1 Comme les analyses récentes ont pu le souligner, la dimension patrimoniale des inégalités entre hommes et femmes — rapportée par exemple à l’analyse des inégalités de revenus — reste peu explorée (Deere, Doss 2006). Plus généralement, le rôle du patrimoine dans la structuration des rapports sociaux de classe et de sexe est peu travaillé par les sociologues, malgré le renouveau de l’étude économique des inégalités de patrimoine (Piketty 2013). Pourtant, dans L’ennemi principal, Christine Delphy soulignait déjà l’importance d’étudier les modes d’accumulation et de circulation du patrimoine, comme le rôle que le droit et ses évolutions y jouaient, pour comprendre les mécanismes de production d’une société capitaliste et patriarcale (Delphy 1998). Carmen D. Deere et Cheryl R. Doss rappellent quant à elles plus récemment l’importance des inégalités de richesse : d’une part, le patrimoine possédé est constitué de biens dont on peut tirer une utilité directe (par exemple le logement) ou indirecte (le revenu d’un loyer) ; d’autre part, la richesse confère du pouvoir à celui ou celle qui la détient (il peut s’agir de pouvoir politique, comme en témoigne l’importance de la richesse des élu∙e∙s, mais aussi du pouvoir de chaque conjoint∙e au sein du couple, lié à son indépendance financière, ou du pouvoir que détient un parent sur ses enfants, du fait de l’héritage qu’il peut leur laisser).
2 Pour aborder ces enjeux, nous parlerons ici de ‘patrimoine’ plutôt que de ‘richesse’, pour souligner que le patrimoine sur lequel s’exercent les droits de propriété des hommes et des femmes ne se résume pas à une richesse quantifiable et liquide qu’il suffit, éventuellement, de se partager quand on la détient à plusieurs. C’est un ensemble de biens dont les conditions d’achat et de vente sur le marché, d’usage ou de transmission sont étroitement imbriquées aux rapports sociaux de sexe qui se jouent — notamment — dans la famille (en particulier au sein du couple), et qui sont régis par un cadre juridique complexe. Les inégalités de patrimoine ne se bornent pas à des inégalités de richesse, car elles ne renvoient pas uniquement à la question de la valeur faciale des biens détenus. Leur examen pose précisément la question de l’existence de droits genrés de propriété sur ces biens et de modalités genrées d’exercice de ces droits.
3 Nous proposons ici d’étudier le genre du droit de propriété à partir des difficultés rencontrées dans l’analyse statistique des inégalités de patrimoine entre hommes et femmes au cours d’un travail de thèse sur les stratégies immobilières familiales dans la France contemporaine (Gollac 2011) ou, plus exactement, lorsqu’on essaye de reconstituer le patrimoine des hommes et des femmes. La première difficulté à laquelle est confrontée la chercheuse lorsqu’elle veut simplement comparer les biens qu’accumulent, héritent et transmettent femmes et hommes, est liée aux sources statistiques : ces dernières pensent fréquemment le patrimoine comme celui d’un ménage ou d’un foyer fiscal, souvent constitués d’hommes et de femmes, plutôt que comme celui d’individus genrés. Il s’agira donc d’abord de décrire les obstacles successifs rencontrés lorsqu’on souhaite reconstituer le patrimoine des femmes et des hommes à partir de ces sources pour les comparer. Mais il faudra ensuite prendre en considération le fait que ces difficultés ne sont pas simplement liées à un artefact des sources statistiques. Si, du point de vue de la théorie juridique, on peut toujours définir le patrimoine d’un individu, qui se présente comme la somme de ses droits de propriété sur des biens, le droit se révèle tout de même plus ambigu puisqu’il définit des formes de propriété collective qui rendent délicate la reconstitution de patrimoines individuels. Surtout, l’examen de ces formes collectives de propriété, en théorie et en pratique, montre que le droit de propriété désigne des formes de pouvoir différenciées sur les biens, qui sont éminemment genrées.
La difficile mesure statistique des inégalités patrimoniales
La délicate reconstitution des patrimoines individuels
4 La première raison généralement mentionnée pour expliquer le manque de mesures des inégalités de genre en matière de patrimoine est la difficulté des chercheur∙e∙s à disposer des données adéquates. Comme le signalent encore Deere et Doss, les données sur le patrimoine sont déjà, globalement, bien moins développées que celles sur les revenus. En France, l’analyse des inégalités de richesse repose essentiellement sur deux types de sources : les données fiscales et les enquêtes de l’Insee auprès des ménages.
