CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À partir de l’année 2013, le mouvement conservateur constitué contre la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe (dite loi ‘Mariage pour tous’) et mené en France par ‘La manif pour tous’ s’est mobilisé contre l’utilisation des études de genre dans le cadre de la prévention des inégalités femmes-hommes en milieu scolaire. La controverse entre ces militants et militantes et l’Éducation nationale a eu un impact sensible sur la définition du concept de genre dans l’espace politique et médiatique français et sur la mise en œuvre des projets académiques en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce fut notamment le cas dans l’académie de la Martinique. Le mouvement conservateur martiniquais, fondé à l’origine sur l’opposition religieuse de ses militant·e·s à la reconnaissance légale du mariage entre personnes du même sexe, ne disposait pourtant pas des ressources symboliques lui permettant d’obstruer l’action de la mission Égalité filles-garçons (EFG) du rectorat de la Martinique. Il s’agira ici de démontrer que la seule inquiétude soulevée par la légitimité de ce mouvement conservateur en Martinique a amené les cadres des projets EFG à limiter spontanément leurs actions, dès lors que ‘La manif pour tous’ s’est prononcée contre les études de genre au niveau national.

Étudier le genre en contexte matrifocal et post-esclavagiste

2La Martinique est une collectivité territoriale française située dans l’arc antillais, entre les îles anglophones de la Dominique et de Sainte Lucie. Du xviie au xixe siècle, elle a été le terrain de la mise en esclavage d’Africain s et Africaines de l’Ouest et de leurs descendances afin d’alimenter un lucratif système plantationaire fondé sur la chosification d’êtres humains et sur la torture. La reproduction des esclavagé·e·s [1], organisée par les maîtres dans un seul but comptable, s’est accompagnée d’une violence sexuelle systémique participant au processus de déshumanisation propre au système esclavagiste. Dans ce contexte où les pratiques sociales africaines peinaient à survivre à la violence, le Code noir ne reconnaissait qu’un seul lien familial : celui qui unissait la mère à son enfant avant qu’il soit en âge de travailler au champ. Cantonnés par l’organisation économique de la plantation dans un rôle de simples géniteurs, les hommes mis en esclavage n’avaient pas quant à eux les moyens de construire les bases d’un rôle de genre paternel (Lesel 2003). Le seul modèle de paternité existant était alors celui diffusé par l’Église catholique, suivi par les familles de propriétaires blancs et recherché par les personnes libres. Au lendemain des abolitions, les anciens et anciennes esclavagées et leurs descendances adoptèrent ce modèle comme un idéal associé à la réussite économique et à l’ascension sociale.

3Aujourd’hui aux Antilles, le fonctionnement du système de genre est principalement le résultat de cette violente histoire et de la persistance de ses cadres au cours de la période coloniale. Les études de genre en Martinique demandent donc une grille d’analyse spécifique, synthétisée dans un paradigme fondé sur trois concepts majeurs : la matrifocalité, la réputation et la respectabilité.

4Raymond T. et Michael G. Smith ont décrit dans l’espace caribéen des sociétés afrodescendantes matrifocales où les mères de famille sont placées au centre de l’attention sociale (Smith Raymond T. 1956, 1996 ; Smith Michael G. 1962). Ces thèses ont été étayées dans les îles francophones par celles de Fritz Gracchus, Jacques André et plus récemment Livia Lesel en psychologie (Gracchus 1978, 1979 ; André 1983, 1987 ; Lesel 2003) et Stéphanie Mulot en sociologie, qui a décrit la persistance de la matrifocalité dans la commune de Trois Rivières en Guadeloupe (Mulot 2000). Ce modèle qui prend racine dans le Code noir et la négation de la paternité des esclavagés s’est consolidé après les abolitions dans un contexte où les hommes et les femmes afrodescendantes vendaient leur force de travail dans les usines ou cherchaient leurs propres moyens de subsistance dans des activités artisanales et maraîchères. Les hommes afrodescendants furent alors confrontés à des femmes économiquement indépendantes qui trouvaient sans eux les moyens, même maigres, de subvenir aux besoins de leurs enfants. Le lien entre la mère et ses enfants est depuis le fondement symbolique de la cellule familiale, où la présence permanente d’un père n’est nécessaire ni socialement ni économiquement.

5En parallèle, dans une dynamique de recherche d’ascension et de reconnaissance sociale, la plupart des femmes afrodescendantes ont été éduquées à suivre un système de valeurs reprenant les préceptes chrétiens de vertu et de discrétion sexuelle : la respectabilité. Mais ce système qui valorise le mariage et la filiation légitime entre en contradiction avec les réalités sociales offertes par le modèle matrifocal, où les familles monoparentales féminines sont nombreuses (32,5 % des foyers, contre 12,1 % dans l’Hexagone, selon les chiffres publiés par l’Insee en 2016).

6Le système de respectabilité est aussi confronté à l’injonction sociale faite aux hommes de construire une réputation fondée sur l’exacerbation de leur puissance sexuelle et physique. Dans une société matrifocale, cette réputation est la mesure sur laquelle peut se fonder et se maintenir une domination masculine dans les domaines économiques, politiques, physiques et sexuels (Wilson 1973 ; Mulot 2009 ; Lefaucheur, Mulot 2011 ; Cantacuzène 2013). La poursuite de la réputation soutient la persistance en Martinique d’une forte hostilité envers les hommes qui adoptent des comportements féminins ou soupçonnés d’avoir des rapports sexuels avec des hommes. En 2014, 53,5 % des hommes et 44 % des femmes martiniquaises considèrent l’homosexualité comme une sexualité contre nature ; 17,4 % des hommes considèrent par ailleurs qu’il s’agit du signe d’un problème psychologique (Halfen, Lydié 2014).

