1Nous vivons dans l’ombre écrasante de la guerre. Il n’est pas de moment dans l’histoire où nous n’ayons été en guerre — économique, religieuse, civile, génocidaire, nationale, coloniale ou impériale ; mondiale ou régionale ; pour des terres, du pétrole ou de l’eau — impliquant souffrances et reconstruction.
2Or le sang versé s’accompagne toujours d’images et de déclarations belliqueuses, telles que la proclamation du ‘choc des civilisations’, de nouvelles lignes de démarcation politique, et de nouvelles normes épistémologiques.
3Ce texte s’inscrit dans les débats féministes sur les liens intimes et inextricables entre lutte politique et production du savoir. D’abord parce que tout savoir est profondément marqué par les conflits et les rapports de pouvoir qui caractérisent le contexte dont il émane. Ensuite parce que l’action et la lutte politiques sont des sites majeurs de production du savoir. La reconnaissance d’une interdépendance entre savoir et politique est au cœur des débats scientifiques sur les transformations épistémologiques, bien au-delà des études féministes, sur le genre ou sur les femmes. Mais dans le féminisme contemporain, la contestation du savoir légitime est historiquement liée à un geste politique : récupérer les voix et les expériences (de femmes) jusque-là réduites au silence. Un geste qui est loin d’aller de soi.
4L’héroïne grecque Antigone nous accompagnera dans notre entreprise. La tragédie éponyme de Sophocle se déroule à Thèbes alors anéantie par la guerre. La pièce s’ouvre le matin suivant la lutte à mort entre deux frères de la famille régnante, les fils d’Œdipe, Étéocle et Polynice, pour la succession au trône. Antigone fait venir sa sœur Ismène devant les portes de la ville pour l’informer de la décision de leur oncle Créon, souverain de la ville : Étéocle, le vainqueur, sera honoré par les citoyens de Thèbes alors que le corps de Polynice sera livré, sans sépulture, aux chiens et aux vautours, afin d’offrir aux citoyens un spectacle inoubliable du sort réservé aux traîtres. Le texte suggère que ce fratricide est beaucoup moins avéré qu’il n’y paraît, mais l’acte de Créon est politique, moins motivé par un besoin de justice et de vérité que pour imposer l’ordre et la loi. Déterminée à offrir à Polynice des funérailles en bonne et due forme, Antigone demande son aide à Ismène, qui la lui refuse. Antigone se met donc seule à la tâche.
5À l’aube suivante, les gardes de Créon trouvent le corps de Polynice recouvert d’une fine couche de terre. L’auteur des faits doit être lapidé à mort mais Créon est stupéfait lorsque les gardes lui amènent le coupable : c’est une jeune femme, sa propre nièce. Les liens de parenté et la hiérarchie politique placent la jeune femme sous l’autorité de Créon. Cependant Antigone rejette cette autorité — non seulement elle a enterré son frère, mais elle invoque le devoir sacré de donner une sépulture à ce dernier : son discours se réfère à un domaine dans lequel Créon ne peut user de ses prérogatives. Sa rébellion rend Créon furieux, et alors que le chœur lui intime de revoir son jugement et de faire preuve de pitié, le roi se montre obstiné et arrogant, dominé par l’orgueil et l’ardent désir de réaffirmer sa position de pouvoir et de ne montrer aucune faiblesse. Dans le polemos qui s’installe entre eux, la mort d’Antigone est inévitable et elle déclenche des décès en chaîne : Hémon, fils de Créon, se tue par amour pour Antigone ; Eurydice, femme de Créon, se plante une épée dans la poitrine, hurlant que son mari a tué leur fils. La mort accompagne le retour à l’ordre dans la polis et met au jour la nature du pouvoir du patriarche, destructrice et cynique. Créon se retrouve seul, régnant sur un désert.
6Dans le polemos qui oppose le patriarche et la jeune femme, la figure d’Antigone incarne une (autre) conscience éthique et un (autre) savoir, tiré de l’expérience, opprimé par un pouvoir politique hégémonique. Antigone est une figure qui défie l’autorité patriarcale de l’État, qui refuse de se soumettre à la loi de la ville, du souverain et du chef de famille. Il n’est pas surprenant qu’elle exerce une emprise tenace sur l’imaginaire féministe (cf. Woolf 1978 [1938] ; Irigaray 1974, 1984 ; Steiner 1984).
7La résistance d’Antigone constitue un héritage puissant, polysémique et complexe pour le féminisme. Son exemple a principalement été mobilisé dans des discussions concernant la défiance des femmes à l’égard de l’État, la relation entre les domaines de la parenté (le privé) et de l’État (le public), et l’éthique. Dans ce texte, nous nous appuierons sur l’acte d’Antigone pour examiner la pratique féministe visant à rendre la parole aux femmes réduites au silence et dont les expériences sont dévalorisées. La théorie féministe du ‘positionnement’ [3] (standpoint), considère l’expérience des femmes comme une source de savoir susceptible d’être déployée pour transformer la sphère publique dont elles sont exclues.