5 Les principales données fiscales utilisées pour constituer des séries longues et mesurer, par exemple, le poids de l’héritage dans les fortunes accumulées, sont les déclarations de succession [1]. Ces déclarations recensent le patrimoine au décès de la personne. Tout d’abord, elles portent sur une population restreinte aux seules successions imposables : aujourd’hui, il s’agit de celles de plus de 50 000 € lorsque le ou la défunte a un ou une conjointe ou des héritiers ou héritières en ligne directe, et de celles de plus de 3 000 € quand les bénéficiaires de la succession sont des parents plus éloignés ou des non-parents. Le seuil d’imposition et les règles de déclaration des successions non imposables ayant évolué dans le temps, la mesure des patrimoines au décès porte ainsi sur une population plus ou moins exhaustive selon les périodes (Bourdieu et al. 2014), et rend plus ou moins compte des inégalités réelles de richesse entre les plus riches et les plus pauvres, ce qui vaut pour les écarts entre groupes sociaux mais aussi entre les hommes et les femmes. Deere et Doss soulignent une autre difficulté de la mesure du patrimoine au décès : avec l’accroissement de l’écart d’espérance de vie entre hommes et femmes sur la longue période, cette mesure porte essentiellement sur les écarts de patrimoine entre des hommes en couple, d’une part, et des femmes veuves, d’autre part. Or les veuves ont hérité d’une partie du patrimoine de leur conjoint. On comparerait ainsi le patrimoine propre des hommes au patrimoine des femmes augmenté de celui laissé par leur mari.
6 Sur la période plus récente, en France, les chercheur∙e∙s disposent d’une autre source fiscale, pour étudier le patrimoine des plus riches : les déclarations pour l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Cette source pose également le problème du seuil d’imposition, puisque seules les personnes imposables sont tenues de déclarer leur patrimoine (à ce jour, le seuil d’imposition de l’ISF est fixé à 1,3 millions d’euros de patrimoine net), mais elle pose aussi le problème de l’exclusion de certains biens de l’assiette de l’impôt, comme les œuvres d’art et les biens professionnels (Herlin-Giret 2016, p. 73). Elle pose encore une autre difficulté : il s’agit d’une déclaration par foyer fiscal. Les personnes vivant en couple font ainsi l’objet d’une déclaration commune, ce qui pose évidemment problème lorsqu’il s’agit d’évaluer les inégalités de patrimoine entre hommes et femmes.
7 Les données de l’Insee posent des difficultés proches. L’enquête « Patrimoine », menée par l’Insee depuis 1986 (d’abord sous le nom « Actifs financiers » puis « Patrimoine » depuis 1998), constitue la principale enquête sur le patrimoine des particuliers et recense effectivement les actifs détenus au niveau du ménage. Selon les types de biens, son questionnaire s’intéresse de façon plus ou moins précise à l’identité exacte du ou des propriétaires de ces biens et repose ainsi sur des hypothèses différenciées quant aux modalités de partage de la propriété des différents types de biens (cf. encadré) : les actifs financiers sont supposés relever de la propriété individuelle ; les biens professionnels qui composent la ou les entreprises des membres du ménage sont au contraire envisagés comme relevant de la propriété de l’ensemble du ménage, voire de plusieurs ménages ; les biens immobiliers et les biens professionnels qui ne sont pas directement exploités par les membres du ménage sont considérés de façon intermédiaire comme pouvant relever a priori de la propriété du ménage, mais aussi d’une propriété partagée à l’intérieur ou à l’extérieur du ménage. Ces hypothèses implicites ne correspondent par ailleurs à aucune réalité juridique : par exemple, des actions acquises durant le mariage (si les conjoint∙e∙s n’ont pas fait de contrat de mariage en séparation de biens) appartiennent en droit aux deux conjoint∙e∙s à parts égales, quel qu’en soit l’acquéreur∙se au sein du couple. C’est à partir de ces données hétéroclites que les chercheur∙e∙s doivent reconstituer des patrimoines individuels si leur objectif est de comparer la richesse des hommes et des femmes.
