« On ne planifie pas les enfants, comme peut-être […] en Amérique […]. On n’est quand même pas des robots ! »
1 Dans les années 1960-70, tandis qu’en Occident les luttes féministes portaient notamment sur la légalisation et la gratuité de l’avortement, en Russie soviétique, ces réformes remontaient à 1920 [1]. Après une période de recriminalisation sous Staline (1936-1953), l’URSS était redevenue pionnière dans ce domaine, et servait de modèle à l’ensemble du monde communiste. Ainsi, lorsque des dissidentes soviétiques féministes se sont emparées du sujet, au début des années 1980, leur discours ne portait pas sur la ‘libération’ du droit à l’avortement. Elles insistaient plutôt sur l’amélioration des conditions dans lesquelles l’acte était réalisé (qualité de l’anesthésie, sollicitude du personnel médical) ; elles les replaçaient dans le contexte plus large d’un système de santé insuffisamment subventionné, et dans un même continuum avec les conditions spartiates des accouchements, par exemple. Elles pointaient également du doigt le peu d’options dont les femmes disposaient pour réguler les naissances (Collectif 1980 ; Rossiianka 1980).
2 L’enjeu de la santé reproductive dans l’URSS d’après la déstalinisation n’a pu être approfondi par les sciences sociales qu’à partir de la perestroïka, quand les statistiques de l’avortement ont été publicisées. Dans un premier temps, les recherches, surtout démographiques et épidémiologiques, se sont développées sous le signe de la comparaison Est-Ouest et de la dénonciation du ‘retard’ soviétique. Présentant les taux d’avortement les plus élevés au monde, les pays communistes étaient censés abandonner leur « culture de l’avortement » et embrasser une « culture de la contraception » à l’occidentale (Avdeev, Troitskaya 1991 ; Remennick 1991 ; Popov 1995 ; David, Skilogianis 1999). Dans un deuxième temps, des approches davantage sociohistoriques ont permis d’interroger de façon plus complexe les choix procréatifs des femmes des pays communistes, sans les réduire au statut de victimes passives de politiques publiques inadaptées (Stenvoll 2007 ; Bélanger, Flynn 2009 ; Denisov, Sakevich 2009 ; Zdravomyslova 2009 ; Hilevych 2015). Cet article s’inscrit dans le prolongement de ces travaux, et s’inspire de recherches portant sur d’autres contextes nationaux (Bajos, Ferrand 2006 ; Faya Robles 2011 ; Van der Sijpt 2014).
3 Si l’objectif n’est pas, ici, de discuter de la valeur heuristique du concept de « culture de l’avortement », il faut néanmoins rappeler que son usage nécessite une double précaution. D’une part, parce qu’il est politisé sur le mode de la dénonciation, et a paradoxalement préparé le terrain aussi bien à la promotion des ‘droits reproductifs’ qu’au militantisme ‘pro-life’. D’autre part, plus fondamentalement, parce qu’il correspond à l’articulation rétrospective d’attitudes et de pratiques qui n’étaient pas pensées en ces termes avant la perestroïka. Les propos d’une interviewée, Veronika, née en 1958, sont révélateurs :
À l’époque c’était naturel de faire un avortement. Personne ne pensait que c’était tuer un enfant. […] Je suis allée avorter […] comme on va boire le thé. […] Et seulement au bout de nombreuses années, quand ce débat a commencé dans la société [pendant la perestroïka], à propos du fait que l’avortement, il ne faut pas, c’est un meurtre... j’ai commencé à y penser. Bien-sûr, je tiens ces pensées à distance parce que je comprends que... enfin, pardon mais dans ce cas, je dois considérer que n’importe quel acte sexuel... euh... j’aurais dû, euh le garder et être enceinte ? […] Mais ne le prenez pas comme quelque chose de tragique... c’était vraiment la philosophie de toute la société.
5 Veronika juge la problématisation de l’alternative contraception / avortement non pertinente pour la période soviétique antérieure à la perestroïka, et la renvoie à un après (marqué par un éveil religieux) et éventuellement à un ailleurs (incarné par la chercheuse occidentale dont elle n’a pas besoin de la compassion).
6 En Russie soviétique, on peut dire plus largement que, comme dans d’autres contextes, l’avortement n’est pas nécessairement vécu par les femmes comme moins ‘rationnel’, moins ‘responsable’ ou moins ‘moral’ que la contraception : ces deux pratiques permettant d’atteindre le même objectif ne sont pas ontologiquement opposées l’une à l’autre. La sexualité ‘non’ ou ‘mal protégée’ procède de rationalités situées qu’il s’agit de cerner (Luker 1975 ; Conley, Rabinowitz 2004 ; Bozon 2005 ; Gribaldo et al. 2009 ; Guillaume, Lerner 2010).
7 Cet article porte sur les dernières cohortes de femmes russes à avoir vécu leur socialisation primaire et leur entrée dans la sexualité à l’époque soviétique, et que l’on peut rattacher à une « dernière génération soviétique » (Yurchak 2006). Pour ces femmes devenues majeures à la fin de la Stagnation (1964-1985) et pendant la perestroïka (1985-1991), on compte plus d’avortements que de naissances. L’immense majorité d’entre elles a eu un à deux enfants entre 20 et 25 ans ; elles ont interrompu en moyenne trois à quatre grossesses — rarement pour repousser leur entrée dans la maternité, le plus souvent pour espacer et limiter les naissances suivantes (Zakharov et al. 2009).