Le féminisme du positionnement : la construction d’une catégorie théorique
8La reconnaissance des femmes comme sujets connaissants, ainsi que de leurs voix et de leurs expériences, jusque-là négligées, comme sources de savoir, peut être considérée comme un ferment du féminisme ; ce fut notamment le moteur des ‘groupes de conscience’ propres au féminisme des années 1970, toujours très répandus dans les mouvements de femmes un peu partout dans le monde. La conscientisation (consciousness raising) est fondée sur l’idée que chacune peut devenir un sujet connaissant de sa propre oppression, à partir de ses propres expériences, en les passant au crible d’une réinterprétation politique, dans un cadre collectif. Leur conférer une dimension structurelle permet aux membres des groupes de conscience, ou de tout autre collectif, de considérer ces expériences comme une source de savoir — les faits ainsi révélés dévoilant davantage de facettes de la réalité que les visions hégémoniques. Dans le même ordre d’idée, la théorie du positionnement affirme que le savoir produit dans les marges et formulé de façon collective est potentiellement plus fiable et susceptible d’accroître l’objectivité du savoir traditionnel.
9L’accent mis sur la reconnaissance des femmes comme sujets connaissants a profondément influencé les transformations opérées par les women’s studies à l’université. C’est là un enjeu féministe décisif, qui n’est pas le fait d’un courant théorique spécifique. Ce qui est désormais connu sous le nom de théorie du positionnement féministe est une façon particulière de penser cette pratique féministe élémentaire. L’une des premières et des plus influentes élaborations à ce propos fut développée par Nancy Hartsock, chercheuse en sciences sociales, dans “The Feminist Standpoint: Developing the Ground for a Specifically Feminist Historical Materialism” (1987 [1983]). Mais c’est le travail de la philosophe féministe Sandra Harding, vers le milieu des années 1980, qui présente la théorie (ou l’épistémologie) du positionnement comme un fil directeur de l’analyse féministe — dans son désormais classique The Science Question in Feminism (1986), et dans l’ensemble de ses écrits ultérieurs. Harding mobilise cette notion pour repérer des questions communes aux premiers écrits de Patricia Hill Collins (1986), Nancy Hartsock (1987 [1983]), Hilary Rose (1983) et Dorothy Smith (1987 [1974]) qui, dès lors, ont été associés au féminisme du positionnement. Bien que ces travaux renvoient à des projets, des références disciplinaires et des intérêts différents, ils ont tous en commun de favoriser, selon les mots de Dorothy Smith, « une rupture avec les disciplines existantes grâce à un savoir localisé (locating) ou une enquête sur le positionnement des femmes ou sur l’expérience des femmes » (Smith 1987 [1974], p. 392). En ce sens, les théories du positionnement sont à l’origine d’un élan qui lie étroitement l’engagement politique et à un intérêt épistémologique (Puig de la Bellacasa 2012).
10Trois fils rouges relient les premières formulations des théories féministes du positionnement à l’interprétation que nous en faisons, en tant qu’héritières d’un débat amorcé voici plus de trente ans (Harding 2003). Le premier concerne la réappropriation critique, par des féministes, de l’affirmation marxiste selon laquelle un savoir fondé sur la vie des personnes subissant l’exploitation (la classe ouvrière) rend différemment et mieux compte du monde qu’un savoir fondé sur la vie des dominants (la bourgeoisie) ; ces derniers tirent profit des produits du travail, mais ne participent pas aux processus et aux médiations qui les font advenir. L’élaboration d’un positionnement politique s’appuyant sur certaines expériences de la classe ouvrière pour les promouvoir au rang de savoir, engendre un savoir différent et plus fiable sur l’interaction entre les humains et la nature, les relations sociales et les relations naturelles, ainsi que sur le fonctionnement du capitalisme. À l’usine, les travailleurs ont une expérience étroite, quotidienne et immédiate de ce qui fait tourner la machine capitaliste. Une expérience aussi directe de la production fait défaut à la bourgeoisie. L’émergence d’un sujet ‘prolétarien’ a ainsi constitué une possibilité épistémologique nouvelle que la théorie marxiste devait à la fois expliquer et encourager.
11Dans une version remaniée, le positionnement féministe part de l’idée que la vie des femmes constitue une position privilégiée, d’un point de vue épistémologique, pour observer le fonctionnement de la suprématie masculine et son interaction avec les relations sociales du capitalisme. Une vision du monde qui, jusqu’aux interventions féministes, était restée largement absente des théories et des mouvements sociaux et politiques. Par exemple, c’est en observant de près le travail de care, un travail dévalorisé majoritairement effectué par des femmes partout dans le monde — travail reproductif et affectif, soin aux enfants, aux vieillards et aux malades — que les féministes ayant un positionnement marxiste et socialiste ont pu pointer la cécité résultant de l’ignorance dans laquelle sont tenus les activités et les savoirs les plus élémentaires qui assurent la bonne marche de notre monde.