7Dans ce contexte où l’homophobie latente est importante, la mobilisation d’un mouvement conservateur chrétien contre l’ouverture du droit au mariage aux couples de personnes du même sexe disposait d’une certaine légitimité sociale, qui pouvait faire craindre aux autorités académiques un fort mouvement d’opposition à l’utilisation des études de genre en milieu scolaire en 2013.

Contexte et méthodologie

8Je venais de m’inscrire en doctorat à l’Université des Antilles lorsque l’association ‘La manif pour tous’ s’est constituée en France et a débuté ses actions contre ce que le parti socialiste au pouvoir a appelé le ‘Mariage pour tous’. Je projetais alors d’étudier le rôle de l’homophobie dans la reproduction des phénomènes sexistes en Martinique (Chonville 2010, 2012). La discussion du projet de loi ouvrant le mariage aux couples composés de deux personnes du même sexe m’a fourni un important vivier de données qualitatives sur cette thématique, relevées sur les antennes libres de radio les plus populaires et dans les manifestations d’opposition au ‘Mariage pour tous’ auxquelles j’assistais. Ces événements étaient jusqu’en janvier 2013 organisés par un collectif sans lien direct avec le mouvement national ‘La manif pour tous’, et ont uni jusqu’à près de 3 000 personnes (décompte de la manifestation du 13 janvier 2013), ce qui est considérable pour une île de 385 000 habitants et reflète la légitimité sociale d’une opposition à la reconnaissance de l’homosexualité dans ce territoire.

9Malgré l’importance des manifestations d’opposition à Paris et dans d’autres villes de l’hexagone, il semblait déjà clair au début de l’année 2013 que le processus législatif aboutirait à une promulgation de cette loi. Mais le mouvement conservateur national disposait de ressources financières, humaines et sociales très importantes, et s’alimentait de l’engouement des manifestantes et manifestants pour une mobilisation contestataire qui dépassait vraisemblablement la seule question du mariage entre personnes du même sexe (Garbagnoli, Prearo 2017). ‘La manif pour tous’ s’est dès lors repositionnée dans une opposition à toute remise en question de l’hétéronormativité par le gouvernement français, à travers une grande campagne de prévention contre ce que ses opposants et opposantes ont appelé la ‘théorie du genre’.

10Cette nouvelle controverse trouve sa source dans la discussion du Projet de loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République, présenté en janvier 2013 par le ministre de l’Éducation nationale. Prenant en compte les orientations présentées par la Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons, les hommes et les femmes dans le système éducatif (CIEFG) (Gouvernement de la République française 7 février 2013), la députée socialiste Julie Sommaruga proposa le 28 février 2013 un amendement ayant pour objet « l’intégration dans la formation dispensée dans les écoles élémentaires d’une éducation à l’égalité entre les femmes et les hommes et à la déconstruction des stéréotypes sexués ». À son adoption, il attisa la colère des associations déjà mobilisées contre le ‘Mariage pour tous’. Elles diffusèrent alors dans les médias et sur les réseaux sociaux une redéfinition du concept de genre en le présentant comme une idéologie visant à banaliser l’homosexualité et à instaurer une société androgyne où chacun et chacune pourrait choisir son sexe et sa sexualité.

11Dans ce contexte politique conflictuel, des militantes féministes martiniquaises ont mis en œuvre au Centre d’information et d’orientation (CIO) de Fort-de-France un projet formulé en 2012 et visant à former les infirmières scolaires de l’académie à la déconstruction des stéréotypes de sexe. En mars 2013, dès les premières minutes de la formation, l’actualité s’est invitée dans les échanges entre les stagiaires et les formatrices. Contactée par une des porteuses du projet pour répondre aux questions et inquiétudes des infirmières, j’ai présenté à la séance suivante un module d’information sur la diversité sexuelle ayant pour objet de définir scientifiquement la sexuation, l’identité sexuelle, l’orientation sexuelle et le genre, et de décrire la grande variété d’expériences individuelles que ces phénomènes pouvaient dessiner dans l’espèce et les sociétés humaines. J’ai réalisé dans les mois qui suivirent une observation participante des formations EFG mises en œuvre auprès des infirmières scolaires, des assistantes sociales, des conseillers principaux et conseillères principales d’éducation (CPE), des conseillères d’orientation psychologues (COP), et des directeurs et directrices d’établissements, dans le cadre de la Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons dans le système scolaire. Je participais de façon limitée aux formations et notais les conditions dans lesquelles émergeaient chez les stagiaires des discours sexistes ou homophobes, et les techniques de formation utilisées par les animatrices pour induire chez les stagiaires une déconstruction ou un questionnement de ces stéréotypes et prises de position. Dans ce contexte médiatique, l’une des principales inquiétudes des stagiaires concernait le risque de favoriser chez les adolescents et adolescentes une valorisation de l’homosexualité par la fragilisation des injonctions sociales à la féminité et à la masculinité. Au vu du temps que je consacrais à chaque séance à répondre à ces inquiétudes, je ne pouvais plus conserver une position d’observatrice et j’ai été intégrée à l’équipe de formation.