Encadré : La recension des détenteurs et détentrices des actifs dans les enquêtes « Patrimoine » de l’Insee (2004, 2010, 2014)
8 Les données de l’enquête « Patrimoine », malgré les limites de leurs modalités de construction, montrent l’importance de la propriété non individuelle, en particulier conjugale. D’après les chiffres de l’enquête 2003-2004 [4], seuls 33,5 % des biens immobiliers et 54,5 % des biens professionnels qui ne sont pas exploités directement par le ménage sont détenus par des individus seuls (pour les biens professionnels exploités par des membres du ménage, on sait seulement que 18,8 % d’entre eux sont également détenus par des personnes extérieures au ménage) (Gollac 2011, p. 114). Plus précisément, la part des biens détenus par des couples hétérosexuels est considérable : c’est le cas de 57,3 % des biens immobiliers (et en particulier de 63,3 % des résidences principales) et de 29,5 % des biens professionnels non exploités par le ménage. Pour reconstituer la richesse respective des hommes et des femmes, il conviendrait donc d’évaluer précisément ces actifs et d’attribuer à chacun∙e des conjoint∙e∙s la part qui lui revient (part qui reste inconnue pour une grande partie des biens). Il faudrait faire de même pour les biens détenus avec des personnes extérieures au ménage, dont la part n’est pas négligeable (8,2 % des biens immobiliers et 17,2 % des biens professionnels) et qui sont souvent possédés en indivision entre cohéritiers et cohéritières.
Un système d’évaluation genré
9 La reconstitution de ces patrimoines individuels pose alors la question des modalités d’évaluation des biens qui les composent. Cette difficulté se pose d’ailleurs de façon plus générale dès lors qu’on veut étudier les inégalités de richesse globale, y compris entre ménages, sans se contenter d’examiner quels ménages détiennent tel ou tel type d’actifs (par exemple une résidence secondaire ou des actions cotées en bourse). Luc Arrondel et André Masson notent ainsi que si l’on peut estimer la valeur d’un patrimoine à partir des ressources monétaires qu’on tirerait de sa liquidation, ce patrimoine est précisément composé de biens qui ne sont pas en circulation au moment où on les saisit, ce qui ne va pas sans poser la question concrète de leur mode d’estimation (Arrondel, Masson 2004).
10 Dans l’enquête « Patrimoine » de l’Insee, on demande aux personnes enquêtées de déclarer la valeur minimum et la valeur maximum qu’elles penseraient pouvoir tirer de la vente de chacun des biens qui composent le patrimoine de leur ménage. Pour les biens qu’elles ont reçus en héritage, on leur demande de les situer dans une tranche de valeur (moins de 3 000€, entre 3 000 et 8 000€, etc. jusqu’à plus de 100 000€). Selon les types de biens, les déclarations des ménages sont plus ou moins précises. En étudiant les inégalités de transmission, on a pu observer ailleurs que le genre structurait le type de biens reçus (Gollac 2013). Les hommes sont notamment plus fréquemment les destinataires du patrimoine productif (seuls 34 % des transferts successoraux reçus d’ascendants enregistrés dans l’enquête et composés de biens professionnels ont été reçus par des femmes). Or ce type de transfert est aussi celui que les personnes enquêtées ont le plus de mal à évaluer : pour 20,5 % d’entre eux les enquêté∙e∙s déclarent ne pouvoir en indiquer la valeur ou s’y refusent, contre 8,9 % pour les autres [5] (Patrimoine 2003-2004). Les femmes reçoivent en revanche plus fréquemment des transferts monétaires, qui ne posent pas de problème d’évaluation. La richesse des unes, notamment héritée, s’avère ainsi plus facile à évaluer que celle des autres.
11 Cette difficulté se pose également avec les sources fiscales : Alexis Spire montre ainsi la capacité supérieure des travailleurs et travailleuses indépendant∙e∙s, majoritairement des hommes [6], à jouer avec le droit fiscal et à maîtriser l’évaluation de leurs biens (Spire 2011). Les partages successoraux sont aussi l’occasion de jeux avec l’estimation des biens qui consistent régulièrement, en particulier lorsqu’il y a une entreprise familiale à transmettre, à sous-estimer la valeur des biens reçus par le repreneur masculin pour éviter qu’il n’ait à verser une compensation financière trop importante à ses cohéritières, dans un cadre légal qui pose le principe de l’égalité entre frères et sœurs face à la succession de leurs parents (Bessière, Gollac 2015). On peut ainsi faire l’hypothèse, qui reste encore à explorer, que la richesse masculine est structurellement sous-estimée du fait des modes de construction des sources sur lesquelles repose l’analyse des inégalités de patrimoine, étroitement liées aux enjeux fiscaux et juridiques de l’évaluation des biens.
