1Le droit des femmes à jouer un rôle dans la sphère publique constituait le principal objectif du mouvement féministe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Une majorité de féministes victoriennes étaient des libérales, pour la plupart convaincues que si les femmes décidaient d’entrer dans le monde de la citoyenneté et du travail salarié, ce devait être sur un pied d’égalité avec les hommes : équité sans favoritisme, tel était leur mot d’ordre. Dans les faits, les femmes devaient bien entendu choisir entre se marier et avoir des enfants, ou faire carrière. Les principaux courants féministes de l’entre-deux-guerres centrèrent leurs efforts sur la sphère privée et sur les besoins des mères (allocations familiales et contrôle de la natalité), mais ne remirent en cause ni l’obligation pour les femmes adultes de choisir entre famille et carrière, ni l’organisation du travail prévalant dans la sphère privée. L’ouvrage d’Alva Myrdal et de Viola Klein, Women’s Two Roles [1] (1956), fut le premier à suggérer — avec force prudence — que les femmes pourraient ‘tout avoir’, quoique successivement : travailler d’abord, devenir épouses et mères ensuite, pour finalement revenir sur le marché de l’emploi.
2 L’idée que les femmes ne doivent pas nécessairement choisir entre travail salarié, d’une part, et travail gratuit et maternité de l’autre, était quelque peu subversive dans les années 1950. À l’époque, Parsons (Parsons, Bales 1955) développait sa théorie sur la supériorité évidente du modèle familial de ‘Monsieur gagne-pain’, impliquant une ‘spécialisation’ des rôles entre époux : aux hommes de garantir le revenu ; aux femmes d’assurer le travail domestique et de care. Malgré l’influence des thèses de Parsons dans les pôles dominants de la sociologie, le point de vue de Myrdal et Klein se vit confirmé dans les faits. Les chiffres de 1951 sur l’emploi des femmes adultes au Royaume-Uni offraient un premier indice de ce que Hakim nomma le modèle à deux phases ou modèle bimodal du travail féminin (1979, p. 4). Suite à une forte chute du taux d’activité parmi les femmes mariées de 24 à 34 ans, on relevait une très légère augmentation chez celles de 35 à 44 ans. En 1961, le modèle bimodal s’affirma clairement, et en 1971, le taux d’activité des femmes plus âgées s’avérait supérieur à celui des plus jeunes. On ne saurait affirmer que l’analyse de Myrdal et Klein a pesé sur la révolution d’après-guerre concernant l’emploi des femmes mariées — Women’s Two Roles ne fut publié qu’en 1956. Mais elle concourut à légitimer le changement : dans les années 1970, le livre se vendait encore à quelque 1 500 exemplaires par an. Néanmoins, ce point de vue n’eut pas bonne presse dans les travaux féministes ultérieurs en raison à la fois : de la timidité des revendications avancées par les auteures à l’endroit des femmes mariées ; de leur tendance à centrer l’attention sur les femmes aux dépens des hommes ; et parce que les solutions proposées exigeaient davantage une adaptation de la part des femmes que des changements dans le comportement masculin ou en termes de structures. Myrdal et Klein ont certes anticipé les analyses du féminisme de la seconde vague sur le rapport entre travail salarié et non salarié ; mais un monde séparait leur confiance optimiste dans la possibilité et la nécessité pour les femmes de combiner foyer et travail, et la conviction des féministes suivantes que le fardeau de la ‘double journée’ conforte le statut inférieur des femmes dans la société.
3 Myrdal et Klein (surtout Myrdal) avaient tendance à subordonner les besoins des femmes à ceux de la nation, tout comme les politiciens des années 1940 insistaient sur la nécessité d’accroître la natalité pour préserver l’avenir de la race, plutôt que sur les besoins des mères à titre individuel. L’approche des auteures était sans doute dictée par des considérations tactiques : le souvenir des interdits professionnels de l’entre-deux-guerres, prescrivant aux femmes diplômées qui se mariaient de renoncer au travail à tout jamais, était encore très vif lorsqu’elles rédigeaient leur ouvrage. Leur argumentation répondait aussi à la préoccupation d’après-guerre de reconstruire une vie familiale traditionnelle. Néanmoins, ce livre reflétait des idées formulées par Myrdal et Klein dès avant les années 1950, à la fois sur le rapport historique entre travail et famille et sur la signification de l’égalité pour les femmes. Parmi les féministes d’après-guerre, elles n’étaient pas les seules à vouloir éviter toute notion d’égalité fondée sur la ‘mêmeté’, tout en ayant des réserves à propos des revendications invoquant la ‘différence’. Mais l’option d’un discours rationnel sur la contribution potentielle des femmes au progrès économique, plutôt que sur les droits liés à leur rôle dans la société, empêcha Myrdal et Klein de transformer leur plaidoyer pour la famille et le travail en une exhortation visant à transformer radicalement l’une et l’autre, car elles s’en tenaient à une participation accrue des femmes à l’emploi salarié, dans une optique avant tout masculine.
Myrdal et Klein
Premières idées : définir le ‘problème femme’ après-guerre
4 En 1950, Alva Myrdal était une experte de la famille et des politiques de populations, bien connue sur le plan international, suite à la parution de Nation and Family (Myrdal 1941). […] Dans un contexte marqué par les préoccupations internationales sur le déclin de la natalité, les prévisions des démographes sur la décroissance des populations et les mises en garde des chercheurs en sciences sociales quant aux implications négatives de tels processus pour le progrès social, Myrdal parvint à asseoir sa réputation dans le domaine des politiques à mener. Elle admettait l’importance du problème, tout en soulignant qu’être parent devait être un acte volontaire. La crise démographique découlait pour elle d’une crise de la famille en tant qu’institution : privée, dans le monde moderne, de sa fonction éducative, récréative et de protection, elle n’assumait plus sa fonction procréative. Une politique des populations devait donc impliquer l’ensemble des politiques sociales, l’objectif étant ni plus ni moins de réintégrer la famille dans la société au sens large. Il fallait permettre aux parents d’avoir plus d’enfants, plutôt que de les cajoler ou de les y contraindre.