12À la rentrée 2013-2014, j’ai donc modifié ma méthode de travail afin de réaliser une recherche-action sur la déconstruction de l’hétéronormativité dans le système scolaire martiniquais [2]. J’ai expérimenté jusqu’à juin 2015 le module d’information sur la diversité sexuelle dans le cadre de la formation continue des personnels encadrants de l’Éducation nationale, puis en tant qu’Attachée temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) à l’École supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE) de la Martinique [3]. J’ai dès lors observé de l’intérieur les réactions des actrices de la mission EFG confrontées aux polémiques relatives à la ‘théorie du genre’ au niveau national, en suivant et interrogeant particulièrement à cet égard quelques témoins clés : la rectrice, qui avait été nommée en février 2013 et proposait une politique ouvertement féministe au sein de l’académie ; la chargée de mission EFG nommée par la rectrice peu après son installation, qui sans avoir de profondes convictions féministes appliquait strictement les recommandations de sa hiérarchie ; la directrice du CIO de Fort-de-France, féministe très engagée sur le terrain de la prévention des violences faites aux femmes en Martinique depuis les années 1980 ; deux militantes de l’association féministe Culture Égalité, créée en 2013 avec pour principale mission la formation des femmes à la déconstruction des stéréotypes de genre. Les résultats de ces observations et entretiens m’ont apporté des éléments de compréhension de l’impact indirect de la controverse sur la ‘théorie du genre’ dans la mise en œuvre de l’action publique EFG en Martinique.

13Toutefois, au vu de l’implication personnelle inhérente à une recherche-action, il était nécessaire de contrebalancer les analyses issues de mon terrain d’exercice par une étude des arguments soulevés par l’opposition. Les résultats que je présente dans cet article ont donc aussi été alimentés par le suivi des activités du mouvement conservateur martiniquais entre septembre 2012 et mai 2014, par mes échanges avec les manifestant·e·s, ainsi que par des entretiens réalisés auprès de trois acteurs majeurs de ce mouvement : un porte-parole de ‘La manif pour tous 972’ [4], un maire engagé au niveau national contre le mariage entre personnes du même sexe, et un prêtre catholique lui aussi engagé dans sa paroisse et dans le mouvement régional. Je montrerai, à travers les éléments recueillis sur le terrain, que c’est principalement l’inquiétude soulevée par ce mouvement qui a limité les projets EFG dans l’académie, mais pas les actions concrètes de ‘La manif pour tous 972’.

Une mobilisation difficilement transférable

Un cadre d’action religieux centré sur l’opposition au ‘Mariage pour tous’

14La question du genre a toujours été présente dans la communication du collectif martiniquais contre le ‘Mariage pour tous’. Il s’agissait toutefois, fin 2012, d’une thématique secondaire au sein d’un mouvement principalement mobilisé autour de convictions chrétiennes, un cadre de l’action collective qui ne s’est pas élargi à la question du genre au début de l’année 2013. Les cadres sont, selon Erving Goffman, des « schèmes d’interprétation » qui permettent aux individus d’identifier et d’étiqueter des situations (Goffman 1991 [1974]). Dans l’étude des mouvements sociaux, « les cadres de l’action collective sont […] des ensembles de croyances et de significations, orientés vers l’action, qui inspirent et légitiment les activités et les campagnes des organisations de mouvement social » (Benford et al. 2012). Ces cadres donnent du sens à l’action collective, permettent de fédérer les sympathisants autour d’une situation et de démobiliser leurs adversaires. Concernant la mobilisation des conservateurs et conservatrices martiniquaises contre la ‘théorie du genre’, le processus de cadrage s’est organisé au cours du dernier trimestre 2012, à partir d’une dynamique d’opposition au mariage homosexuel (Chonville 2014). Cette mobilisation s’est d’abord construite de façon autonome, hors de l’influence de ‘La manif pour tous’, dans un cadre religieux clairement assumé par les militant·e·s, comme le rappelle le maire engagé que j’ai interrogé à ce propos en novembre 2013 :

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C’est comme ça que ça s’est passé, d’abord autour de l’Église catholique il y a des militants de l’Église catholique – stricto sensu pas des militants de l’Église catholique [mais] des militants catholiques – qui ont organisé les manifestations, et je les ai rejoints systématiquement. […] Je sais que la population [de ma commune] est à 95 % hostile au mariage homosexuel. Donc j’étais sûr de ne pas être en porte-à-faux par rapport à mes administrés. D’ailleurs je suis allé avec mon écharpe tricolore, je ne sais pas si vous avez vu ça.

16Dans notre entretien, ce maire insiste sur la cohérence de ses prises de position, en tant que chrétien d’abord et en tant que maire d’une commune où il considère que l’essentiel de la population partage des convictions chrétiennes qui supposeraient leur opposition au mariage entre personnes du même sexe. Pourtant, une approche historique de l’hostilité envers l’homosexualité peut amener à supposer que la légitimité de l’opposition à ce type d’union en Martinique ne s’explique pas fondamentalement par la religiosité des habitant·e·s. Elle doit plutôt être comprise en lien avec l’héritage de l’histoire de la sexualité pendant la période coloniale, et par l’analyse des processus contemporains de reproduction du système de valeur de réputation.

17La répression des pratiques dites sodomites aux Antilles et en Nouvelle Espagne a constitué un argument majeur en faveur de la soumission et de la conversion de ces peuples autochtones, dès les premières heures de la conquête du continent par les puissances ibériques (Chonville 2017). Cet argument a notamment été soulevé par les colons au cours de la controverse de Valladolid (1550-1551) pour tenter de démontrer que les populations américaines ne descendaient pas d’Adam et Ève (Olivier 1990). Par la suite, la répression des relations sexuelles entre hommes s’est poursuivie contre les esclavagés, dans le cadre du contrôle de la reproduction de la population servile par le système colonial. La politique nataliste britannique sur le continent américain, associée au puritanisme victorien, a ensuite encouragé l’application des Sodomy laws en Amérique et dans les îles britanniques pour l’ensemble de la population (Katz 2001 [1995], p. 42-44). Au milieu du xxe siècle, les territoires indépendants de la Caraïbe ont ensuite hérité de législations hostiles à l’homosexualité, dont la persistance aujourd’hui signe l’imprégnation du rejet de l’homosexualité par les personnes Afrodescendantes eux-mêmes et elles-mêmes : les personnes interrogées les plus hostiles à l’homosexualité sont le plus souvent convaincues qu’il s’agit d’une sexualité importée par les Européens dans les territoires colonisés, alors même que la colonisation a imposé aux Antilles la répression des relations sexuelles entre hommes.