Une pratique inégalitaire du droit de propriété
12 Mais même si l’on parvenait à reconstituer objectivement la valeur nominale du patrimoine des hommes et des femmes, on ne mesurerait pas correctement les inégalités de genre en la matière. La qualité de ‘propriétaire’ n’épuise effectivement pas la question du pouvoir que les unes et les autres exercent réellement sur les richesses. Comme on l’a vu, les inégalités de richesse entre hommes et femmes s’avèrent difficiles à mesurer parce que, dans les faits, la propriété n’est pas toujours individuelle. Si cette propriété n’est pas saisie individuellement, ce n’est pas seulement en raison des modalités de collecte des données sur le patrimoine. C’est aussi parce que le droit lui-même autorise des formes collectives de détention des biens, qui engagent des rapports de pouvoir variés entre copropriétaires, en particulier entre hommes et femmes propriétaires d’un même bien. La législation française définit ainsi trois modalités principales de propriété collective, explicitement définies ou évoquées dans des sections diverses du Code civil depuis sa promulgation : la communauté de biens, l’indivision et la société [7]. Or ces différents types de partage de la propriété vont de pair avec des droits différenciés sur les biens.
Indivision
13 L’indivision résulte de la transmission ou de l’acquisition d’un bien conjointement par plusieurs personnes, selon des parts qui peuvent être inégales. Elle découle, par exemple, de l’héritage d’un même bien par plusieurs frères et sœurs ou de l’achat d’un logement par un couple non marié (ou marié sous le régime de la séparation de biens). Elle constitue en principe un mode de partage de la propriété qui ne peut être contraint : « Nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision » (art.815 du Code civil). L’indivision peut donc être dissoute sur la seule volonté d’un des indivisaires [8]. Mais les co-indivisaires ne peuvent prendre seuls des décisions au nom de l’ensemble des propriétaires du bien. Il fallait initialement un accord unanime entre eux pour accomplir les actes concernant le bien et aujourd’hui l’accord des propriétaires des deux tiers du bien [9]. Si chaque indivisaire a des droits de propriété sur le bien égaux à ceux des autres (mais proportionnels à la part qu’il possède), il ne peut donc en jouir comme s’il était l’unique propriétaire du bien.
14 En l’absence de système formel et systématique de vote, la propriété en indivision renvoie les co-indivisaires à leurs rapports de force ordinaires pour décider de l’usage du bien (par exemple pour louer un logement plutôt qu’en faire une résidence secondaire, ou tout simplement pour se partager l’usage d’une maison de vacances) comme pour décider d’un investissement le concernant (par exemple pour faire ou non des travaux dans un logement). Ces rapports de force dépendent notamment de ressources que les hommes ont davantage de chances de détenir. L’analyse de la transmission des maisons de famille montre par exemple l’autorité spécifique que confère le fait de porter et de transmettre le nom de famille [10], d’être à la tête de l’entreprise familiale [11] ou encore de disposer de revenus supérieurs et de pouvoir ainsi proposer ou contester des investissements dans le bien (Gollac 2015).
Société
15 La société, autre forme de propriété collective, est ainsi définie par l’article 1832 du Code civil : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ». Les sociétaires possèdent des parts de la société qui leur donnent des droits sur les fruits de l’exploitation des biens mis en commun, sur leur gestion ou sur le mode de délégation de cette gestion. La société institue donc un rapport de propriété indirect au bien, puisque c’est la propriété de parts qui induit des droits sur les biens. Cette forme juridique permet un partage très souple des droits de propriété, et se traduit par un pouvoir plus ou moins limité des associé∙e∙s sur les actifs : elle instaure une « séparation de la propriété et du pouvoir organisée par une clause statutaire » (Andrier 2004, p. IX). La création d’une société civile immobilière (SCI) permet, par exemple, de dissocier la détention de parts égales d’une maison par des parents et leurs enfants, de la gestion du bien par un des parents, qui garde ainsi la main sur le bien immobilier tout en commençant à en transmettre la propriété (ce qui a notamment des avantages fiscaux).