12Le deuxième fil rouge a trait à la pensée noire (Black thought) qui, dans une perspective féministe, accorde de la valeur au savoir produit à partir d’expériences africaines-américaines [4]. Elle est apparue dans un contexte de luttes des Noir?e?s contre les institutions de la suprématie blanche, dont les institutions productrices de savoir. bell hooks (1984) parle de « vision du monde oppositionnelle » (oppositional worldview) pour décrire la position marginale des Noir?e?s dans la petite ville du Kentucky où elle a grandi :
14Patricia Hill Collins (1990), quant à elle, théorise la « perspective des outsiders intégrés » (outsider-within-perspective), « une marginalité particulière qui stimule une perspective propre » : celle des femmes noires qui sont tout à la fois en dehors du monde du savoir universitaire dominant, parce qu’appartenant à des communautés qui en sont traditionnellement tenues à l’écart, et dedans du fait qu’elles y ont néanmoins eu accès et travaillent dans les sphères privilégiées de la production intellectuelle universitaire. On retrouve là l’importante notion de « double conscience » de W.E.B. DuBois (1995) qui décrit la capacité à voir les choses à partir de la perspective du dominant et de l’opprimé. Hill Collins encourage à concevoir le positionnement féministe noir comme un outil pour accéder à un savoir plus fiable ; il est fondé sur l’expérience des Africaines-Américaines passée sous silence et il est engagé dans la transformation de leurs conditions de vie.
15Le dernier fil rouge a trait aux redéfinitions critiques du savoir, de la science et de l’épistémologie, opérées par les féministes. Depuis le début des années 1980, des universitaires de toutes les disciplines reconnaissent que leur engagement féministe a façonné les savoirs qu’elles ont produits et nourri leur conscience aiguë de la transmission de préjugés sexistes au cœur de leurs disciplines. Harding a joué un rôle important pour que cette conscience soit conçue comme un outil épistémique. L’épistémologie du positionnement a pu servir de stratégie justifiant la prolifération de recherches situées en leur conférant une place tout à fait inexplicable selon les normes épistémologiques en vigueur : cette « recherche politisée » était capable d’améliorer « l’objectivité de la recherche », en s’appuyant sur des faits et des théories plus fiables (Harding 1986, p. 24) [5]. Le seul fait qu’un savoir académique et scientifique fût produit à partir de points de vue féministes, et donc engagés, perturbait les épistémologies et les théories de la construction du savoir soutenant que, pour être légitime, au regard des critères universitaires et scientifiques, un savoir devrait être désintéressé, non pollué par des préoccupations politiques. Les controverses touchant aux définitions de la science et de l’objectivité dépassent le cadre de cet article ; notons toutefois que la notion de positionnement, née d’expériences exclues, est centrale dans l’élaboration, par Harding, de la notion d’« objectivité forte » qui implique de « tenir compte de la position de ceux qui ne sont pas ‘chez eux’ dans les positions dominantes et d’‘accorder de la valeur à la position de l’Autre’ afin de scruter nos propres situations de manière plus critique » (Harding 1991, p. 151). Donna Haraway a renforcé l’idée que cette dualité devait constituer un outil pour les politiques du savoir féministe et pour les science studies. « Objectivité féministe signifie tout simplement ‘savoirs situés’ », affirme-t-elle, en même temps qu’elle préconise la prise en compte du caractère situé des définitions construites par les féministes — « nos propres technologies sémiotiques » (Haraway 1991 [1988]). En d’autres termes, l’objectivité et un savoir « plus fiable » sont associés à l’inclusion responsable des subjectivités situées et d’une conscience oppositionnelle (Sandoval 2000), plutôt qu’à leur exclusion au nom de leur inutilité présumée.
16Le féminisme du positionnement est un domaine vivant, ouvert aux réappropriations (Harding 2003), qui trouve des échos dans un vaste ensemble de recherches féministes posant des questions du même type (Stanley, Wise 1993 [1983] ; Rich 1985 ; entre autres). En tant que catégorie théorique liée à une logique épistémique spécifique, il joue un rôle vraiment essentiel dans la construction d’une discussion plurivoque sur la valeur des savoirs opprimés et sur le caractère politique et situé de la construction du savoir. Ceci dit, l’élaboration d’une catégorie théorique n’est jamais un travail neutre, et cela vaut pour la théorie du positionnement féministe : c’est un processus matériel qui implique tout un tissu intriqué et divers de relations et de pouvoir — l’accès à des supports de publication, des réseaux, des amitiés, des rencontres fortuites… et bien sûr l’importante question de ce qui compte comme théorie (Christian 1990 [1987]). Il est donc fondamental de ne pas prendre comme allant de soi des catégories héritées : il faut les rouvrir, les retravailler, et faire de même avec les écrits des auteur?e?s que nous leur associons, en fonction de nos propres questions, contraintes et contingences politiques ou scientifiques.
Les points de vue féministes : un terrain ouvert de politiques du savoir
17Les points de vue féministes doivent, selon nous, être des positionnements ouverts à l’inclusion et à l’interrelation de savoirs engendrés dans différents contextes d’oppression et de lutte. La possibilité même de cette interprétation est en soi l’aboutissement d’un travail politique et théorique, mené à travers des débats impliqués dans la réélaboration des positions et des alliances féministes. Une fois ce terrain mouvant délimité, on peut s’arrêter brièvement sur trois problèmes soulevés par la question suivante : comment penser à partir de la vie des femmes ?