8 L’article s’appuie sur une partie de mon corpus de thèse : dix entretiens semi-directifs menés en russe à Moscou et Saint-Pétersbourg, entre 2012 et 2015, avec des femmes nées entre 1957 et 1973, rencontrées par le bouche à oreille. Ces résultats ne sont pas généralisables à l’ensemble de la population russo-soviétique : on s’intéressera ici à des femmes au profil urbain (toutes habitaient l’une des ‘deux capitales’, dont trois originaires de villes de province) et socialement relativement favorisé (huit ont au moins l’équivalent d’une licence, deux exercent des professions peu ou non qualifiées, aucune n’est originaire de ‘l’élite’ [nomenklatura]). La première partie aborde les politiques reproductives soviétiques après la déstalinisation. La deuxième partie analyse la place et le sens de l’avortement dans les parcours procréatifs.
Un pronatalisme ambigu
Décider de la question de la maternité elles-mêmes
9 À la suite de la Révolution d’Octobre, le décret de 1920 légalisait l’avortement tout en appelant à sa disparition. Les bolcheviks condamnaient le néomalthusianisme, et promettaient de libérer le prolétariat des difficultés matérielles qui le forçait à limiter sa fécondité. Les femmes soviétiques étaient censées bénéficier d’une égalité en droit absolue avec les hommes, et leur émancipation devait passer par la possibilité pour elles de cumuler les rôles de mère et de travailleuse, grâce à la prise en charge par l’État du travail domestique et parental (crèches, cantines…) : c’est à cette condition que le problème des grossesses non désirées cesserait de se poser ; en attendant, l’avortement légal restait un mal nécessaire (Avdeev et al. 1993). Avec le tournant stalinien des années 1930, la ‘question sociale’ et la ‘question des femmes’ furent proclamées résolues, et l’avortement perdit sa justification sociologique (Claro 2015) : après 1936, il n’était plus autorisé que pour raisons médicales. La Russie soviétique était finalement gagnée par les mêmes angoisses démographiques que le reste de l’Europe, et mettait en place des politiques natalistes comparables, mais n’assignant pas les femmes au foyer (Hoffmann, Timm 2009).
10 Peu de temps après la mort de Staline, en 1955, l’avortement fut de nouveau autorisé sur simple demande de la femme, en lien avec l’inefficacité de la prohibition (Avdeev et al. 1993 ; Nakachi 2010). Il était toujours censé disparaître dans un ‘avenir radieux’, mais il fallait éviter sa pratique clandestine pour mieux protéger les capacités reproductives des femmes. Le changement s’inscrivait aussi dans une recherche, caractéristique du Dégel (1953-1964), de modes de gouvernement des conduites plus subtiles et plus efficaces, reposant moins sur la loi et la coercition, davantage sur la norme et l’incitation (Field 2007 ; Randall 2011). Il s’agissait donc de relancer la lutte contre l’avortement en premier lieu via la ‘promotion de la maternité’.
11 De plus, le décret de 1955 insiste de façon inédite sur le projet « d’octroyer à la femme la possibilité de décider la question de la maternité elle-même ». Cette politique démographique officiellement fondée sur la reconnaissance du libre arbitre des femmes correspond à un art de gouverner plus proche de la politique française d’encadrement de l’avortement après 1974, par exemple, que des politiques de la procréation autoritaires mises en place dans certains autres pays communistes — aucune ‘police gynécologique’ similaire à celles de la Chine de l’enfant unique ou de la Roumanie de Ceausescu. Si le concept de « biopolitique » (Foucault 2004) est applicable au domaine de la procréation en URSS après 1955, on peut faire l’hypothèse que cette biopolitique ne fonctionne pas selon des modalités radicalement différentes de celles qui se développent parallèlement à l’Ouest, mais apparaît moins approfondie, à plus d’un titre.
12 Tout d’abord, la recherche de mécanismes de régulation fondés sur une connaissance précise des processus démographiques ne semble pas être une priorité pour le ministère de la Santé : la collecte des statistiques de l’avortement reprend de façon moins détaillée qu’avant 1936, et surtout ces statistiques sont classées ‘à usage interne’, c’est-à-dire largement soustraites à l’analyse scientifique. Ensuite, l’ampleur des efforts des autorités pour inciter les femmes à renoncer à l’avortement et à avoir davantage d’enfants, qu’il s’agisse des aides sociales ou de la surveillance étroite des corps des femmes par les médecins, était limitée par des logiques d’allocation des ressources — en l’occurrence, la priorité économique accordée au secteur militaro-industriel au détriment du welfare [2].
