1Cet article étudie les ressorts sexistes et racistes de l’opposition à la prétendue diffusion de la ‘théorie du genre’ à l’école sur Twitter. La controverse relative à la ‘théorie du genre’ naît de l’inquiétude de la hiérarchie catholique de voir s’institutionnaliser une certaine vision féministe et genrée du social au niveau international dans le courant des années 1990 (Fillod 2014). En 2005, le Conseil pontifical pour la famille produit le Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques, dans lequel l’expression ‘théorie du genre’ est proposée pour mettre au jour la prétendue visée des études de genre : promouvoir l’‘indifférenciation des sexes’. En France, la controverse est initiée par l’introduction d’une distinction entre ‘sexe’ et ‘genre’ dans les manuels de SVT des 1res L et ES en 2011 [1]. Elle est ensuite relancée chaque fois que le concept de genre paraît inspirer une action politique : ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe en 2012, mise en place des ABCD de l’égalité ou du Plan d’action pour l’égalité entre les filles et les garçons en 2014. Notre contribution s’inscrit dans une recherche, initiée en septembre 2014, sur la manière dont les discours antiféministes font usage des outils d’écriture propres à Twitter pour essentialiser la ‘différence des sexes’ et ‘idéologiser’ le concept de genre (Julliard 2017). À partir de la rentrée 2014, il apparaît clairement que les débats relatifs à la ‘théorie du genre’ sur Twitter se focalisent sur son prétendu enseignement : c’est le cas de 54,3 % des 107 209 tweets publiés et collectés entre le 5 octobre 2014 et le 17 juillet 2017 évoquant la ‘théorie du genre’ [2]. Au surplus, nous observons une corrélation entre les prises de position de certaines personnalités sur ce sujet et l’intensité des débats en ligne. 25 % des tweets du corpus sont ainsi publiés le 3 octobre 2016, en réaction aux propos ‘échangés’ entre le pape François, selon lequel les manuels scolaires français propageraient l’« endoctrinement de la théorie du genre » [3], et Najat Vallaud-Belkacem : « [Le pape est] victime de la campagne de désinformation massive conduite par les intégristes » [4]. D’ailleurs, la ministre de l’Éducation nationale est la personnalité la plus citée de ce corpus où les soutiens au genre comme outil de compréhension du social et levier d’actions politique sont peu nombreux (Julliard 2017), un tweet sur cinq l’évoquant dans un registre majoritairement dépréciatif. Nous formons l’hypothèse que cette intensification des débats sur Twitter révèlerait un engagement émotionnel et que les ressorts de cet engagement seraient à la fois sexistes et racistes [5].
2Dans sa conceptualisation de l’« économie affective », Sara Ahmed définit les affects comme des forces qui meuvent les signes et les corps (2004). Leur circulation participe à ‘intensifier’ certains signes, lesquels se trouvent alors chargés d’affects. Selon nous, les affects ne peuvent être appréhendés qu’à partir de leurs manifestations, de l’expression d’émotions. Selon cette conceptualisation, les émotions n’ont pas d’existence pré-discursive, elles sont produites dans l’interaction. Elles ne sont rattachées ni à un objet ni à un sujet, mais peuvent être circonscrites par des objets en même temps qu’elles les produisent dans des contextes particuliers en vertu de signes dont on observe l’association fréquente à travers l’histoire (les stéréotypes, par exemple). « C’est au travers des émotions que les surfaces et les corps sont constitués », plus encore : « les émotions créent l’effet même des surfaces ou des frontières des corps et des mondes » (Ahmed 2004, p. 117). Les usages des signes émotionnels participent à la construction de positions énonciatives (de subjectivations) « étanches », ainsi que Maxime Cervulle et Fred Pailler l’observent dans leur étude de la controverse relative au ‘mariage pour tous’ sur Twitter, où l’usage de certains hashtags tend à la formation de « communautés d’émotion » (2014). Si les signes émotionnels peuvent être compris au-delà de celles et ceux qui les emploient, un usage partagé de ces signes peut, selon nous, dessiner les contours d’une communauté « sémiotique » qui désigne une « communauté émotionnelle ». Dans les réseaux sociaux numériques (désormais RSN), la médiation des affects s’opère au travers d’une matérialisation à la fois technique (Paasonen et al. 2015 ; Pailler, Vörös 2017) et sémiotique. La notion foucaldienne de dispositif permet de saisir ces matérialisations. Nous considérons ainsi Twitter comme un dispositif d’écriture numérique, c’est-à-dire comme un support d’inscription et d’organisation symbolique de signes qui norme les prises de parole et définit des positions énonciatives. Les pratiques d’écriture numérique qui s’y déploient sont admises par celui-ci tout en constituant des appropriations des potentialités techniques des outils d’écriture aussi bien que des interprétations des sémiotisations suggérées par le dispositif dans un contexte particulier et pour une communauté spécifique (Bonaccorsi, Julliard 2010). La prise de parole et l’expression des émotions sont cadrées par le répertoire de signes offerts et les outils d’écriture proposés par Twitter. La publication immédiate, la possibilité de faire circuler des énoncés (boutons « ajout d’images », « retweet »), de les évaluer et de les commenter (boutons « j'aime », « répondre ») de pointer vers des contenus extérieurs au site (ajout d’URL au texte des tweets), ou celle de publier les contenus d’un autre site sur son compte Twitter (bouton « partager sur Twitter ») favorisent la contagion des émotions.
