1Nombre d’écrivaines et d’écrivains, relatant leur enfance, ont fait état de leurs rapports complexes aux récits de la comtesse de Ségur (1799-1874). Citons, par exemple, Simone de Beauvoir qui, dans Mémoires d’une jeune fille rangée, écrivait :
Maman défendait à Louise de me lire un des contes de Madame de Ségur ; il m’eût donné des cauchemars.
3Ou encore Marguerite Yourcenar :
J’ai toujours détesté les livres de la comtesse de Ségur ; la « Bibliothèque rose » me donne encore mal au cœur quand j’en vois un exemplaire.
5Tombée dans le domaine public en 1930, l’œuvre ségurienne a fait l’objet, entre 1946 et 2016, de six adaptations cinématographiques — dont l’une d’Éric Rohmer — et entre 1962 et 1998, de cinq adaptations télévisuelles. De plus, suite à la création en 1980 de l’Association des amis de la comtesse de Ségur, un musée a été dédié à cette dernière. Situé dans le département de l’Orne, ce musée expose des portraits de la famille Rostopchine, des objets lui ayant appartenu, présente des reproductions de textes sous des formes typographiques diverses et met en scène plusieurs épisodes des récits séguriens. Outre sa force symbolique et mémorielle, l’œuvre ségurienne frappe aussi par sa valeur commerciale :
Les ventes cumulées des Malheurs de Sophie, des Petites filles modèles, des Mémoires d’un âne et d’Un bon petit diable ont représenté 2 313 637 exemplaires pour la Bibliothèque rose auxquels il faut ajouter les 3,3 millions d’exemplaires publiés dans la Nouvelle Collection de Ségur
7Ainsi se signale l’ambivalence de la représentation sociale de cette « french national institution » (Heywood 2008, p.6), tantôt symbole raillé d’une littérature de jeunesse jugée peu sérieuse, tantôt icône culturelle célébrée.
8La trajectoire littéraire de cette auteure russe, née Sofia Fedorovna Rostopchine, se réalise durant la seconde moitié du xixe siècle que caractérise « un déchainement satirique contre les aspirations intellectuelles des femmes » (Planté 1989, p. 44). Celles-ci étaient alors désignées par le terme péjoratif de « bas bleus [2] » (Planté 1989 ; del Lungo, Louichon 2010) et définies par leurs homologues masculins comme « des êtres d’un autre élément que le [leur] » (de Molènes 1842). Dans l’ouvrage d’Alison Finch, Women’s Writing in Nineteenth Century France (2000), dont l’un des intérêts réside en un précieux recensement des femmes de lettres du Second Empire, nous apprenons que la comtesse de Ségur fut contemporaine de Marie d’Agoult (1805-1876), de Louise Belloc (1796-1881), de Pauline Caro (1828-1901), d’Eugénie Niboyet (1796-1883) et encore de Sophie Ulliac-Tremadeure (1794-1864). Autant de femmes engagées entièrement ou en partie dans la production d’une littérature de jeunesse mais qui, au contraire de la comtesse de Ségur, n’ont pas vu leurs productions devenir durables (David 2010).
9Le présent article propose une reconstruction analytique de la trajectoire littéraire de la comtesse de Ségur. Trajectoire réalisée entre 1855, année d’accès au champ éditorial et 1871, année de parution du dernier ouvrage. Au croisement d’une sociologie de la littérature sensible aux procédés de construction sociale de la valeur littéraire et des études de genre soucieuses de mettre au jour la pluralité des conduites féminines face à la norme sexuée, notre réflexion cherche à constituer « une approche historique de la subjectivité » (Gemis 2010, p.16). Cette pensée par cas (Passeron, Revel 2005) ambitionne, d’une part, d’identifier les adversités structurelles rencontrées par la comtesse de Ségur au sein du champ littéraire français ; d’autre part, de comprendre les stratégies adoptées en réaction. Et cela, en considérant que, « outre les effets de champ qui classent les écrivains et les courants littéraires selon les règles et les valeurs dominantes dans cet espace, les femmes subissent des effets de genre » (Naudier 2010, p.5). En portant notre attention sur les expériences vécues par la comtesse de Ségur, nous tendrons donc à « traiter le sujet individuel aussi bien que l’organisation sociale et [à] articuler la nature de leur interrelation » (Scott 1988, p.141). L’hypothèse selon laquelle cette condition littéraire serait structurée par un principe hétéronome, entendu comme détermination de la pratique littéraire par des règles issues d’autres espaces sociaux, guidera l’argumentation. De là, l’étude des modalités d’accès au champ éditorial, de déploiement d’une posture littéraire spécifique, de rémunération ainsi que d’écriture de la comtesse, permettra de comprendre ce que signifierait, tant d’un point de vue matériel que symbolique, être une femme qui écrit, publie et diffuse des ouvrages de jeunesse durant la période du Second Empire.
