1C’est hors de France qu’on trouve le plus de littérature sur la sexualité en tant qu’objet de recherche sociologique, dans une perspective féministe ou de genre. Mon usage du terme ‘sexualité’ fait d’ailleurs écho à la distinction opérée par la sociologue matérialiste britannique Stevi Jackson entre trois dimensions qui « dans la pratique [...] sont lié[e]s et se recoupent » : 1) la sexualité comme « institution », c’est-à-dire instituant ou participant à instituer la hiérarchie des sexes et des sexualités ; 2) la sexualité comme « expérience », c’est-à-dire l’ensemble des « pratiques érotiques » ; 3) « les identités sociale et politique associées à l’hétérosexualité » (Jackson 1996, p. 14).
2En France, il existe des textes théoriques désormais anciens qui développent la première de ces dimensions, principalement publiés dans Questions féministes (Guillaumin 1978a, 1978b ; Wittig 1980a, 1980b ; de Lesseps 1980) puis, de façon plus sporadique, dans Nouvelles questions féministes (Rich 1981 [1980] ; Franklin, Stacey 1991 ; Jackson 1996). Jusqu’à la fin des années 1990, quasiment rien d’autre n’a paru sur le sujet, à part des recherches en anthropologie et en psychologie sociale consacrées à la prostitution, centrées sur le travail et les rapports économiques plutôt que sur la sexualité en tant que telle (Tabet 1987 ; Tabet, Trachman 2009 ; Pheterson 2001 [1996]). D’une façon générale, et pendant longtemps, c’est en dehors de la sociologie que la sexualité a été (un peu) abordée dans une perspective féministe, comme en témoignent les travaux de l’anthropologue Françoise Héritier. Si cette dernière est une auteure de référence, citée (et critiquée) par de nombreuses sociologues féministes pour sa proposition théorique de la « valence différentielle des sexes » (1996), en revanche son enquête sur la procréation, et donc sur une facette de la construction sociale de la sexualité, a eu peu d’équivalents dans la sociologie utilisant comme analyseurs les rapports de sexe ou le genre [1].
3Dans le contexte d’épidémie de sida, mais en dehors d’une perspective de genre, de premières enquêtes sociologiques sur les pratiques sexuelles — la deuxième dimension définie par Jackson — voient le jour en France à partir de la fin des années 1980 (Pollak, Schiltz 1987 ; Lagrange, Lhomond 1997), jusqu’à progressivement intégrer un questionnement féministe (Hamel 2003). Parallèlement, l’émergence d’une « question sexuelle », autour du mariage gay et de l’homoparentalité, a récemment remis la sexualité dans le débat public (Fassin 2008), et dans des enquêtes informées par le concept de genre. C’est alors la troisième dimension énoncée par Jackson qui est prise en compte — les identités construites dans un cadre hétéronormatif — sous l’influence notamment des théorisations queer (Descoutures, Digoix, Fassin, Rault 2008). Ces deux derniers ensembles se sont, pour partie et chacun à sa façon, appuyés sur les travaux de Michel Foucault : longtemps absente des bibliographies des travaux sur les rapports de sexe et le genre, l’Histoire de la sexualité (1976-1984) tend dès lors à en devenir timidement une référence, y compris en sociologie.
4Finalement, depuis une petite quinzaine d’années, les financements consacrés à ‘la lutte contre le sida’, la traduction de textes proposant une analyse sociologique des pratiques sexuelles, développée depuis longtemps aux États-Unis (Gagnon 1999 [1990], 2008), et la diffusion des théories queer (Butler 2005 [1990] ; De Lauretis 2007 ; Sedgwick 2008 [1991]) ont favorisé l’avènement en France de recherches sociologiques centrées sur l’étude de la sexualité plus souvent qu’auparavant en lien avec la problématique du genre.
5Ce bref rappel indique que la sexualité a été durablement délaissée par les études féministes françaises, alors que le mouvement social à leur origine en avait fait l’un de ses principaux enjeux et que cet objet est resté central ailleurs, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne, pays avec lesquels la France a le plus « échangé » en matière de recherche sur les rapports de sexe depuis les années 1970 (Lhomond 2004 [2000]). Aujourd’hui, la sexualité reste un objet suspect au sein des travaux sociologiques français sur le genre, bien que sa problématisation tende à être plus présente et les enquêtes sur les pratiques sexuelles plus nombreuses (Bozon 2009 [2002]). La question posée dans le titre de cet article semble ainsi traverser les quarante dernières années : mais pourquoi donc penser la sexualité pour penser le genre ?
6Les raisons de cette réticence, qui ne s’est formulée que par intermittences, sont diverses et changeantes dans le temps. Dans une première partie, je rassemblerai les arguments disséminés dans les écrits de sociologues féministes qui ont expliqué leur choix de mettre la sexualité à distance de leurs recherches, voire ont enjoint de ne pas inclure son étude dans les travaux sur les rapports de sexe ou le genre. Cette reconstitution d’un débat qui n’a jamais eu tout à fait lieu nécessitera non seulement de lire entre les lignes les textes d’auteures canoniques en France, mais aussi dans leurs marges (des entretiens publiés, des préfaces). Après une période de silence presque total, ces arguments tendent à faire surface au moment où la sexualité devient progressivement un objet incontournable dans les recherches sur le genre. Il faudrait mener une enquête historique des institutions et des collectifs de recherche féministes pour révéler le fond de l’affaire : j’en resterai ici à une relecture des principaux arguments dits ou écrits, pour proposer un cadre de réflexion sur la question.