3Cette contribution interroge l’usage qui est fait des signes émotionnels dans les tweets évoquant la prétendue diffusion de la ‘théorie du genre’ à l’école et la constitution des communautés qu’ils manifestent. Pour répondre à ces questions, nous analysons les tweets du corpus présenté supra se référant spécifiquement à l’école. Dans une première partie, nous exposons la méthode qui a guidé l’analyse du corpus. Dans une deuxième partie, nous mettons au jour une des modalités d’expression de l’opposition à la ‘théorie du genre’ : la disqualification de sa supposée instigatrice, Najat Vallaud-Belkacem, et les ressorts sexistes et racistes de cette disqualification. Dans une troisième partie, nous nous attachons à démontrer que ces mêmes ressorts sont à l’œuvre dans les réactions suscitées par différentes évolutions pédagogiques mises en rapport avec la ‘théorie du genre’ et également imputées à la ministre.
L’analyse techno-sémiotique d’une controverse sur Twitter
La démarche sémiotique
4La sémiotique considère les effets de sens, c’est-à-dire les hypothèses de signification qui peuvent être formulées à partir du contexte de circulation des ‘textes’ [6] et non à partir d’un codage du sens préalable. À cet égard, la démarche sémiotique permet de comprendre la ‘théorie du genre’ comme un effet des discours plutôt que comme un donné préexistant à son expression publique. Dans le cadre de l’analyse d’un corpus prélevé dans Twitter, elle est attentive à la manière dont ce RSN fait écrire. Twitter offre de nouveaux modes d’accès aux débats (notamment aux acteurs et actrices sociales qui estiment que leurs positions ne sont pas suffisamment représentées dans les médias), d’une part, et offre de nouvelles formes d’écriture (brièveté des tweets, possibilité technique de joindre une image ou de pointer vers une page Web), d’autre part. Ces propriétés du terrain ne sont pas sans incidence sur la nature du corpus. La brièveté des tweets et la possibilité technique de joindre une image ou de pointer vers une page Web rendent possible la délégation du sens à un contenu visuel qui apparaît dans le tweet, ou à un contenu externe. Qui plus est, les tweets se caractérisent par leur hypertextualité : chaque tweet est relié techniquement à d’autres tweets (émanant d’un même compte, comprenant le même hashtag, retweetant ou répondant à un même tweet). Il en résulte qu’il est souvent difficile de formuler une hypothèse sur les effets de sens d’un tweet à partir de son seul texte ou indépendamment du réseau hypertextuel dans lequel il se situe. Ceci est d’autant plus vrai que l’usage de l’ironie et de l’implicite est particulièrement répandu sur Twitter. La formulation d’hypothèses concernant la signification se fonde ainsi également sur la connaissance que l’analyste a du terrain (de l’interdiscours auquel la formation discursive renvoie, de la mise en série des formations discursives). Par ailleurs, dans le cadre de l’analyse de la sémiotisation des affects, les affects de l’analyste eux-mêmes sont convoqués pour formuler ces hypothèses : c’est en tant qu’il nous affecte d’une certaine manière que nous qualifions un discours [7].
Recueil et traitement d’un corpus de tweets [8]
5Une méthode de captation et de traitement des tweets a été élaborée avec un ingénieur de recherche en informatique à l’IReMus (CNRS, Thomas Bottini, de manière à intégrer les caractéristiques propres aux corpus présentées ci-dessus. La captation des tweets s’est faite via l’API [9] Stream de Twitter, laquelle permet de systématiser le recueil en temps réel des tweets contenant certains mots-clés. Entre le 5 octobre 2014 et le 17 juillet 2017, nous avons recueilli 107 501 tweets comprenant l’une des déclinaisons de l’expression ‘théorie du genre’ [10] ainsi que leurs métadonnées. Afin d’étudier les interactions propres au débat relatif au prétendu enseignement de la ‘théorie du genre’, nous avons procédé à un filtrage de ce premier corpus : n’ont été retenus que les tweets comprenant l’une des déclinaisons du vocable ‘école’. 11 838 tweets abordent ainsi à la fois la ‘théorie du genre’ et l’‘école’. C’est à partir de ce deuxième corpus, restitué dans un tableur SQL [11], que l’étude a été initiée. SQL permet de formuler des requêtes simples : comptes les plus actifs, hashtags les plus utilisés et utilisateurs les plus mentionnés par compte, tweets publiés un jour donné, et permet de faire des recherches par mot-clé. Les résultats de ces requêtes nous ont fourni des points d’entrée pour explorer le corpus mis en tableau. Les tweets qui ont attiré notre attention ont ensuite été consultés à partir de notre navigateur, pour être au plus près de l’expérience des internautes. Ceci nous a permis d’étudier la mise en scène des énoncés, le rapport texte/image, la place et le rôle de la citation, etc. Nous avons également consulté les pages vers lesquelles pointaient les URL, les diverses publications d’un compte, incluant le texte de présentation, les réseaux de retweets ou les conversations dans lesquels les tweets du corpus s’inscrivaient pour nous figurer la position d’un énonciateur ou d’une énonciatrice et les différentes lectures qui pouvaient être faites d’une de ses productions. Cette exploration nous a permis d’identifier les informations et les documents non fournis par l’API Stream qui s’avéraient cependant nécessaires à l’analyse. Dans un deuxième temps, nous avons développé des fonctions afin de compléter le corpus (enregistrement des images jointes aux tweets, accès aux tweets auxquels répondent les tweets du corpus — désormais « tweets racines » — et à leurs réponses). L’analyse proprement dite a enfin consisté à formuler des hypothèses d’interprétation des tweets du corpus en regard de l’ensemble des matériaux recueillis ou consultés. Afin d’étayer ces hypothèses et de mesurer l’étendue d’un phénomène observé au-delà du seul débat relatif au prétendu enseignement de la ‘théorie du genre’ à l’école, nous sommes parfois retournées au premier corpus.