Modalités d’accès de la comtesse de Ségur au monde éditorial
10La comtesse de Ségur, fille de Fedor Rostopchine (1763-1826) et de Catherine Protassova (1776-1859), est issue de la grande aristocratie russe. Sa jeunesse se déroule à Moscou, au cœur d’un vaste domaine où travaillent plus de mille serfs. En 1806, la mère de la comtesse, intime de Joseph de Maistre, abjure l’orthodoxie avant d’être accueillie dans l’Église catholique romaine. À cette période, « presque tous les convertis […] étaient des femmes et leurs enfants », notent Daniel Schlafly et Marie-Chantal Dagron (1970, p.94). Ce qui a eu pour effet de reconfigurer en profondeur l’ordre familial car « la conversion au catholicisme […] entraîne une démission du père demeuré fidèle à la foi orthodoxe et une sorte de délégation de pouvoir à la mère » (Neboit-Mombet 2005, p.152). L’équilibre conjugal des Rostopchine en est alors affecté (Audiberti 1981 ; Marcoin 1999).
11En 1812, l’armée impériale de Napoléon Ier envahit la Russie. Le père de la jeune comtesse, alors gouverneur de Moscou, décide de mettre le feu à une partie de la ville. Si la Grande Armée est bien repoussée, de nombreuses propriétés, elles, sont détruites ; ce qui provoque la colère du tzar. Contraint de s’exiler en Europe, Fedor Rostopchine trouve alors refuge à Paris.
12En Russie, l’enfance de Sophie Rostopchine est marquée par l’éducation catholique rigoureuse d’une mère convertie, mue par un intense esprit prosélyte. En 1814, alors qu’elle est âgée de 15 ans, l’adolescente se convertit à son tour, dans un contexte sociopolitique marqué par l’opposition farouche de la classe aristocratique à un clergé orthodoxe soupçonné de corruption et dit ignorant.
La comtesse de Ségur n’a donc pas été élevée dans un milieu où la religion relevait de la tradition mais […] de débats, de désaccords, […] d’une démarche intellectuelle héritée des Lumières.
14La jeune femme manifeste une forme de piété qui la conduit, certes, à s’extraire de cette vie mondaine vers laquelle sa classe sociale la pousse pourtant, mais cette dévotion ne s’inscrit jamais que dans de courtes périodes qui vont en se raréfiant.
15En 1817, Fedor Rostopchine fait venir sa famille en France. Quelques temps plus tard, la comtesse, âgée de 20 ans, rencontre Eugène de Ségur, petit-fils d’un ancien ambassadeur de France en Russie. Ils se marient en 1819 et s’installent au château des Nouettes, à Aube, où huit enfants voient le jour. Comme le suggère Olga de Ségur, ce serait en réaction aux « rigueurs extrêmes » (de Litray 1887, p.156) vécues jadis par sa mère que celle-ci aurait fait le choix d’élever ses enfants dans une certaine indifférence religieuse. Or, une rupture surgit en 1843. Gaston, le fils aîné, prend la décision d’entrer au séminaire de Saint-Sulpice et prépare le sacerdoce. Mgr de Ségur, comme il se fait alors appeler, intègre la branche ultramontaine du catholicisme, favorable au pouvoir papal et en conflit ouvert avec le jansénisme parlementaire, gallican et plus généralement avec les mouvements politiques issues de la période révolutionnaire (Clark, Kaiser 2009). Devenu une figure apologétique centrale du Second Empire, il se rapproche du polémiste catholique Louis Veuillot (Gough 1986) qui accède par ailleurs au poste de rédacteur en chef du quotidien ultramontain L’univers (Dufour 2008).
16Après avoir marié sa benjamine, Sophie de Ségur dira achever là sa carrière maternelle. Ce qui l’interroge. Ainsi, dans une lettre datée du 15 mars 1854 et adressée à son fils Gaston, elle écrit :
À quoi sert une vieille femme dans ce monde ? Une fois passée à l’état de grand’mère pour tous ses enfants, son rôle est bien fini, elle n’est indispensable à personne.
18Propos que Francis Marcoin (2006) rapproche alors de ceux tenus par une autre auteure de jeunesse, Zulma Carraud, qui confie en 1840 à Honoré de Balzac :
Je m’abime toute entière en mes enfants, et il ne me reste que la vie extérieure, sans goûts, sans passions, presque sans pensées autre que celles qui peuvent leur [les enfants] être appliquées, soit immédiatement, soit dans l’avenir.