18Contrairement aux îles indépendantes de la région qui ont toutes conservé un corpus législatif hostile à l’homosexualité (Carroll, Mendos 2017), la Martinique respecte une loi française qui ne pénalise pas l’homosexualité. La persistance sociale de cette répression n’en est pas moins réelle (Agard-Jones 2009). On y écoute de la murder music[5] (Marie-Magdeleine 2014), et les hommes dont le comportement n’est pas jugé en phase avec le système de valeur de réputation reçoivent le sobriquet de makoumè. Cette insulte très commune fait référence à un archétype identifiable à un homme travesti en femme et supposé par syllogisme être homosexuel. Se moquer des garçons adoptant des comportements assimilés à ceux du makoumè participe dès le plus jeune âge à la construction puis à l’affirmation et à la sanction de la masculinité. Quelle que soit leur réelle orientation sexuelle, les hommes dérogeant aux règles de réputation et assimilés au makoumè sont exposés à des violences verbales et au harcèlement. Les homosexuels peuvent quant à eux être exclus de leur famille et victimes d’agressions de diverses échelles.

19Les personnes hostiles à l’homosexualité que j’ai interrogées pendant la période d’opposition au ‘Mariage pour tous’ n’avaient pas connaissance de l’impact de ces héritages historiques et de la construction contemporaine de la masculinité sur leur appréhension de l’homosexualité. Ils et elles ont toujours présenté les convictions religieuses comme la principale source de leur opposition. Ces personnes citent notamment à cet effet le Lévitique :

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L’homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme : c’est une abomination qu’ils ont tous deux commise, ils devront mourir, leur sang retombera sur eux.
(Le Lévitique, 20:13)

21Dans une société où la pratique religieuse est source de respectabilité, une position hostile à l’homosexualité justifiée par des textes religieux a une véritable légitimité sociale. Et c’est sous cette étiquette qu’un grand nombre de personnes homophobes se sont rapprochées du mouvement conservateur martiniquais. Même si certaines personnes militantes interrogées ne souhaitaient pas être assimilées à des homophobes, le cadre de l’action collective proposé par les militant·e·s était donc religieux et hétéronormatif. Il a su mobiliser des chrétiens et chrétiennes, mais aussi des personnes usant du même type de raisonnement pour justifier leur hostilité envers les couples de personnes du même sexe.

22La dimension chrétienne du mouvement était clairement visible lors des manifestations conservatrices, principalement organisées à l’appel des Associations familiales catholiques (AFC). Les premières auxquelles j’ai assisté fin 2012 ont eu lieu dans les locaux de paroisses de Fort-de-France particulièrement engagées dans le mouvement [6]. Une approche sociologique et juridique laïque de la réforme du code civil y était aussi abordée, mais n’est devenue prépondérante qu’après le rattachement du mouvement local à ‘La manif pour tous’ début 2013. Malgré cette évolution stratégique, l’engagement des principaux militants et militantes est demeuré motivé par leurs convictions religieuses, comme en témoignait un porte-parole de ‘La manif pour tous 972’ :

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Oui, c’est-à-dire que même la stratégie que j’ai énoncée, qui est de dire : « on va aller rejoindre dans un débat de cette importance les personnes [sur d’autres disciplines] », même ça c’est une stratégie spirituelle. Voilà, c’est au service d’un projet spirituel. […] Si ce n’était pas ma foi qui me portait dans un débat comme celui-là je ne me serais jamais engagé en tant que porte-parole. [...] Alors même si en tant que porte-parole je ne cite pas la Bible chaque fois que je parle, je la cite très peu d’ailleurs, c’est là aussi une stratégie qui sert un projet spirituel. Et les personnes qui nous ont suivis ne s’y trompent pas, puisqu’elles s’y retrouvent. Elles savent bien que derrière on a adopté un positionnement en accord avec nos convictions et avec l’objectif que nous avons et que tout chrétien a, c’est un lieu éternel.

24Cette stratégie de laïcisation du discours était assumée par les organisateurs. Cela dit, les militant·e·s et les manifestant·e·s que j’ai rencontré·e·s indiquaient le plus souvent qu’un tel enjeu religieux devait suffire à rassembler l’essentiel de la population martiniquaise. L’utilisation d’arguments religieux sur le terrain martiniquais ne leur semblait pas être un risque en termes de communication, mais un atout dans un territoire considéré a priori comme ayant une forte empreinte religieuse, comme en témoigne cet extrait du discours du maire cité plus haut, devant la cathédrale de Fort-de-France, le 13 janvier 2013 :

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Les chrétiens ne sont pas homophobes, parce que Dieu est amour et Dieu aime tous ses enfants même s’ils sont homosexuels. Mais Dieu aime tous ses enfants, mais Dieu est contre le mariage homosexuel. […] Dans cette foule je vois des hommes et des femmes qui sont catholiques. Mais il y a aussi des gens qui ne sont pas catholiques, qui sont évangéliques, qui sont adventistes, prêtres, des chrétiens qui viennent de partout. Alors chacun ici a un devoir impérieux dès demain matin, tournons-nous vers nos frères. Qu’ils soient évangéliques, baptistes, qu’ils soient évangéliques pentecôtistes, qu’ils soient adventistes, qu’ils soient témoins de Jéhovah, de manière à ce que le moment venu nous puissions rassembler le plus formidable mouvement pour dire : oui ! nous sommes chrétiens et les principes divins vont triompher à la Martinique.