Najat Vallaud-Belkacem : la production d’une figure repoussoir
6Le phénomène le plus marquant que nous ayons observé concerne les réactions vives que suscite l’allégation du pape selon laquelle les manuels scolaires français feraient la promotion de la ‘théorie du genre’ et la réponse de la ministre à cette allégation. 35,6 % des tweets du corpus (4 327) sont ainsi publiés les 3 et 4 octobre 2016 en écho à ces prises de position, suggérant que l’événement est porteur de signification pour les comptes investis dans le débat. Une partie des tweets disqualifie le pape, en ironisant notamment sur la justification avancée pour intervenir dans le débat français : le pape aurait été interpellé par un ‘père de famille’ français s’inquiétant des effets de la ‘théorie du genre’ sur son fils qui aurait déclaré vouloir devenir une fille. Une autre partie des tweets dénonce les ‘mensonges’ de Najat Vallaud-Belkacem concernant l’absence de ‘théorie du genre’ à l’école. Ces réactions suggèrent que l’échange entre la ministre et le pape personnalise un conflit entre des valeurs portées par des groupes distincts. Les énoncés émanant de l’opposition à la ‘théorie du genre’ suggèrent en particulier un conflit entre un groupe attaché à l’ordre naturel et au respect des hiérarchies traditionnelles (générationnelles, sexuelles et ethno-raciales), un ‘nous’ représenté par le pape, et un groupe s’efforçant de les renverser, un ‘eux’ représenté par la ministre. Cette opposition procède d’une altérisation (Berting 2001). Elle constitue le terreau d’une disqualification de la ministre qui résulte d’une ethno-racialisation (et dans une moindre mesure d’une assignation de genre), laquelle peut être définie comme la réduction d’individus et de groupes à des attributs physiques ou culturels essentialisés, ainsi qu’à l’association de leurs pratiques à des valeurs négatives (de Rudder et al. 2000 ; Dalibert 2018).
L’altérisation de Najat Vallaud-Belkacem
7Cette altérisation passe, tout d’abord, par la manière de nommer Najat Vallaud-Belkacem. Il apparaît que si certains choix suggèrent des stratégies pour économiser des caractères (92 ‘NVB’) ou désigner efficacement Najat Vallaud-Belkacem (par son nom d’utilisateur notamment : 1 253 ‘@najatvb’), d’autres peuvent être interprétés comme témoignant de la volonté d’insister sur le fait qu’elle n’est ni française d’origine, ni de culture chrétienne : 393 ‘Najat’ sans mention du nom de famille, 74 ‘#Belkacem’ ou ‘Belkacem’ utilisé seul, alors que ce n’est jamais le cas de ‘Vallaud’, 28 ‘Najat Belkacem’. Elle est également présentée dans un tweet comme un « ministre musulman » [12].
8Cette hypothèse d’interprétation, selon laquelle la manière de nommer la ministre procèderait d’une altérisation, est étayée par la comparaison qui peut être faite avec la manière de nommer Nathalie Kosciusko-Morizet, qui n’est jamais désignée autrement que par son nom de compte : 84 ‘@nk_m’ ou les initiales de son nom (2 ‘NKM’). S’il est courant d’appeler une femme politique par son prénom dans les médias, ce n’est donc pas le cas de la candidate des Républicains. On pourrait arguer que cette différence de traitement trouverait sa justification dans le fait que ‘Najat’ (comme en d’autres temps ‘Ségolène’) serait un prénom plus discriminant que ‘Nathalie’, au sens où il permettrait d’établir plus clairement une distinction avec d’autres personnalités. Reste que cette considération n’invalide pas notre hypothèse, par ailleurs corroborée par l’observation des noms des comptes ou d’utilisateurs et utilisatrices qui font usage du seul prénom ou du seul nom patronymique de la ministre, et qui évoquent des personnalités de l’extrême droite française (@CharlesMaurras) ou des personnages qui l’inspirent (@CharlesTelMar), des images jointes aux comptes, de leur texte de présentation, etc.
L’ethno-racialisation par le genre
9Pour des raisons de contournement de la censure, ou du fait de la modération opérée par Twitter, les manifestations les plus explicites de discours racistes et sexistes restent peu nombreuses. Ceci ne les rend pas moins significatives, d’abord parce que ces manifestations permettent de dévoiler les ressorts de l’ethno-racialisation, ensuite parce qu’elles mettent en circulation des formations discursives et des formes sémiotiques qui ont vocation à intégrer un interdiscours auquel d’autres formations discursives moins explicites pourront renvoyer plus ou moins directement.
10L’examen du corpus révèle que l’ethno-racialisation s’exprime aussi par le genre [13] (et par la classe), et plus précisément par la description d’une féminité toujours jugée en décalage. Il n’est ainsi pas anodin de trouver le terme d’usage péjoratif « fatma » — lequel renvoyait, dans le lexique des colons au Maghreb, aux femmes arabes domestiques puis par extension aux femmes arabes en général [14] — dans plusieurs tweets du corpus. C’est notamment le cas de ce tweet qui évoque les vêtements considérés comme trop masculins de Myriam El Khomri et de Najat Vallaud-Belkacem :
Mais qu’est-ce qu’elles ont à s’habiller comme des petits garçons, le complexe de la fatma ?