20Selon Sophie Heywood, ces éléments témoignent de la crainte de perdre un statut social fondé sur « l’utilité biologique » (2008, p.78). Qui plus est, dans le cas de la comtesse, la possible vente du château des Nouettes, la solitude provoquée par l’absence du fils Gaston en séjour à Rome ainsi que le désintérêt pour la vie maritale, la conduisent à envisager de nouvelles activités. « Vivre à ma guise », écrit-elle encore à Gaston.
21En septembre 1855, Eugène de Ségur encourage la comtesse à rendre ses écrits publics. Selon Sophie Heywood, il s’agirait là du « geste de réconciliation » (2008, p.81) d’un homme volage envers son épouse. « Geste » qui est par ailleurs à réinscrire dans une pratique familiale plus vaste car plusieurs membres des familles Rostopchine et de Ségur écrivent et publient de longue date. La comtesse accepte alors la proposition de son époux et cela d’autant plus aisément qu’elle avait déjà publié, à compte d’auteur, en janvier 1855, un bref texte intitulé La santé des enfants. Elle qui aspirait à transmettre son savoir maternel semble surtout percevoir dans l’écriture une manière d’accroître son autonomie financière. A posteriori, c’est du moins ainsi qu’elle justifie sa vocation littéraire, comme en témoigne cette lettre, datée du 5 février 1858, que la comtesse adresse à Émile Templier, son éditeur :
Vous savez, Monsieur, que dans une communauté conjugale, la bourse du mari ne s’ouvre pas toujours devant les exigences de la femme ; c’est ce qui m’a donné la pensée et la volonté d’écrire.
23Trois possibilités éditoriales se sont alors présentées à la comtesse. D’une part, elle aurait pu renouveler l’expérience de l’édition à compte d’auteur. D’autre part, elle aurait pu solliciter le soutien des éditeurs catholiques qui, à cette époque-là, commençaient à publier les livres de Gaston de Ségur. Mais c’est la troisième option, conseillée par l’époux, qui est finalement retenue : celle de signer un contrat avec Louis Hachette.
24Directeur de la Compagnie des chemins de fer de l’Est, Eugène de Ségur se trouvait être, à ce moment-là, en négociation avec ce même Louis Hachette qui espérait installer des points de vente d’ouvrages dans les gares françaises (Parinet 1993 ; Mollier 1999). Le 25 mai 1852, celui-ci avait signé un premier contrat de concession avec la Compagnie du Nord. En passe de construire un monopole sur la vente dans les kiosques du réseau ferroviaire, proposer un contrat éditorial à l’épouse d’un homme avec lequel il souhaitait nouer un partenariat économique a été une manière efficace de faire avancer les tractations. Ainsi, le 1er septembre 1855, un contrat est signé entre l’éditeur Hachette et la comtesse de Ségur.
25L’accès de la comtesse à l’espace éditorial s’inscrit dans l’histoire du développement de la littérature de jeunesse et d’éducation. Comme le remarque Francis Marcoin, « l’idée de composer pour l’enfance des ouvrages particuliers est loin d’être nouvelle » (2006, p. 8). Et de rappeler les traditions livresques du Moyen-Âge dont l’une traitait notamment de l’éducation des princes héritiers (Alexandre-Bidon, Lett 1997). Suite à la promulgation de la loi Guizot du 28 juin 1833 instaurant un enseignement primaire public, les imprimeurs-libraires catholiques de province que sont Alfred Mame, Martial Ardant ou encore les frères Barbou s’emparent du marché du livre scolaire et font de la littérature de jeunesse « une catégorie nouvelle de la littérature de piété et d’édification » (Colin 1992, p. 6). La loi Falloux du 15 mars 1850 entérine le transfert du monopole de l’État sur l’enseignement vers l’Église. Les livres religieux pour enfants se vendent et se diffusent plus encore. Dès lors, les éditeurs élargissent le public visé, et cela bien au-delà des classes aristocratiques et bourgeoises car désormais « ‘le peuple’ représente […] un marché en puissance » (Marcoin 2006, p. 159).
26En raison notamment de l’exil de l’éditeur Pierre-Jules Hetzel, Louis Hachette, éditeur libéral installé à Paris, s’empare de cette préoccupation sociale que devient l’enfance. S’il s’agit toujours d’éduquer, il importe aussi de distraire. Ne délaissant pas la production scolaire et prescriptive, Louis Hachette inaugure, en 1853, « un domaine récréatif et littéraire » (Marcoin 2006, p. 521) au sein duquel la Bibliothèque des chemins de fer occupe une place centrale. Dès lors, l’éditeur cherche à construire une ligne éditoriale cohérente et pérenne. En 1853, l’éditeur publie par exemple Maurice ou le travail de Zulma Carraud. Dans une veine moraliste proche, il publie, en 1855, les Nouveaux contes pour enfants de Sophie de Bawr. Et c’est dans cette configuration que paraissent, en 1856, les Nouveaux contes de fées puis deux années plus tard Les petites filles modèles (1858) de la comtesse de Ségur. Si les deux premières auteures inscrivent au cœur de leur récit respectif l’impératif de dévotion, la comtesse, elle, l’affaiblit et introduit davantage d’originalité, entre simplicité rurale et joie de vivre parisienne. Le catalogue Hachette, ainsi équilibré entre l’éducatif et le divertissant, se spécifie et se renforce.