16 Dans 80 % des SCI, la gestion des biens est déléguée à une personne unique. Or 78 % de ces gérances personnelles de SCI sont déléguées à des hommes (Ruz 2005). Comme le montre Sébastien Ruz, cette prédominance des gérances masculines est notamment liée aux compétences spécifiques prêtées aux gérants en matière financière, comptable et juridique (et ils sont de fait fréquemment à l’initiative du projet et issus de professions au sein desquelles ces compétences sont reconnues), ainsi qu’à leur ‘sens politique’ ou leur autorité présumés. Dans le cas des SCI, on voit bien comment des droits de propriété égaux entre hommes et femmes (conjoint∙e∙s ou frères et sœurs) peuvent aller de pair avec un pouvoir spécifiquement masculin sur les biens. Une telle asymétrie se retrouve dans le cas des différentes formes de sociétés que prennent les entreprises. C’est ce que montre Céline Bessière à propos des groupements fonciers agricoles (GFA). Frères et sœurs peuvent hériter à parts égales d’un GFA, devenant ainsi officiellement également propriétaires des terres familiales. Mais les terres peuvent faire l’objet d’un bail de très longue durée en faveur du seul repreneur de l’exploitation. C’est ce dernier qui décide alors unilatéralement de l’usage des terres et en tire des revenus, ses frères et sœurs ne touchant qu’un loyer — plus ou moins régulièrement versé — indépendant de la rentabilité de l’exploitation. Or le repreneur est quasi systématiquement un homme (Bessière 2010). Là encore, c’est un homme qui détient un pouvoir spécifique sur les biens malgré des droits de propriété a priori égaux.
Communauté de biens
17 La communauté, enfin, est la forme de propriété collective que l’on pourrait considérer comme la plus ‘pure’, au sein de laquelle le pouvoir des copropriétaires sur les biens est, théoriquement, à la fois entier et égal. La propriété de biens communs a pour origine le mariage, et n’est donc possible qu’entre conjoints. Jusqu’à l’ouverture du droit au mariage aux couples de même sexe en mai 2013, la communauté de biens constituait ainsi une forme strictement hétérosexuée de propriété collective. Elle est instituée par le ‘régime légal’ de la communauté de biens réduite aux acquêts, c’est-à-dire celui sous lequel les époux sont mariés par défaut s’ils n’ont pas fait de contrat et qui réglemente précisément la propriété et la gestion du patrimoine du couple [12] : tous les biens acquis pendant le mariage sont communs, à l’exception des biens hérités qui restent des biens propres. Les propriétaires en commun possèdent des droits de propriété pleins et entiers sur le bien et peuvent effectuer seuls, au nom de l’ensemble des propriétaires, la plupart des actes concernant le bien (art.1421 du Code civil). Quand la communauté doit être dissoute, les biens concernés sont partagés à égalité entre homme et femme.
18 Dans la plupart des couples mariés (83 % en 2010) [13], tous les biens acquis durant le mariage sont ainsi nécessairement des biens communs. Pour ces couples, dans le cadre juridique actuel, la communauté de biens assure aux femmes la propriété de la moitié de la richesse accumulée pendant le mariage, malgré les inégalités de revenus, et un pouvoir potentiel sur la gestion de ces biens. Les effets de ce régime matrimonial sur l’égalité de richesse sont cependant variables selon l’âge et l’écart d’âge entre conjoint∙e∙s (puisque tout ce qui a été acquis avant le mariage reste ‘propre’ à chacun∙e) et selon l’importance de leurs héritages respectifs (les biens hérités restent également des biens ‘propres’) (Bessière, Gollac 2014). Par ailleurs, tous les couples ne sont pas mariés sous le régime de la communauté : ils peuvent choisir de faire un contrat de mariage en séparation de biens, par exemple, chacun∙e possédant alors ses biens propres. Et on sait peu de choses des déterminants sociologiques du statut légal du patrimoine des couples : qui se marie et sous quel régime ? Les quelques analyses existantes montrent qu’au sein des couples mariés ce sont les plus fortunés et les plus inégalitaires qui ‘choisissent’ — en tout cas pour lesquels l’un des deux choisit — la séparation de biens (Gollac 2011 ; Frémeaux, Leturcq 2013). Quant aux analyses portant sur les déterminants de l’union libre (qui équivaut, d’un point de vue patrimonial, à une séparation de biens), elles en montrent pour l’instant surtout la complexité : l’union libre choisie entre personnes aux ressources de niveau équivalent (généralement diplômé∙e∙s et aux revenus relativement confortables) coexiste avec des formes subies d’union libre, lorsqu’on considère qu’on n’a pas les moyens de se marier dignement ou lorsqu’un∙e des conjoint∙e∙s refuse de le faire (en général l’homme, dans des situations inégalitaires du point de vue des ressources) (Belleau, Cornut St-Pierre 2011).