12Ce tweet laisse entendre que ces deux femmes, de par leur origine (toutes deux nées au Maroc et franco-marocaines), auraient du mal à incarner une féminité ‘assumée’ (ce par quoi il faut comprendre une féminité blanche et bourgeoise marquée visuellement par le port de vêtements qui mettraient en valeur certaines parties de leurs corps, venant attester le dimorphisme des corps masculins et féminins). C’est bien ainsi que le comprennent les internautes qui répondent au tweet, certains soulignant le lissage des cheveux qui laisse entendre une volonté de « faire plus blanche », d’autres moquant « l’élégance Camel » (plutôt que « Chanel ») ou l’« insignifiance dévoilée » de ces femmes. « Ni homme ni femme, ni française ni marocaine » [16], Najat Vallaud-Belkacem incarnerait l’échec de la volonté de s’affranchir des identités essentialisées.
La sexualisation par la race
13La disqualification de Najat Vallaud-Belkacem passe également par sa sexualisation. Celle-ci s’exprime, par exemple, au travers d’images qui mettent en cause son identité de genre (une caricature représente la ministre avec des testicules sous sa jupe). Plus généralement, la sexualisation de la ministre s’inscrit dans « la cartographie ethno-pornographique » dans laquelle le corps altérisé et exotisé est érotisé. Comme le souligne Mariem Guellouz, la sexualisation des femmes musulmanes procède d’imaginaires contradictoires, entre un « Orient […] sexuellement libéré » et « la femme orientale voilée, maltraitée, soumise aux règles du patriarcat et de l’extrémisme religieux » (2017, p. 146). C’est bien ce processus qui est à l’œuvre dans plusieurs des représentations de Najat Vallaud-Belkacem produites par les antiféministes, et notamment dans celles qui évoquent son rapport au voile. Des photographies représentant Najat Vallaud-Belkacem voilée, à l’occasion d’une visite officielle au Maroc en avril 2013, ont ainsi pu être utilisées pour souligner qu’elle bouscule les normes de l’identité politique attendue au poste de ministre des Droits des femmes qu’elle occupe alors. On voit là que la volonté d’altériser la ministre nécessite d’user de stratégies paradoxales : les antiféministes racistes lui reprochant tout à la fois de promouvoir l’égalité des sexes et d’appartenir à un groupe qui asservirait et voilerait les femmes. C’est ainsi que l’on peut comprendre le tweet émanant du compte @HenrydeLesquen [17] : « Un ministre musulman est favorable à la théorie du genre et pense que l’école doit éduquer. Logique ? » (compte supprimé, 21/05/15) ou encore l’évocation, dans un autre tweet du corpus, du sort qui lui serait réservé (la lapidation) si elle avait eu l’« audace » de conduire la même politique dans son pays d’origine. Ce phénomène corrobore l’idée défendue par Lauren Berlant et Michael Warner, selon laquelle « les hégémonies ne sont rien d’autre que des alliances élastiques, dont le maintien et la reproduction reposent sur des stratégies dispersées et contradictoires » (2018 [1998]). Le dévoilement fantasmé de la ministre produit des énoncés à connotation érotique. C’est par exemple le cas dans un photomontage où elle apparaît vêtue d’une cape noire qui évoque une sorte de jilbab, et dont elle écarte un pan pour montrer son corps nu. C’est enfin la domination sexuelle d’une femme voilée par un énonciateur se présentant comme « français #chrétien et patriote » qui paraît devoir rétablir les hiérarchies mises à mal par la ‘théorie du genre’, dans un tweet publié le 3 octobre 2016 :
@MamieSarko @AndjelkaPe @Le_Scan chère @najatvb je te propose une théorie du genre qui vaut la tienne […].
15Ce tweet, accompagné d’une image à caractère pornographique, invite ses destinataires à se représenter Najat Vallaud-Belkacem et l’énonciateur à la place de la femme voilée et de l’homme impliqués dans un rapport sexuel dont on ne peut dire avec certitude qu’il est consenti.
(R)établir les frontières raciales
16Les outils d’écriture de Twitter favorisent la contagion des émotions. La possibilité de réagir presque instantanément et publiquement à un événement constitue une des modalités de cette contagion [18]. Dans notre corpus, nous avons ainsi pu observer que l’explicitation des ressorts racistes et sexistes du tweet initial dans les réponses permettait de s’entendre sur une certaine acception de la race et du genre (cf. les réponses au tweet de @justefrancaise, publié le 06/11/15). Nous relevons également que la contagion de la haine s’opère par la colère et la peur. C’est au travers de manifestations émotionnelles — expression de la peur (d’être dépossédé du droit de transmettre ‘ses valeurs’ à ‘ses enfants’), expression de la colère (que ce ‘droit’ soit détourné au profit d’un autre altérisé) — que les frontières ethno-raciales entre un ‘nous’ et un ‘eux’ ne partageant pas la même culture, que les distinctions catholiques/musulmans et Arabes/Européens sont produites, rendues signifiantes. La géographie culturelle a bien montré comment certains groupes ‘dominés’ se voyaient assignés à des espaces tandis que d’autres leur étaient interdits. Il est d’ailleurs difficile de reconnaître l’« altérité de nos territoires » (Hancock 2007), alors même que c’est « l’intériorité qui produit son altérité » (Guénif-Souilamas 2007). L’altérisation de Najat Vallaud-Belkacem et la suggestion d’une transgression érigent des frontières, constituent la délimitation d’un lieu de pouvoir, le ministère de l’Éducation nationale, et d’un lieu d’affrontement idéologique : l’école. Dans les discours antiféministes, il est clair que la transgression qui consiste en ce qu’une femme (la première à la tête de ce ministère) d’origine marocaine et de culture musulmane occupe la 3e position protocolaire au sein du gouvernement, d’une part, et ait la mainmise sur l’éducation de « nos enfants » (415 occurrences), d’autre part, doit être corrigée. La colère de l’opposition à la prétendue diffusion de la ‘théorie du genre’ à l’école ne saurait être apaisée sans le départ de la ministre (« Non à la théorie du genre dans les écoles. Najat Belkasem dehors », @Migliacciu2B, 05/10/16), voire sa mise à mort. Un tweet de notre corpus s’apparente effectivement à une incitation au crime racial, une balle de pistolet (photographie jointe) étant présentée comme un « médicament à dose unique » contre la ministre.