27Grandement favorisée par sa position sociale et conjugale, c’est au carrefour d’intérêts financiers liés au développement des réseaux ferroviaires français, d’une reconfiguration moralisante du livre de jeunesse et d’un développement économique du secteur éditorial, que l’auteure voit ses récits publiés. Pourtant, si intégrer une maison d’édition a été chose aisée, bâtir une carrière s’est avérée être une épreuve d’une tout autre ampleur.
Portrait de l’auteure femme en grand-mère
28Louis Hachette appartient au groupe des notables de la monarchie de Juillet, catholique de tendance janséniste qui plus est. La nécessité de générer des profits déterminant son rapport aux lettres, l’éditeur fait très tôt le choix de s’associer à Émile Templier, son gendre, avocat de formation. Sous son impulsion, la Bibliothèque des chemins de fer rencontre ses premiers succès. Progressivement, se réunit autour de lui « l’élite des jeunes littérateurs » (Masson 1891, p. 7) : Edmond About, Théophile Gautier, Louis Enault et d’autres. Aussi, dès la signature du contrat éditorial, Louis Hachette oriente la comtesse de Ségur vers cet « homme d’affaires consommé » (Masson 1891, p. 2). C’est alors sous son patronage, au pôle commercial du champ littéraire (Bourdieu 1991), que l’auteure élabore ses ouvrages.
29Le 2 octobre 1855, la comtesse transmet un premier manuscrit à Émile Templier. Dans la lettre qui accompagne le manuscrit, elle écrit :
Je profite du départ de mon fils pour vous faire parvenir, Monsieur, le manuscrit annoncé […] Veuillez le faire recopier avec exactitude ; je vous demanderai de ne pas en changer le titre.
31Puis, dans une lettre datée du 1er septembre 1856, la comtesse se montre plus insistante :
Monsieur de Ségur m’écrit, Monsieur, que vous désirez donner pour titre à mes Contes : Contes à mes petits-enfants. Je vous demande instamment de n’en rien faire et de maintenir le titre que je veux leur donner : Cinq Contes. Il pleut des Contes à mes enfants, à mes petits-enfants, à ma fille, à ma petite nièce, à mon neveu, à mon filleul, d’une Grand-mère, d’un Grand-papa, etc. Je ne veux être ni plagiaire ni doublure.
33Ces propos appellent deux remarques. D’une part, l’époux était tenu informé, et avant son épouse, des suites susceptibles d’être données à son travail d’écriture [3]. D’autre part, se révèle en creux le projet d’Émile Templier d’inscrire le travail de la comtesse dans le sillon d’une catégorie éditoriale spécifique, celle du récit grand-parental, alors en plein essor dans la seconde moitié du xixe siècle (Gourdon 2001). Fondé sur une représentation élargie de la famille au sein de laquelle les aïeuls sont valorisés (Arfeux-Vaucher 1992), ce type de récit vantait les mérites d’une éducation qui, selon l’expression de Louis Roussel et d’Olivier Bourguignon, « fai[sait] plaisir sans corriger » (1976, p. 101).
34Consciente que la catégorisation grand-parentale risquait de provoquer la standardisation de ses écrits, la comtesse s’y est fermement opposée. Opposition qu’il importe pourtant de nuancer. En effet, le lecteur qui entame la lecture de ce qui a finalement été intitulé Nouveaux contes de fées découvre la dédicace suivante :
À mes petites filles Camille et Madeleine de Malaret, mes très chères enfants, voici les contes dont le récit vous a tant amusées, et que je vous avais promis de publier. En les lisant, chères petites, pensez à votre vieille grand’mère, qui, pour vous plaire, est sortie de son obscurité et a livré à la censure du public le nom de la comtesse de Ségur, née Rostopchine [4].
36Cette dédicace, « affiche (sincère ou non) d’une relation […] entre l’auteur et quelque personne » (Genette 1987, p. 126), signale que la comtesse n’a pas tant souhaité faire disparaître la notion de grand-maternité que déplacer le lieu de son apparition, du titre vers la dédicace. L’usage subtil de cette notion révèle une tension générale. Tension entre aspiration à la distinction — « ni doublure ni plagiaire » — et contrainte à la minoration de la prétention littéraire — « vieille grand’mère qui, pour vous [les petites] plaire est sortie de son obscurité ». Ainsi, dès la publication des Nouveaux contes de fées, la comtesse a marqué sa différence en ne s’adressant pas à tous les petits-enfants mais seulement aux siens. De ce fait, elle a inscrit sa pratique littéraire dans l’univers privé, domestique et amateur.