7Je déclinerai ensuite une autre interprétation de ma question de départ, sans point d’interrogation cette fois, afin de montrer pourquoi, selon moi, il est utile de penser la sexualité pour penser le genre. Je m’appuierai sur des textes anglo-américains importants qui ont mis au jour, selon des cadres théoriques différents, les recoupements entre genre et sexualité (Rubin 2010 [1975] ; Butler 2005 [1990] ; Jackson, Scott 2007), afin de présenter leurs apports à la pensée du genre et les différents usages qui commencent à en être faits dans la sociologie française. Le concept d’intersectionnalité (Crenshaw 2005 [1994]) permettra de décrire ces recoupements : conçue à partir de l’expérience de sujets politiques situés à l’intersection, longtemps impensée et non représentée, de plusieurs rapports de pouvoir, l’intersectionnalité analyse et cherche à construire des alliances au sein de groupes sociaux hétérogènes, un effort utile pour qui souhaite déconstruire les antagonismes entre grilles d’analyse au sein des recherches sur le genre ; un autre intérêt du concept tient à son ancrage dans les mouvements sociaux : son usage soutient dès lors la prise en compte de l’historicité des conceptualisations (Hill Collins 2000) et encourage à mettre l’accent sur l’appréhension empirique de situations sociales dont le seul concept de genre ne permet pas toujours de rendre compte et que la pensée de son articulation avec la sexualité est susceptible de révéler. À partir des résultats de mes enquêtes ethnographiques (Clair 2008, 2012a), je défendrai enfin l’idée que la fabrique du genre se nourrit de plusieurs foyers (dont la sexualité) et que son analyse, en dehors de la seule étude des pratiques sexuelles, gagne à inclure une réflexion sur l’hétéronormativité et sur le corps dans la définition des rapports de sexe.
Les risques de l’inclusion de la sexualité dans l’étude du genre
La sexualité au service de « l’idéologie du genre » ?
8L’expression est de Christine Delphy. Elle figure dans une analyse réflexive de ses travaux, en introduction de leur publication ramassée dans les deux tomes de L’ennemi principal :
Le regard ne peut tout embrasser d’un objet du sens commun qu’au risque de mal l’étreindre : de le laisser retomber dans les tautologies du naturalisme. […] J’ai choisi au départ de m’intéresser à d’autres éléments, et surtout de ne pas tout mélanger, de ne pas inclure forcément la sexualité comme l’idéologie du genre nous pousse à le faire.
10C’est le système organisant le rapport d’exploitation entre la classe des hommes et la classe des femmes qui ‘mélange tout’, produisant un amalgame entre « sexe, personnalité, sexualité, procréation ». Imaginer qu’il faille travailler sur la sexualité, comme institution ou comme ensemble de pratiques sexuelles, pour travailler sur le genre reviendrait dès lors à valider cet amalgame, à faire le jeu de « l’idéologie du genre ». Récemment interrogée sur le sujet, Delphy est revenue sur cette phrase :
Tout centrer sur la sexualité est une pente glissante car on en arrive à céder facilement à l’idée […] que le rapport sexuel entre les hommes et les femmes serait central. On revient à une question individuelle, car le rapport sexuel est entre deux personnes, et en plus il est conçu comme étant de l’ordre d’une attirance ‘naturelle’.
12Le piège théorique (« tout mélanger ») résonne avec un piège politique : aborder la théorisation du genre par la sexualité risquerait d’entériner la centralité spontanément accordée à cette question dans les sociétés occidentales contemporaines, donc cautionnerait l’argument de la nature, à l’encontre du projet féministe. Un piège académique se profile derrière cette crainte, le milieu de la recherche étant largement traversé par l’idéologie du genre : en incluant la sexualité dans leurs travaux, les premières chercheuses féministes auraient probablement couru le risque d’enfermer l’objet sociologique des femmes dans des problématiques ‘féminines’, et auraient pu s’y voir enfermées et particulièrement délégitimées, en tant que femmes elles-mêmes. Sans compter que parler de sexualité et donc aussi de lesbianisme, à la croisée de l’institution hétérosexuelle et de l’appartenance au groupe social des femmes, c’était s’exposer à l’antiféminisme « assimilant féministes et ‘mal baisées’ et postulant, chez les féministes, une haine des hommes conduisant au lesbianisme » (Lamoureux 2009). La perception ordinaire de la sexualité, comme d’une pratique ‘naturellement’ et honteusement liée à ‘la féminité’, semble en avoir fait une question impossible à traiter.
13D’autant que dans les années 1970-80, tout était à inventer pour en faire un objet sociologique, tandis que le cadre marxiste, alors dominant, donnait des outils conceptuels pour penser les groupes de sexe au prisme du travail, que lui-même n’avait pas vraiment abordés. La carence théorique et le manque de financement des recherches sur la sexualité laissaient les chercheuses féministes « bute[r] sur la difficulté d’allier subjectivité et analyse scientifique » (Ferrand 2003, p. 61). Critiques à l’égard de la famille et du couple, aux prises avec la difficile réduction de l’amour à une idéologie au service de l’exploitation des femmes, elles ont alors délaissé l’étude de la sphère privée lorsque celle-ci débordait de son articulation avec le travail. Bien que centrale dans le mouvement féministe, la sexualité a ainsi été difficilement formulée au sein de la recherche, comme d’autres aspects de l’expérience individuelle (Kandel 1991) — une question d’autant plus déniée dans un monde académique rétif à traiter de la matérialité du corps, jusque dans ses quartiers féministes.
14Il s’agit là d’un premier niveau de compréhension d’un silence passé, probablement dépassé aujourd’hui. C’est ce que laissent entendre de récents propos de Delphy (Delphy, Molinier, Clair, Rui 2012, p. 310), ou encore l’orientation prise par Ferrand dans ses recherches désormais directement fondées sur l’étude des pratiques sexuelles (Andro, Bajos, Ferrand 2008). Mais les arguments défavorables à la prise en compte de la sexualité dans les études de genre n’appartiennent pas tous au passé : certaines craintes anciennes sont renouvelées aujourd’hui, perpétuant les réticences.