18Cela revient, tout d’abord, à s’interroger sur la légitimité de l’expérience à fonder un savoir. Dans un essai où elle met en question le rôle de l’expérience dans la pensée féministe, Joan Scott (1992) attire l’attention sur le fait que l’expérience ne peut être considérée comme un matériau brut sur lequel les chercheur?e?s pourraient travailler directement : les expériences sont toujours médiatisées et font donc l’objet d’interprétations. L’expérience et le savoir ne sont pas des choses équivalentes : Scott définit le savoir comme une construction qui s’efforce d’expliquer et de comprendre l’expérience. Paula Moya (1997, p. 136) renchérit en affirmant que le fait d’être né·e dans un certain type de relations et de conditions sociales, ou d’avoir subi les conséquences de l’oppression et de privations économiques, ne génère pas en soi une meilleure compréhension ou un savoir plus fiable. Le privilège épistémique des groupes opprimés, écrit-elle, n’implique pas que les positions sociales, et donc les expériences, auraient un sens épistémologique ou politique allant de soi. D’ailleurs, la possibilité pour les femmes de formuler leurs expériences en termes de savoirs ne leur a pas été concédée dans le cadre du contexte (social, politique et épistémologique) existant. Celui-ci a dû être contesté par divers féminismes. C’est justement en étant attentif·ve·s au caractère médiatisé de l’expérience qu’on peut comprendre la possibilité (toujours ouverte) qu’émerge un nouveau savoir à partir de vies et d’expériences auparavant ignorées.
19Partant de là, il faut se demander à partir de la vie de quelles femmes il y a lieu de penser. En d’autres termes, se pose la question des rapports de pouvoir structurels existant entre les femmes. Lorsque ces derniers sont ignorés, la ‘vie des femmes’ a toute chance de reproduire un positionnement dominant, blanc, de classes moyennes et hétérosexuel, comme les critiques développées au sein de féminismes minoritaires l’ont clairement signalé. En ce sens, penser à partir de la vie des femmes implique de reformuler constamment la fameuse question de Sojourner Truth : « Ne suis-je pas une femme ? » (Ain’t I a woman?) Ce que recouvre la notion d’‘expérience des femmes’ est un sujet qui fait débat et qui ne concerne pas uniquement les théories du positionnement, mais plus largement « la femme comme catégorie d’analyse », selon les mots de Chandra Talpade Mohanty (1988 [1984]), c’est-à-dire « le présupposé central selon lequel nous appartiendrions au même genre, par-delà notre classe sociale et notre culture ». Un présupposé qui ne repose pas seulement sur des ‘caractéristiques biologiques primaires’ mais sur des universaux anthropologiques et sociologiques postulant que nous subirions la même oppression. Mohanty montre comment les analyses du travail des femmes, ou encore les notions de famille ou de religion dans les programmes des women’s studies tendent à créer une unité dans l’ensemble des activités des femmes, masquant par là même les rapports de pouvoir entre elles. Ce faisant, elles présupposent une dimension universelle à l’expérience des femmes, en même temps qu’elles homogénéisent les savoirs ancrés dans l’expérience de femmes différentes.
20Pour autant, tenir compte des différences entre femmes selon les lignes de pouvoir que sont la ‘race’/ethnicité, la classe sociale et la préférence sexuelle, ne sape pas nécessairement l’idée qu’il existerait un positionnement féministe. Ainsi que l’écrit Hill Collins :
Nous disposons désormais d’outils de plus en plus sophistiqués pour discuter des positions de groupes, non plus seulement en termes de classe sociale, comme le proposait Marx, ni de primauté du genre, comme le faisaient les premiers travaux féministes, mais dans le sens d’une multiplication des positions inscrites dans les structures sociales elles-mêmes plutôt qu’à partir de femmes prises à titre individuel.
22Selon Hill Collins, cette « nouvelle optique » peut « permettre de mieux comprendre ce qui fait que, dans un contexte de changement radical du pouvoir institutionnel, celui-ci continue malgré tout à reproduire des inégalités durables » (p. 377). Hill Collins rejoint ici un mouvement qui traverse aussi, pour ne citer qu’eux, le Combahee River Collective Statement (1986 [1977]), et les travaux de bell hooks (1990 [1981]), d’Angela Davis (1981) et d’Audre Lorde (1996 [1984]) ; le terme d’‘intersectionnalité’, proposé par Kimberlé W. Crenshaw (1989), a participé à réarticuler l’ensemble, dans les années 1990 : l’analyse intersectionnelle permet de saisir comment de multiples formes de domination et d’oppression déterminent simultanément (quoique de façon différente) la vie de toutes les femmes [6].
23Il faut enfin chercher selon quel processus se construisent les positionnements. Il s’agit d’appréhender le positionnement féministe comme l’aboutissement d’un travail collectif de description, d’analyse et de lutte politique, dans un espace historique particulier et en rapport avec des situations particulières d’oppression (Hartsock 1998). Jacqui Alexander et Chandra Mohanty (1997, p. xi) poursuivent la réflexion de Moya contre l’idée que les positions sociales seraient en soi facteur de connaissance :
L’expérience de la répression peut constituer un levier pour s’organiser, sans que cela soit nécessairement le cas. En fait, c’est l’interprétation de cette expérience, dans un contexte collectif, qui détermine le moment où la perception de contradictions et la privation matérielle se transforment en participation à des mouvements de femmes.
