faire aider’. Ainsi, Lydie nous confie :

53

Moi par exemple, si on va et que bagage [expression désignant le fagot de bois] là est lourd, je dis à mon mari, il faut m’aider ; si tu m’aides, la nuit je vais t’arranger. Ah haha ! [Rires]. Si je dis ça, il rit et il prend mon bagage et on vient.

54Parmi les ressorts de la mobilité en faveur de l’égalité, c’est toutefois la comparaison avec des pratiques urbaines, par définition éloignées du quotidien en milieu rural, qui suscite la plus forte adhésion ; et ce, quels que soient le sexe, l’ethnie, l’âge ou le niveau d’éducation des sujets. Par exemple, Basile, un agriculteur Abbey avec une 6e année de scolarité est d’avis que :

55

Femme et puis garçon sont égaux parce que vous savez actuellement, femme peut être juge, femme peut être gendarme, femme peut être douanier, faire toutes ces activités-là.

56Plusieurs kilomètres plus à l’ouest, dans le village de Gahourou, une commerçante Dida dont la scolarité ne dépasse pas le CM1, tient des propos similaires :

57

Moi, je vois que si l’autre peut être président, la fille aussi peut être présidente. Ça veut dire que travail que l’homme peut faire, la femme peut faire.

58Et l’argument fait boule de neige. À condition néanmoins que l’égalité demeure une abstraction. L’ambivalence à cet égard trahit un ensemble de préjugés et de discriminations perceptibles dans les discussions sur la possibilité pour les femmes d’accéder à des rôles de chefs de cantons ou de villages. Seule une minorité de femmes, aux origines ethniques et aux bagages scolaires pourtant différents, accueille cette possibilité comme étant à la fois recevable et factuelle :

59

Oui, à Sakassou ça se fait, ainsi qu’à Tiébissou. J’ai même été hébergée chez cette dame cheffe lors d’un séjour dans leur village.
(Femme Gôdè)

60

En pays Dida si, parce qu’à Zéhiri, il y a une femme qui est cheffe ; à Gbobiadougo, c’est une femme qui est cheffe aussi, maintenant à Grobia (Gagnoa), c’est une femme qui était cheffe là-bas, elle vient de mourir.
(Femme Dida)

61Pour la majorité des participant∙e∙s cependant, le pouvoir public féminin suscite des commentaires ironiques, traduisant à l’occasion une confusion entre le rôle de femme notable et celui de présidente d’association de femmes :

62

Ouais, ça existe ! Il y a des femmes notables et elles posent des questions, les femmes ; elles sont compliquées, eh !
(Femme Abbey)

63

Ce n’est pas possible. Si toi tu ne peux pas être héritière, c’est cheffe tu veux et puis tu vas gouverner qui d’abord ? Ça, il faut être guerrière mystiquement. Ah haha ! Il faut être guerrière mystiquement pour être cheffe.
(Femme Néo)

64Le ton monte parfois, révélant des propos défensifs :

65

Le Bété, il est orgueilleux, et un Bété ne peut pas accepter qu’une femme soit cheffe de village, ça, vraiment, ça n’a jamais existé.
(Homme Bété)

66

En ce qui concerne le fait qu’une femme devienne cheffe, chez nous non ! Les Blancs nous imposent ça, machin égalité de sexe. Dieu n’a même pas accepté ça. À cause de ça, il a pris la côte de l’homme, pour dire l’homme, tu te sens seul là, j’envoie la femme, vous voyez non. C’est vrai qu’on respire le même air, mais elle vient au second plan. Elle ne deviendra jamais cheffe.
(Homme Néo)

67Du coup l’égalité hommes-femmes se déplace sur le terrain des rapports raciaux, offrant à ses locuteurs une façon de revisiter le discours et l’imaginaire coloniaux. Car la mise à distance du féminisme dit blanc se décline ici, non pas sur la base d’un engagement anticolonial en faveur de nouvelles formes d’égalité et de dignité, mais bien sur le registre patriarcal d’une obéissance soit à l’autorité religieuse, paradoxalement imposée du temps de la colonisation, soit à une mystique guerrière destinée à entretenir la domination masculine.