37George Sand, Mme de Staël, Mme Viardot ou encore Mme Cottin, désireuses d’être reconnues comme des auteures « tout court » (Ambroise 2001, p. 43), ont cherché à le faire savoir en publiant articles, manifestes et plaidoyers (del Lungo, Louichon 2010). Touchées par la « misogynie littéraire » (Lorusso 2017) qui sévissait alors, ces femmes ont été marquées du sceau de l’illégitimité. Dans l’article « Femmes auteurs », Louis Veuillot, par exemple, cible George Sand et se demande à son propos si « cela peut s’appeler femme ? » (1848, p. 134). Les auteures pour la jeunesse sont, pour leur part, accusées de produire une littérature immorale et dangereuse, dite « pour gouvernante » (Gil-Charreaux 1999, p. 51). Louis Veuillot affirme, par exemple, que :
Dans les livres de ces dames, l’amour est la loi première et même la loi unique, contre quoi rien ne prévaut, ni l’autorité du père, ni le droit du mari, ni l’intérêt des enfants, ni la volonté de Dieu.
39Dans un tel contexte d’hostilité, la réception critique des ouvrages de la comtesse frappe par la bienveillance qui l’accompagne. En témoignent ces propos de Louis Veuillot :
Il y a un art profond, bien que peut-être il s’ignore lui-même, dans ces scènes de la vie enfantine, et cela est charmant comme la nature […] Madame la comtesse de Ségur, entourée du joyeux et nombreux essaim de ses petits-enfants, n’a vu qu’eux et n’a écrit que pour eux [5].
41L’équilibre difficile que la comtesse a cherché à instaurer entre l’écriture et le déni de sa qualité afin de continuer à écrire révèle là ses effets car « toute la force de la comtesse de Ségur réside […] dans l’autorité que lui confèrent les maternités multiples mais surtout l’inconscience […] de son talent d’écrivain » (Berasategui 2011, p. 65). Cette dernière n’écrirait pas mais se contenterait de décrire, elle n’aspirerait pas à la gloire mais uniquement à distraire sa propre famille. Plus encore, elle n’encouragerait nullement à subvertir l’ordre social mais prodiguerait les préceptes d’une éducation catholique idéale. Cette absence d’affirmations, de revendications ou de réclamations publiques expliquerait alors que la comtesse soit parvenue à échapper au discrédit littéraire auquel les hommes de lettres et les hommes d’Église vouaient les productions artistiques féminines.
La sexuation du genre littéraire de jeunesse, source de la faible rémunération de la comtesse de Ségur ?
42La comtesse a, dès les premières années de sa carrière littéraire, été entourée d’un halo de respectabilité. De là, s’est formé un espace de création protégé qu’a prolongé un espace de publication façonné spécifiquement pour l’auteure : la Bibliothèque rose illustrée.
43Ce détachement des récits séguriens de la Bibliothèque des chemins de fer puis leur localisation stricte en un espace éditorial identifiable a progressivement contribué à faire de la comtesse l’auteure de jeunesse par excellence. L’apparition de cette collection éditoriale, en 1856, est à la fois une valorisation des productions de la comtesse et le signe de l’investissement commercial de Louis Hachette en la marque ‘de Ségur’.
44Louis Hachette a développé un capitalisme d’édition fondé sur une gestion stricte des avoirs financiers. La difficulté de faire baisser les coûts fixes associée au refus d’amoindrir les bénéfices le conduisent à maintenir la rémunération des auteurs à un faible niveau. Dans cette perspective, si un bénéfice symbolique est accordé à la comtesse, le bénéfice économique lui est refusé.