13 Le pronatalisme apparaît comme une constante des discours officiels des années 1930 jusqu’à la fin de la période soviétique, et connaît même un nouvel élan à partir des années 1960-70. En même temps, la mobilisation du travail reproductif des femmes entrait en tension, si ce n’est en contradiction, avec leur mobilisation en tant que force productive. De plus, au-delà d’une prise en charge relativement large en crèche et jardin d’enfants notamment, les mesures soviétiques de stimulation de la fécondité sous forme d’allocations n’apparaissaient pas particulièrement généreuses en comparaison avec les politiques natalistes d’Europe de l’Ouest, et des soviétologues ont pu parler d’un « pronatalisme hésitant » (Desfosses 1981). Cette politique n’a pas permis d’enrayer, sur le long terme, la chute du taux de natalité sous le seuil de renouvellement des générations. Seule innovation substantielle de la période, l’introduction de congés maternité longue durée (un à trois ans), au début des années 1980, a encouragé un bref sursaut du taux de natalité, analysable comme un effet de calendrier : les cohortes sur lesquelles se concentre cet article se sont orientées un peu plus précocement que les précédentes sur une même norme d’un ou deux enfants (Zakharov et al. 2009).
L’accès à l’avortement : peu restrictif, faiblement encadré
14 Le décret de 1955 autorisait l’avortement sur simple demande de la femme jusqu’à 12 semaines (28 semaines pour raisons médicales), et la gratuité était garantie sous certaines conditions. Bien que la médecine soviétique ait été à la pointe de l’innovation en matière d’avortement par aspiration (Tunc 2008), il semblerait que la méthode plus risquée et plus douloureuse du curetage soit restée très répandue — tendance qu’on peut relier à la question du sous-équipement et de l’inertie du système de santé (Holland 1980 ; Remennick 1991). La législation de 1955 est restée globalement inchangée jusqu’à la fin de la période soviétique (et même jusqu’aux années 2000), à l’exception de la directive du ministère de la Santé de 1987 [3] appelant à la diffusion de la technique de « l’avortement par aspiration à des délais précoces » (jusqu’à vingt jours d’aménorrhée) sans dilatation du col de l’utérus — plus connue ailleurs dans le monde sous le nom de ‘méthode Karman’ ou encore ‘extraction / régulation menstruelle’, baptisée dans le bloc de l’Est ‘mini-avortement’ [4]. Plusieurs enquêtées ont insisté en entretien sur la spécificité de cette nouvelle procédure, qu’elles avaient vécue comme n’étant « pas une opération », « beaucoup plus simple » que l’avortement, et « sans douleur ». L’une d’entre elles considérait qu’elle avait ainsi réglé un problème de « retard de règle », et qu’elle « [n’avait] pas [été] enceinte » [5].
15 Les dispositifs d’accueil des femmes souhaitant avorter, censés les inciter à choisir de mener leur grossesse à terme, se heurtaient aux contraintes de temps caractéristiques du système de santé dans son ensemble, classiquement décrit par les patientes en termes de « travail à la chaîne [konveier] » (Rivkin-Fish 2005). Le cadre législatif de 1955 laissait aux médecins — dont environ 70 % étaient aussi des femmes — l’initiative de discussions visant à influencer les décisions des candidates à l’avortement, selon une double logique de care et de contrôle, mais ne dictait aucun cahier des charges contraignant. On ne mis en place aucun des dispositifs sophistiqués de moralisation, de psychologisation et d’individualisation typiques des législations occidentales introduites dans les années 1960-70 — entretiens avec un∙e psychologue, ‘délais de réflexion’ (au contraire, un délai d’attente maximum était fixé à 10 jours), etc.
16 Le ministère de la Santé pouvait proclamer que la femme qui souhaite avorter « consulte le gynécologue qui, après l’avoir mise en garde contre les risques de cette intervention et avoir cherché à la faire revenir sur sa décision, ne peut refuser l’intervention » (OMS 1962). Cependant, cette « mise en garde » n’était pas systématiquement mentionnée dans la littérature médicale professionnelle (Gerasimov 1983). Il semblerait qu’on ne dispose d’aucunes données représentatives sur le déroulement des interactions patiente-médecin avant, pendant et après l’opération. Faute d’archives, les historien∙ne∙s en sont réduit∙e∙s à juxtaposer : d’une part, le discours officiel promettant la sollicitude de l’État-providence soviétique à chaque femme enceinte, quelle que soit sa situation économique et conjugale ; d’autre part, des discours de dissident∙e∙s, dénonçant les promesses non tenues. Par exemple, officiellement, les avortements devaient être réalisés sous anesthésie, mais les dissidentes féministes dénonçaient celle proposée comme insuffisante. De même, selon elles :
Parfois (très rarement), au moment de l’admission à l’hôpital, en remplissant les nombreux documents pour l’avortement, une femme se voit demander pourquoi elle ne veut pas avoir l’enfant. […] Ce qu’ils font de ces renseignements, on ne sait pas (Collectif 1980).
18 Les sources écrites que j’ai analysées (prose et pamphlets féministes ou écrits par des femmes dans les années 1980-90 principalement) et les témoignages que j’ai recueillis en entretien convergent en tout cas sur la place plutôt marginale qu’ils accordent aux discussions avec les médecins autour de la décision d’avorter : c’est l’indifférence des médecins surchargé∙e∙s de travail qui semble dominer, même si des tentatives de dissuasion et d’intimidation, sur le mode du rappel à la norme procréative (Bajos, Ferrand 2006), sont aussi évoquées [6].