La réactivation de conflits anciens
15Ce qui est parfois perçu comme une invasion de la sexualité dans les recherches contemporaines puise dans des conflits dont le mouvement de libération des femmes et ses scènes universitaires ont été le théâtre dans les années 1970. Du côté notamment de la psychanalyse, la discipline qui a pensé la première et de façon centrale la sexualité humaine, critiquée par les féministes qui ont vu en elle une justification idéologique du patriarcat. Un conflit a pris forme entre les tenantes d’une approche psychanalytique (critique) des relations entre les sexes [2] et les matérialistes ancrées dans les sciences sociales qui ont qualifié les premières d’‘essentialistes’ parce que ne remettant pas en cause ‘la différence des sexes’ : elles leur reprochaient de ne pas aller à l’encontre du projet ‘vraiment’ féministe de viser la disparition de l’asymétrie entre les groupes de sexe par la disparition de la signification sociale du sexe (Kandel 2000).
16Dans la préface à l’édition française de trois essais emblématiques de Teresa De Lauretis, la psychologue Pascale Molinier revient sur ce conflit et les traces durables qu’il a laissées en France, empêchant selon elle toute réflexion approfondie sur la sexualité, notamment parce que « la virulence et la personnalisation des invectives entre matérialistes et différentialistes ont brûlé durablement la terre féministe sur laquelle un autre débat critique entre marxisme et psychanalyse aurait pu avoir lieu » (dans De Lauretis 2007, p. 10). Ce débat a eu lieu aux États-Unis et en Grande-Bretagne, où le genre s’est développé au sein de départements d’études littéraires et historiques, alors que les études féministes françaises sont depuis leurs débuts marquées par une « hégémonie des sciences sociales ». Les textes ont dès lors peu circulé sur cette question d’un pays à l’autre et « l’épouvantail du French feminism ‘vu d’ici’ [3] a pu constituer une stratégie pour contrer toute velléité de ‘sauver la psychanalyse du discrédit qu’elle avait subi au sein du féminisme et des sciences sociales’, barrant du même coup l’accès à des théorisations qui […] questionnent les expressions du désir et de la sexualité » (ibid., p. 12). Le diagnostic de Molinier n’est pas tendre, il n’est pas faux non plus :
On commence […] tout juste à découvrir que l’histoire du féminisme aux États-Unis ne fut pas moins passionnée et conflictuelle que celle du féminisme français, que s’y développa une authentique critique féministe de la psychanalyse quand la plupart de ses détractrices françaises n’en ont jamais lu une ligne.
18La comparaison avec la production sur le sujet aux États-Unis et en Grande-Bretagne, y compris dans une critique de la psychanalyse, est en effet saisissante. L’absence d’une réflexion comparable et le manque de diffusion de ces débats en France révèlent un silence tenace sur la sexualité comme objet des recherches féministes françaises en sciences sociales. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’anthropologue italienne Paola Tabet, dont les travaux sont liés à l’école matérialiste française, n’évoque que des auteures états-uniennes lorsqu’elle explique a posteriori que ses recherches sur la prostitution ont pris forme dans un cadre intellectuel féministe prolifique sur les questions de sexualité : Andrea Dworkin, Kathleen Barry, Gayle Rubin, Carol Vance, Judith Walkovwitz, Joan Nestle (Tabet, Trachman 2009).
19L’autre conflit historique qui a probablement freiné durablement toute inclusion de l’étude de la sexualité en France prend ses racines dans les tensions, au sein du mouvement de libération des femmes, à propos de la possibilité ou non d’être féministe et hétérosexuelle. Dans le monde académique, cette tension s’est cristallisée dans la scission du collectif de Questions féministes en 1980 à propos de la position des ‘lesbiennes radicales’ ; selon l’édito du numéro 1 de Nouvelles questions féministes, ces dernières auraient dit « que les hétérosexuelles [étaient] des collabos ou » ne se seraient « pas oppos[ées] à ce qu’on le dise » (Collectif 1981, p. 6). Les écrits sur ce conflit sont rares. Pour comprendre ce qui s’est alors passé, on doit se contenter de lire les articles qui ont mis le feu aux poudres : « Hétérosexualité et féminisme » (de Lesseps 1980), « La pensée straight » et « On ne naît pas femme » (Wittig 1980a et b). À part ça, quelques textes reviennent brièvement sur la violence du conflit (Fougeyrollas-Schwebel 2005) et « l’écueil » qu’a constitué l’amalgame entre « analyse critique de l’hétérosexualité et critiques personnelles à l’égard des femmes hétérosexuelles » (Jackson 1996, p. 14). Mais plus que tout, c’est le silence qui s’est imposé : dans la récente réédition de l’intégralité des numéros de Questions féministes (Collectif 2012), pas un mot n’est écrit sur le sujet.
20Si l’édito de 1981 résonne avec de nombreuses recherches contemporaines, voyant dans l’hétérosexualité « à la fois un problème et un concept » (Collectif 1981, p. 13), on peut s’étonner de l’absence de publications à sa suite, à l’exception de trois textes traduits de l’anglo-américain répartis sur quinze ans (Rich 1981 [1980] ; Franklin, Stacey 1991 ; Jackson 1996) ; d’autant plus que des suites étaient annoncées :
C’est […] aussi pour que [l]e débat [sur hétérosexualité et lesbianisme] qui ne fait que commencer — dans la revue, car il se poursuit depuis longtemps dans le mouvement — ne soit pas étouffé dans l’œuf, que nous avons décidé de créer nqf. Ce débat-ci, et d’autres ; car celui-ci, quoiqu’apparemment ‘différent’ des autres et ‘unique’, n’est-il pas le débat sur les différentes formes que prend l’oppression à l’intérieur de la classe des femmes ?
22Là encore, seul un travail d’enquête permettrait de comprendre le conflit et surtout ses effets en matière de recherche [4], mais on peut se demander si, en définitive, c’est le traumatisme du conflit qui a « étouffé dans l’œuf » la réflexion sur l’institution hétérosexuelle et les pratiques sexuelles. Ou si c’est aussi, et plus largement, la difficile prise en compte non seulement des « différentes formes que prend l’oppression » mais aussi des différences (et donc des hiérarchies) « à l’intérieur de la classe des femmes ». Une question qui traverse les deux points suivants.