5 Au fondement de ses préoccupations figuraient les besoins de l’État et de la nation, son approche étant celle de l’ingénierie sociale. La seule exigence d’une ‘politique familiale démocratique’ était que les politiciens respectent l’opinion publique. Mais cette dernière pouvait faire l’objet de manipulations et Myrdal se demandait carrément si on ne pourrait pas, grâce à un consensus démocratique, instaurer une politique de stérilisation obligatoire, malgré l’appui limité vis-à-vis d’une telle option.
6 Vu sous cet angle de planification sociale, le statut des femmes au sein de la famille devenait bien sûr problématique : elles étaient insuffisamment préparées au fonctionnement d’une société industrielle moderne et il fallait les aider à ‘rattraper leur retard’ :
Le sexe féminin est un problème social. Que la femme soit jeune ou âgée, qu’elle soit mariée ou non, que l’épouse travaille ou pas, elle risque de constituer un obstacle — avant tout d’ordre économique, car la famille et le mariage sont encore peu ajustés au nouvel ordre économique. C’est une question vitale pour l’individu et la société puisque la famille est au fondement des relations sociales (Myrdal 1941, p. 418, note 4).
8 Les conclusions de Myrdal — à savoir la nécessité de collectiviser la garde d’enfants et d’inciter les femmes à prendre un emploi salarié, parallèlement à des changements dans l’organisation du travail et de meilleures opportunités de formation — sont restées autant d’objectifs pour les féministes qui l’ont suivie. Mais la méthode employée revenait à nier toute revendication liée aux droits individuels et à proclamer le lien indéfectible entre les besoins de l’État et ceux de chaque femme prise séparément.
Une politique des populations de type démocratique constitue un nouveau tremplin pour la lutte des femmes mariées réclamant le droit de travailler. Parallèlement, la frontière entre groupes féministes devrait bouger pour prendre acte de cette nouvelle articulation entre intérêts individuels et sociaux (Myrdal 1941, p. 121).
10 Les mécanismes retenus par Myrdal se voulaient sincèrement progressistes, mais sa foi dans la planification rationnelle, en parfaite symbiose avec les plans de l’État-providence britannique fondé sur les piliers jumeaux de Beveridge et Keynes, pouvait aussi bien servir à conforter qu’à saper certains traits de la subordination des femmes au sein de la famille, et faciliter aussi bien l’exercice d’un contrôle social que la liberté individuelle.
11 Myrdal était convaincue que sa vision du rôle des femmes dans la famille et dans la société épousait au mieux les besoins des années 1950. Tout comme Eleanor Rathbone, elle était sensible à la fragilité économique induite par la dépendance des femmes et des enfants vis-à-vis du salaire familial et elle proposait d’y substituer une forme de mariage plus égalitaire donnant aux femmes la possibilité de travailler à l’extérieur et ne prônant plus la supériorité des hommes. Pour le reste, elle évoquait à peine l’importance que ces derniers changent de comportement, si ce n’est pour se réjouir de leur supposée meilleure implication dans l’univers domestique, aux États-Unis. Beveridge, lui aussi favorable à un mariage égalitaire et soucieux d’améliorer le statut des femmes dans l’après-guerre, proposait quant à lui une version tout autre de l’État-providence, rendant les femmes mariées encore plus dépendantes de leur maris par le biais d’un système d’assurance, de pensions et d’assistance à l’échelle nationale (Beveridge 1942). Un État-providence pouvait aussi bien maintenir la division traditionnelle du travail entre époux que promouvoir le changement, mais Myrdal ne paraissait pas consciente de la fragilité de son point de vue, tant elle croyait au pouvoir de conviction d’une argumentation rationnelle.
12 Si Viola Klein rejoignait Myrdal quant au problème majeur rencontré par les femmes (toutes deux parlaient de ‘dilemme’), son approche différait quelque peu. Myrdal, pour sa part, soulignait les divers facteurs — orientation professionnelle, organisation domestique, équilibre individuel — pesant sur la décision des femmes d’être épouse/mère et/ou travailleuse. Klein, de son côté, évoquait dans son premier ouvrage, The Feminine Character (1946), le dilemme psychologique résultant pour elles du contraste entre le changement de situation dans les faits (la plupart des femmes adultes travaillaient à l’extérieur) et le maintien de conceptions et d’attitudes traditionnelles (dans l’univers domestique). Formée à l’école de Mannheim sur la recherche interdisciplinaire et qualitative visant à une ‘connaissance sociologique globale’, Klein avait beaucoup plus tendance à adopter un point de vue d’ensemble pour analyser ce dilemme central entre foyer et travail. Elle aussi replaçait le phénomène dans son contexte, tout en se montrant plus prudente sur ses phases de développement que ne le faisait Myrdal, habitée par l’idée que les femmes tardaient à s’adapter au processus d’industrialisation, mais peu attentive aux causes historiques. Dans The Feminine Character, le changement technologique et la réduction de la taille familiale apparaissent comme les deux principaux facteurs qui sous-tendent l’implication accrue des femmes dans le travail. Mais Klein s’étend aussi plus longuement sur les conflits vécus à titre individuel par les femmes, accusées d’avoir échoué tant dans leur rôle public que privé. Toutefois, Women’s Two Roles ne cherchait pas à élucider ce type de conflits mais bien — en présentant une série de mécanismes à la fois individuels et collectifs, propres à réconcilier travail et famille — à nier l’existence même de tels dilemmes.