26Ce maire est bien connu pour assumer cette position en Martinique, et cette approche est loin de faire l’unanimité dans la classe politique de la région. Cependant, il n’a pas été inquiété pour ses propos, ni par son conseil municipal, ni par les autorités, ni par l’opinion publique, qui dans les sphères que j’ai observées et sur les antennes libres de radio que j’ai étudiées, était partagée entre le regret qu’il ne respecte pas la laïcité, l’adhésion à son discours et le respect pour un positionnement considéré comme courageux. Ses prises de paroles étaient toujours très attendues par les manifestant·e·s et très commentées dans les médias. Dans ce contexte symbolique, où les religions chrétiennes sont décrites par les acteurs et actrices comme hégémoniques et sources de respectabilité, les trois témoins conservateurs rencontrés étaient d’ailleurs tous convaincus que la mobilisation aurait dû être bien plus importante :

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Compte tenu de l’enjeu, j’aurais apprécié des positions affirmées de l’Église catholique sur le sujet. Et si nous n’avons pas été plus nombreux dans les rues, c’est parce que le message de l’Église n’était pas assez clair. C’est-à-dire on est avec vous, mais en même temps on ne l’est pas franchement. Voilà le sentiment que ça a donné. Alors du coup, certains chrétiens dans les églises par manque de relais au niveau des paroisses ne sont pas descendus dans la rue quand il y avait les appels à manifestation. Ça a été pour moi une déception […] Et là j’ai trouvé que quelque part on était dans une attitude politique.
(Porte-parole)

28La stratégie laïque adoptée au niveau national par ‘La manif pour tous’ et par l’Église catholique afin de s’inscrire pleinement et légitimement dans le débat républicain n’était pas, au vu des manifestant·e·s que j’ai interrogé·e·s, directement transposable en Martinique. Au début de l’année 2013, lorsque les leaders conservateurs martiniquais ont choisi de reprendre l’empreinte et les slogans de ‘La manif pour tous’, visuellement, la transfusion était réussie mais le glissement vers la dialectique d’opposition à la ‘théorie du genre’ s’est révélé déconnecté des préoccupations initiales des manifestant·e·s martiniquais·e·s. La controverse sur la ‘théorie du genre’ était une bataille idéologique qui interrogeait l’hétéronormativité, mais elle ne contrevenait pas directement aux principes religieux défendus par la base. Le discours laïc contre la ‘théorie du genre’ était certes très documenté et maîtrisé par les porte-parole du mouvement, mais n’est pas parvenu à mobiliser sur le long terme des militant·e·s principalement stimulés par des préoccupations spirituelles relatives au mariage entre personnes du même sexe.

La ‘théorie du genre’ : une controverse hors sujet en Martinique ?

29L’incohérence entre la stratégie adoptée par ‘La manif pour tous 972’ et les aspirations de sa base n’est certainement pas la seule cause de la faiblesse du transfert de la mobilisation vers l’opposition aux études de genre en Martinique. En étudiant l’appréciation, sur mes terrains de recherche, des concepts de patriarcat et de domination masculine, j’ai soulevé une hypothèse secondaire pouvant expliquer la fragilité de cette opération. Il est probable que les Martiniquaises et Martiniquais conservateurs ne se soient pas sentis particulièrement menacés par une ‘théorie du genre’ qui, à leurs yeux, concernerait essentiellement les Européennes et les Européens. Au cours des formations EFG, l’emploi des concepts occidentaux utilisés dans les études de genre était en effet souvent disqualifié par les participant·e·s. Le groupe des assistantes sociales a particulièrement interpellé les formatrices au sujet de la pertinence du concept de domination masculine en Martinique, faisant valoir leur expérience du terrain et de la structure familiale [7]. Il demeurait par ailleurs souvent laborieux aux féministes de faire admettre à leurs publics, académiques ou pas, que la domination masculine était responsable d’inégalités entre les hommes et les femmes en Martinique. Les enquêtes réalisées sur les violences interpersonnelles (Lefaucheur 2012) et les différences salariales entre hommes et femmes (Insee 2016) prouvent pourtant que cette domination masculine est bien réelle sur notre territoire. Mais les concepts généralement développés par le féminisme radical en France ne suffisent pas à expliquer aux publics formés de façon lisible et convaincante les inégalités femmes-hommes mesurées en Martinique. Il faudrait y associer les concepts de matrifocalité, réputation et respectabilité pour rendre le propos général des études sur le genre lisible et cohérent devant le public martiniquais.

30Les stagiaires observées ne s’inquiétaient donc pas particulièrement de la probable déstabilisation d’un système patriarcal qu’elles ne considéraient pas comme représentatif de la situation martiniquaise. En revanche, la crainte que les études de genre ne fassent la promotion de l’homosexualité dans les établissements scolaires soulevait régulièrement des résistances chez les personnes formées. La définition du genre n’était alors qu’un intermédiaire vers un retour sur la problématique de la place de l’homosexualité dans l’espace public martiniquais.

31En définitive, non seulement l’opposition à la ‘théorie du genre’ ne pouvait pas se placer dans la continuité du cadre spirituel qui avait accompagné l’opposition au ‘Mariage pour tous’ en Martinique mais elle n’a pas non plus soulevé de cadre d’action collective cohérent avec les problématiques de genre locales. Dans ce contexte, le mouvement conservateur ne disposait peut-être pas des ressources symboliques et du cadre nécessaire à une puissante mobilisation de ses militant·e·s et sympathisant·e·s contre la ‘théorie du genre’ dans les établissements scolaires. Ainsi, bien que le mouvement conservateur se soit véritablement intéressé à cette thématique, il n’a jamais été en mesure d’inquiéter concrètement la mise en œuvre de la Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons dans le système éducatif dans notre académie.