La sexualité contre le travail ?
23J’ai proposé ailleurs l’idée que la sociologie française sur les rapports de sexe et le genre pouvait être cartographiée entre deux pôles : le travail et la sexualité (Clair 2012b). Non seulement parce que le mouvement social à l’origine des études de genre s’est au départ souvent polarisé autour de revendications liées aux inégalités économiques ou aux oppressions sexuelles (Rochefort, Zancarini-Fournel 2005) ; non seulement parce que le travail [5], à l’inverse de la sexualité, a été longtemps l’objet dominant des recherches sociologiques sur les rapports de sexe et le genre en France, et qu’il reste son thème de prédilection (Lallement 2003) ; mais aussi parce qu’il existe une réticence de la part des spécialistes de la ‘division sexuelle du travail’ à envisager la sexualité comme un objet à part entière des études de genre.
24L’une des plus célèbres, Danièle Kergoat, s’en est expliquée, arguant d’une impossibilité théorique à étendre la séquence ‘classe, race, genre’ à d’autres hiérarchies sociales, dans la mesure où elle pense ces trois-là en termes de ‘rapports de production’. Dans l’introduction de l’anthologie rassemblant ses articles majeurs, Kergoat se demande ainsi, à propos de la religion, la sexualité, l’âge, etc. :
[…] tous ces points d’entrée renvoient-ils à des rapports sociaux ? Ou, plus exactement : peut-on les mettre tous sur le même plan ? Ont-ils tous les mêmes caractéristiques ? Je pense à la transversalité : c’est une propriété indéniable des rapports sociaux de classe, de genre et de race. Mais pour les autres ?
26Dans plusieurs écrits des années 2000, où elle évoque la sexualité, Kergoat soit la définit en dehors des rapports sociaux, soit la fond dans une acception élargie du travail selon laquelle, travailler « ce n’est pas seulement transformer le monde, c’est aussi […] se produire soi-même » (définition de Christophe Dejours citée en lien avec la sexualité dans Kergoat 2005, p. 96, et Kergoat 2010, p. 64).
27La sexualité pose problème parce que, comme institution participant à fabriquer la hiérarchie entre les groupes de sexe, sa prise en compte apparaît comme une remise en cause de l’idée selon laquelle il existerait (ou devrait exister) un « enjeu principal » du genre (Kergoat 2005, p. 96). La crainte de la relativisation du travail dans l’explication sociologique est renforcée par l’assimilation de l’étude de la sexualité à la diffusion des théories queer, intéressées par des questions d’identité et qui seraient oublieuses des rapports sociaux. En particulier, les théories queer, en se référant à l’articulation entre genre et sexualité, n’ajoutent pas seulement une thématique jusque-là délaissée par la recherche féministe mais adressent à cette dernière une critique fondamentale, déjà pour partie formulée par Wittig dans un cadre matérialiste : la remise en cause du fondement de la lutte féministe sur la catégorie ‘femme’ (Wittig 1980b ; Butler 2005 [1990] ; voir aussi Riley 1988). Si Kergoat dénonce depuis longtemps la tendance des recherches féministes à croire en « la valeur explicative universelle » de « la variable ‘femmes’ » (Kergoat 1982, p. 6), sa question théorique exposée plus haut (comment articuler les rapports sociaux entre eux ? et tout clivage social est-il un rapport social ?) a bien sûr un corollaire politique qui est, lui, fondé sur une universalité du rapport social et dans lequel la sexualité n’a pas sa place. Elle rappelle que « l’hétérogénéité du groupe des femmes n’est pas un problème nouveau. Mais le paysage social, politique, théorique a bien changé depuis les années 1970 : pour les féministes, la question des rapports de classe a encore perdu de sa centralité, celle-ci étant occupée peu à peu par les questions sur la race, l’ethnicité, la sexualité… » (ibid., p. 19). Un débat récurrent, déjà longuement évoqué dans l’édito du numéro 1 de Nouvelles questions féministes (collectif 1981, p. 11-12). Comme le résume Eleni Varikas dans un entretien :
La sexualité continue à ne pas être considérée comme politique. On le voit bien dans les critiques du multiculturalisme : la première critique qu’on adresse aux lgbt et aux théories queer, c’est combien de subdivisions leur parole va entraîner.
La réactivation du conflit principal
29En mettant l’accent sur l’injonction pesant sur les individu?e?s à se construire hommes ou femmes, les théories queer sont par ailleurs accusées de mettre en sourdine un aspect fondamental de l’analyse matérialiste : le fait que les hommes ont un intérêt à conserver leur place dominante (Masson, Thiers-Vidal 2002). C’est alors une autre question qui émerge : avec l’entrée de la sexualité dans les études de genre, non seulement la classe des femmes est discutée, mais les hommes entrent dans le concept, et dans son maniement. Penser l’ensemble des exclusions sociales et des hiérarchies organisées par les normes de genre, c’est faire la place à l’hétéronormativité ainsi qu’à l’ensemble des sexualités, et aux deux groupes de sexe.
30Là encore, la pièce a déjà été jouée, à plusieurs reprises au cours du xxe siècle, sur la scène des relations difficiles entre mouvement féministe et mouvement homosexuel, particulièrement dans les années 1970, comme en témoigne l’histoire du fhar (Front homosexuel d’action révolutionnaire) rapidement déserté par les lesbiennes pourtant à son origine, excédées par la misogynie qui s’exprimait dans ses rangs, alors même que son discours dénonçant la hiérarchisation des sexualités était formulé en référence au discours féministe (Chauvin 2005 ; Prearo 2010 ; Sibalis 2010).