13 L’objectif premier de Klein, en écrivant The Feminine Character, était d’explorer le concept de féminité, de montrer en quoi ce dernier avait changé suite aux mutations de la condition matérielle des femmes, et en quoi le ‘climat ambiant’ pesait sur la connaissance scientifique. En d’autres termes, contrairement à Myrdal, elle insistait sur le genre en tant que construction sociale, avec des conclusions souvent bienvenues. À propos de Freud et de Weininger, elle écrivait notamment :
Leur posture révolutionnaire vis-à-vis d’un monde de tabous [ne les empêche pas d’être] les enfants d’une époque révolue, dans la mesure où ils considèrent les rapports de sexe, propres à leur milieu social bourgeois, comme valides à jamais (Klein 1946, p. 67). […]
15 Dans l’édition de 1971, elle admettait avoir voulu bien davantage étudier les théories en vigueur sur la psychologie féminine que produire elle-même une étude psychologique sur les femmes ; mais l’ouvrage n’en comprend pas moins une part importante de ses propres réflexions.
16 En dépit de sa démonstration convaincante sur la dimension socialement construite du concept de féminité, objet de mutations constantes, Klein se gardait de rejeter l’idée de différences sexuelles, qu’elle ne concevait pas comme une projection amenée à disparaître. En fait, tout comme Herbert Spencer à la fin du XIXe siècle, elle pensait que les traits masculins et féminins (parfois synonymes de mâle et femelle dans ses propos) étaient nécessaires au progrès social. Dans cette optique, elle se disait pleinement d’accord avec le ‘plaidoyer démocratique’ de Margaret Mead, favorable à un maximum de diversité en matière de comportements humains. Il ne s’agissait ni de vouloir perpétuer les différences sexuelles, en niant la part de traits masculins et féminins présents en chacun de nous, ni de revendiquer des droits égaux et une ‘équité sans favoritisme’, en niant l’existence de telles différences et en condamnant les femmes à s’adapter aux modèles masculins. Klein ne creusait pas les implications de son analyse concernant le sexe, le genre et l’égalité, mais elle rejoignait Myrdal quant à l’importance d’offrir aux femmes le plus grand nombre de choix possibles, même si cette conclusion s’appuyait sur des considérations liées au genre plutôt qu’à des besoins sociétaux ou de développement. Pourtant, son analyse faisait elle aussi l’impasse sur les causes — autres que les forces aveugles économiques et sociales — déterminant le statut des femmes.
Collaboratrices de recherche [2]
17 C’est à la requête d’Alda Myrdal qu’en 1951, Viola Klein s’engagea dans la rédaction de l’ouvrage à venir : Women’s Two Roles. La Fédération internationale des femmes universitaires (IFUW) avait confié à Myrdal le soin de mener une enquête transnationale sur les besoins des femmes aspirant à mener de front travail et famille. Avant d’entrer à l’ONU en 1949, elle avait rassemblé une grande partie du matériel empirique — dont des questionnaires diffusés par les sections de l’IFUW. Ayant lu la thèse de Klein à l’origine de The Feminine Character, elle lui demanda de contribuer à la préparation du manuscrit. Bien que beaucoup plus novice en la matière, Klein élabora seule une première mouture, tout en poursuivant un travail visiblement fastidieux au Foreign Office. Elle envoyait des versions préliminaires à Myrdal en vue de commentaires et de corrections — un travail de finition que cette dernière jugeait à l’évidence essentiel.
18 De ce labeur prolongé sortit un volume au final relativement mince. Women’s Two Roles ne parut qu’en 1956, en raison du calendrier international de Myrdal, très chargé. Klein ne cessait de lui écrire en s’excusant d’insister, faisant part de ses préoccupations face aux travaux en cours sur un thème analogue — elle craignait notamment la concurrence du livre de Judith Hubback sur les carrières des femmes diplômées devant paraître en 1953 (Hubback 1957) — et expliquait son besoin de mettre un terme à leur ouvrage pour l’avancement de sa propre carrière. Ce ne fut certainement pas la ‘collaboration harmonieuse’ qu’évoque Myrdal dans sa préface. En tant que jeune assistante de recherche, Klein avait une position fragile et Myrdal, très grande dame, ne manifestait guère d’empathie féministe à ce propos. En 1953 et 1954, Klein lui demanda de l’aide pour trouver un nouvel emploi mais ne reçut aucune réponse positive de sa part. Un an plus tôt, elle avait demandé à ce que l’ouvrage soit signé de leurs deux noms et manifesté son désarroi face aux allégations de Myrdal confiant à l’éditeur que Klein n’avait pas contribué à l’ouvrage autant que prévu initialement. Klein protesta qu’elle ne voyait pas en quoi elle aurait pu en faire davantage, tout en s’efforçant désespérément de convaincre Myrdal qu’elle ne se sentait pas lésée :
Vous êtes une femme très occupée et il était clair pour moi dès le départ que l’essentiel de la rédaction et de la recherche m’incomberait … J’ai aimé faire ce travail, et c’est ma principale récompense [3].
20 Myrdal répondit sur le champ qu’elle n’avait pas voulu l’offenser, son seul désir étant de justifier sa demande à l’éditeur de pouvoir relire le manuscrit une fois de plus. Néanmoins, elle continuait à hésiter sur une signature conjointe en expliquant que le contrat avec l’éditeur avait été passé à son seul nom et qu’après tout, elle avait financé la recherche.