Des projets sur l’égalité filles-garçons indirectement limités par la controverse sur la ‘théorie du genre’

Dynamisme des projets EFG en Martinique

32Profitant de la pré-mobilisation de plusieurs actrices féministes dans l’académie, des incitations faites par le gouvernement et de la faible mobilisation des conservateurs contre la ‘théorie du genre’ en Martinique, les porteuses de projets EFG ont réussi entre septembre 2012 et juin 2015 à mener à bien de nombreuses actions, notamment des formations proposées à l’ensemble des personnels encadrants ainsi qu’aux étudiants et étudiantes de l’ESPE. Certaines des personnes formées se sont ensuite engagées dans des projets EFG, le plus souvent organisés les 8 mars et 25 novembre de chaque année. Malgré le fort absentéisme de certains corps où les femmes sont minoritaires (chefs d’établissements et inspecteurs) la chargée de mission EFG était très satisfaite des résultats obtenus depuis 2013, et qui semblaient salués par ses interlocutrices du ministère de l’Éducation nationale [8]. Ce dynamisme des projets EFG en Martinique est à mettre au crédit de la pré-mobilisation du terrain d’une part et de l’engagement personnel d’un certain nombre d’actrices d’autre part, notamment celui de la directrice du CIO de Fort-de-France, ancienne présidente de l’Union des femmes de la Martinique et qui avait déjà impulsé une politique locale volontariste au sein de l’académie avant la publication de la Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons dans le système éducatif puis celui d’anciennes stagiaires s’étant engagées sur ce terrain. Ces initiatives individuelles antérieures ou postérieures à la CIEFG ont été le principal levier de la mise en œuvre de projets EFG dans l’académie de la Martinique. Ce phénomène n’est pas spécifique à la Martinique : la réussite des projets EFG a été dans la plupart des académies portée par l’investissement individuel d’actrices et d’acteurs intéressés par le sujet (Guenneuguès 2011 ; Inspection générale de l’éducation nationale 2013, p. 61-62). En ce qui concerne la Martinique, les actions auraient toutefois pu être plus ambitieuses si elles n’avaient été limitées par l’inquiétude suscitée par la controverse sur la ‘théorie du genre’ au niveau national, et ses retentissements supposés en Martinique.

Crainte d’une mobilisation conservatrice et autocensure

33Les actrices féministes de l’académie suivies sur mon terrain regrettaient que le rectorat ne se soit pas davantage engagé dans une politique EFG ambitieuse, alors même qu’il était dirigé par une rectrice féministe. J’ai d’abord considéré, lors de nos échanges à ce propos, que ces formatrices féministes étaient dans des postures militantes expliquant un degré d’exigences toujours plus élevé envers l’administration. Malgré leurs regrets, des projets étaient bien mis en œuvre, avec des moyens certes réduits, mais dont on pouvait au moins louer l’existence. Ceci étant dit, il m’a semblé important d’étudier ce ressenti, et de vérifier s’il n’était pas le reflet de réelles limitations dont je n’aurais pas eu conscience au cours de mes observations participantes, en raison de ma proximité avec l’équipe organisatrice notamment. À l’issue des entretiens réalisés auprès de cadres du rectorat et de la mission EFG à la fin de mon terrain, il semble possible d’affirmer que de véritables freins ont effectivement affecté l’action EFG sur la période étudiée, et ce, sans qu’il n’ait existé d’opposition tangible à cette politique au rectorat.

34La première limite à laquelle étaient confrontés les projets EFG en Martinique comme ailleurs était d’ordre politique. À la suite du recul du gouvernement sur l’expérimentation ABCD de l’égalité, la CIEFG était toujours d’actualité et programmée jusqu’en 2018, mais il n’y a plus eu d’incitation gouvernementale claire sur ce sujet transmise aux recteurs et rectrices d’académie. Les ambitions de 2013 ont été revues à la baisse en 2014, une situation qui n’a convenu à personne : les conservateurs martiniquais se plaignaient que le principe des ABCD de l’égalité ait été conservé dans des programmes moins médiatisés, mais tout aussi opérationnels. Les associations féministes regrettaient quant à elles une reculade du ministère, et l’abandon du terme ‘genre’ dans le discours officiel. En dépit de l’engagement personnel féministe de la rectrice, le rectorat, quant à lui, n’avait plus de raisons de faire du zèle :

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C’était le moment où la ministre de l’Égalité, Mme Najat Vallaud-Belkacem venait de devenir ministre de l’Éducation et il était très clair que l’échec et les scandales orchestrés autour des ABCD de l’égalité, elle ne souhaitait pas les transposer de son précédent ministère à son nouveau. 
(Entretien avec la rectrice de l’académie de la Martinique le 28 janvier 2016)

36Faute d’incitations, la rectrice n’a plus pris d’initiatives dans ce domaine, et c’est son engagement féministe qui l’a encouragée à maintenir simplement le cap qu’elle avait fixé. Au-delà de ce contexte politique, tout au long de son mandat et jusqu’au printemps 2016, le volontarisme de la rectrice en faveur de l’EFG a été contrarié par des réductions budgétaires et organisationnelles des actions qu’elle avait installées. La principale limite a concerné la chargée de mission EFG, qui recevait une rémunération en heures supplémentaires pour sa mission, mais n’avait pas de décharge sur son poste de professeure certifiée pour la mener. Auparavant, des fonctionnaires avaient pourtant disposé de décharges pour effectuer ce type de mission dans l’académie. En 2013, alors que la Convention interministérielle donnait un cadre d’action plus large au rectorat, débloquer ces fonds était devenu bien moins aisé. Face à ce problème, la rectrice était systématiquement confrontée aux résistances du service des ressources humaines, qui étaient selon elle le fait d’un groupe latent :

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— La question que je voulais vous poser à partir de ces remarques, c’est quels sont les arguments rationnels qui vous ont été imposés par les personnes qui vous empêchaient d’aller plus loin ?
Rectrice : [sourire désabusé] Jamais des arguments rationnels. Toujours du freinage bureaucratique. Je vous ai dit, « Ah on ne peut pas la mettre hors temps complet, car on manque de professeurs de sciences et on ne peut pas enlever un professeur de sciences parce qu’on en manque ». C’est un argument purement bureaucratique.
— Contre lequel vous ne pouvez pas faire grand-chose ?
Rectrice : Je pourrais. Mais est-ce que je renforcerais ma position par des victoires de papyrus ?