25Les positionnements requièrent de chercher sur quoi fonder une prétention au savoir en fonction d’existences passées sous silence, dans le cadre d’une démarche collective visant à comprendre le monde pour le transformer [7].
26Cette lecture de la théorie du positionnement fait écho à des sensibilités (poststructuralistes) comme celle présente dans le refus de Laclau et Mouffe (1985) d’envisager des processus politiques comme le regroupement ou la mobilisation d’acteurs préexistants, pour y voir au contraire l’émergence de nouveaux sujets politiques. Le refus d’admettre l’existence d’une notion préconçue du sujet ne revient pas à nier ce dernier ou à y renoncer (Butler 1992) ; il s’agit plutôt de se demander comment il a été construit et quels rôles situés on joue dans ce processus. En accord avec cette démarche qui consiste à reconstruire les subjectivités politiques en les replaçant dans leur contexte et leur historicité, il nous semble que la théorie du positionnement implique une enquête continue sur le processus même de construction de la subjectivité et sur les connections possibles entre différentes luttes contestataires.
27D’une certaine façon, on pourrait arguer que de telles options théoriques et politiques déplacent le débat sur la légitimité de ‘l’expérience des femmes’ à fonder un savoir. L’effort de construction de positionnements, croyons-nous, a moins à voir avec la consolidation d’une telle démarche qu’avec un processus d’expérience qui transforme (Puig de la Bellacasa 2004). C’est ainsi que nous comprenons l’affirmation d’Haraway (1991 [1985], p. 149) :
Les mouvements des femmes internationaux ont autant construit ‘l’expérience des femmes’ que révélé, ou découvert, cet objet collectif crucial. […] La promesse de la libération repose sur la construction de la conscience, la projection imaginative de l’oppression, et donc aussi des possibles.
29La pensée du positionnement cherche à théoriser un processus qui, répétons-le, ne peut être réduit à une quête épistémologique, à la recherche d’une théorie capable de décrire, de fonder et de décider quel savoir est plus valide (ou plus vrai ou plus scientifique). Rappelons la critique de Hill Collins (1997, p. 375) sur ce qu’il y a de dépolitisant à détacher le positionnement féministe de sa demande originelle de savoir/pouvoir, qui visait à reformuler la discussion dans des termes de vérité et de méthode féministes (Bracke, Puig de la Bellacasa 2003). Tout débat épistémologique (et méthodologique) a une spécificité et un intérêt situés, et il ne fait aucun doute que la transformation de l’expérience au travers de l’action collective a des répercussions épistémologiques, dans la mesure où elle fait émerger de nouvelles subjectivités qui contestent la légitimité du savoir établi en exprimant d’autres visions du monde que les visions dominantes. L’histoire en cours de la (re)construction de ce qui est considéré comme des positionnements considérés comme féministes nous enseigne qu’aucun fondement ne peut être conçu comme définitif, que tout fondement est ‘contingent’ (Butler 1992). L’ouverture à de nouveaux positionnements et à de possibles solidarités intersectionnelles entre femmes n’est donc pas quelque chose de donné ; c’est un effort politique.
L’acte d’Antigone : un héritage complexe
30Il est temps désormais de revenir à Antigone et d’introduire des questions qui permettent non seulement de s’y retrouver dans le foisonnement de son héritage, mais aussi d’approfondir notre compréhension de la théorie du positionnement. L’attitude d’Antigone est sans conteste une attitude d’opposition et de résistance, ancrée dans de multiples positions et relations. Le polemos entre Antigone et Créon, comme le dit Steiner, est saturé de constantes : l’antagonisme ou la confrontation entre hommes et femmes, jeunes et vieux, société et individu, vivants et morts, hommes et dieux (Steiner 1984, p. 231). Pour autant, la nature de l’opposition que représente l’acte d’Antigone n’est pas facile à déterminer. Durant des millénaires, on a cherché à la prendre sur le fait, écrit Carol Jacobs, afin de dire clairement et simplement de quoi il s’agit — « Mais toute cette attention ne pouvait suffire à la tâche » (Jacobs 1996). Son acte et sa revendication continuent d’échapper à la représentation : y compris à la logique qu’elle-même invoque, et finalement elle se dérobe sans laisser de trace. La figure déroutante d’Antigone nous permettra d’aborder trois points, qui interpellent les politiques et les cadres épistémologiques féministes, en les engageant et en les mettant à l’épreuve des changements sociopolitiques.
31Commençons par l’attachement d’Antigone aux dieux. De nombreuses discussions à propos d’Antigone gravitent autour de la relation entre État et parenté ; mais lorsqu’Antigone se réfère aux liens de parenté, il est frappant de noter qu’elle se réfère aussi aux dieux (dont la Justice, qui prend place parmi eux). Au tout début du polemos, lorsque Créon cherche à savoir si elle était au courant de son décret, et donc si elle a transgressé la loi en connaissance de cause, Antigone affirme :
Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’a promulguée, ni la Justice qui siège auprès des dieux et qui n’a point imposé de telles lois aux hommes. Et je n’ai pas jugé que tes édits, émanant d’un mortel, aient le pouvoir de violer les lois divines — des lois non écrites, mais intangibles.