21 Myrdal était une auteure et une experte mondialement connue. Klein était relativement isolée et peu sûre d’elle-même. Écrivaine aguerrie, Myrdal travaillait indubitablement plus vite que Klein, révisant à l’occasion trois chapitres en trois jours, entre deux engagements. Aucun désaccord sérieux ne transparaît de leur correspondance quant aux idées et à l’orientation du livre. Leurs aptitudes respectives semblaient à l’évidence se compléter. Klein abordait la nature des questions traitées, en laissant les implications politiques à Myrdal : elle exposait les problèmes, proposant de souligner certains points. Myrdal acceptait ou rejetait ses suggestions, les reformulait ‘conférant tonus et vitalité’ à l’ouvrage, comme Klein le reconnut volontiers [4]. Le projet devait nettement plus à la contribution de Klein qu’à celle de Myrdal, et il joua un rôle infiniment plus central pour l’identité de la première que pour la seconde. Il semble pourtant que l’influence exercée par Myrdal contribua à rendre l’étude plus acceptable, stratégiquement parlant. S’il n’avait été que de Klein, le livre aurait été plus académique, davantage fondé sur une analyse des rôles sexués. Mais à l’image du peu d’empathie manifesté vis-à-vis de la situation de Klein, Myrdal considérait celle des femmes comme un problème abstrait plutôt que comme une question sociale exigeant un examen plus poussé. Comparativement, l’approche de Klein apparaît plus pertinente — en raison à la fois de sa propre expérience de femme menant une lutte isolée pour faire carrière et d’une conception plus solide du sexe et du genre. Leurs préoccupations distinctes se reflétèrent dans leur appréciation respective du livre. Lorsqu’en 1954, l’éditeur décida que les chapitres rédigés manquaient de tonus, Myrdal agréa, confessant son incapacité à faire preuve de ‘zèle missionnaire’ pour le message du livre, sauf sur un point : l’appel à diminuer le temps de travail pour que la population laborieuse ait davantage de temps à consacrer aux siens et permettre une vie de famille plus riche et plus créative [5]. Aux yeux de Klein, la dimension essentielle de l’ouvrage résidait dans l’accent mis sur les diverses phases marquant la vie des femmes et dans l’idée qu’une planification rationnelle leur permettrait de mieux contrôler le cours de leur existence.
Le propos de Women’s Two Roles et son contexte
22 D’emblée, il fut clair pour les deux auteures qu’elles entendaient défendre le droit des femmes actives à faire carrière tout en ayant une famille. Mais savoir comment argumenter et sur quoi mettre l’accent s’avérait malaisé. Finalement, l’insistance de Myrdal sur les besoins de l’État et de la nation l’emporta pour justifier le travail des femmes mariées, aux dépens du propos initial de Klein sur le sexe, le genre et l’égalité. L’idée de centrer l’analyse sur les droits des femmes ne serait venue ni à l’une, ni à l’autre.
23 D’un point de vue historique, affirmait l’ouvrage, l’emploi des épouses n’était que la dernière étape de la longue marche des femmes pour s’ajuster au processus d’industrialisation — le point de vue de Myrdal considérant ces dernières comme « retardataires en la matière » sous-tend le chapitre sur le cours de l’histoire (Myrdal, Klein 1956, p. 7, note 1). Le nombre croissant de femmes actives était présenté comme une reconquête de positions perdues au cours de la première phase d’industrialisation, lors de la séparation entre foyer et travail — le tout assorti d’une comparaison romantique avec l’économie familiale ‘plus équilibrée’ de la période préindustrielle. Leur assertion que l’industrialisation, en dissociant foyer et lieu de travail, avait réduit le rôle des femmes, se rapprochait plus du texte classique d’Alice Clark (1919) sur le travail féminin dans l’Angleterre du XVIIe siècle (non mentionné dans leur bibliographie) que de l’autre approche classique qu’elles citaient, celle d’Ivy Pinchbeck (1930) résolument optimiste face à la ‘spécialisation’ croissante des rôles entre maris gagne-pain et épouses/mères à plein temps. En 1955, Myrdal suggéra à Klein de parler d’une révolution en deux temps concernant le rapport des femmes au travail durant le processus d’industrialisation : d’abord la phase où elles furent exclues de l’activité économique, puis celle où elles parvinrent à s’y réinsérer, avec une temporalité différente pour les ouvrières et les femmes des classes moyennes. Klein répliqua qu’il serait préférable d’évoquer le processus en deux temps du retour à l’emploi, par les célibataires d’abord, et par les femmes mariées ensuite [6]. Et ce fut pour l’essentiel la ligne adoptée dans l’ouvrage. Au bout du compte, Myrdal et Klein n’opéraient pas de distinguo entre classes sociales, et leur analyse collait avant tout à l’expérience des femmes des classes moyennes, au cœur de leurs préoccupations. Klein avait déjà énoncé clairement dans The Feminine Character le point de vue (erroné) selon lequel ces dernières, en tant qu’enquêtrices et travailleuses sociales, constituaient le fer de lance du retour des femmes dans le monde de l’emploi rémunéré.
24 L’idée des femmes exigeant d’occuper leur juste place dans la sphère publique renvoyait à l’argument voulant qu’elles soient de plus en plus disponibles pour le travail salarié, vu leur longévité croissante et la réduction de la taille familiale. Myrdal et Klein estimaient que la maternité et l’éducation des enfants n’occupaient plus qu’un tiers de la vie des femmes adultes. En outre, le plein emploi (masculin) et la croissance constante de l’économie d’après-guerre requéraient davantage de main-d’œuvre et ne pouvaient tolérer l’improductivité féminine. Pas plus que les femmes, à leurs yeux, ne pouvaient se permettre de réclamer leurs pleins droits de citoyennes sans contribuer à l’économie. Comme les lettres de Klein à Myrdal en témoignent clairement dès le début de leur collaboration, cette argumentation reposait sur l’absence de ressource significative de main-d’œuvre autre que celle des femmes mariées. Klein était particulièrement frappée par ses premiers calculs montrant que si les femmes travaillaient, ne serait-ce que durant la moitié de leur vie d’épouse, cela leur laisserait non seulement dix-sept ans et demi pour l’éducation des enfants, mais cela accroîtrait la main-d’œuvre globale de Grande-Bretagne ou des États-Unis de 12,5 à 14 %, permettant d’adopter la semaine de cinq jours, avec davantage de temps libre pour chacun·e [7].