Le changement par créativité sociale ou la réinvention des traditions

68Faire compétition aux comparaisons défavorables au groupe d’appartenance, en l’occurrence la perception de ne pas satisfaire aux critères de la ‘modernité’, demande d’imaginer de nouvelles façons de se positionner par rapport aux membres de l’autre groupe. Le recours à la catégorisation sociale des Blancs comme vecteurs d’une idéologie hégémonique et dévalorisante présente l’avantage de renverser le prisme colonial, tout en insistant sur les barrières culturelles intergroupes qui rendent la remise en cause de la masculinité dominante illégitime. Menacés dans leur identité, certains villageois (tous des hommes) réclament que, au regard de l’histoire et de la géographie des rapports sociaux à la fois colonisés et racisés, il en soit autrement :

69

Dans la création divine, Dieu a créé l’homme et il a dit qu’il n’est pas bon qu’il soit seul, c’est ainsi qu’il a créé la femme pour une complémentarité. L’égalité, moi, je ne suis pas d’accord. Ce sont les Occidentaux qui ont commencé à nous dire que nous sommes égaux.

70Par ce renversement de nature symbolique, les réactions contre l’Occident et ses discours sur l’égalité des sexes acquièrent une double valeur émancipatoire : d’une part, en favorisant le passage du statut de ‘colonisé’ à celui de ‘rebelle’ ; d’autre part, en appelant à une tradition ‘virile’ exaltée par des canons guerriers — résistance, force, agressivité — (Joly 2011) et confortée par les références bibliques.

71

Bon, pour moi, je sais que selon notre coutume, en Wè, c’est l’homme le guerrier, nous, nous sommes des guerriers, donc cette tradition-là, c’est venu de nos anciens et on est nés, on a trouvé cela.
(Simon)

72La construction identitaire ainsi revendiquée participe des traditions inventées définies avec Hobsbawm comme « un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique [dont] la particularité tient au fait que la continuité avec le passé est largement fictive » (1995, p. 174). Portée par des hommes qui tendent à reproduire les valeurs du colonisateur, la réinvention des traditions est activée par une lecture androcentrique de la Bible, laquelle contribue à perpétuer l’ordre patriarcal en passant sous silence l’enchevêtrement des systèmes de pouvoir de sexe et de race. Pour paraphraser hooks, l’emprunt des valeurs religieuses occidentales [2] sert à justifier « l’oppression sexiste que subissent les femmes noires de la part des hommes noirs car iels ne veulent pas reconnaître que le [colonialisme] n’est pas la seule force oppressive qui régit [leurs] vies » (2015 [1981], p. 152).

Le changement par retournement du stigmate

73Une autre stratégie pour réfuter le caractère oppressif des attentes normatives patriarcales consiste à retourner le stigmate identitaire contre ceux et celles qui revendiquent l’émancipation des femmes. Visiblement troublée par la notion d’égalité, Ayewa, une femme Dida de 40 ans et parmi les moins scolarisées (CP2), s’exclame :

74

Garçon a son sexe à part et puis la femme aussi a son sexe à part, donc aujourd’hui, on nous dit que les deux sont égaux dans le foyer, je ne comprends pas le fond.

75Structuré autour du binôme masculin-féminin, l’argument est repris par Jeanne, une autre femme Dida, un peu plus éduquée (4e), pour justifier la division sexuelle du travail :

76

Aujourd’hui, on nous dit que nous sommes sur un même pied d’égalité. Moi je vois que c’est archi faux. Quand on dit que c’est même pied d’égalité, c’est que la femme ne va pas aussi respecter son mari.