19 En effet, il semblerait que l’avortement était construit moins comme un problème dans l’absolu que par rapport à une norme procréative, et notamment à un nombre idéal d’enfants par femme. Après la déstalinisation, dans les campagnes de propagande, les médailles pour les mères de sept enfants et plus (instaurées en 1944) laissent la place à un idéal d’au moins deux enfants, trois de préférence. Cet idéal était présenté moins comme un devoir patriotique que comme une synthèse harmonieuse entre l’épanouissement de chaque famille (bonheur des couples, difficultés liées aux enfants uniques…) et les intérêts de l’ensemble de la société (renouvellement des générations) (Field 2007). La figure repoussoir des campagnes anti-avortement était la femme qui avortait avant d’avoir eu des enfants, devenait stérile, et finissait ses jours dans la solitude et la dépression (Randall 2011) : le ‘drame’ de l’avortement était construit avant tout comme le drame des infertilités secondaires touchant les femmes qui n’avaient pas encore réalisé leurs intentions reproductives. Or, cette problématisation pouvait d’une certaine manière légitimer implicitement, en creux, le recours à l’avortement par les femmes qui avaient déjà atteint le nombre d’enfants idéal.
La contraception : peu encouragée
20 Après 1955, les directives du ministère de la Santé donnaient l’impression que la diffusion de la contraception était un front secondaire de la lutte contre l’avortement (Vishnevskii 2006). Mais la promotion du contrôle des naissances aurait demandé des investissements importants dans l’innovation ou l’importation, et restait contraire à la doctrine anti-malthusienne. Il semblerait que cette « ambivalence ait débouché sur une procrastination institutionnalisée », pour reprendre une formulation proposée par Deborah Field (2007) au sujet de l’attentisme soviétique en matière d’éducation sexuelle.
21 À partir des années 1970, et surtout du début des années 1980, le ministère de la Santé s’oriente prudemment vers une politique de diffusion du stérilet, tout en se montrant extrêmement méfiant à l’égard des effets secondaires de la contraception hormonale [7]. Le stérilet était moins onéreux à produire que la pilule, et son usage mieux contrôlable par les médecins-fonctionnaires. Il était préconisé uniquement pour les femmes ayant déjà eu au moins un enfant, et sa pose recommandée à la suite d’un avortement ou d’un accouchement (Barkalov, Darsky 1994). On estime qu’à la fin de la période soviétique, cette contraception concernait jusqu’à 15 % des femmes en âge d’avoir des enfants (Avdeev, Troitskaya 1991).
22 Avec la perestroïka, le ministère de la Santé reconnaît s’être fourvoyé à propos de la pilule, et tente de jeter les bases d’une nouvelle politique de diffusion de la contraception, rapidement interrompue par l’effondrement du système soviétique. Un programme de diffusion du ‘planning familial’ est ensuite soutenu par des organisations internationales et des fondations états-uniennes, mais interrompu en 1998. Mes enquêtées ont donc en commun de ne jamais avoir été exposées sur le long terme et de façon systématique à des injonctions contraceptives univoques. Par exemple, dans leurs discours, la pilule, globalement discréditée avant la fin des années 1980, reste clivante après ; le stérilet, plutôt recommandé pour les femmes ayant déjà eu des enfants sur toute la période, suscite en même temps des craintes importantes.
23 Plusieurs enquêtes menées dans les années 1980 avec différents types d’échantillons ont mis en évidence qu’une minorité de femmes considéraient le risque d’avorter comme ‘préférable à’ ou ‘moins dangereux que’ l’usage permanent d’une contraception (autour de 10 % des interrogées, ou moins) [8]. Sans poser directement la question, Andrei Popov (1986) a déduit — de façon contestable — des résultats d’une enquête représentative menée à Moscou en 1978 qu’une telle ‘préférence’ pour l’avortement concernait environ 25 % des femmes. Par ailleurs, les données d’une grande enquête représentative de 2004, malgré un certain biais déclaratif (sous-déclaration classique dans les enquêtes sur l’avortement), suggèrent que derrière la moyenne de trois ou quatre avortements par femme, à la fin de la période soviétique, se cachait une répartition relativement dispersée : seule la moitié des femmes russes nées entre 1958 et 1967 aurait avorté deux fois ou plus, tandis qu’environ 20 % n’auraient avorté qu’une fois, et environ 30 % n’auraient jamais avorté. Extrapolant à partir des pratiques contraceptives contemporaines de ces cohortes de femmes, les démographes Boris Denisov et Viktoria Sakevich (2009) concluaient que seule une minorité d’entre elles ne recourait qu’à l’avortement, tandis que la majorité d’entre elles utilisait à la fois la contraception et l’avortement.