25 Myrdal et Klein cherchaient ensuite à démontrer que, dans une série de pays européens et aux États-Unis, les femmes mariées occupaient déjà trop de place dans l’emploi pour qu’on prétende les en expulser. Certes, les femmes désiraient travailler pour des raisons économiques et psychologiques, mais les facteurs liés à la demande apparaissaient encore plus forts. L’économie avait besoin de leurs compétences, mais vu leurs obligations familiales, les femmes mariées s’avéraient des travailleuses moins fiables : plus grand absentéisme, turnover et manque de flexibilité. La réponse, affirmaient les auteures, était de prendre pour variable l’organisation du travail plutôt que les femmes actives. Cela sonnait bien, mais en termes de recommandations politiques, cela n’impliquait qu’une réforme partielle et non un changement de structure radical fondé sur un système d’orientation professionnelle plus efficace, l’extension des congés maternité, des programmes de recyclage pour les femmes âgées de plus de 40 ans, et la création accrue de services collectifs de blanchisserie et de repas pour favoriser la rationalisation du travail ménager. En fait, elles défendaient surtout l’idée que les femmes elles-mêmes devaient apprendre à mieux s’organiser en vue d’une carrière en deux temps, chose essentielle aux yeux de Klein.
26Leur souci de présenter l’articulation entre foyer et travail comme un processus rationnel, naturel et allant plus ou moins de soi se refléta dans leur quête durable d’un titre adéquat pour leur livre [8]. Elles optèrent d’abord pour Professional Women and their Opportunities [9], mais c’était trop explicite quant à leur objectif. À la fin 1952, Myrdal suggéra The surplus Energy of Women [10], soulignant en quoi les compétences et les efforts des femmes risquaient d’être gaspillés. En 1954, Klein penchait pour Motherhood and Career – Conflicting Roles or Double Opportunity? [11]. Mais Myrdal voulait éviter toute formule risquant d’évoquer un conflit dont elles récusaient l’existence. Elle aimait bien Two Lives for One [12], titre minimisant à la fois le conflit et le fait que l’ouvrage portait sur les femmes. Women’s Two Roles s’avéra probablement juste assez neutre à son goût.
27 Au regard de l’idéologie familialiste dominant les années 1950, on comprend mieux le souci des auteures de choisir la meilleure formulation possible pour présenter leur propos : la question du taux de naissance restait centrale dans cette société qui n’avait pas encore enregistré l’existence d’un baby boom — tout comme le travail des femmes mariées tardait à se voir légitimé par le nombre croissant d’épouses actives professionnellement. Médecins, travailleurs sociaux, spécialistes des sciences sociales, magistrats et politiciens : tous exprimaient leur désir de voir la famille ‘rétablie’ sur des bases traditionnelles — les universitaires étant les premiers à condamner les retombées du travail des femmes mariées pour le développement des enfants.
28 Comme toute féministe de la première vague, Myrdal et Klein se devaient d’interroger l’assertion selon laquelle le travail des femmes mariées entraînait une diminution des taux de fertilité (au XIXe siècle, la question aurait sûrement porté sur les conséquences des études supérieures). Elles convenaient de la difficulté à combiner travail et famille — d’où, pour partie, leur idée d’une carrière en deux temps à l’âge adulte — mais du fait de leur optimisme sur les évolutions en cours, elles jugeaient cet obstacle moindre que trente ans plus tôt et appelé à s’atténuer avec les avancées à venir du progrès technologique. En outre, Myrdal jugeait certainement que le souci du taux de natalité, conjointement aux besoins de main-d’œuvre, pouvait s’avérer un avantage pour les femmes. Women’s Two Roles reprenait l’observation faite dans Nation and Family que le problème d’actualité résidait moins dans le droit des femmes mariées à travailler que dans les droits des travailleuses à se marier [13]. Dans l’ouvrage en question, elle déclarait :
La question essentielle, en ce moment décisif, est que le thème relatif à la population, jusque-là aux mains des antiféministes, leur a été retiré pour devenir un formidable instrument au service de l’idéal d’émancipation [14].
30 Il existe des preuves à l’appui de sa thèse que les arguments officiels étaient pris à rebours, mais pas au point de soutenir les revendications féministes. En vue de la demande accrue de main-d’œuvre parmi les femmes mariées, la Commission royale sur la population de 1949 saluait l’idée qu’elles aient deux activités, considérant que rien d’essentiel ne s’opposait à l’usage de contraceptifs [15]. Au même titre, devant les craintes des offices gouvernementaux et des chercheurs en sciences sociales que le vieillissement de la population n’entraîne un taux de dépendance accru, le ministère du Travail encourageait les employeurs à embaucher des personnes capables et désireuses de travailler, quel que soit leur âge, y compris des femmes mariées relativement âgées (Ministry of Labour 1952). Néanmoins, l’antienne d’après-guerre sur l’urgence de reconstruire la famille allait à l’encontre de telles préoccupations, et en particulier du plaidoyer de Myrdal et Klein en faveur de l’emploi féminin. Comme l’a montré Denise Riley, au moment même où le ministère du Travail incitait davantage de femmes mariées à travailler, le ministère de la Santé procédait à la fermeture de crèches ouvertes durant la Deuxième Guerre mondiale, au prétexte qu’une vie de famille stable exigeait des mères à plein temps (Riley 1983).