77Deux glissements sémantiques retiennent ici notre attention : d’abord, la référence au pronom personnel ‘on’ (et son équivalent dans les langues locales) [3] comme moyen de marquer le caractère exogène de l’égalité ; ensuite, le détournement de sens ou réappropriation de ce vocable qui acquiert une valeur négative désignant un comportement équivalent au manque de respect vis-à-vis du conjoint. La contradiction est poussée encore plus loin lorsque l’égalité des sexes se double d’une charge sémantique inusitée telle l’insulte ou l’humiliation. Dans un contexte où il revient aux hommes d’assumer les dépenses du foyer, l’épouse se doit de préserver l’identité positive du rôle de pourvoyeur du mari. Comme le précise Guei, une jeune commerçante Dida :

78

Souvent dans le foyer, quand la femme a un peu les moyens, quand elle fait des dépenses, elle parle de ça à tout le monde. Il faut que ça soit un secret dans le foyer, même si souvent l’homme ne donne rien. Ce n’est pas parce que l’homme n’a pas les moyens que tu vas t’asseoir sur lui pour l’injurier parce qu’aujourd’hui tu as fait les dépenses de la maison.

79Toujours dans la veine du retournement du stigmate, certains hommes optent pour la victimisation, un procédé discursif qui met l’accent sur l’injustice des réformes législatives du foncier :

80

Pour mon point de vue, la loi est de son côté [de la femme], mais pour moi, ce n’est pas normal. Pourquoi ? Parce qu’étant l’homme, je dois aller défricher une parcelle ; la femme peut pas aller défricher la même parcelle que moi. Or on dit égalité ! Ils n’ont qu’à laisser faire leur loi.
(Kouao, Agni, 2nde)

81Chez les moins scolarisés, la victimisation s’accompagne d’un sentiment de jalousie :

82

Concernant le milieu rural, vraiment, il y a un déséquilibre. La femme a une chance par rapport à l’homme. Et même les ONG aujourd’hui, elles sont focalisées sur les femmes par rapport aux hommes. Même, quand on va dans les hôpitaux, les cliniques et autres, les ONG comme Caritas et la Croix Rouge sont focalisées sur les femmes enceintes, les enfants. Nous, on est laissés à nous-mêmes, à notre propre sort.
(Homme Wè)

83L’évaluation négative des réformes et des initiatives en faveur de l’égalité des sexes est dans ce cas associée à un comportement de favoritisme de la part de l’exo groupe (ONG internationales), ce qui confirme l’importance de contextualiser les résistances exprimées. D’autant que la méfiance vis-à-vis de l’occidentalisation des réalités africaines se mue parfois en une critique des incohérences des projets de développement qui ont pour effet de surcharger les femmes :

84

Tous les travaux pénibles que font les hommes, nous les femmes nous n’avons pas de force ; en plus de cela s’ajoute le fait de la maternité. Si nous devons faire comme eux, je ne trouve pas que cela soit bien, affirme Akissi.
(Dida, 31 ans)

85Au regard de la dure réalité des champs, il n’est pas étonnant que les sujets adoptent des positions conflictuelles allant d’une distanciation par rapport aux revendications d’égalité à un rapprochement hybride puisant à même des référents culturels empruntés. Il en va ainsi du travail de bureau, dont la représentation idéalisée fait rêver le groupe de femmes rurales Gôdè :

86

Pour moi, si c’est pour le travail des Blancs, là ça me fait plaisir parce que le travail que fait l’homme, si la femme peut le faire, je serai contente.
(Sylvie, 35 ans)

87Une interprétation contestée par Kassi, un Agni du même âge pour qui :

88

Dans les bureaux, qu’est-ce qu’elles [les femmes] font ? Elles sont là pourquoi ? […] l’homme a la capacité de faire ce genre de truc là rapidement. Or la femme c’est toujours nonchalant.