45Pour ses premières publications, la comtesse a reçu la somme de cinq cents francs. Il s’agissait alors d’un achat au forfait, non indexé sur les ventes d’ouvrages. Selon Jean-Yves Mollier, la comtesse de Ségur aurait souffert « d’être un écrivain pour la jeunesse, c’est-à-dire quelqu’un dont le statut n’avait rien à voir avec celui des romanciers ou romancières de son temps » (Mollier 2006, p. 325). Puis, il précise que l’« on trouve trace, dans les registres de contrats de la société Louis Hachette et Cie, de cette hiérarchisation explicite des femmes-auteurs, qui sont traitées différemment selon qu’elles écrivent des manuels scolaires, des romans pour les adultes ou des fictions pour les enfants » (ibid., p. 325). Et de conclure que « la littérature pour la jeunesse souffre d’un préjugé défavorable qui affecte tous ceux, hommes et femmes, qui tentent d’en vivre […]. C’est bien l’évolution du système éditorial qui explique largement la ‘prolétarisation’ des hommes et des femmes de lettres, non le sexisme de leurs médiateurs auprès du public » (ibid., p. 333). L’argument développé, très intéressant, mériterait d’être quelque peu précisé. En effet, rappelons que durant le Second Empire, l’émergence d’une littérature de jeunesse a permis à de nombreuses femmes d’accéder à la publication (Ottevaere-Van-Praag 1987 ; Planté 1989 ; Reid 2010a). Or, la hiérarchie des genres littéraires, entendus comme « classes de textes » (Todorov 1978, p. 47), correspond à la hiérarchie genrée de leurs producteurs. Le surgissement d’un contingent d’auteures femmes a, par conséquent, provoqué la « perte de valeur » (Reid 2010a, p. 132) du genre littéraire investi. Certes, la faible rémunération éditoriale de la comtesse de Ségur n’est pas mécaniquement liée au ‘sexisme' des médiateurs littéraires. Mais plus que « la simple évolution du système éditorial », il importe de spécifier que c’est le processus historique de sexuation des productions littéraires au fondement dudit système qui a privé les auteures de jeunesse, parmi lesquelles la comtesse, d’une rémunération plus importante.
46En 1857, la comtesse de Ségur demande à Émile Templier d’augmenter le montant de son contrat forfaitaire ; ce à quoi il s’oppose à nouveau. En 1859, une accélération s’observe. D’une part, en mai, Eugène de Ségur autorise son épouse à négocier seule avec les éditions Hachette [6]. D’autre part, la trilogie des Malheurs de Sophie (1858), des Petites filles modèles (1858) et des Vacances (1859) — dit cycle Fleurville — rencontre le succès commercial. Consciente d’être désormais libre d’imposer ses propres vues et en position de force, le 27 mai 1859, la comtesse écrit à Émile Templier :
Je viens vous renouveler la proposition de m’acheter la propriété des Contes de fées, des Petites filles modèles, des Malheurs de Sophie […] et des Vacances pour la somme de mille francs par volume. […] Vous savez pourquoi je cherche à augmenter mes fonds qui ne restent pas longtemps dans mes mains […] Je dois avouer que l’argent que j’ai semé sur les grandes routes motive cette proposition que vous avez déjà rejetée il y a deux ans, mais que le succès de mes ouvrages rend plus acceptable.
48À cette demande, cette fois-ci, l’éditeur répond favorablement. Et pour cause. La vente définitive — bien qu’à un tarif deux fois plus élevé — des manuscrits des Nouveaux contes de fées, de la trilogie ainsi que des Mémoires d’un âne (1860) à Hachette, conduit la comtesse ainsi que ses ayant-droits à perdre tout droit de propriété et d’exploitation. Vendues à plusieurs milliers d’exemplaires dès leur publication, ces œuvres ont été source d’un enrichissement considérable de la maison Hachette et cela sans que l’auteure ne puissent en bénéficier équitablement.
Vers une moralisation croissante de l’œuvre ségurienne ?
49Dans le cycle Fleurville, les personnages féminins sont saisis à travers quelques traits de caractère qui dominent l’ensemble de la personnalité. Ainsi en va-t-il de l’aventurière, de la téméraire, de la rebelle, de la joueuse. Confrontées à la dureté du monde, elles décident alors, au terme du récit et selon de multiples variations, de se concentrer sur ce qui leur semble bon, juste et vrai. Se marier, fonder une famille et agir en faveur des plus faibles sont autant d’actions qui achèvent de construire le statut social de femme. Dans une perspective proche, Sophie Heywood souligne « l’importance politique primordiale » (2007, p. 218) des figures masculines déployées. Chose particulièrement sensible dans le récit des Vacances (1859), par exemple. En effet, les personnages masculins sont portés par un patriotisme ardent que signale l’attirance pour les armes, le corps militaire et la guerre. Et la comtesse de Ségur d’inviter son petit-fils Jacques de Pitray à s’inspirer de ces modèles : « Plus tard, sois excellent comme Paul et plus tard encore, sois vaillant, dévoué, chrétien comme M. de Rosbourg », écrit-elle dans sa dédicace.
50Une attention portée aux récits plus tardifs que sont Pauvre Blaise (1861), Jean qui grogne, Jean qui rit (1865) ou encore Un bon petit diable (1865) met au jour, là encore, un traitement littéraire des personnages fondé sur une distribution genrée des rôles sociaux. Mais à la différence du cycle Fleurville ou des Vacances (1859), ces récits exacerbent la dimension morale. Blaise, doté d’une droiture d’âme sans pareille, finit par conduire sa famille adoptive sur le chemin de la rédemption. L’histoire des deux cousins Jean et Jean, est soutenue par l’idée selon laquelle le mal commis fait inéluctablement l’objet d’un châtiment divin. Charles, héros du Bon petit diable, est récompensé pour sa bonté tandis que sa cousine Mac’Miche meurt d’avoir été trop avare. L’opposition stricte des forces du Bien aux forces du Mal, l’appel à l’élévation spirituelle, la mise en scène de personnages triomphant car purs ainsi que l’exaltation de la piété populaire, confèrent à ces récits séguriens un caractère édificatoire inédit.