17Suivant les propositions de Sara Ahmed (2004), et dans une perspective compréhensive, il est utile de souligner que les discours qui produisent des objets de haine (groupes altérisés) produisent dans le même temps des objets d’amour (patrie, nation, famille, religion). Énonciateurs et énonciatrices utilisent les répertoires de signes propres à Twitter pour manifester cet amour, notamment dans les inscriptions qui les présentent dans le dispositif. Les noms d’utilisateur (@clovis_france) et de compte (‘Napoléon’, ‘LeGauloisPatriote’), les symboles adjoints au nom de compte (drapeau, croix, cochon) ainsi que les différentes images du compte dessinent les contours d’une certaine histoire nationale. La ‘réversibilité’ des affects, le basculement des intensités d’un extrême du spectre des émotions, à l’autre (amour/haine) est particulièrement bien représentée dans les textes de présentation des comptes ; par exemple :
Aimer son pays et vouloir qu’il conserve ses valeurs ne veut pas dire être raciste, tout comme être contre la racaille et ceux qui méprisent notre pays. †
19Un retour sur l’usage qui est fait des ‘différences’ dans les débats relatifs à la prétendue diffusion de la ‘théorie du genre’ à l’école est éclairant pour comprendre la collusion qui s’opère entre la fabrique du genre et de la race dans les énoncés qui disqualifient Najat Vallaud-Belkacem comme ministre de l’Éducation nationale. « Deux registres de justification de l’inégalité [convergent]» (Cervulle 2013, p. 211) dans la formation discursive des antiféministes. Premièrement, ‘la différence des sexes’ légitimerait les inégalités entre hommes et femmes (ces inégalités n’étant pas perçues comme telles, mais plutôt comme exprimant une complémentarité entre les deux sexes). Deuxièmement, l’ethno-différentialisme, qui reconnaît l’existence d’‘identités culturelles’ différentes et prône leur séparation, légitimerait la hiérarchisation entre identités culturelles nationales et étrangères, dès lors que leur coexistence dans un territoire désignerait les premières comme plus ‘authentiques’ que les secondes en vertu de l’histoire (Taguieff 1985). Depuis le Pacs et les débats relatifs au ‘mariage pour tous’, le « thème récurrent de l’indifférenciation renvoie à une union homosexuelle perçue comme caractérisée par l’effacement de l’altérité première que serait la ‘différence des sexes’. Présentée comme une différence originaire, dont découlerait toute autre, la ‘différence des sexes’ apparaît comme l’enjeu d’une lutte contre un risque d’uniformisation de la société » (Cervulle 2013, p. 216). De fait, la production de la ‘différence des sexes’ occupe une place à part, dans la mesure où, d’une part, cette différence a été institutionnalisée par l’adoption de la parité ; d’autre part, son fondement naturel est plus explicitement affirmé que dans le cas de la production d’autres ‘différences’, notamment raciales [19]. La revendication paritaire, formulée initialement par des femmes politiques, a été soutenue par les féministes différentialistes au nom du caractère fondamental de la ‘différence des sexes’ qui imposerait des droits spécifiques pour les femmes. Par un glissement argumentatif acrobatique, ces féministes affirment que cette différence est ‘universelle’ en ce sens qu’elle constitue un invariant anthropologique indépassable et qu’à ce titre, elle serait naturelle :
En tant qu’elle caractérise a priori tout être humain, donc qu’elle est universelle, la différenciation des sexes peut être dite ‘naturelle’ [20].
21Il en résulte que les catégories sexuées sont considérées comme spécifiques : d’abord parce qu’elles seraient ‘intransitives’ (s’il est possible de vieillir ou de devenir handicapé, il serait impossible de devenir homme ou femme), ensuite parce qu’elles seraient les seules formes obligatoires de l’individualité (« l’humain, quel qu’il soit, naît toujours homme ou femme » [21]). Paradoxalement, la reconnaissance du fondement naturel de la ‘différence des sexes’ permet à celle-ci d’être intégrée au paradigme universaliste (Julliard 2012). Les usages politiques du terme ‘parité’ chez les opposant·e∙s à l’ouverture du mariage sont éclairants à cet égard. Faisant fi de l’histoire du concept, ‘la manif pour tous’ se réapproprie ce terme dans une entreprise de réaffirmation hétéronormative. Ainsi les pancartes brandies dans ses rangs lors des manifestations d’opposition à l’ouverture du mariage proclament-elles : « Vive la parité et d’abord dans le mariage ! » (Cervulle, Julliard 2013). Dans la polémique qui nous intéresse, comme dans la controverse relative au ‘mariage pour tous’, le corollaire de l’« indifférenciation des sexes » serait l’« indifférenciation des races » ou le « cosmopolitisme » (selon le lexique de l’extrême droite). Ancienne ministre des Droits des femmes disposant d’une double nationalité et se réclamant d’une double culture, la ministre de l’Éducation nationale incarne la figure repoussoir ‘idéale’ : sa disqualification procède à la fois d’une éthno-racialisation et d’une assignation à son identité de genre.