31C’est au fond le conflit au cœur des rapports sociaux de sexe qui est en toile de fond : à partir du moment où l’on ouvre la réflexion à l’institution hétérosexuelle et qu’on envisage d’étudier toutes les pratiques sexuelles (en dehors de la seule question des violences), les femmes sont-elles toujours le seul objet de l’étude ? Le seul sujet de la lutte ? Et les seules légitimes à parler de genre ? L’intrusion de la sexualité dans la pensée du genre semble rimer avec l’intrusion des hommes, d’autant que le terme ‘genre’ lui-même gomme la référence explicite aux femmes et au féminisme. Les risques qui en découlent ont été pointés : de (re)prises du pouvoir dans les institutions de recherches sur le genre, mais aussi d’affadissement du contenu féministe de ces dernières — susceptibles de mettre d’abord l’accent sur « le lourd fardeau d’être un homme » (Mathieu 1999) ou encore tendant à « psychologiser les rapports de genre » (Mac Mahon 2005).
32Les questions qui se posent alors sont les suivantes : si l’étude de la sexualité, au sein des études de genre, comporte des ‘risques’, certains d’entre eux n’appartiennent-ils pas désormais au passé ? Et les risques qui perdurent ne doivent-ils pas être envisagés en même temps que les apports, théoriques et politiques, que peut revêtir une réflexion commune sur la sexualité et le genre ?
Penser ensemble le genre et la sexualité
33La création en 2009 de la revue Genre, sexualité & société, animée par de jeunes chercheur?e?s en sciences sociales, est un signe de la volonté, de plus en plus forte, d’envisager la sexualité comme un enjeu du genre, et de prouver l’intérêt de leur intersection. De même, il est significatif que les auteur?e?s (sociologues et politistes) d’un manuel récent expliquent appartenir à une génération qui manifeste « une volonté de croisement de plus en plus systématique avec les études gaies et lesbiennes » (Bereni, Chauvin, Jaunait, Revillard 2012 [2008], p. 10). Dans le dernier chapitre, à propos du « triptyque race/classe/genre », il est expliqué sur le ton de l’évidence :
Bien entendu, la problématique de l’intersection de différents rapports de domination peut également s’entendre et s’étendre à d’autres rapports et catégories de perception, comme l’âge ou la sexualité par exemple.
35Si le triptyque l’emporte dans l’histoire des théories, c’est que ces trois rapports sociaux auraient été « les plus problématisés » dans l’analyse parce que « les plus politisés dans un espace concurrentiel de mobilisations sociales » (ibid., p. 280).
36Dans cette partie, j’expliciterai les raisons pour lesquelles la pensée de l’intersection entre genre et sexualité, sans doute plus facilement pensable aujourd’hui qu’il y a trente ou quarante ans, est en effet une pensée fructueuse. Non seulement parce qu’elle éclaire les sexualités diverses que (même) l’analyse féministe a eu tendance à laisser dans l’ombre du privé, mais surtout parce qu’elle éclaire le concept de genre, révélant des enjeux de définition et d’usage que ses versions françaises tendent à laisser en suspens.
Une question de générations ?
37La sexualité est ‘à la mode’, entend-on souvent dans les colloques et les discussions informelles, dans l’entre-soi des spécialistes du genre. Il serait certes faux de prétendre que les modes ne jouent aucun rôle dans la construction des objets de recherche, tant le souci de la distinction individuelle et la création de « paradigmes générationnels » sont au cœur des carrières, notamment en sciences humaines et sociales, alors même que « l’idéal cumulativiste » constitue une « tentation irrésistible » de la démarche scientifique (Abbott 2011). Mais l’évocation de la mode est aussi un procédé rhétorique visant à empêcher toute mise en débat des travaux consacrés.
38D’autant plus que, dans les études de genre, la succession des paradigmes est particulièrement liée à la succession des mouvements sociaux. Les questions qui animent les plus récents dépendent de leur contexte historique d’énonciation et reposent souvent sur la reformulation des priorités de mouvements antérieurs. Ainsi, la sexualité fait l’objet d’une contestation collective qui renouvelle la lecture des hiérarchies et des normes sociales, et notamment des hiérarchies et des normes de genre, y compris en France. On peut ainsi voir dans la réapparition de la problématisation de la sexualité et dans l’intérêt pour l’étude de ses pratiques, une façon de renouer avec « ce qui est vraiment incisif dans le féminisme » [6] (Varikas, Clair 2012). Une préoccupation du mouvement social laissée en jachère par la recherche pendant longtemps.
39Par ailleurs, il est important de ne pas confondre renouvellement et réitération ignorante du même. Il est vrai que l’enquête sur le passé et la préservation des cadres sociaux de la mémoire féministe sont nécessaires pour ne pas éternellement réinventer l’eau chaude, rejouer les conflits révolus ou occulter des textes passés à la trappe de la reconnaissance. Mais est-ce vraiment ce qui se passe ? Comme le souligne Molinier, la redécouverte de la sexualité (et de la race) a plutôt contribué à redécouvrir des textes qui sont « littéralement passé[s] du statut de l’oubli à celui de ‘texte[s] classique[s]’ », tels que ceux de Guillaumin ou de Wittig (De Lauretis 2007, p. 14). Le renouvellement et la critique ne signifient pas nécessairement la rupture et l’invective, ni la répétition à l’infini des conflits antérieurs. Et il ne faudrait pas que le regard rétrospectif et le renouvellement des générations ne débouchent que sur la récitation des ‘classiques’ et la crainte de la part des « dutiful daughters » de trahir les mères fondatrices (Henry 2004) ou de passer pour des « féministe[s] ratée[s] », comme le redoute pour elle-même Jackson du fait qu’elle travaille sur l’hétérosexualité alors qu’elle s’inscrit dans une filiation matérialiste (Jackson 1996, p. 6).
40C’est pourquoi, s’il serait naïf (et dangereux) de prendre l’étude de la sexualité comme allant de soi, comme si elle constituait l’avenir du féminisme et l’avenir du genre, dans la croyance que chaque génération améliore nécessairement le modèle hérité, il me semble en revanche important de contrer le stigmate d’un objet de recherche depuis toujours méprisé dans l’ensemble de la discipline, bien au-delà des travaux sur le genre et les rapports de sexe, et d’envisager les apports de connaissance permis par la pensée de l’intersection entre genre et sexualité.