19 Par ailleurs, le cadre juridique de la communauté de biens ne garantit pas l’égalité des hommes et des femmes en matière patrimoniale. Christine Delphy a déjà souligné le caractère tardif de l’égalité des droits des époux sur les biens communs : il faut attendre 1965 pour que les deux membres du couple soient non seulement propriétaires à parts égales des biens mais aient aussi des droits de gestion équivalents sur ces biens (jusqu’en 1965, par exemple, une femme mariée ne peut faire aucune démarche auprès d’une banque sans l’autorisation de son mari). Après cette date, le caractère genré du pouvoir effectivement exercé sur le patrimoine commun des couples mariés reste peu étudié. Les travaux existants sur les rapports de pouvoir conjugaux autour de l’argent semblent montrer que si, dans les classes populaires, les femmes ont souvent la charge de gérer les situations économiques précaires (Perrin-Heredia 2011), la maîtrise de la gestion patrimoniale est plus fréquemment monopolisée par les hommes dans les groupes sociaux caractérisés par l’importance de leur capital économique (Roy 2005 ; Herlin-Giret 2016, p. 201). Les recherches sur l’accession à la propriété immobilière en milieu populaire montrent quant à elles la complexité des négociations conjugales qui conduisent à la décision d’acheter. Cette décision éloigne souvent les femmes du marché du travail, réduisant leur autonomie et les assignant à un travail domestique dont la valeur et ses retentissements sur la valeur du logement sont ignorés. Le bien ainsi acquis est plus volontiers et plus positivement investi par les hommes, qui y effectuent des travaux mobilisant des savoir-faire et compétences en matière de construction et de bricolage qui font l’objet d’une reconnaissance par l’entourage [14], sans remettre en cause leur carrière professionnelle (Lambert 2015). La communauté de biens, si elle correspond formellement à des droits de propriété strictement égaux et ‘neutres’ du point de vue du genre, ne signifie donc pas une égalité effective du pouvoir des hommes et des femmes sur la richesse du couple.
20 * * *
21 Étudier le genre du patrimoine ne se résume pas à reconstituer la richesse des hommes et des femmes en additionnant leurs droits de propriété personnels sur des biens. La propriété d’un bien, c’est-à-dire la possibilité de récupérer tout ou partie des fruits de sa vente, n’est en fait qu’un des aspects du pouvoir qu’une personne peut détenir sur un bien. La complexité du droit de propriété et les rapports de domination qui existent entre les hommes et les femmes qui se partagent théoriquement un même patrimoine (que ce soit le patrimoine commun d’un couple marié du point de vue du droit ou le patrimoine du ménage ou du foyer fiscal du point de vue des sources statistiques) induisent un pouvoir éminemment genré sur les biens qui composent ce patrimoine.
22 Le rapport entre droit de propriété et genre se joue ainsi à trois niveaux. Au premier niveau, lorsqu’on tente vaille que vaille de reconstituer des patrimoines individuels, on constate que la richesse des femmes est inférieure à celle des hommes [15]. Au deuxième niveau, on observe que les femmes ne détiennent pas exactement les mêmes droits de propriété que les hommes : comme on le voit dans le cas des sociétés, elles sont plus fréquemment propriétaires de biens dont elles ne détiennent pas les droits de gestion. Au troisième niveau, à droit de propriété formellement égal, leur position dans les rapports de domination qui se jouent entre propriétaires d’un même bien, notamment au sein de la famille, leur confèrent un pouvoir moindre sur le patrimoine, en particulier lorsqu’il est important. Le droit et son apparente neutralité jouent ainsi un rôle non négligeable à la fois dans la domination patrimoniale des femmes et dans son invisibilisation.
Notes
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[1]
C’est en particulier le cas dans les travaux de Thomas Piketty (2013).
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[2]
Malgré le passage de la notion de « chef de ménage » à celle de « personne de référence » en 1982, le sexe constitue, jusqu’en 2004, un des premiers critères de détermination de l’identité de la « personne de référence » d’un ménage par l’Insee (de Saint Pol et al. 2004).