22Dans la mesure où toute personne racisée est totalement ramenée à son appartenance ethno-raciale, tout en étant perçue comme incapable de se dégager de cette appartenance, il est présumé qu’elle promeuve les intérêts particuliers de son groupe auquel elle est renvoyée (contre ceux du groupe de référence) et qu’elle bouleverse la hiérarchie des valeurs instituées (au profit de celles de son groupe). C’est du moins ce qui sous-tend les réactions particulièrement vives qui accueillent certains contenus pédagogiques abusivement attribués à Najat Vallaud-Belkacem.
L’enseignement de la ‘théorie du genre’ et de l’arabe à l’école : une mise en péril de la ‘civilisation occidentale’ ?
La peur d’une mise en péril de l’hégémonie blanche
232 066 tweets du corpus évoquent conjointement la ‘théorie du genre’ et la rumeur de l’enseignement obligatoire de l’arabe à l’école. Cette rumeur se fonde sur l’évolution, prévue de longue date, du système optionnel des enseignements de langue et de culture d’origine (ELCO) mis en place dans les années 1970, et qui vise à transformer les cours dispensés dans ce cadre (dont les cours d’arabe, mais aussi d’italien, de portugais, etc.) en cours de langue vivante étrangère [22]. L’argument de la priorisation des enseignements, selon lequel la ‘théorie du genre’ [23] et l’enseignement de l’arabe [24] prennent la place d’autres contenus pédagogiques plus fondamentaux, ajouté à l’allégation selon laquelle ces enseignements sont imputables à la ministre, laisse entendre que ces choix sont moins rationnels qu’idéologiques. Ils seraient ainsi dictés par le souci de privilégier le groupe auquel elle est renvoyée plutôt que le bien commun. Dès lors que l’école républicaine fait la promotion de l’égalité des sexes et prend acte de la pluralité des sexualités et des cultures d’origine au travers d’actions spécifiques, elle ne serait plus neutre, ce par quoi il faut comprendre blanche, de culture catholique et hétéronormative.
24La peur de voir l’hégémonie blanche mise à mal s’exprime dans un certain nombre de tweets émanant de l’opposition à la ‘théorie du genre’ qui évoquent la transformation des identités des enfants du groupe de référence. Cette transformation s’opère dans le sens d’une déchéance vers les polarités disqualifiées de différents axes de différenciation, procédant par exemple d’une féminisation et d’une ‘dé-blanchisation’, exprimée par l’adoption d’attributs culturels dévalorisés (ici, la burqa) :
Société #cosmopolite : la #TheorieDuGenre à l’école, transformer un H en F, ne l’empêchera pas de se radicaliser et de porter la burqa.
26Au lendemain de la déclaration du pape, @LaMortLaVraie publie un tweet qui, d’une part, ironise sur le fait que des enseignements puissent être à l’origine de changements d’identités ; d’autre part, dévoile l’intrication des ressorts sexistes et racistes qui sous-tendent la formation discursive de l’opposition à la ‘théorie du genre’ :
Si à cause des cours d’arabe et de théorie du genre à l’école primaire, ton fils Mathieu veut qu’on l’appelle Djamila…
28Nous avons toutefois pu observer que ce tweet avait parfois été lu littéralement et relayé pour appuyer la position adverse. C’est encore la peur d’une mise à mal de l’hégémonie blanche qui s’exprime dans une photographie représentant la visite de la ministre dans une crèche de Saint-Ouen, la crèche ‘anti-sexiste’ Bourdarias, et dans laquelle apparaît un petit garçon blond donnant le bain à un poupon. Une bulle a été ajoutée sur l’image, laissant entendre que l’activité des enfants est imputable au succès d’un « programme de conditionnement » [25]. La comparaison de cette photographie avec une seconde, prise dans le même contexte mais avec un cadrage plus large, est éclairante : un deuxième petit garçon non blanc occupé à la même tâche entre désormais dans le cadre. De là, nous formons l’hypothèse que le choix de faire circuler la première image plutôt que la seconde est étayé par la volonté de dénoncer spécifiquement la féminisation des petits garçons blancs [26].
29De par l’usage qu’ils font des ‘différences’, les discours antiféministes entrent en écho avec la rhétorique de l’extrême droite :
[…] C’est la même idéologie, destruction de la race, métissage, arasement culturel, théorie du genre à l’école...
Le cosmopolitisme inverse les valeurs en promouvant des théories ridicules comme la théorie du genre ou celle de l’égalité des races.
32Dans ces deux tweets, la « destruction de la race » et l’« égalité des races » ne sont pas contradictoires dans la mesure où, associées à la ‘théorie du genre’, elles renvoient l’une et l’autre à un processus d’‘indifférenciation’ : promouvoir l’« égalité des races » reviendrait à minorer leurs différences, minorer leur différence reviendrait à « détruire la race » (selon le même schéma qui consiste à affirmer que promouvoir l’égalité des sexes reviendrait à minorer leur ‘différence’). Dans les deux cas, minorer ces ‘différences’ impliquerait la mise en péril de la ‘civilisation’. En l’occurrence, c’est la ‘civilisation occidentale’ qui est ici produite par l’intrication d’une certaine acception de la race et du sexe (Dorlin 2009 [2006]).
L’école catholique privée hors contrat : dernier bastion contre l’enseignement de la ‘théorie du genre’ ou de la charia
33Dans les énoncés émanant de l’opposition à la ‘théorie du genre’, l’école catholique privée hors contrat est présentée comme le dernier bastion contre ‘l’idéologie républicaine’ dans ses ultimes manifestations et pour la préservation de la ‘civilisation’ :
Le changement de civilisation promis par Taubira et soutenu par Peillon passe par l’école… #TheorieDuGenre […].