Ce que la pensée de la sexualité apporte à la conceptualisation du genre
41Quelle que soit la façon d’envisager le recoupement entre genre et sexualité et quelle que soit la dimension qu’on étudie (parmi les trois relevées par Jackson), le seul fait d’introduire la sexualité dans la réflexion sur le genre oblige à revoir et à préciser les concepts. Ainsi on préfère de plus en plus parler de ‘division sexuée du travail’ plutôt que de ‘division sexuelle du travail’, puisque cette notion sert à décrire la division du travail entre les groupes de sexe, sans aucun lien théorique avec la sexualité, à quoi peut renvoyer l’adjectif ‘sexuel’. Tant que la sexualité était hors sujet, la polysémie était invisible ; à partir du moment où le rapprochement entre genre et sexualité est posé quelque part, il a des effets lexicaux partout. Simplement parce qu’il révèle un impensé.
42De même, l’utilisation de ‘masculin’ et de ‘féminin’ pour décrire des pratiques ou des caractéristiques liées aux groupes des hommes et des femmes ne va plus de soi. Le fait de présenter l’hétérosexualité comme un régime politique participant à définir les groupes de sexes, comme le fait Wittig (1980a) et comme a continué de le théoriser Judith Butler (2005 [1990]), a pour effet commun (en dépit de leurs divergences par ailleurs) de déconstruire l’évidence que chacun?e serait fait?e d’un seul bloc, dans lequel genre, sexe et désir coïncident. Dans un de ses articles fondateurs, Nicole-Claude Mathieu pointe cette question, sans tout à fait la résoudre parce qu’elle mêle sexualité et groupes de sexe sans circonscrire l’intersection entre les deux (il faut dire qu’elle a fort à faire, à l’époque, pour seulement établir l’arbitraire social de l’assignation des individu?e?s à un sexe) :
A-t-on le droit de penser que tel comportement ou telle capacité que l’on estime couramment ‘masculins’ ou au contraire ‘féminins’ ont quelque rapport que ce soit avec le sexe biologique de l’individu ? Le seul fait, de connaissance courante, qu’on puisse dire de tel homme qu’il est un peu féminin ou de telle femme qu’elle est plutôt masculine suffirait en toute logique […] à faire pressentir qu’il n’y a pas de rapport intrinsèque entre le substantif ‘femme’ et l’adjectif ‘féminin’. […] Certains s’affolent devant une tendance actuelle vers l’indistinction entre les sexes dans l’aspect extérieur (les hommes aux cheveux longs se font traiter de ‘pédales’ et les femmes en chaussures plates et pantalons de ‘moches’ et de ‘mal baisées’, en un mot de ‘féministes’ dont on prétend que ‘ce sont toutes des lesbiennes’).
44Si le propos de Mathieu a pour vocation de contrer le sens commun, et non le sens commun des sociologues, une remarque similaire pourrait être faite à ces dernier?e?s lorsqu’elles (ou ils) associent dans l’écriture, comme si cela allait de soi, l’appartenance à un groupe de sexe et l’adjectif qualifiant des propriétés ordinairement associées à ce groupe de sexe. Les sommaires de numéros récents des Cahiers du Genre, par exemple, comportent de nombreux titres faisant cette association : « Le vécu masculin de la migration des femmes : le cas des maris philippins restés au pays » (hors-série 2011), « Féminisation de l’armée de terre et virilité du métier des armes » (n° 48, 2010), « Leader au féminin ? » (ibid.), « La féminisation dans les entreprises du bâtiment : une normalisation sociale des comportements ouvriers masculins ? » (n° 47, 2009), etc. Lorsqu’on s’en tient aux titres, c’est l’indécision conceptuelle qui semble l’emporter. Par exemple, si l’on attribue à ‘féminisation de l’armée’ le sens de ‘augmentation du nombre de femmes dans un métier d’hommes’, on limite fortement l’usage du terme, ou alors doit-on comprendre que la fin de l’homosociabilité des hommes conduit à une modification des comportements, désormais plus proches de valeurs communément associées au groupe des femmes ? En mettant en question ces associations, la prise en compte de la sexualité, au sens de l’institution hétérosexuelle, oblige à clarifier des expressions routinières sous la plume des spécialistes du genre.
45Elle alimente plus largement la réflexion sur la distinction entre sexe et genre, abordée depuis relativement peu de temps au croisement de l’histoire des sciences et des études de genre, via la question de « la matérialité des corps sexués » (Gardey, Löwy 2000 ; Rouch, Dorlin, Fougeyrollas-Schwebel 2005) et d’une définition de la différence des sexes en tant que « phénomène biosocial » (Löwy, Rouch 2003, p. 8). L’étude de la sexualité, comme ensemble de pratiques érotiques et comme système hiérarchique, participe à ouvrir de nombreuses pistes de réflexion sur les intersexes, la transsexualité, la sexologie, etc., qui remettent en cause l’évidence de l’opposition entre nature et culture, et qui lèvent le voile pudique jeté depuis longtemps (par la sociologie notamment) sur la dimension biologique des corps, ouvrant le « bocal » de « la sociologisation du sexe » que les études féministes, depuis leurs débuts, ont eu tendance à garder fermé (Touraille 2009).