89

* *
*

90Au-delà de la dialectique des rapports antagonistes entre hommes et femmes, la théorie du tiers-espace nous a permis de penser les ambivalences, contradictions et points de rencontre des populations Akan et Krou comme un lieu mouvant de négociation du vivre ensemble. Plutôt que d’entretenir la démarche épistémologique fondée sur une structure binaire d’opposition qui fige l’identité sociale, nous avons cherché à mieux comprendre le sens que donnent les acteurs sociaux à leurs univers socioculturels et religieux ainsi qu’à leurs actions. Une façon de se soustraire de l’alternative simpliste des dichotomies (tradition / modernité ; féminité / masculinité) a été de postuler que l’hybridité des représentations mentales rend possible l’émergence de discours métissés aux frontières floues. Dans le contexte postcolonial ivoirien, le discours dominant de l’égalité de genre promu par les groupes hégémoniques (Blancs, État et élites urbaines) est réinvesti de nouvelles significations offrant aux groupes subalternes (ruraux) à la fois un moyen de résistance au processus d’acculturation et de nouvelles formes de constructions identitaires. Il en découle une multitude de positions, certaines d’emblée réfractaires à un recadrage des rapports sociaux de sexe, d’autres au contraire plus réceptives et créatives qui, pour citer Collignon, « se font et se défont au gré des logiques du moment » (2007, p. 4). Comme l’a montré Hobsbawm (1995, p. 3), la coutume « n’exclut pas, jusqu’à un certain point, l’innovation et le changement ». En matière de traduction culturelle des droits fonciers et d’égalité, nous avons notamment constaté que l’identité acquiert une valeur performative (plus un faire qu’un être) qui, en permettant le déplacement de perspectives, dévoile un espace intermédiaire (ou tiers-espace) de réélaboration du sens et de la représentation. Pour contrer la dévalorisation perçue de leurs groupes d’appartenance, les sujets en situation d’acculturation développent des stratégies diverses d’adaptation aux environnements instables, faisant appel à la mobilité individuelle et au changement social. Parce que ces stratégies se déploient dans des contextes spécifiques (matériellement et historiquement contingents), elles sont indissociables des relations de pouvoir qui façonnent les expériences vécues des individu∙e∙s. Il est ainsi apparu qu’à l’intersection des catégories de genre, d’ethnicité et de religion loge une réaffirmation identitaire le plus souvent défavorable aux droits des femmes. Étonnamment, l’âge n’est toutefois pas un marqueur convaincant de l’évolution des mentalités. Pas plus d’ailleurs que la classe sociale, ce qui s’explique davantage du fait de l’homogénéité sociale et scolaire des groupes interviewés. Mais ce serait erroné d’en déduire un modèle imperméable aux fissures du sexisme et du colonialisme. De plus en plus d’hommes et de femmes se montrent au contraire flexibles à une transformation des rapports sociaux, y compris parmi les plus croyants comme en témoigne Adou :

91

Je dis, depuis la création d’Adam et Ève, c’est Adam qui travaille pour sa femme, donc c’est resté comme ça, c’est devenu la loi pour tout le monde. Mais ça peut changer. Ah ! Il faut sensibiliser.

92Au lieu de cantonner les populations rurales dans une stéréotypie rigide, le moment semble opportun pour relancer des initiatives locales telles que le renforcement des capacités et l’appui aux associations de femmes, ainsi que des ateliers mixtes de sensibilisation aux réformes législatives d’accès à la terre et de la famille.

Notes

  • [1]
    Dakar, 12 au 16 mai 2015 : https://femme.flammed’afrique.org
  • [2]
    Ce n’est que depuis le début du xxe siècle, un peu avant la Seconde Guerre mondiale, que les populations Akan et Krou de la Côte-d’Ivoire sont devenues en majorité catholiques pratiquantes, avec quelques groupes convertis au protestantisme et un petit noyau animiste. À défaut d’avoir mené une enquête auprès de ces derniers, il serait pour le moins risqué de préjuger de leurs attitudes vis-à-vis de l’émancipation des femmes.
  • [3]
    Dans les langues locales ivoiriennes Akan, l’équivalent de ‘on’ se dit ‘bé an’ en Agni et Baoulé, ‘kôkô he’ en Abey et ‘ba yo’ en Attié. En langue Krou, le terme désigné est ‘wê’ ou ‘nan’, et ‘wa naa’ en langues Bété et Dida. Leur traduction littérale serait : « ça ne vient pas de nous », ce qui confirme la proximité séman­tique des termes, indépendamment de la langue de référence.
Français