33Le pouvoir divin auquel elle se soumet n’est pas le pouvoir d’un Dieu monothéiste, ni d’une divinité coupée de la vie, même si Créon s’efforce d’imposer un ordre politique autonome. C’est au contraire la divinité d’un monde païen dans lequel l’homme et les dieux cohabitent, sur un mode qui échappe aux lectures séculières de la pièce. En fait, c’est le processus de sécularisation qui débouche sur l’autonomie du monde des hommes par rapport à celui des dieux, comme sur l’autonomie de la sphère politique à l’égard de la sphère de la parenté et de la famille. Il s’agit là d’effets que la grille de lecture séculière tend à considérer comme un ensemble normatif. L’attachement d’Antigone aux dieux permet dès lors d’interroger ce cadre séculier hégémonique et d’approfondir la tension qui existe entre le monde des hommes et celui des dieux invoqués par la tragédie antique, renouvelant l’intérêt de la pièce de Sophocle dans le contexte actuel de l’Europe où les revendications religieuses au sein de l’État-nation moderne font débat.
34Dès lors, laissons-nous aller à imaginer la figure d’une Antigone française, d’origine maghrébine, qui s’affronterait à la loi du patriarche exigeant d’elle qu’elle ôte son foulard au nom du respect de l’ordre public. En aucune façon dissocié des autres régimes européens séculiers, le républicanisme français s’en distingue pourtant à plusieurs égards. Il n’est d’ailleurs peut-être pas anodin que les réinterprétations de la tragédie antique de Sophocle en faveur de Créon, et les commentaires qu’elles ont suscitées, aient trouvé un sol particulièrement fertile en France (Steiner 1984). Ces relectures font de Créon un héros solitaire gardien de l’ordre public, tandis qu’Antigone est taxée d’individualisme (voir le commentaire que Bernard-Henri Lévy fait à son propos en 1979). Qualifier d’‘individuel’ ou de simplement ‘personnel’ un acte revendiqué à maintes reprises comme lié à des questions de parenté et de divinités revient à effacer purement et simplement les motifs qui animent Antigone. Autant de pratiques, d’expériences, de savoirs, d’éthiques et d’épistémès non conformes à un ordre public établi, ni reconnus par lui, qui se voient repoussés dans la sphère privée ou individuelle, conçue comme opposée à la sphère publique. Car c’est ainsi que Talal Asad (2003) définit la construction de l’espace séculier : comme la transcendance, par le biais de la citoyenneté, de pratiques individuelles incorporées, particulières et particularisantes, en fonction de la classe, du genre et de la religion. En d’autres termes, la laïcité est comprise comme une médiation qui transcende diverses identités conçues comme ‘particulières’ (la classe, le genre, la religion) et comme la substitution de perspectives conflictuelles par une expérience unifiée visant à créer un sujet ‘universel’.
35Le legs d’Antigone est d’autant plus insaisissable que l’image de sa résistance est fondée sur le désir de servir les lois de la parenté et des dieux (contre la règle patriarcale de l’homme). Nous imaginons une Antigone française d’origine maghrébine qui porte le foulard et qui incarne une conscience éthique et morale en porte-à-faux avec la laïcité [8] française pour mettre au jour le défi que la piété de musulmanes contemporaines adresse à la pensée européenne séculière. Pensée dont les féminismes européens sont profondément empreints et qui les laisse démunis pour répondre à la conjoncture actuelle de ‘retour du religieux’ [9]. Les féministes européennes se trouvent paralysées et divisées face aux revendications formulées par des femmes pieuses, particulièrement lorsqu’elles sont musulmanes, contre des États de plus en plus rigides et répressifs. Pour filer la métaphore, on pourrait dire que certaines féministes se font les héritières de Créon lorsqu’elles défendent (parfois de manière vigoureuse), l’ordre public en vigueur, avec un sentiment d’appartenance à cet ordre qui peut surprendre. Si l’on s’inscrit dans l’héritage de la théorie du positionnement féministe, il apparaît qu’une telle position à la fois dépend et se nourrit de l’exclusion de tout un spectre de voix et d’expériences de femmes, et sape toute possibilité de reconstruire des alliances féministes.
36Il est un autre aspect qui rend compte plus précisément encore du défi que la figure contemporaine de la femme pieuse (musulmane) adresse aux cadres théoriques (féministes) (Bracke 2004, 2008). Bien qu’aujourd’hui un peu usé, le mode de pensée en termes de ‘fausse conscience’ — c’est-à-dire le fait de ne pas reconnaître les conditions et les instruments de sa propre oppression et exploitation — refait surface, en particulier à l’égard des femmes musulmanes. En réaction, un nombre croissant d’études sur les femmes et les mouvements religieux cherchent à reconnaître la voix des femmes pieuses (musulmanes) et s’efforcent de penser à partir de leurs expériences et de leurs vies comme le promeut le féminisme du positionnement. Il s’agit de reconnaître l’agentivité (agency) ou la capacité des sujets à agir sur le monde comme centrale. Mettre l’accent sur l’expérience des femmes, souvent par le biais de l’ethnographie, permet de se focaliser sur les divers types de négociations que les femmes engagent vis-à-vis du pouvoir, et sur l’autonomie que cela leur confère pour agir sur les réalités sociales. L’expérience des femmes tend à être saisie au travers d’une « métaphore de l’agentivité » (Bauer 1997), souvent aux dépens de la prise en compte des façons dont les réalités structurelles façonnent les subjectivités.