31 En adoptant le sous-titre ‘Famille et travail’, Myrdal et Klein savaient qu’elles risquaient de laisser entendre que le foyer n’impliquait pas de travail, et donc d’apparaître insultantes alors même que le poids du rôle domestique des femmes était constamment souligné […]. Beveridge, notamment, ne cessait de louer le ‘travail vital’ accompli par les épouses et mères « pour perpétuer comme il se doit la race britannique et les idéaux britanniques de par le monde » (Beveridge 1942, p. 53). James C. Spence, un pédiatre renommé, appuyait le Plan de sécurité sociale de ce dernier pour autant qu’il favorise un type de famille traditionnel et souligne l’importance de la maternité à plein temps (Spence 1946). Quant à lui, John Newsom (1948) produisit un rapport préconisant une éducation séparée pour les filles — axée sur des thèmes domestiques — à l’aune des courants eugénistes du début du XXe siècle. Myrdal et Klein n’étaient d’ailleurs pas les seules féministes à penser qu’il fallait admettre la force de tels propos. L’ouvrage de Judith Hubback sur les femmes universitaires allait nettement plus loin dans la recherche de convergence avec le point de vue majoritaire voulant que le devoir premier des épouses soit le foyer et la famille : elle leur concédait le droit à une vie propre uniquement si « le mari, les enfants et la maison n’étaient pas négligés » et pour autant qu’elles disposent du plein accord et du soutien de leur époux (Hubback 1957, p. 155, note 12).
32 Myrdal et Klein condamnaient sans ambages les chantres du travail ménager qui, au nom du respect d’un ‘devoir sacré’, assignaient une corvée gratuite aux femmes au foyer. Elles dénonçaient le fait que ce labeur implique, « comme aucun autre travail », une perte de temps et d’énergie, citant des études selon lesquelles les femmes mariées actives hors du foyer parvenaient à réduire de dix heures le temps hebdomadaire consacré à ces tâches lorsqu’elles n’avaient pas d’enfants, et de trente heures lorsqu’elles en avaient (Myrdal, Klein 1956, p. 36, note 1). Elles n’argumentaient toutefois jamais en faveur d’une répartition équitable du travail entre mari et femme dans la sphère privée, se contentant d’appeler à un partenariat qui remplace le modèle du foyer patriarcal et à ce que les maris s’impliquent davantage dans « la construction de la vie familiale ». Au final, cela supposait que toute épouse s’engageant dans un travail salarié hors du foyer assume inévitablement une double tâche, et elles suggéraient bien sûr de faire l’éloge des femmes à ce propos, plutôt que de les critiquer. Mais leur posture à l’égard du fardeau imposé par le travail ménager, à la différence de l’éducation des enfants, restait ambivalente. Les femmes sans enfants à charge risquaient autant de se voir condamnées pour oisiveté si elles ne prenaient pas d’emploi que couvertes d’éloges pour assumer une double journée. Difficile ne pas conclure qu’en définitive, Myrdal et Klein ne considéraient pas le labeur ménager comme un véritable travail. À leurs yeux, il avait perdu toute dimension productive, et quoique jugeant l’éducation des enfants indispensable et fort utile, elles tendaient à n’attribuer le label ‘travail’ qu’à l’emploi salarié. Cela tenait à leur argumentation, avant tout centrée sur les besoins accrus de l’État en main-d’œuvre pour assurer le progrès économique et social et sur le devoir des femmes, en tant que citoyennes, de répondre à cette demande. Vu le poids conféré aux besoins nationaux, le résultat était d’inciter les femmes à assumer leur devoir en tant que salariées, plutôt que de promouvoir leur droit à travailler à l’extérieur.
33 Elles se montraient beaucoup plus attachées à l’idée que les mères de jeunes enfants ne devraient prendre d’emploi en aucun cas, ce qui sous-tendait au premier chef leur valorisation d’une carrière en deux temps pour les femmes mariées. L’un des premiers ouvrages que Klein demanda à Myrdal de lui envoyer en 1951 fut Maternal Care and Mental Health de Bowlby (1951), un texte classique sur l’importance de la maternité à plein temps pour le développement normal de l’enfant. La littérature d’après-guerre attachait généralement la plus grande importance au rôle des mères au sein de la famille. Spence estimait que les femmes n’atteignaient leur ‘pleine maternité’ qu’au sixième ou au septième enfant (Spence 1946, p. 49, note 27). De son côté, le psychologue Winnicott insistait, dans son émission de radio, sur la qualité naturelle du rapport mère/enfant et sur la place naturelle de la femme mariée au foyer.
Le discours sur les femmes refusant d’être des ménagères me paraît un pur non-sens car il n’est aucun lieu où elles ont une telle autorité que dans leur foyer (Winnicott 1957, p. 88).
35 Nombre de travailleurs sociaux, conseillers ou magistrats reprenaient à leur compte le lien établi par Bowlby entre ‘manque d’affection’ ou manque maternel, et enfants délinquants. Basil Henriques, un magistrat de l’East London écrivait :
Pour moi, le changement majeur de la société moderne concerne, de loin, la perte d’importance accordée à la famille ; d’où la présence parmi nous d’un si grand nombre d’enfants souffrants, malheureux et délinquants … L’une des réformes les plus urgentes pour assurer la création de foyers accueillants consiste à réguler le temps de travail des mères d’enfants en âge scolaire (Henriques 1955, p. 23).