École privée Hors contrat : n’y tutoie pas les maîtres. Point de théorie du genre, de cours d’éducation sexuelle orientés par des lobbys LGBT.
36Aussi, l’annonce d’un contrôle renforcé des établissements privés hors contrat par Najat Vallaud-Belkacem au motif que l’enseignement pourrait y être « attentatoire aux valeurs républicaines » [27] suscite des réactions inquiètes sur Twitter au sein de l’opposition à la ‘théorie du genre’. Ce contrôle aurait pour objectif de forcer les ‘écoles catholiques’ [28] à « intégrer [la] théorie du genre » :
@najatvb pourquoi vouloir contrôler les écoles privées, pour y intégrer votre théorie du genre ?
38Il n’y aurait plus, dès lors, d’espace pour défendre une certaine acception de la ‘différence des sexes’ qui constitue le socle de la civilisation telle que la position antiféministe et raciste la conçoit.
L’école publique enseigne la théorie du genre, les écoles musulmanes la charia, de quoi créer un futur « vivre ensemble ».
40Les rapports antagonistes aux usages de la ‘différence des sexes’ se trouvent ainsi réinscrits dans le clivage entre des modèles éducatifs différents, les statuts administratifs des établissements constituant des catégories utiles pour cerner leur positionnement à l’égard de cette différence dans les énoncés émanant de l’opposition à la ‘théorie du genre’. Toutefois, dans ces énoncés, la confession représentée dans les établissements privés hors contrat produit également des catégories qui n’ont pas d’existence institutionnelle : puisqu’ils appliquent les programmes du ministère, les établissements publics (ou privés sous contrat) nieraient la ‘différence des sexes’, puisqu’ils respectent leurs valeurs et leurs coutumes, les établissements privés hors contrat musulmans la reconnaîtraient mais pour mieux asservir les femmes, tant qu’ils restent libres de défendre leurs valeurs, les établissements privés hors contrat catholiques l’admettent comme la base d’une complémentarité harmonieuse entre hommes et femmes.
42L’opposition à la ‘théorie du genre’ se manifeste au travers de l’élaboration d’une figure repoussoir, incarnée par Najat Vallaud-Belkacem. La collusion entre la fabrique du genre et de la race qu’exprime cette élaboration explique la coalition large d’oppositions à la ‘théorie du genre’. Les comptes qui participent à la constitution de la ministre en ‘objet de haine’ œuvrent dans le même temps à produire des ‘objets d’amour’ (enfants, nation). Ils expriment un même attachement à certaines valeurs (notamment chrétiennes) et au respect des différences qui garantiraient la pérennité de la civilisation (occidentale s’entend), une même colère de voir ces valeurs et ces différences bafouées. Des communautés émotionnelles se constituent au travers de l’expression de ces émotions, bouleversant les lignes de partage entre des positions dont le rapprochement n’a rien d’évident (antiféministes, conservateurs, frontistes, identitaires, catholiques, etc.), formant des coalitions contextuelles. Ces communautés émotionnelles se trouvent revivifiées par la disqualification d’autres contenus pédagogiques injustement attribués à la ministre et supposément animés par un même souci d’effacer les différences et qui, à ce double titre, sont rapprochés de la ‘théorie du genre’.
43Découvrir les modalités par lesquelles la rhétorique antiféministe prend appui sur l’idéologie raciste dans les énoncés émanant de l’opposition à la prétendue diffusion de la ‘théorie du genre’ à l’école nous a conduites à réexaminer le corpus plus large dont est issu le corpus sur lequel a porté cette analyse et à affiner le sens attribué à certains phénomènes. En particulier, nous avons pu observer l’altérisation systématique des soutiens au genre comme outil conceptuel et politique, laquelle s’exprime prioritairement au travers d’une ethno-racialisation pouvant s’articuler à une sexualisation ou à une assignation de genre (systématique au point que la défense de la productivité du concept de genre et de la justesse des actions qu’il impulse suffit à elle seule à engager l’altérisation de l’énonciateur ou de l’énonciatrice qui l’assume). Ceci est particulièrement manifeste dans les 6 tweets qui reprennent une même vidéo. Le montage, sans commentaire, de prises de parole publiques de différentes personnalités telles que Najat Vallaud-Belkacem, Christiane Taubira, Harlem Désir, George Pau-Langevin, etc., associé au texte « La théorie du genre par Belkacem (arabe ou juive ?) des Africains et LGBT […]» (@ParentsAlerte, 15/03/15) conduit les destinataires à se rendre complices d’une certaine fabrique de la race puisqu’il leur revient d’expliciter la catégorisation qui sous-tend cette mise en série (et donc à penser dans les cadres de l’idéologie raciste). Par ailleurs, l’adjonction du suffixe ‘-isation’ au nom patronimique de la ministre ‘belkacemisation’ produit un substantif dépréciatif qui renvoie à une entreprise de mise à mal de la ‘culture’ (française s’entend), notamment durant les débats suscités par la réforme de l’orthographe où la formule « belkacemisation des esprits » a pu être observée. Pour le dire autrement, le dévoilement de la collision de la fabrique du genre et de la race dans les énoncés qui disqualifient explicitement Najat Vallaud-Belkacem en tant que ministre ‘ayant mis en place’ le plan d’égalité filles-garçons et l’enseignement de l’arabe à l’école permet aussi à l’analyste d’enrichir sa connaissance de l’interdiscours d’un débat dans lequel des formes sémiotiques sont mises en circulation sans qu’il soit toujours possible de prendre la mesure des déclinaisons d’un même propos, de son étendue et de son articulation.