38Quant aux personnes référentes EFG nommées dans les établissements scolaires du secondaire, elles et ils n’étaient généralement pas volontaires pour prendre ces responsabilités, et ne s’y prêtaient pas forcément de bonne grâce, d’autant qu’elles et ils ne recevaient pour cette mission aucune rémunération en heures supplémentaires. Ce manque de budgets peut être appréhendé comme un défaut du système, et on le retrouvera d’ailleurs certainement dans d’autres académies, comme le préfigurait le rapport de l’IGEN en 2013 (Inspection générale de l’éducation nationale 2013, p. 64-65). Il est toutefois symptomatique d’une ambiance régnant au rectorat autour de la politique publique EFG, qui empêchait la mise à disposition de ressources en faveur de ces actions. Face à ce phénomène, la rectrice a privilégié à la fermeté une politique douce, qui ne brusquait pas les fonctionnaires responsables de certains freinages, et qui selon elle lui permettait de poursuivre lentement mais sûrement sa stratégie.

39Si l’on peut envisager que ce groupe latent ait réellement pu freiner l’utilisation des outils à disposition de la mission EFG, c’est parce que le mouvement conservateur a eu une influence tangible sur l’action publique, visible dans les discours des actrices de la mission EFG tout au long de ma période d’observation. Il n’y avait pas de groupe d’intérêt conservateur mobilisé efficacement contre les études de genre dans le système éducatif, en Martinique entre 2012 et 2015. Je n’ai jamais vu ni entendu parler d’acteurs ou d’actrices du mouvement conservateur intervenant dans la coproduction de l’action publique dans l’académie. Mais malgré cela, les équipes responsables des formations EFG partaient toujours du principe que leur mise en œuvre serait compliquée, voire difficile, notamment en raison de la forte présence des Églises catholiques et chrétiennes dans le paysage culturel martiniquais. La chargée de mission EFG admettait dans nos rencontres et notre entretien qu’elle n’abordait pas certains sujets, notamment relatifs à la diversité sexuelle ou à la laïcité, lors de ses formations, de crainte de soulever des controverses dans le groupe formé. Lors de certaines de mes interventions sur site, les porteuses de projet préconisaient de ne pas utiliser le terme ‘genre’ dans nos présentations afin d’éviter les oppositions. La rectrice elle-même concédait une certaine prudence dans ses approches, au cours de notre entretien :

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On n’avait pas envie d’avoir des problèmes. [Pause] Le problème est plutôt avec les Églises en Martinique. Cette droite catholique conservatrice n’existe pas, à moins d’être discrète, elle n’existe pas dans l’espace public. C’est plutôt les Églises… pentecôtistes… mais comme apparemment leur porte-parole a eu des problèmes, ils ne sont pas très présents dans le discours public. L’ancien évêque était d’une discrétion louable. [Soupir] Il y aurait le nouvel évêque éventuellement. Je n’ai pas... Il est arrivé après, donc.
(Entretien avec la rectrice de l’académie de la Martinique le 28 janvier 2016)

41Conscientes de la force et de la légitimité de ‘La manif pour tous’, les actrices favorables à l’EFG limitaient leurs projets en anticipant les réactions des conservateurs face à certaines de leurs prises de position féministes. Le mouvement conservateur levé par le ‘Mariage pour tous’ a de cette manière limité les actions du rectorat, sans que ses porte-parole aient à faire la moindre action en ce sens :

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— Est-ce que la période Mariage pour tous et surtout Manif pour tous a pu avoir un impact particulier ? Dans ce bureau, est-ce que vous avez eu l’occasion d’avoir fort à partir avec des conservateurs sur ce genre de sujets ?
Rectrice : Alors indirectement, c’est-à-dire qu’on a sans doute été plus prudents, peut-être trop prudents. C’est sûr que ça nous a intimidés. Indirectement. Mais c’est ce que ça voulait faire, intimider. On n’avait pas envie d’avoir des problèmes. […] Disons c’était un peu… un petit peu… pas de l’autocensure, mais… c’était un peu… [pause] on avait le sentiment d’avoir moins de liberté d’action.
(Entretien avec la rectrice de l’académie de la Martinique le 28 janvier 2016)

43Concrètement, rien ne suggère que les représentants de ces Églises ou même les représentants de ‘La manif pour tous 972’ soient parvenus à imposer la moindre pression tangible sur le rectorat. Mais le climat politico-médiatique donnait à l’ensemble de l’équipe l’impression que cette pression existait. La controverse sur la ‘théorie du genre’ a ainsi eu un effet sensible sur les projets EFG de l’académie de la Martinique, non pas en raison d’une pression spécifique exercée par les manifestations conservatrices locales, mais à cause de l’impact anticipé par les élites de l’administration, qui conditionnaient la réussite de l’action au maintien d’un climat sociétal apaisé.