46Se référer à une intersection entre genre et sexualité, c’est par ailleurs décrire les articulations complexes entre les différents régimes de hiérarchisation sociale ; il s’agirait de contrer l’explication arithmétique de l’empilement des rapports de pouvoir (Bilge 2010). S’il est désormais banal de réfuter le lexique du ‘double handicap’ ou de la ‘démultiplication des handicaps’ lorsqu’il s’agit de croiser le genre avec la race et la classe sociale, le même défaut est beaucoup moins relevé lorsqu’est évoquée la ‘double invisibilité’ des femmes-lesbiennes — entre autres formulations du même type. Comme dans le cas d’autres expériences minoritaires et hiérarchisations sociales, la sexualité peut être pensée de façon intersectionnelle, c’est-à-dire ni seulement additive ou démultiplicative. L’intérêt de la distinction en même temps que de l’articulation entre genre et sexualité consiste à montrer comment se nouent, dans la vie des gens, les effets dus à la sexualité (expérience sexuelle, institution hétérosexuelle et identité sexuelle) et les effets dus au sexe (groupe social des hommes vs groupe social des femmes). Et notamment à étudier les lesbiennes en tant qu’elles appartiennent au groupe social des femmes et en tant qu’elles dévient de la norme sexuelle (Rubin 2010 [1984], p. 240).
47Enfin le concept de ‘genre’, une fois que la sexualité est interrogée, peut être réexaminé. Se pose alors dans d’autres termes le débat implicite présenté dans la première partie de cet article : le genre renvoie-t-il aux femmes (comme dans des expressions telles que ‘inégalités de genre’ pour dire ‘inégalités hommes/femmes’) ? Ou bien embrasse-t-il un ensemble d’acteurs et actrices plus vaste, soumis aux normes de genre et à leurs effets matériels (Butler 2010 [1997]) ? L’enjeu n’est pas seulement d’ouvrir l’étiquette pour inclure plus de gens, mais de se donner la possibilité de comprendre, y compris en conservant les contours des groupes sociaux hommes et femmes, comment l’institution hétérosexuelle agit sur tou?te?s. C’est l’idée que je défends dans mes propres recherches, pour comprendre notamment comment la norme hétérosexuelle, croisée avec la prise en compte de l’asymétrie entre les groupes de sexe, agit sur les individu?e?s pour définir leur position dans leurs groupes respectifs : selon l’opposition entre « vrais mecs » (au centre) et « pédés » (à la périphérie) pour les garçons, et entre « putes » (stigmate collectif) et « filles bien » (position distinctive) pour les filles (Clair 2012a). Si la réalité sociale du genre ne peut toute entière être saisie par le prisme de la sexualité, ni la réalité sociale de la sexualité par celui du genre, il est néanmoins important de souligner que les normes de féminité et de masculinité, les déviances sexuelles, les rapports de pouvoir entre sexualités façonnent de nombreuses manifestations du genre — au-delà des seules pratiques sexuelles. Si la sexualité n’est pas un élément évident de la construction des groupes de sexe comme le laisse croire « l’idéologie du genre », il me semble important d’enquêter sur le lien que cette dernière, précisément, décrète, et d’en faire un enjeu de conceptualisation sociologique.
Diverses façons de penser l’intersection
48Les apports théoriques permis par la pensée de l’intersection entre genre et sexualité dépendent bien sûr des usages qui en sont faits. Je présenterai les trois principales positions que j’observe dans les recherches contemporaines françaises et qui ont toutes en commun d’articuler genre et sexualité, selon des acceptions différentes de l’un et l’autre termes. Afin d’illustrer mon propos, je me fonderai sur quelques auteur?e?s seulement, qui sont explicites sur le sujet.
49L’une de ces positions, qui s’inscrit dans une perspective matérialiste, part de l’idée que la sexualité procède du genre : on pourrait imaginer un monde organisé par la domination masculine sans contrainte à l’hétérosexualité, mais à l’inverse cette dernière serait inconcevable sans genre (Jackson 2005, p. 27). Cette position se trouve en France sous la plume de Christelle Hamel : à l’inverse de nombreuses matérialistes, elle estime que l’étude de la sexualité doit être un des objets primordiaux de la sociologie féministe, sans pour autant accorder à l’institution (hétéro)sexuelle une antériorité par rapport au genre, compris comme un rapport d’exploitation entre hommes et femmes. Dans les pas notamment de Tabet et de Delphy, Hamel tend in fine à soumettre les hiérarchisations sexuelles aux hiérarchisations socioéconomiques fondant les rapports de sexe :
Les rapports de pouvoir les plus agissants dans la construction sociale de la sexualité sont ceux qui structurent les relations entre hommes et femmes […] le genre oriente la sexualité vers l’hétérosexualité et […] il produit des catégories de pratiques sexuelles légitimes et illégitimes.
51On retrouve cette hiérarchisation du côté d’Andro, Bajos et Ferrand (2008, p. 547). Dans leurs travaux à toutes, la sexualité est un thème de recherche qui informe la question transversale du genre puisque ce dernier, compris comme le rapport social entre hommes et femmes, est considéré comme façonnant la sexualité humaine. En enquêtant sur les pratiques sexuelles, ce sont d’abord des manifestations des rapports sociaux de sexe qui sont observées.
52À l’inverse, s’appuyant sur les écrits de Wittig et sur un texte fondateur de l’anthropologie féministe états-unienne (Rubin 2010 [1975]), la philosophe Elsa Dorlin, dans un ouvrage d’« introduction à la théorie féministe », intitule le chapitre qui fait suite à son analyse de la célèbre phrase de Delphy, « le genre précède le sexe » (2001 [1991], p. 94) : « … mais la sexualité précède le genre » [7]. Dorlin explique : « Le concept de genre est lui-même déterminé par la sexualité, comprise comme système politique, en l’occurrence l’hétérosexualité reproductive, qui définit le féminin et le masculin par la polarisation sexuelle socialement organisée des corps » (Dorlin 2008, p. 55) ; cette idée provient notamment d’une critique de ‘l’ordre symbolique’ qui pose que « l’hétérosexualité est, à un niveau symbolique, la structure psychique sans dehors dans laquelle chaque individu, non seulement se socialise, mais parvient au statut de sujet » (ibid., p. 56). Si cette perspective est relativement peu mobilisée par les sociologues français?es comme un cadre d’analyse de leurs enquêtes, elle est présente dans la sociologie états-unienne, par exemple dans les travaux de Chrys Ingraham (1994) qui voit dans la sexualité une institution et une idéologie organisant le genre.