51Selon Michel Tournier, l’œuvre de la comtesse se caractériserait alors par « deux périodes : la première, passionnée, originale, parfois violente qui recouvre le cycle Fleurville. Et la seconde, plus moralisatrice » (1993, p. 144). Cette évolution, certes schématique, s’inscrit dans le contexte sociohistorique des années 1860 que caractérisent d’une part la féminisation croissante de la pratique cultuelle (Langlois 1984 ; Hilaire 1986 ; Gibson 1989) ; d’autre part, le déploiement d’une « masculinité catholique » (Heywood 2007, p. 208) se voulant infaillible, hégémonique et conquérante. Ainsi, la reconfiguration morale du projet littéraire de la comtesse pourrait se comprendre au prisme de l’extension sociale de la norme religieuse (Tallett, Atkin 1991). Considérer la manière dont ce contexte sociohistorique s’est « réfracté dans [l’]expérience individuelle » (Lahire et al. 2011, p. 20) de l’auteure éclaire davantage notre compréhension. En effet, en 1856, Gaston de Ségur, très impliqué dans la vie de la cour pontificale romaine, devient l’intermédiaire privilégié de Napoléon III et du Pape Pie IX. En 1857, atteint de cécité, Gaston est contraint de rentrer en France. Soutenu au quotidien par la comtesse, ce dernier s’investit dans des œuvres de charité, contribue à des missions évangélisatrices en direction des jeunes apprentis, des jeunes soldats, et entame l’écriture de nombreux ouvrages qui deviennent, les uns à la suite des autres, de véritables best-sellers religieux. Nourrissant l’ambition que la famille de Ségur occupe « une fonction religieuse représentative » (Heywood 2007, p. 211), Gaston intensifie l’ascendant qu’il exerçait jusqu’alors sur sa mère. Ainsi, dès 1858, la diffusion des ouvrages de la comtesse se réalise principalement au moyen « des dons charitables qui passent par la myriade d’institutions et de patronages catholiques avec lesquels [la comtesse] est directement, ou par l’intermédiaire de son fils, en rapport » (Kreyder 1987, p. 47). De plus, à cette même période, Gaston incite sa mère à engager l’écriture de récits destinés à faire accéder le jeune lectorat au dogme catholique à l’instar du Livre de messe des petits enfants (1857). Plus encore, Gaston devient le co-auteur et le relecteur [7] d’une comtesse qui, dans un premier temps, se réjouissait de trouver en son fils un allié de poids dans la bataille qu’elle menait contre les éditions Hachette. Or, cette forme de collaboration filiale finit par priver la comtesse de la maîtrise de son récit. Dans une lettre adressée à Émile Templier et datée du 20 novembre 1864, la comtesse écrit :
Mon Évangile ne pourra vous être soumis qu’après avoir passé par le laminoir de mon fils… qui est d’une rigidité désespérante mais rassurante pour l’orthodoxie de l’ouvrage.
53Une étape supplémentaire est alors franchie le 15 août 1869, jour où la comtesse se convertit pour la seconde fois au catholicisme et fait son entrée dans le tiers ordre de Saint-François, devenant Sœur Marie du Saint-Sacrement. Cette même année, paraît le dernier ouvrage didactique ségurien, Bible d’une grand-mère.
54La souffrance du départ de ses enfants avait, dans une certaine mesure, conduit la comtesse de Ségur à entamer une carrière littéraire aux airs de carrière grand-maternelle, prolongement de la carrière maternelle. Le retour de l’un de ces enfants, Gaston, trouble définitivement les contours d’un statut social qui, inventé à la frontière du privé et du public, se reconfigure progressivement autour de l’activité prédicatoire, au détriment de l’activité créatrice. Par conséquent, les revenus littéraires s’amenuisent à grande vitesse. Gaston conseille alors à sa mère de s’engager plus encore dans la vie religieuse et de se séparer du château des Nouettes. Ce que fait la comtesse, tout en ayant conscience des difficultés financières qui risquent de s’en suivre. Dans une lettre datée du 4 mai 1872, elle confie alors à sa petite-fille Henriette Fresneau :
J’arrive les mains presque vides, étant très bas de fonds. Dans six mois, je commencerai à surnager, quand j’aurai le produit de ma vente.
56La comtesse décède deux années plus tard, le 9 février 1874, à Paris.