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[3]
Ces questions conduisent à des déclarations qui ne correspondent pas nécessairement à la réalité juridique des droits de propriété. Par exemple, comme nous le verrons plus loin, deux conjoints mariés sans contrat de mariage sont propriétaires à parts égales de l’ensemble des actifs financiers acquis par l’un et l’autre pendant le mariage, notamment des comptes courants qu’ils ou elles ont pu ouvrir en leur nom propre.
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[4]
Ces chiffres portent ainsi sur les différents biens qui composent le patrimoine des 9 692 ménages qui ont répondu à l’enquête.
-
[5]
Ces chiffres portent sur les 5 126 transferts successoraux reçus d’ascendants (héritages et donations) déclarés par les personnes interrogées dans le cadre de l’enquête Patrimoine 2003-2004 de l’Insee.
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[6]
D’après les chiffres de l’enquête Insee « Emploi » 2014, les femmes ne constituent que 28,5 % des agriculteurs/agricultrices et 29 % des artisan∙e∙s, commerçant∙e∙s et chef∙fe∙s d’entreprise (et seulement 15,4 % des chef∙fe∙s d’entreprise de 10 salarié∙e∙s ou plus). Malgré la féminisation continue des professions médicales et du droit — les femmes constituant aujourd’hui 43,7 % des professions libérales —, les femmes y occupent beaucoup plus souvent des statuts dévalorisés renvoyant à l’absence de propriété des moyens de production (salariées ou collaboratrices, par exemple, versus associés et patrons) (Lapeyre, Le Feuvre 2009).
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[7]
On ne parlera pas ici de la copropriété, qui renvoie à l’organisation d’un immeuble ou groupe d’immeubles dont la propriété est répartie en lots. Chaque lot de copropriété comprend une partie privative à l’usage exclusif de chaque copropriétaire et une quote-part des parties communes réservée à tous ou à certains d’entre eux. L’organisation de la copropriété est fondée sur un acte, le règlement de copropriété, et sur la réunion de copropriétaires en un groupement, le syndicat. La copropriété désigne plutôt un mode de gestion de parties nécessairement communes de biens possédés séparément, qu’un type de propriété collective. La copropriété est aujourd’hui une modalité extrêmement courante de propriété des immeubles d’habitation : en 1996, les trois quarts des appartements sont en copropriété (contre 64 % en 1984), ce qui correspond à 2,3 millions de ménages copropriétaires (Bessière, Laferrère, 2002).
-
[8]
Les indivisaires peuvent établir des conventions garantissant un maintien de l’indivision, mais pour une durée maximum de cinq ans, et ils peuvent avoir recours au juge pour obtenir un sursis au partage d’une durée limitée.
-
[9]
La loi de 2006 a assoupli le cadre légal de la gestion des biens indivis, mais conserve le principe de la non-faculté de chaque propriétaire indivis d’accomplir seul les actes de gestion du bien : ces actes nécessitent non plus l’unanimité des indivisaires, mais l’accord des propriétaires des deux tiers du bien (art.815-3 du C.C.).
-
[10]
Jusqu’à l’application en janvier 2005 de la loi du 4 mars 2002, seuls les hommes peuvent transmettre leur nom de famille en France dès lors qu’ils reconnaissent l’enfant à sa naissance. Et d’après l’exploitation des bulletins statistiques d’état civil de naissance 2012 par l’Insee, l’attribution du nom du père reste la norme après l’application de cette loi : 82,8 % des enfants continuent de recevoir ce nom seul (6,9 % reçoivent le nom de leur père puis de leur mère, 1,6 % reçoivent celui de la mère puis du père, 2,2 % un nom composé de parties des noms de leurs parents, 6,5 % le seul nom de leur mère dont la moitié parce qu’ils n’ont pas été reconnus par un autre parent).
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[11]
Les entreprises familiales se transmettent le plus souvent de père en fils (Gollac 2009).
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[12]
Un contrat de mariage en communauté universelle institue également l’ensemble des biens des conjoints en biens communs. Les personnes mariées avant la loi du 13 juillet 1965 et n’ayant pas fait de contrat de mariage sont quant à elles mariées sous le régime de la communauté de meubles et acquêts instituant en biens communs tous les biens meubles du couple et acquis durant le mariage.
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[13]
Frémeaux et Leturcq (2013, p. 133).
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[14]
Si certaines femmes participent de façon parfois décisive aux travaux, cette participation fait l’objet d’une bien moindre reconnaissance (Gollac 2015).
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[15]
Voir notamment Deere et Doos (2006) et sur le patrimoine immobilier en France, Gollac (2011).