44Cette ambiance donnait par ailleurs davantage de poids et de légitimité aux discours conservateurs de certains membres du personnel administratif réticent vis-à-vis des projets EFG. Sans être des militant·e·s de ‘La manif pour tous’, elles et ils ont ainsi pu être pendant cette période des actrices et acteurs conservateurs, qui influençaient les décisions de la rectrice jusque dans son cabinet. Lors des réunions avec la rectrice, ils et elles la mettaient en garde contre des projets qui pourraient soulever la grogne des conservateurs, et l’enjoignaient à la prudence, conseil qu’elle a suivi pendant toute la période. Les porteuses de projets avaient conscience de ce phénomène et reprochaient à leur direction de se soumettre à ces forces d’inhibition — au même titre que les conservateurs interrogés se plaignaient de la discrétion des cadres de l’Église catholique face au ‘Mariage pour tous’. Prenant de la distance sur les événements et sur le cadre de la recherche-action, on peut souligner que l’opposition est parvenue à participer à la coproduction de l’action publique en Martinique, apportant aux groupes d’intérêt féministes intégrés aux équipes EFG une contradiction à travers laquelle s’est construit un cadre d’action qui a porté ses fruits dans l’académie, sans causer de conflits majeurs susceptibles de mettre en péril les projets EFG au cours de la période étudiée.

45

* *
*

46La mobilisation contre la ‘théorie du genre’ a principalement émergé en Martinique à la marge de l’opposition au mariage entre personnes de même sexe menée par un collectif d’associations confessionnelles, et n’a pas offert de conditions favorables à une réorientation forte du mouvement vers l’opposition à la ‘théorie du genre’ en milieu scolaire. Toutefois, la seule inquiétude soulevée par la portée de ce mouvement conservateur a limité les projets EFG sur le territoire. L’autocensure du rectorat était alors davantage le fait d’une prophétie autoréalisatrice que le résultat d’une véritable influence de ‘La manif pour tous 972’ sur la mise en œuvre des actions publiques EFG.

Notes

  • [1]
    Afin de critiquer l’essentialisme inhérent à l’utilisation du terme ‘esclave’, on lui préférera ici le terme ‘esclavagé’. L’esclavagé est un être humain soumis à l’esclavage dont on reconnaît par l’usage d’un verbe l’agentivité.
  • [2]
    On entend ici par système scolaire l’ensemble des actrices et acteurs profes­sionnels et institutionnels participant à la mise en œuvre des programmes et des projets de l’académie dans les établissements scolaires. Le rôle des parents et des actrices et acteurs périscolaires du système éducatif martiniquais n’a pas directement été étudié.
  • [3]
    L’analyse des données issues des formations s’appuie sur l’étude de trois demi-journées auprès de chefs d’établissements, six auprès d’infirmières scolaires et assistantes sociales et cinq interventions en établissements auprès de la communauté scolaire, et dix séances de formations des étudiants et étudiantes de l’ESPE de la Martinique.
  • [4]
    972 est le code administratif de la collectivité territoriale de Martinique.
  • [5]
    Musique urbaine d’origine jamaïcaine associée au reggae dance hall, inspirée par les dogmes du mouvement rastafari Bobo Shanti, et appelant à tuer les homosexuels. Buju Banton et Elephant man en ont été d’importants promoteurs.
  • [6]
    J’ai particulièrement étudié la conférence du 28 octobre 2012, dans les locaux de l’église Saint Christophe à Fort-de-France, à l’appel des associations fami­liales catholiques, sur « les coûts du non-mariage et de l’homosexualité ». Y était discuté le bien-fondé du couple homosexuel, sous un angle théologique et naturaliste. L’homosexualité y était présentée comme une maladie mentale, réversible ; les chrétiens étaient appelés à recevoir les homosexuel·le·s dans les paroisses et en les accompagnant vers un retour à l’hétérosexualité.
  • [7]
    Formation EFG du 13 février 2014, CIO de Fort-de-France.
  • [8]
    Entretien réalisé en novembre 2016 au rectorat de la Martinique.
Français

Au cours de l’année scolaire 2012-2013 s’est développé en Martinique un mouvement conservateur d’opposition au mariage entre personnes du même sexe, affilié à ‘La manif pour tous’. Une recherche-action au sein de la mission Égalité filles-garçons de l’académie de la Martinique, accompagnée d’une étude de terrain sur le mouvement d’opposition martiniquais au ‘Mariage pour tous’, a permis d’observer l’impact de ce mouvement local sur les projets académiques en faveur de l’égalité filles-garçons.

Mots-clés

  • Martinique
  • Genre (controverse sur le)
  • Égalité femmes-hommes
  • Matrifocalité
  • Hétéronormativité
Español

El impacto de la controversia en torno a la ‘teoría del género’ en los proyectos de igualdad niñas-niños en Martinica: ¿una profecía autocumplida?

Durante el año escolar 2012-2013 se ha desarrollado en Martinica un movimiento conservador de oposición al matrimonio entre personas del mismo sexo, afiliado a ‘La manif para todos’. Una investigación-acción en el seno de la misión Igualdad niñas-niños de la academia de Martinica, acompañada por un estudio de campo sobre el movimiento de oposición martiniqués al ‘Matrimonio para todos’, permitió observar el impacto de este movimiento local sobre proyectos académicos en favor de la igualdad niñas-niños.

Palabras claves

  • Martinica
  • Género (controversia sobre el)
  • Igualdad mujeres-hombres
  • Matrifocalidad
  • Heteronormatividad

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Nadia Chonville
Nadia Chonville est docteure en sociologie. Elle enseigne à la faculté de droit de l’Université des Antilles et est membre du Centre de recherche interdisciplinaire en lettres, langues et sciences humaines. Elle y participe aux recherches du groupe Genre et société aux Antilles. Ses travaux portent sur les processus de reproduction du sexisme et de l’homophobie aux Antilles et dans l’État de Puebla au Mexique. Elle a notamment publié :
— (2014). « Leviers des mouvements sociaux parallèles au vote de la loi ‘Mariage pour tous’ en Martinique : mobilisation des ressources et processus de cadrage ». Études caribéennes, n° 29.
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Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/11/2018
https://doi.org/10.3917/cdge.065.0101
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