57Si l’origine sociale élevée de la comtesse a grandement contribué à rendre l’écriture possible, comme ce fut le cas de Mme de Stolz, de Delphine de Girardin ou encore de la comtesse Dash, l’accès au champ éditorial s’est réalisé par l’intervention intéressée de l’époux. Les publications se succédant, la comtesse de Ségur s’est forgée l’image d’une auteure amatrice, grand-mère idéale écrivant pour ses petits-enfants et dont les ouvrages, presque malgré elle, se sont diffusés à un bien plus large public. C’est au prix du déploiement d’une telle posture infériorisante que la comtesse est alors parvenue à se protéger du dénigrement littéraire. Une fois dépassée cette étape de la présentation littéraire de soi au public et atteint le stade de la négociation éditoriale, les efforts de la comtesse de se constituer un capital économique se sont heurtés à la loi du marché. Plus encore, dans le but d’affaiblir l’ascendant de l’éditeur, la comtesse a permis à son fils Gaston de co-écrire et de relire les récits. Et la comtesse de voir ses récits critiqués, réécrits et censurés. En ce sens, les modalités de placement individuel de la comtesse de Ségur ont fortement été contraintes par un régime hétéronome soumettant sa pratique littéraire à des normes extra-littéraires. Les lois familiale, économique et religieuse au fondement de la subalternalisation du statut social des femmes, ont contribué à priver l’auteure d’un rapport subjectif à l’écriture. Bien que réduite à son appartenance sexuée, la comtesse de Ségur n’a pourtant eu de cesse de travailler à s’en défaire. La mise au jour des conduites de résistance, et plus précisément de composition avec les normes de genre, a alors ceci de décisif : elle témoigne de la quête d’une action autonomisée en accord avec les aspirations intimes de l’auteure. En cela, la reconstruction de la trajectoire biographico-littéraire de la comtesse a eu pour bénéfice de faire apparaître un sujet féminin dominé, certes, mais œuvrant à maîtriser tant bien que mal les effets sociaux de champ et de genre à l’origine de sa domination.
Notes
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[1]
Je tiens à remercier, ici, les membres du comité de lecture des Cahiers du Genre pour leurs remarques précises et éclairantes.
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[2]
À ce propos, l’écrivain Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889) écrivait dans Les Œuvres et les hommes (1860) : « Les femmes qui écrivent ne sont plus des femmes. Ce sont des hommes — du moins de prétention — et manqués ! Ce sont des bas bleus ». Pour une histoire de l’expression « bas bleus », se référer à l’article de Martine Reid (2010b).
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[3]
Le code dit ‘Napoléon’ est promulgué le 21 mars 1804. Il institue notamment l’incapacité juridique de la femme mariée, considérée comme une mineure civile. Plus précisément, la femme mariée est dans l’impossibilité de signer un contrat, de disposer d’un bien, de le gérer, de percevoir un salaire, ou encore de voyager sans son époux. Cela explique alors qu’Eugène de Ségur contrôlait le travail littéraire de sa femme ainsi que ses échanges avec Émile Templier. Et cela au point d’être considéré par l’éditeur comme un interlocuteur prioritaire.
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[4]
Notons qu’une dédicace proche inaugure les Malheurs de Sophie (1858) : « Voici des histoires vraies d’une petite fille que grand’mère a beaucoup connue dans son enfance ». Puis, dans les Bons enfants (1862), nous lisons : « Encore un peu de temps et je garderai le silence pour cacher au public les infirmités de mon esprit ; vous en serez les seuls chers petits confidents ».
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[5]
C’est nous qui soulignons.
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[6]
En 1859, Eugène de Ségur tombe gravement malade. Il n’est plus en mesure de surveiller, comme il le faisait jusqu’alors, le travail de son épouse. Il rédige alors une lettre officielle et libère sa femme de la tutelle conjugale. Mais en contrepartie de cette liberté, la comtesse doit s’occuper de son mari ; ce qui limite son temps d’écriture et ses déplacements. Contrariée, le 30 septembre 1859, elle écrit à Olga de Pitray : « Je serai forcément clouée à Paris, à cause de ton père ». Eugène de Ségur décède en 1863. Olga de Pitray, des années plus tard, dans l’ouvrage Ma chère maman (1891), reconnaîtra alors que ce fut « un beau jour pour elle [la comtesse] que celui où elle se vit libre de s’occuper du ménage et où elle put diriger tout suivant son bon plaisir ».
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[7]
Il pourrait sembler paradoxal que Gaston de Ségur, souffrant de cécité, ait été en mesure de relire les récits rédigés par sa mère. Nous pourrions alors faire l’hypothèse, ici, que ce travail de relecture ait pris une forme orale. Ainsi, les récits de la comtesse auraient été lus à son fils à haute voix. Ce dernier se serait alors assuré de cette manière de leur moralité.