S’appuyant sur une enquête par entretiens collectifs menés en Côte-d’Ivoire, cet article aborde les relations de genre en milieu rural à partir des expériences situées de villageoises et villageois issus de deux grandes familles ethniques du sud du pays : les Akan et les Krou. À la croisée des théories féministes décoloniales et de la pensée postcoloniale du tiers-espace, il examine les stratégies identitaires qui façonnent les constructions sociales de l’égalité des sexes et de l’accès au foncier. De l’hybridité culturelle de ces représentations émerge une dynamique de négociations dont les ambivalences, résistances et points de rencontre laissent voir un recadrage en gestation des rapports de pouvoir.

Mots-clés

  • Côte-d’Ivoire
  • Égalité des sexes
  • Droits fonciers
  • Rapports de pouvoir
  • Rôles sexués
  • Résistances
  • Hybridité culturelle
Español

Las fronteras porosas de la igualdad hombres-mujeres en Costa de Marfil: investigación entre los pueblos Akan y Krou

Apoyándose en una encuesta colectiva realizada en Costa de Marfil, este artículo analiza las relaciones rurales de género basadas en las experiencias de las aldeanas y los aldeanos de dos familias étnicas importantes en el sur del país: los Akan y los Krou. En el cruce de las teorías feministas descoloniales y del pensamiento poscolonial del tercer-espacio, examina las estrategias identitarias que dan forma a las construcciones sociales de la igualdad de sexos y el acceso a la propiedad. De la hibridez cultural de estas representaciones surge una dinámica de negociaciones cuyas ambivalencias, resistencias y puntos de encuentro revelan un replanteamiento en gestación de las relaciones de poder.

Palabras claves

  • Costa de Marfil
  • Igualdad de sexos
  • Derechos de propiedad
  • Relaciones de poder
  • Roles sexuados
  • Resistencias
  • Hibridez cultural

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Andrea Martinez
Andrea Martinez détient un PhD en sociologie de l’Université de Montréal (1994). Elle est professeure titulaire à l’Institut d’études féministes et de genre de l’Université d’Ottawa. Ses travaux de recherche portent sur genre, féminismes et développement. Parmi ses publications :
— (2014). « Égalité de genre, la décolonisation et le développement ». In Beaudet Pierre, Haslam Paul (eds). Enjeux et défis du développement international. Ottawa, Presses universitaires d’Ottawa.
— (2016). Femmes, printemps arabes et revendications citoyennes (avec Gaëlle Gillot, eds). Marseille, IRD éd.
en collaboration avec
Achille Kouhon
Achille Kouhon est doctorant en anthropologie sociale à l’Université Félix Houphouët Boigny de Côte-d’Ivoire. Il a obtenu un Master en Études du développement (IHEID-Graduate Institute of Geneva) de l’Université de Genève. Il est membre du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA).
et
Aka Kouamé
Aka Kouamé possède un Ph.D en démographie de l’Université de Montréal (1988). Il est directeur de l’Institut universitaire d’Abidjan (Côte-d’Ivoire) et a publié sur différentes thématiques dont l’éducation et l’emploi des femmes :
— (2000). « Inégalités entre hommes et femmes sur le marché du travail » (avec Donatien Tameko). Dossiers et recherches de l’Ined, n° 85.
— 2000). « Genre, éducation et accès à l’emploi : le cas de la ville d’Abidjan ». Dossiers du Ceped, n° 56.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/11/2018
https://doi.org/10.3917/cdge.065.0193
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association Féminin Masculin Recherches © Association Féminin Masculin Recherches. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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