Avortement et scénarios procréatifs, avant et après la naissance du premier enfant
Premier enfant : amour, sérieux et spontanéité
24 Il semblerait que l’entrée dans la maternité était un pivot crucial dans l’évolution des pratiques de contrôle des naissances au cours de la vie d’une femme. Une enquête représentative menée à Moscou en 1983-85, auprès de femmes mariées mères d’un ou deux enfants, a par exemple mis en évidence une prévalence contraceptive de l’ordre de 30 % avant la naissance du premier enfant, contre près de 70 % après cette naissance (Antonov, Medkov 1987). La source d’informations sur la contraception la plus mise en avant par mes enquêtées étaient les ‘amies’ (ou encore « sarafannoe radio », expression qui renvoie au bouche à oreille entre femmes, et qui connote les sociabilités villageoises traditionnelles et les rumeurs invérifiables). Or, le moment où cette source semblait la plus décisive était avant la première grossesse, et les méthodes les plus souvent conseillées présentaient de forts taux d’échecs : surtout le retrait et les lavements, plus rarement le calendrier ; le préservatif était connu de toutes mais peu plébiscité à ce stade. Après la naissance du premier enfant, les médecins étaient plus souvent cités comme source d’informations, et la contraception potentiellement plus efficace : possibilité du stérilet et plus rarement de la pilule ; le préservatif devenait un peu plus populaire.
25 De même, selon les dissidentes féministes :
Certaines femmes ne se font pas avorter la première fois […] pour ne pas risquer de se priver à jamais de mettre des enfants au monde. Mais les fois suivantes, cela ne leur importe plus (Rossiianka 1980).
27 L’avortement était-il nécessairement vécu comme impensable pour la première grossesse, avant le premier enfant, puis comme de plus en plus inévitable ? Nous étudierons cette question à partir de l’exemple de dix femmes au profil plutôt urbain et éduqué. Toutes ont rapporté des grossesses et des pratiques contraceptives ; trois ont eu des enfants et n’ont évoqué aucun avortement ; cinq ont eu des enfants et des avortements ; deux ont eu des avortements et pas d’enfant. Parmi les cinq enquêtées nées entre 1957 et 1964, aucune n’a interrompu sa première grossesse, en accord avec la norme médicale et sociale qui prévalait, mais parmi les cinq nées entre 1967 et 1973, deux l’ont fait.
28 Dans la période soviétique tardive, pour l’immense majorité des femmes, tout se passait comme si repousser dans le temps la naissance du premier enfant n’était ni nécessaire ni avantageux (Rotkirch 2002 ; Kesseli, Rotkirch 2010). La première maternité n’avait pas besoin d’être précédée ni de la fin des études, ni de l’acquisition d’une autonomie financière et résidentielle, ni même forcément du mariage — se marier pendant la grossesse était anodin (Ivanova, Mikheeva 1998). Devenir mère permettait fondamentalement d’entamer son entrée dans l’âge adulte : cela ouvrait souvent à plus ou moins long terme la possibilité de ‘recevoir un appartement’ (selon la procédure d’attribution des logements par l’État) et de décohabiter d’avec les parents — ces événements se déroulaient rarement dans l’ordre inverse. La revue de vulgarisation médicale Zdorov’e (mentionnée par certaines de mes enquêtées) pouvait situer l’âge optimal de la maternité « entre 20-21 et 25-26 ans environ » (Vasil’chenko, Reshetniak 1975), ou encore affirmer :
Selon certains sociologues, le plus avantageux pour la femme contemporaine est de devenir mère à 19-20 ans. Quand ses enfants auront grandi et demanderont moins de soins, il lui restera suffisamment de temps pour sa carrière (Volkova 1985).
30 Selon le scénario normatif dominant, les jeunes femmes s’abstenaient de rapports hétérosexuels tant qu’elles n’étaient pas prêtes à devenir mères, puis, à partir du moment où leur sexualité pouvait s’adosser sur la perspective d’un couple parental, ne recouraient ni à la contraception ni à l’avortement. Parmi mes enquêtées, certaines ont tout de même eu des rapports avant un éventuel futur mari, mais elles ont pu, comme les autres, souligner qu’une fois dans une relation qui remplit les deux critères de ‘l’amour’ et du ‘sérieux’, il n’était pas logique de se protéger : de façon révélatrice, pour Olga, le préservatif — qui protégeait seulement des grossesses [9] — signifiait ‘l’absence de confiance’.
31 L’horizon le plus unanimement partagé par les enquêtées — mais pas toujours atteint — était donc celui d’une première grossesse qui survient dans un couple pour qui les questions de la contraception et de l’avortement ne se posent pas, soit parce qu’il vient de se marier (scénario 1), soit parce qu’il projette de toute manière de le faire tôt ou tard (scénario 2). Certaines, autant parmi les plus jeunes que les plus âgées du corpus, ont insisté pour distinguer ce deuxième scénario du mariage dit « po zaletu », expression familière et péjorative qui signifie littéralement ‘à cause d’une grossesse non prévue’. Comme le résume Veronika, née en 1958 :
[Autour de moi,] toutes se mariaient enceintes […]. Ça me semblait blessant, outrageant [oskorbitel’no] de se marier [non pas] pendant une grossesse, mais précisément à cause d’une grossesse.
33 On peut faire l’hypothèse que les mariages ‘à cause d’une grossesse’, appelés aussi ‘de rattrapage’ (vdogonku) étaient dévalorisés parce qu’ils renvoyaient à une union fondée non pas sur des sentiments amoureux, mais sur des considérations jugées plus triviales, matérielles et de respect des convenances — typiquement avec intervention des parents de la jeune fille enceinte. Or, l’idéal conjugal socialiste, tel qu’il pouvait être intériorisé par les personnes enquêtées, était construit précisément en opposition avec ces deux repoussoirs : les ‘mariages de raison, liés à des calculs financiers (po raschetu)’ des sociétés ‘capitalistes’ et les ‘mariages forcés ou arrangés’ des sociétés ‘traditionnelles’.