37L’accent mis sur l’agentivité, en particulier quand il s’agit de ‘donner la parole à un autrui opprimé’, soulève un certain nombre de questions. Tout d’abord, on peut se demander comment l’accent mis sur l’agentivité peut contrer la propension à réduire à une ‘fausse conscience’ l’expérience des femmes qui n’est pas facilement reconnue par les cadres féministes existants. Dans Politics of Piety, Saba Mahmood montre la nécessité d’explorer la signification de l’agentivité en replaçant le mot dans la grammaire conceptuelle dont il émane. Selon elle, la notion d’agentivité sert à décrire « tous les aspects de l’activité humaine, y compris ceux dont le statut social, éthique et politique ne s’inscrit pas dans une logique de répression et de résistance » (Mahmood 2005, p. 9). Son enquête ethnographique sur des femmes pieuses du Caire la conduit à conceptualiser les subjectivités pieuses en termes de formation éthique du corps et de l’esprit, et à insister sur la discipline requise par une telle formation. Mahmood plaide pour l’abandon d’une définition téléologique de l’agentivité qui associe cette dernière de manière inhérente à une capacité de résistance, en vertu d’une politique émancipatrice et progressiste. C’est une invitation à examiner de près les présupposés libéraux-séculiers qui sous-tendent nos notions (féministes) de subjectivité (féminine), de liberté et d’oppression, et donc aussi nos définitions de l’opposition et de la résistance. Cela nous permet de complexifier nos grammaires conceptuelles et de repenser les questions afférentes à l’oppression et aux voix des femmes qui sont au cœur des préoccupations de la pensée du positionnement féministe.
38Un autre travail est à faire, par ailleurs, pour ‘entendre’ les voix fondées sur des expériences et des formes d’agentivité oppositionnelle, qui ne sont pas aisément admises par les cadres épistémologiques et politiques légitimes. Dans son célèbre essai, Can the Subaltern Speak?, Spivak (1988) interroge l’effort fourni par l’université pour donner la parole aux subalternes genrées (gendered subaltern), en attirant l’attention sur la façon dont les élites reproduisent la construction des subalternes. Qu’est-ce qui est en jeu, demande Spivak, lorsqu’on insiste pour que les subalternes parlent ? Si les subalternes ne peuvent pas parler, affirme Butler, ce n’est pas parce qu’elles ne veulent pas « exprimer leurs désirs, former des alliances politiques ou avoir une influence culturelle et politique » ; c’est parce que leur capacité d’action demeure illisible aux yeux des cadres de connaissance européens, fondés sur des exclusions profondément enracinées et sur une façon bien particulière de concevoir l’autonomie (Butler et al. 2000, p. 36). En d’autres termes, l’idée n’est pas de construire des positionnements au nom de l’expérience d’‘autres’ femmes, ni de piéger le discours des femmes dans des catégories qui ne sont pas les leurs, mais de penser que les positionnements féministes et les savoirs qu’ils génèrent sont nés d’un processus collectif impliquant la construction de nouvelles alliances. Lesquelles requièrent à la fois que soient reconnus d’autres régimes de savoir et d’expériences, et qu’il soit possible de situer, et de remettre en question, son propre cadre de pensée.
39C’est sur cette question des nouvelles alliances que ce texte s’achève, nous ramenant à l’idée que la construction d’un positionnement est le produit d’un effort collectif. Antigone se trouve seule face au pouvoir politique de l’époque, dans une position ‘oppositionnelle’ isolée. En dépit de l’emprise indéniable qu’elle exerce sur l’imaginaire féministe, on ne saurait tenir pour acquis que sa position représente un positionnement féministe. En tant que mouvement social et cadre d’analyse, le féminisme fournit aux femmes (et aux hommes qui refusent l’ordre de genre dominant) la possibilité de faire acte d’opposition à titre collectif. Nous pourrions certes revendiquer la force de l’acte individuel d’Antigone en faisant l’hypothèse qu’il puisse être inscrit dans une optique collective, comme celle sur laquelle se fondent les théoriciennes du positionnement. Laissons aller, une fois encore, notre imagination pour nous projeter dans l’intrigue au moment où les choses auraient pu prendre un tour différent. Dans le prologue, deux figures féminines dialoguent : Antigone et sa sœur Ismène. Antigone sollicite la solidarité et l’aide de cette dernière : ma sœur, te joindras-tu à moi ? Imaginons un instant qu’Ismène accepte. Une autre intrigue se serait nouée si toutes deux avaient projeté leur action ensemble. On pourrait alors entrevoir les prémisses de l’élaboration d’un positionnement collectif, supposant une analyse et une action partagées. Antigone, Ismène, Euridyce… et, sans doute aussi, Hémon.