Notes
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[1]
À l’origine, le Bulletin officiel n’évoque pas le « genre », mais la distinction entre l’« identité sexuelle », comprise comme le « déterminisme génétique et hormonal du sexe biologique », d’une part, et l’« orientation sexuelle », d’autre part. Le BO précise que le module « masculin/féminin » est « l’occasion d’affirmer » que la première, au même titre que « les rôles sexuels dans la société avec leurs stéréotypes », relèverait de la « sphère publique », tandis que la seconde relèverait de la « sphère privée » (BO spécial n° 9 du 30/09/10, p. 7). C’est à partir de cette recommandation que les manuels scolaires introduisent la distinction genre/sexe.
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[2]
Le bornage du corpus résulte d’un compromis entre des impératifs techniques et des objectifs analytiques (capter les tweets publiés dans le contexte d’une manifestation contre la GPA) pour la date de début, et d’un choix arbitraire pour la date de fin.
- [3]
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[4]
France Inter, 03/10/2016. https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20/l-invite-de-8h20-03-octobre-2016
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[5]
La race est ici comprise comme un opérateur de catégorisation.
-
[6]
Lesquels intègrent différents registres sémiotiques : linguistique, iconique et sonore (Verón 1988).
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[7]
Sur la place à accorder aux informations apportées par une « intensité affective » dans une confrontation au terrain (relativement à la « communication intentionnelle »), voir Favret-Saada (2009).
-
[8]
Pour une présentation détaillée de la méthode, consulter Bottini, Julliard (2017).
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[9]
Une Application Programming Interface (API) est une interface par laquelle un programme expose ses services ou données sous une forme structurée analysable et exploitable par un programme tiers.
-
[10]
Avec ou sans accent, majuscule, espace, etc.
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[11]
Le Structured Query Langage (langage de requête structurée) est un langage informatique normalisé permettant d’exploiter des bases de données relationnelles.
-
[12]
La ministre est la personnalité la plus citée du corpus (2 680 occurrences).
-
[13]
Comme l’a également observé Marion Dalibert dans son analyse de la médiatisation des ‘roms’ et des habitants de banlieues (2014).
- [14]
-
[15]
La reproduction des images diffusées sur Twitter est problématique car celles-ci sont protégées par les droits d’auteurs. Si la recherche scientifique peut constituer une exception, les juristes ne s’accordent pas sur le fait de savoir si l’exception tient dans le cadre d’une publication scientifique payante. La solution serait alors d’obtenir l’accord de l’auteur de l’image, ce qui s’avère particulièrement ardu en raison, d’une part, de la difficulté à identifier les ‘personnes physiques’ détentrices des comptes ; d’autre part, de la dimension critique de notre analyse. Nous invitons donc les lecteurs et lectrices à consulter les tweets en ligne (dans le cas rapporté ci-dessus : https://twitter.com/justefrancaise/status/662403287229063168
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[16]
Ces citations sont prélevées dans les réponses au tweet de @justefrancaise.
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[17]
Ancien directeur de Radio courtoisie.
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[18]
Sur Facebook, les modalités de contagion des émotions sont un peu différentes (cf. Julliard, Georges 2018).
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[19]
23 Le fondement biologique de la race a été remis en cause après la Seconde Guerre mondiale, expliquant un recul du racisme biologique au profit d’un racisme culturel (N’Diaye 2005). Reste que dans des formations discursives de la mouvance identitaire, l’‘ethno-différentialisme’ repose aussi parfois sur des arguments biologiques.
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[20]
Sylviane Agacinski, « Contre l’effacement des sexes », Le Monde, 06/02/99.
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[21]
Blandine Kriegel, citée par Aurelien Ferenczi dans « Leçons pour refonder la République », Le Monde, 20/11/98.
- [22]
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[23]
« Et si, à l’école, au lieu de la théorie du genre et de la programmation informatique, on apprenait à lire, écrire, comp[ter] ».
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[24]
« […] Najat est occupée à déconstruire les stéréotypes, à répandre la théorie du genre et à faire apprendre l’arabe à l’école ».
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[25]
Photographie illustrant le tweet de @Rowlfg : « Fantasme d’intégristes catholiques qui veulent faire croire que la Théorie du #Genre a infiltré l’école » (03/10/16). Le tweet est consultable en ligne : https://twitter.com/Rowlfg/status/782869456997478400
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[26]
Photographie illustrant le tweet d’@Ulysse888 : « Il fallait quand même oser le sortir @najatvb que la théorie du genre n’imprègne pas l’école », 08/10/16. Le compte d’@Ulysse888 ayant été suspendu, le tweet n’est plus disponible à la consultation en ligne.
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[27]
Mattea Battaglia, « Contrôle des écoles privées hors contrat : ‘l’État ne peut être ni aveugle ni naïf’ », Lemonde.fr, 09/06/16.
http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/06/09/controle-des-ecoles-privees-hors-contrat-l-etat-ne-peut-etre-ni-aveugle-ni-naif_4944235_3224.html?utm_source=Sociallymap&utm_medium=Sociallymap&utm_campaign=Sociallymap -
[28]
123 tweets relaient l’article : « Après la théorie du genre ou l’arabe au CP, Najat Belkacem s’attaque à l’école catholique », Lagauchematuer.fr, 10/06/16. Cf. http://lagauchematuer.fr/2016/06/10/apres-la-theorie-du-genre-ou-larabe-au-cp-najat-belkhacem-sattaque-a-lecole-catholique/