Le hasard de la première grossesse
34 Quand le scénario normatif dominant fonctionne, le « hasard » de la grossesse (terme souvent utilisé en réponse à ma question de savoir si elle était « planifiée ») n’en est pas vraiment un : « l’accident planifié » se transforme en « projet par accident » (Faya Robles 2011). Olga, Tatiana, Veronika, Sonia et Irina (nées entre 1957 et 1973) relatent toutes dans des termes extrêmement similaires la naissance de leur premier enfant, moins d’un an, voire moins de neuf mois après leur mariage, quand elles avaient entre 21 et 23 ans : elles ne s’étaient jamais protégées avec ce partenaire, c’était « naturel [estestvenno] », « légitime / logique [zakonomerno] », elles et leurs (futurs) maris n’y avaient « pas du tout réfléchi », n’en avaient « pas discuté », « c’est juste arrivé [okazalos’, poluchilos’] ». Presque toutes relativisent (immédiatement ou peu après dans l’entretien) la notion de ‘hasard’ liée à l’absence de contraception, comme Olga (née en 1957) :
Je n’ai jamais pensé que notre mariage avait eu lieu uniquement parce que... par hasard... quelqu’un ne s’était pas protégé ou quelque chose comme ça... Parce que tout ce qui nous arrivait était tellement [...] sérieux. […] Si c’est de l’amour, alors... en quelque sorte... on est déjà... tout ce qui nous arrive, c’est bien / ce qui doit se passer [pravil’no]. Et on... ça ne doit pas être influencé par notre volonté.
36 Inga (née en 1964) a cherché à échapper à cette trajectoire normative en utilisant une contraception, en vain, et elle ne mentionne pas avoir envisagé l’avortement :
Je ne voulais pas avoir un enfant tout de suite après le mariage... et c’était une erreur, c’est juste que je ne savais pas comment fonctionnait la pilule contraceptive. […] Le médecin ne m’a pas bien expliqué [10]. […] Et le résultat, c’est un petit garçon formidable qui est arrivé.
38 En revanche, Liuba (née en 1972), qui elle aussi raconte n’avoir pas réussi à trouver de contraception satisfaisante lors de ses premiers rapports sexuels (elle utilise donc le retrait), franchit le pas de l’avortement lorsqu’elle tombe enceinte au cours de sa deuxième année à l’université. Issue d’un milieu modeste, elle mise tout sur sa réussite à l’université et ce critère, qui avait déjà joué pour repousser ses premiers rapports, a pu être décisif aussi dans sa décision d’avorter, à une époque de difficultés matérielles et d’incertitudes politiques (1990) :
Je sortais avec [lui]. Et ça avançait, avançait, avançait, mais sans sexe. C’était les examens, et je me suis dit : si je le réussis, on le fait, mais si je le rate, il ne se passera rien. Parce que c’est bien une rupture dans la sécurité de ma vie, parce que c’est bien une transition.
40 Elle donne l’impression de souligner, a posteriori, à quel point sa décision d’avorter était contraire à la trajectoire normative qu’elle aurait dû suivre, dans la mesure où son copain la « rassurait, il disait : ‘ce n’est pas grave, on se mariera, et tout se passera bien’ » :
Au foyer étudiant, j’ai vu des filles tomber enceintes de quelqu’un, par hasard. […] Elles [...] laissaient l’enfant à leurs parents, et revenaient passer leurs examens. Et en plus, parce qu’elles étaient mères célibataires, on leur donnait […] une chambre individuelle […]. J’ai vu tellement d’avortements autour de moi […]. Mais celles qui faisaient des avortements, elles avaient déjà eu des enfants, tandis que moi je n’en avais aucun.
42 Ne pas interrompre une première grossesse pouvait sembler tellement important que même lorsqu’une jeune fille tombait enceinte en dehors d’un contexte de couple, ou sans certitude de bénéficier du soutien du géniteur, elle pouvait être incitée à envisager le scénario normatif alternatif de la maternité en solitaire, qui, bien que plus précaire et moins légitime que le scénario conjugal, bénéficiait d’une certaine protection sociale. Dans certains cas, l’avis de la mère de la jeune fille et de son médecin pouvaient converger dans leur rejet de l’avortement, lié à la peur des risques pour sa fertilité future, ainsi qu’à la certitude de pouvoir s’en sortir matériellement. Mais Zoya (née en 1967) a interrompu ses deux premières grossesses à 20 et 22 ans, à chaque fois dans le cadre d’une relation sans avenir :
La deuxième fois, j’étais prête à [poursuivre la grossesse]. Je voulais […] le statut de femme mariée... les droits que ça donne […]. Ma mère a parlé avec cet homme, […] il a dit qu’il ne voulait pas du tout s’engager pour l’avenir avec moi. […] Être une mère célibataire [odinochka] […], ça n’aurait pas été du bonheur pour moi, […] et l’enfant en aurait souffert.