40Si ces solidarités plausibles appartiennent à un passé imaginaire, les défis contemporains que lance la figure d’une Antigone maghrébine pieuse sont en revanche bien réels. Et bien que nous ne prétendions pas répondre à des questions que nous n’avons ici qu’effleurées, nous avons confiance dans la tradition du féminisme du positionnement pour faire preuve de l’imagination politique et théorique nécessaire afin de résister aux mobilisations belliqueuses de notre temps. Alors que la proclamation d’un ‘choc des civilisations’ nous exhorte à prendre parti, comme c’est souvent le cas en temps de guerre — ou bien vous êtes avec nous, ou bien contre nous [10] — notre lien avec l’héritage des féminismes du positionnement nous montre que l’on peut refuser des positions hégémoniques et forger de nouveaux fondements collectifs pour le savoir. En refusant de retrancher certaines expériences du domaine politique pour les confiner dans l’individuel ou le privé ; en constituant des alliances permettant la réflexion, l’organisation et le partage collectifs d’expériences exclues et atomisées ; et en reconnaissant que de telles expériences ne vont pas de soi, elles peuvent précisément devenir des ressources disponibles pour une action et un savoir générateurs de changement.
Notes
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[1]
Version remaniée de Sarah Bracke et María Puig de la Bellacasa (2009). “The Arena of Knowledge: Antigone and Feminist Standpoint Thinking”. In Buikema Rosemarie, Tuin Iris van der (eds). Doing Gender in Media, Art and Culture. London, Routledge. [ndlt]
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[2]
Pour Léo Thiers-Vidal. En mémoire de ton enthousiasme pour l’échange et la construction de solidarités.
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[3]
Nous faisons le choix que standpoint feminism soit traduit par féminisme ‘du positionnement’, plutôt que du ‘point de vue’, alors que cette dernière expression est la plus courante en français et que le terme standpoint est, en anglais, synonyme de viewpoint. Mais le ‘point de vue’, ou encore la ‘perspective’, exposeraient notre propos à des interprétations perspectivistes voire relativistes, contraires à notre intention et à celle des auteures dont nous présentons les écrits. ‘Point de vue’ ou ‘perspective’ auraient aussi l’inconvénient de diluer l’intensité contenue dans le terme standpoint qui suggère la résistance, l’opposition, l’adoption d’une attitude, la prise de position. La traduction par ‘positionnement’ permet dès lors d’insister sur le caractère politique, actif et construit du standpoint. Pour plus de détails à ce sujet, lire María Puig de la Bellacasa (2012, p. 170-72). [Note des auteures, suite à la traduction]
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[4]
Certains textes importants issus de cette tradition ont été traduits en français. Voir Dorlin (2008).
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[5]
Harding (1986) a inclus la théorie du positionnement dans son influente cartographie des possibles façons d’aborder de front des questions relatives à la place des femmes en tant que savantes et que scientifiques, réinterrogeant les pratiques existantes de savoir et leurs contenus sexistes et racistes, ainsi que leurs méthodologies et leurs présupposés épistémologiques. C’est en lien avec ce dernier champ de réflexion que la théorie du positionnement est souvent associée à la réévaluation de la définition de l’‘objectivité’ en tant que catégorie mesurant ce qui peut être ou non considéré comme ‘scientifique’ — par exemple, en raison d’un soi-disant ‘biais’.
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[6]
Pour une discussion récente sur l’intersectionnalité dans un contexte européen, voir Phoenix et Pattynama (2006).
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[7]
Hartsock (1998, p. 79) explique son projet comme un effort pour développer l’idée d’un positionnement féministe qui contraste avec un « point de vue de femme » (women’s viewpoint). Elle écrit : « Il ne faut pas envisager les groupes comme s’ils étaient constitués de façon non problématique par leur sujétion, c’est-à-dire comme s’ils étaient forcés de voir le monde d’une façon particulière parce qu’ils occupent une position sociale particulière. »
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[8]
En français dans le texte [ndlt].
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[9]
Par ‘retour du religieux’ dans le contexte européen, nous nous référons à la conjoncture très fortement marquée à nos yeux par l’émergence d’un ensemble de revendications religieuses à l’adresse de l’État, en même temps que ce dernier contribue à redéfinir les contours de la laïcité en renforçant les liens avec l’héritage chrétien, ainsi que par une nouvelle situation géopolitique hégémonique où antagonisme et conflit sont reformulés en termes de ‘civilisation’ et de lignes de partage religieux, avec l’islam dans le rôle de l’‘autre’ ou de l’ennemi à rejeter.
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[10]
À titre d’exemple de formulation féministe, née dans le contexte des ‘débats sur le foulard’ en France et dans beaucoup d’autres pays européens, et qui refuse de voir l’émancipation des femmes réduite à la proclamation belliqueuse et performative du ‘choc des civilisations’ pour obtenir du féminisme qu’il s’aligne sur l’Occident contre l’islam, voir “Not in Our Names!”, une déclaration du réseau NextGenderation : www.nextgenderation.net/projects/notinournames