37 En 1952, Myrdal insista sur la nécessité d’ajouter un point à ceux déjà développés sur la situation des femmes de l’époque :
Durant leurs premières années, les enfants ont besoin de l’attention sans partage d’une personne, et au premier chef de leur mère. À titre individuel, les mères devraient avoir le droit d’interrompre leurs autres tâches durant une phase de maternité créative et active [16].
39 Il fut décidé de consacrer un chapitre entier à l’éducation des enfants, à leur équilibre, leur besoin de disposer d’une mère à plein temps, tout en évoquant la nécessité du retour à l’emploi des femmes plus âgées, avec l’hypothèse qu’une attitude de surprotection pouvait s’avérer aussi préjudiciable au bien-être de l’enfant que le manque de présence maternelle.
40 Au moment de la rédaction de Women’s Two Roles, il existait peu d’analyses pertinentes de la pensée de Bowlby sur lesquelles s’appuyer. Aussi les auteures étaient-elles heureuses de citer Margaret Mead, dont les propos sur « cette nouvelle et subtile forme d’antiféminisme » avaient marqué Klein (Myrdal, Klein 1956, p. 129, note 1). Elles formulèrent en outre diverses remarques préliminaires devant par la suite servir de tremplin aux critiques adressées à Bowlby : le fait, notamment, que ses conclusions découlaient d’une étude sur des enfants totalement privés d’attention maternelle, suite à une séparation traumatisante en période de guerre. Les études ultérieures de Klein sur le travail des femmes mariées, publiées dans les années 1960, devaient étayer de façon plus solide encore le réquisitoire à l’encontre des idées de Bowlby (Klein 1965, p. 142-50). En 1956, Myrdal et Klein ne pouvaient qu’alerter le lectorat européen sur les dangers des écrits (avant tout américains) concernant le ‘momisme’ — attitude d’hyperprotection supposée des femmes au foyer à plein temps, elles-mêmes peu stimulées sur le plan intellectuel et en outre accusées de mal éduquer les enfants.
41 Dans l’ensemble, Myrdal et Klein collaient moins à la pensée d’après-guerre sur la famille et le rôle des femmes que d’autres féministes. On en veut pour preuve la position de la Conference on the Feminine Point of View (citée par Judith Hubback dans son étude sur les épouses diplômées du supérieur), dont faisaient partie les féministes bien connues de l’entre-deux-guerres, Eva Hubback et Mary Stocks. En 1952, les membres de la Conférence annoncèrent qu’elles s’intéressaient moins à l’égalité qu’à la différence : elles jugeaient les femmes plus compatissantes, davantage portées sur l’empathie spontanée et plus enclines que les hommes à faire preuve d’abnégation vis-à-vis d’autrui. Quant aux filles, elles devaient s’attendre à des carrières sérieusement interrompues par les maternités et, en outre, « s’y consacrer dans la joie et non à contre-cœur » (Campbell 1952, p. 40). Judith Hubback répéta en 1957 :
Le féminisme moderne rationnel se fonde sur la diversité des sexes, il n’est pas bêtement égalitaire. Il tient compte des différences, non pour les exacerber, mais uniquement pour voir ce que chacun des deux sexes peut apporter au bien commun (p. 83, note 12).
43 En fait, tant la Conférence et Hubback que Myrdal et Klein entendaient inciter les femmes diplômées à s’imposer davantage hors du foyer et de la famille (il n’était pas question des femmes de la classe ouvrière dans la plupart des écrits féministes d’après-guerre) ; mais elles craignaient encore plus de revendiquer le droit des femmes à jouer un tel rôle. En 1956, les activités du mouvement féministe organisé étaient très limitées. Deux organisations féministes en faveur de l’égalité, le Six Point Group et la Married Woman’s Association choisirent cette année-là comme thème de leur conférence : ‘Married Women out at Work’ [17]. Deux rapports furent présentés aux déléguées, l’un sur les travaux de Myrdal et Klein par la trésorière de la Fédération britannique des femmes universitaires, et l’autre sur l’enquête de Hubback par Betty Scharf, professeure de sociologie à la London School of Economics. Dans ses remarques introductives, H. Hunkins Halliman, présidente du Six Point Group, souligna que les femmes actives constituaient désormais « un élément incontournable de la vie économique nationale » et qu’il fallait mettre en place les équipements nécessaires pour les aider à assumer leur tâches en tant que femmes et mères, et en tant que travailleuses [18]. Sans hésiter, féministes et non-féministes reprirent immédiatement à leur compte la formule de Myrdal et Klein sur les ‘deux rôles’.
44 Tout comme elles, ces femmes cherchaient à asseoir leur cause sur les besoins de la nation et de la société plutôt que sur les droits des femmes. Myrdal et Klein évoquaient peu les aspirations des femmes, en matière d’épanouissement personnel notamment, se contentant d’insister sur les moyens matériels à même d’assurer l’indépendance des veuves et des divorcées. Mais de telles mesures pouvaient aussi bien passer pour favorables aux intérêts de l’État, qui n’aurait plus à leur verser de pensions. Leur démonstration s’appuyait sur un tri de données agrégées, à la façon d’un rapport gouvernemental, et visait à présenter une étude de cas rationnelle à l’intention des politiciens. Contrairement aux enquêtrices sociales du début du siècle, ni Myrdal et Klein, ni les autres auteures féministes s’exprimant à ce propos ne s’intéressaient aux expériences concrètes des travailleuses. Seul Ferdinand Zweig s’appuya sur du matériel de terrain lors de son soi-disant voyage au pays inconnu du travail féminin, au début des années 1950 (Zweig 1952). Il fut assez honnête — Klein s’en réjouissait — pour admettre que, loin des ouvrières opprimées et accablées par la tâche qu’il pensait rencontrer, les femmes interviewées paraissaient heureuses de travailler à l’extérieur [19].