44 Si l’avortement était relativement impensable dans le cadre d’un couple ‘sérieux’, en revanche, en l’absence de père potentiel, des justifications qui n’auraient pas été suffisantes dans le premier cas (liées à la poursuite d’études par exemple, comme pour Zoya) pouvaient entrer en compte pour légitimer l’interruption de grossesse.
Avortements d’espacement, d’arrêt, et mise à l’épreuve d’une nouvelle union
45 Le plus souvent, c’est après que les femmes soient devenues mères qu’elles commençaient à recourir de façon plus décisive à la contraception et à l’avortement — presque toutes mes enquêtées ont décrit ces enjeux comme principalement féminins et relativement ignorés par leurs partenaires. Ce sont les avortements ayant permis d’espacer les naissances qui ont suscité, rétrospectivement, les mises en récit les moins problématisées et, semble-t-il, les moins investies émotionnellement. Dans ces cas-là, une deuxième grossesse est advenue trop vite après la naissance du premier enfant et dans le contexte de la même union. Quelques temps après cette grossesse avortée, un deuxième enfant a pu naître dans un contexte plus favorable et ainsi valider, en quelque sorte, la stratégie choisie. Le récit de Veronika semble particulièrement représentatif :
Simplement ma fille avait seulement 9 mois, et […] tout à fait naturellement, je suis allée avorter. Je vais chez le gynécologue, et soudain elle me dit : ‘vous êtes enceinte’. Elle m’a même... à l’époque, à tel point c’était naturel, qu’elle ne m’a même pas demandé... elle m’a tout de suite prescrit un avortement [napravila na abort].
47 Son cas suggère, par ailleurs, que la norme sociale d’espacement minimal entre deux naissances pouvait être renforcée par une norme médicale visant à protéger la santé des enfants encore allaités. Veronika, Tatiana et Irina ont ainsi raconté leur premier avortement, survenu environ un an après la naissance de leur premier enfant, de façon extrêmement similaire. Mais pour Irina, la possibilité d’une deuxième naissance a finalement été contrariée par son divorce notamment, de sorte que cet avortement pensé comme devant espacer les naissances s’est avéré, finalement, un avortement d’arrêt de celles-ci.
48 Le deuxième avortement d’Irina se rapproche des autres avortements d’arrêt relatés par Tatiana, Inga et Olga : tous ont eu lieu après leur divorce, dans le cadre d’une nouvelle union paraissant moins protectrice, et dans le contexte de précarité socioéconomique du début des années 1990. Notamment, Tatiana souligne que « ça dépendait de l’homme […], c’était juste des histoires » (elle a avorté plusieurs fois) ; Irina qu’elle n’avait aucun droit (propiska) sur le logement de son concubin ; et Inga que « les pensions alimentaires étaient toutes petites ». Dans ces situations, la décision d’avorter apparaît comme moins évidente à prendre que pour les avortements d’espacement. Elle implique une mise à l’épreuve de la relation de couple et amène à envisager le scénario de la maternité en solitaire, qui semble encore plus difficilement viable que pour le premier enfant : ces trois enquêtées ont toutes expliqué avoir essayé de s’imaginer « seule avec deux/trois enfants ». Le récit d’Inga est représentatif :
Il y a eu une grossesse et je lui ai proposé de la laisser/garder [ostavit’] […]. Il n’a pas dit non directement. Il m’a dit du genre : ben, comme tu veux… […] Il m’a dit qu’il ne prendrait pas sur lui la responsabilité de cet enfant, et étant donné que j’avais passé tant de temps avec un enfant en étant seule et en manquant beaucoup d’argent, et en plus c’était une époque très difficile, on était en 1993 […] quand il n’y avait rien à manger, tout ça ! [...]. Et je n’ai pas poursuivi cette grossesse [ne stala rozhat’], j’ai eu peur.
50 En revanche, Olga, qui elle non plus n’était pas mariée avec son nouveau concubin, a en quelque sorte pris le risque de se retrouver seule avec trois enfants à plus ou moins long terme, parce qu’il lui avait dit qu’il voulait un enfant avec elle, mais également, me dit-elle, parce que quoi qu’il arrive, elle avait survécu (perezhila) à plusieurs années seule avec les deux premiers, avait « appris à vivre seule », et n’avait « plus peur de rien ». Après ce troisième enfant, elle a avorté du même compagnon, parce qu’elle a « manqué de forces » et d’« audace / courage [smelost’] ».
51 Ces parcours procréatifs après la naissance du premier enfant se sont donc improvisés, notamment, en fonction des attitudes des géniteurs, de sorte qu’il faudrait raisonner non pas en termes de possibilité de réaliser des intentions initiales, mais plutôt de « navigation reproductive » et de « choix [reconfigurés en permanence] en fonction de [ceux d’autres acteurs sociaux] » (Van der Sijpt 2014). Plus il y a d’enfants à charge déjà nés, plus la transformation de « l’accident planifié » en « projet par accident » est difficile à envisager.