53Pour ma part, j’ai tendance à privilégier l’intersection sans nécessaire hiérarchisation ou antériorité entre genre et sexualité (ce que me semble d’ailleurs permettre l’idée même d’intersection), faisant mienne la réticence de Rubin :
Toute tentative de privilégier un seul dispositif d’instruments d’analyse, toutes ces revendications d’omnipotence théorique et politique me laissent sceptique.
55J’envisage plutôt la sexualité comme un foyer possible de la fabrique du genre : non seulement un de ses « sites privilégiés » (key site) de manifestation (Jackson 2005, p. 15) mais une source d’organisation de la complémentarité (et donc d’asymétrie) entre les groupes de sexe. Cette volonté de ne pas hiérarchiser entre genre et sexualité est visible dans les travaux qui, étudiant les pratiques sexuelles et les effets de l’institution hétérosexuelle, y compris dans un cadre matérialiste [8], n’étudient pas que cela, refusent de réduire la sexualité à la domination masculine, tout en maintenant l’idée que les logiques du genre et des rapports de sexe organisent pour une large part les pratiques sexuelles, entre autres pratiques sociales (e.g. les travaux de Molinier [pour une synthèse : Delphy, Molinier, Clair, Rui 2012] ; Roux 2011 ; Trachman 2013). Il s’agit donc de faire une distinction analytique entre genre et sexualité, en pensant aussi que certaines pratiques sociales ne sont compréhensibles qu’en prenant en compte leur intersection. C’est ce qui m’a conduite à proposer la notion d’‘ordre du genre’ dans mon travail sur les relations amoureuses de jeunes vivant dans des cités hlm (Clair 2008), pour rendre compte, dans une même expression, d’une articulation possible entre la mise en ordre (le classement) hiérarchique des groupes de sexe et le rappel à l’ordre des normes de masculinité et de féminité (reposant notamment sur l’injonction pour les garçons à faire la preuve continue de leur désir hétérosexuel, et pour les filles de leur réserve sexuelle), dont une des fonctions sociales est d’organiser chaque groupe et la place de chacun?e dans son groupe attitré. Le fait de travailler sur un moment biographique spécifique, marqué par l’entrée dans la sexualité génitale et dans la conjugalité hétérosexuelles, avait attiré mon attention sur le lien particulier qui existe entre genre et sexualité, très visible dans le cadre restreint de mon objet, mais dont il m’est apparu sur le terrain qu’il se déclinait dans un ensemble vaste de pratiques sociales (au sein des groupes de pairs, à l’école, dans la famille, etc.).
56Privilégier l’ouverture à la possibilité de plusieurs enjeux qui ne soient pas tous subordonnés à la prééminence de l’un d’entre eux (le travail ou la sexualité) permet par ailleurs de supposer qu’une des résistances du genre (comme système normatif et d’oppression) aux évolutions sociales et aux demandes d’égalité des sexes, et des sexualités, réside dans le fait que ses foyers de fabrication sont pluriels et se nourrissent. Ce ne sont pas les seuls. On pourrait ajouter les ‘rapports politico-religieux’, comme invite à le faire Maurice Godelier (2003, p. 30). Si lui-même n’envisage pas la sexualité comme faisant l’objet d’un rapport spécifique (il la conçoit comme « subordonné[e] à la reproduction d’autres rapports sociaux qui n’ont rien à voir avec elle » : Godelier 2005, p. 16), et s’il a pu faire preuve d’une grande résistance à penser la sexualité et d’une tendance à renaturaliser le sexe quand il s’est agi de discuter l’évolution contemporaine des politiques sexuelles en France (Godelier 2003, p. 32-34), sa proposition de ne pas réduire les causalités plurielles à une causalité ‘en dernière instance’ me semble transposable à la pensée de l’articulation entre genre et sexualité, et souhaitable à la réflexion comme à l’action.
57* * *
58Pour schématiser, on pourrait dire que la sexualité est pensée tantôt :
- sans intersection avec le genre (I) : le genre impensé, l’étude de la sexualité se fait en dehors du genre.
- sans intersection avec le genre (II) : le genre séparé, la sexualité n’est pas un enjeu du genre, et ne doit pas être conçue ainsi au risque de diluer la portée féministe des études de genre.
- en intersection avec le genre (I) : le genre précède la sexualité, c’est lui qui agit sur les formes que prend la sexualité.
- en intersection avec le genre (II) : la sexualité précède le genre.
- en intersection avec le genre (III) : il existe une pluralité des foyers de fabrique du genre, dont la sexualité.
Notes
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[1]
À l’exception des travaux de Michèle Ferrand dont on verra qu’ils se sont d’abord construits à distance de la sexualité.
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[2]
Dans le groupe « Psychanalyse et Politique » (Hélène Cixous, Chantal Chawaf, Luce Irigaray, Antoinette Fouque).
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[3]
Molinier se réfère à une controverse au sujet du French feminism ; pour plus de détails, cf. notamment le numéro de Nouvelles questions féministes (1996, vol. 17, n° 1) et Kraus (2005).
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[4]
Des documents de l’époque ont été publiés… aux États-Unis : cf. Duchen (1987).
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[5]
Au sens large, incluant toutes les questions relatives aux conditions de travail, à la division sociale du travail, à l’emploi, aux métiers et professions.
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[6]
Parmi d’autres questions, telles que « les rapports avec la gauche », « l’autonomie des femmes », « la question coloniale » (ibid.).
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[7]
Rubin est plus tard un peu revenue sur cette idée, estimant qu’une part de l’étude de la sexualité devait être pensée « séparément » de l’étude du genre (Rubin 2010 [1984]).
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[8]
Le clivage entre les trois postures ne peut en effet se réduire à un clivage entre une approche matérialiste et des approches a/anti/post-matérialistes : les clivages tiennent plutôt à différentes façons de combiner divers héritages de la pensée du genre, au-delà des « différends » (cf. Molinier, dans De Lauretis 2007, p. 13-14).