45 Quoi qu’il en soit, les observations de Myrdal et Klein pouvaient s’avérer remarquablement pertinentes. Leur étude du comportement des femmes actives, en particulier, devançait les analyses féministes ultérieures sur le salaire familial et le rapport entre travail payé et non payé [20] :
On a donc affaire à un cercle vicieux : les inégalités de rémunération affectent leur sentiment de faire « carrière » et contribuent au manque de suivi dans l’emploi des femmes, et c’est principalement à cause de ces interruptions qu’elles sont moins payées et rencontrent des obstacles en matière de promotion (Myrdal, Klein 1956, p. 108, note 1).
47 Toutefois, elles ne creusaient pas plus avant les implications de telles remarques et revenaient sur le champ aux ‘réalités sociales’ — le fait que les femmes ‘gaspillaient’ leur formation, qu’elles s’avéraient peu flexibles et peu fiables, du point de vue des employeurs — et aux moyens concrets d’améliorer la situation.
48 Myrdal et Klein désiraient que les femmes aient davantage de choix, mais elles n’étaient pas prêtes à argumenter dans une optique de genre car il aurait fallu s’en prendre aux privilèges des maris et des travailleurs masculins. Elles s’efforçaient de montrer que la ségrégation de la main-d’œuvre ôtait tout sens aux inquiétudes de ces derniers vis-à-vis de la concurrence féminine et, faute de remettre en cause la division du travail domestique, elles étaient prêtes à admettre les craintes des hommes que leurs épouses n’en fassent trop et leur refus qu’elles ne prennent un emploi [21]. Autrement dit, c’est aux femmes qu’il revenait de changer. Le principal conseil des auteures à leur endroit, Klein le soulignait à juste titre, était de se préparer à une interruption de carrière durant quelques années et de choisir des emplois compatibles à cet effet, tel l’enseignement. Ironiquement, vu le rejet initial de Klein des concepts féministes en matière d’égalité — qu’il s’agisse de ‘égale mais différente’ ou de ‘équité sans favoritisme’ — et vu leur souci à toutes deux de voir l’organisation industrielle intégrer les femmes, elles leur laissaient finalement le soin d’opérer les ajustements nécessaires, avec un peu d’aide sous forme de programmes de recyclage et d’équipements publics. Dès lors, un emploi mal payé en vertu de la ségrégation des sexes devenait un compromis pour avoir le privilège de devenir mère. Une telle perspective n’offrait aucune apparence d’égalité formelle ou substantielle, revenant tout juste à se contenter du statu quo. […]
49 Le désir de Myrdal et Klein de ne pas transformer les femmes en héroïnes — gérant conjointement foyer, famille et carrière — et le poids accordé à leur vie familiale trouva des échos dans l’œuvre de Betty Friedan (1981) et de Germaine Greer (1984), ainsi que dans l’apologie de la culture féminine, surtout aux États-Unis. Mais il n’en reste pas moins que, dans leur discours, les principales bénéficiaires n’étaient pas les femmes, mais la société au sens large. […]
50 Les arguments féministes développés par la suite, dans les années 1960-70, apparaissent beaucoup plus solides et radicaux que les leurs. Ils ont également débouché sur des résultats plus concrets, telle la législation sur l’égalité des chances. Mais dans la perspective des années 1980, les écrits de Myrdal et Klein méritent sûrement mieux qu’un vague intérêt d’ordre historique. Leur détermination à trouver le bon angle pour présenter et faire valoir leur propos dans un contexte hostile constitue à n’en pas douter une leçon pour les féministes britanniques vivant à l’époque de Thatcher.
Notes
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[1]
Les deux rôles des femmes.
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[2]
On s’appuie ici sur les archives de Viola Klein conservées à l’Université de Reading, Acc. 1568.
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[3]
Klein à Myrdal, 27 mai 1952. Les coupes dans les citations, indiquées par …, sont de l’auteure. Les autres, […] sont de la rédaction.
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[4]
Klein à Myrdal, 8 juillet 1952.
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[5]
Myrdal à Ordway Tear (l’éditeur), 28 mai 1954.
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[6]
Myrdal à Klein, 5 mai 1955, et Klein à Myrdal, 10 septembre 1955.
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[7]
Klein à Myrdal, 11 décembre 1951.
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[8]
La longue discussion à ce propos figure dans les archives de l’Université de Reading, Acc. 1568.
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[9]
Débouchés professionnels pour les femmes.
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[10]
L’énergie de réserve des femmes.
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[11]
Maternité et carrière : rôles conflictuels ou double débouché ?
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[12]
Deux vies en une.
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[13]
Voir Myrdal 1941, p. 403, note 4 ; et Myrdal, Klein 1956, p. 34, note 1.
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[14]
Myrdal 1941, ibid.
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[15]
Report of the Royal Commission on Population, 1949, p. 159-60.
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[16]
Klein à Myrdal (commentant une lettre antérieure de cette dernière), 8 juillet 1952. Ce point de vue s’avérait très proche de celui d’Ellen Key, une féministe suédoise influente (Key 1912 et 1914). Voir également Pierson (1988).
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[17]
Les femmes mariées travaillant à l’extérieur.
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[18]
Notes sur la conférence “Married Women out at Workˮ, 1956, Records of the Six Point Group, G6, Box 533, Fawcet Library.
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[19]
Klein à Myrdal, 5 mai 1952.
-
[20]
Voir en particulier Land (1980) et Bruegel (1983).
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[21]
Women’s Two Roles ne préconisait pas l’option du travail à temps partiel, les auteures estimant que cela s’avérerait une solution désavantageuse pour les employeurs.