52 * * *
53 En conclusion, la politique soviétique d’éradication de l’avortement par la promotion de la maternité et par la diffusion de la contraception, proclamée après 1955, semble avoir été relativement inefficace, puisque les femmes ont continué à y recourir massivement. Mais cette biopolitique faiblement investie a tout de même participé à délimiter les contours d’une norme procréative, d’un champ des possibles dans lequel se déployaient différents vécus de l’avortement. Sans que l’État soviétique ne diffuse activement une norme contraceptive explicite, il a favorisé indirectement, chez les femmes de la ‘dernière génération soviétique’, des parcours reproductifs marqués par un recours faible à la contraception comme à l’avortement avant la naissance d’un premier enfant, mais plus intense après. C’est le résultat en partie non intentionnel : d’une part, des politiques qui régulaient les cycles de vie — congés maternité pendant les études, attribution des logements en fonction des naissances ayant déjà eu lieu, notamment — et qui incitaient à la parentalité précoce ; d’autre part, de la norme médicale interdisant l’interruption d’une première grossesse pour éviter la stérilité, et de la timide politique de promotion du stérilet comme seule contraception hautement efficace, mais recommandée seulement après la naissance d’un premier enfant.
54 Il semblerait que les enquêtées se soient en partie réapproprié l’utopie d’une insouciance procréative permise par des politiques sociales sécurisantes, mais en l’appliquant surtout à la première maternité. La stabilité résidentielle et professionnelle était très forte, et selon la perception représentative de Sonia, née en 1967 :
Les gens vivaient tous à peu près pareil, moyennement bien [odinakovo sredne], mais tous étaient sûrs d’avoir derrière eux un État puissant, qui, quoi qu’il arrive, résoudrait tes problèmes.
56 Dans un univers social où il y avait peu de place pour l’imprévu, les relations sexuelles et amoureuses, avec la parentalité, étaient peut-être parmi les seules sphères de la vie où la spontanéité et les défis inattendus pouvaient être valorisés, justement parce que les risques apparaissent comme gérables. De façon révélatrice, pour Elena, née en 1967, devenue mère célibataire à 18 ans :
On ne planifie pas les enfants, comme peut-être […] en Amérique […]. On n’est quand même pas des robots !
58 Cependant, cette possibilité de valoriser la non-planification des grossesses, dans le discours de mes enquêtées, ne valait que pour les naissances d’enfants arrivés plus ou moins au bon moment, mais élevés tant bien que mal et aimés de toute manière — éventuellement comme une forme de victoire sur l’adversité au moment de l’effondrement de l’URSS. Cette même absence de planification, quand elle donnait lieu à des avortements, n’était pas valorisée, et plutôt envisagée par ces femmes, certaines fois, sur le mode du souci de santé inévitable, surtout pour les avortements d’espacement. D’autres fois, les récits étaient plus amers : en partie en lien avec une socialisation religieuse ultérieure et une culpabilisation rétrospective ; surtout pour les avortements au statut plus ambigu, qui pouvaient être pensés à l’époque comme d’espacement, mais ce sont avérés d’arrêt.
Notes
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[1]
Je tiens à remercier Michel Bozon, Juliette Rennes et Veronika Duprat-Kushtanina pour leurs relectures.
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[2]
En part de son PIB (produit intérieur brut), l’URSS dépensait proportionnellement deux fois moins pour la santé que la moyenne des pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) (Rivkin-Fish 2005).
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[3]
Directive [prikaz] du ministère de la Santé d’URSS n° 757 du 05.06.1987.
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[4]
Cette technique, parce qu’elle peut être mise en œuvre très rapidement après une prise de risque et sans que la grossesse ne soit confirmée, brouille les frontières entre régulation des cycles menstruels, contraception d’urgence, et avortement : elle a pu être considérée comme révolutionnaire par certaines féministes occidentales (Pavard 2012) et s’imposer dans des pays du Sud où l’avortement était illégal (Van de Walle, Renne 2001). Les pays de l’Est semblent occuper une position intermédiaire entre les pays du Nord où l’aspiration précoce est considérée comme un avortement à part entière et les pays du Sud où elle n’entre pas dans cette définition.
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[5]
Par ailleurs, la directive du ministère de la Santé n° 1342 du 31.12.1987 autorisait les avortements entre 12 et 28 semaines pour des raisons autres que médicales (comprenant notamment le viol, le divorce, le fait d’avoir déjà cinq enfants ou d’être âgée de moins de 18 ans). Aucune enquêtée ne m’a fait part d’un tel avortement dit ‘tardif’ pour raisons sociales.
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[6]
Dans la prose de Natalia Baranskaia (1969), de Maria Arbatova (1994) et Yulia Voznesenskaya (1987), le lieu des discussions autour de la décision d’avorter n’est pas le tête-à-tête avec le médecin, mais l’espace collectif de la salle d’attente ou de soin de l’hôpital, où se déploient injonction à confesser l’histoire de son avortement et maternalisme des femmes les plus âgées envers les moins expérimentées.
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[7]
Cette méfiance est en partie comparable à celle suscitée en Occident par les pilules de première génération, et très similaire au rejet étatique de la contraception hormonale en générale, au Japon, jusque dans les années 1990.
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[8]
Antonov, Medkov (1987) ; Popov et al. (1993) ; Visser, Bruyniks et al. (1993) ; Visser, Pavlenko et al. (1993).
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[9]
Selon elle, personne ne pensait encore au sida. Le premier cas officiellement déclaré en URSS remonte à 1988.
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[10]
Son médecin lui avait prescrit la pilule à des fins de régulation hormonale, justement pour rétablir sa fertilité.