1Oristelle Bonis est traductrice et éditrice. Après avoir longtemps codirigé la collection « Bibliothèque du féminisme » chez L’Harmattan, avec Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Hélène Rouch, elle a fondé en 2010 la maison d’édition iXe. Elle a traduit de nombreux articles pour les Cahiers du genre, en particulier le texte de Kimberlé W. Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur » (2005 [1994]), dont il est question dans l’entretien reproduit ci-après. Sont aussi évoquées la traduction de l’ouvrage de Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes (2008 [1991]), ainsi que la contribution d’Oristelle Bonis à l’anthologie française du Black feminism (Dorlin 2008).
2Cynthia Kraus est philosophe, maître d’enseignement et de recherche en Études genre et en Études sociales des sciences et de la médecine à l’Université de Lausanne. Dans les pages suivantes, elle revient sur sa traduction du livre de Judith Butler, Trouble dans le genre (2006, 2005 [1990]). Elle a traduit deux autres de ses textes : « Violence, deuil, politique » (2003 [2003]) et « Mémoires d’une jeune fille en Allemagne » (2011). Pour illustrer et prolonger le propos de Cynthia Kraus, on se reportera à sa « Note sur la traduction » en marge de Trouble dans le genre, ainsi qu’à un article publié dans les Cahiers du genre : « Anglo-American Feminism made in France : crise et critique de la représentation » (2005).
3Gail Pheterson est maître de conférence en psychologie sociale à l’Université de Picardie Jules Verne et enseignant-chercheur au sein de l’équipe csu du cresppa (umr 7217, cnrs, Université Paris 8). Dans l’entretien, elle est amenée à aborder l’article fondateur de Gayle Rubin sur les « systèmes de sexe/genre », à la traduction duquel elle a collaboré auprès de Nicole-Claude Mathieu (1998, 2010 [1975]). Gail Pheterson se réfère également à ses propres textes, d’abord rédigés en anglais et traduits par Mathieu, dont Le Prisme de la prostitution (2001 [1996]). Enfin, elle évoque la traduction espagnole de A Vindication of the Rights of Whores (Pheterson 1989).
4D’autres choix d’interlocuteur·trice·s auraient bien sûr été possibles. D’ailleurs nombre de personnes qui ont joué, ou jouent, un rôle central dans la circulation transnationale des études de genre habitent les pages qui suivent. La réunion, inédite, des points de vue d’Oristelle Bonis, de Cynthia Kraus et de Gail Pheterson nous a paru pertinente parce que toutes les trois partagent un monde commun tout en y occupant des places différentes. Elles sont féministes et ont traduit, ou ont contribué à la traduction de textes anglo-américains qui prennent le genre comme analyseur du monde social ou comme objet. Mais si Oristelle Bonis est traductrice professionnelle, Cynthia Kraus et Gail Pheterson sont d’abord chercheuses. En outre, alors que les deux premières (respectivement Française et Suisse) traduisent, la troisième (d’origine états-unienne) est plus souvent ‘traduite’. La pluralité de ces ancrages — professionnels, linguistiques, nationaux —, auxquels s’ajoutent des différences d’âge et de références disciplinaires, a constitué la principale raison de notre invitation à leur endroit. Trois personnes pour trois regards. Pas moins, afin de rendre compte d’une diversité d’approches. Pas plus, pour que les réponses puissent être approfondies et que les réflexions théoriques s’accompagnent de récits des pratiques concrètes de traduction.
5Quelques documents d’archives ont été mobilisés pour donner à voir, dans des encadrés au fil du texte ou en note, des exemples précis d’échanges concernant des choix de mots ou de conventions graphiques. Nous remercions ici les personnes qui nous en ont donné l’accès, outre nos trois interlocutrices, et par ordre alphabétique : Nicole-Claude Mathieu, Rostom Mesli et Danièle Senotier.
6* * *
7— Qu’il s’agisse des travaux de Donna Haraway, de Gayle Rubin ou de Judith Butler sur lesquels vous avez travaillé, tous ont été publiés en français longtemps après leur sortie en langue originale, alors qu’ils étaient célèbres dans leur propre pays et ailleurs. Pourriez-vous raconter comment les choses se sont passées pour chacun de ces textes ? Comment analysez-vous ces retards ?
8— Oristelle Bonis (ob). Les éditions Le Rouergue m’ont contactée fin 2003 pour traduire Simians, Cyborgs and Women de Haraway, je ne sais plus par quel biais. J’ai accepté à la fois avec enthousiasme et avec terreur : le livre est si gros, si complexe… En même temps c’était excitant comme challenge, et cette traduction était indispensable : en dehors du « Cyborg », traduit par Nathalie Magnan et disponible en ligne, les textes de Haraway n’existaient pas en version française alors qu’ils étaient très souvent cités. Un an plus tard, quand j’ai remis le travail, le Rouergue a calé, d’une façon assez inexplicable : ils ont estimé que le livre, compte tenu de son volume, n’allait pas trouver son public. Ils l’ont mis dans un tiroir et quatre ans ont passé. Entre-temps, la maison a été absorbée par Actes Sud qui n’a pas non plus repris le texte. J’ai protesté, en pure perte, jusqu’au jour où le sujet a dû revenir dans un conseil d’administration : ils se sont aperçu qu’ils allaient perdre les droits de cette traduction qui avait coûté très cher. Le texte est alors tombé dans l’escarcelle de Jacqueline Chambon, dont la maison avait aussi été absorbée par Actes Sud, et pour qui j’avais déjà traduit des textes liés au féminisme (Nochlin 1993 [1988], 1995 [1989]). Marie-Hélène Bourcier l’avait rencontrée et lui avait dit que c’était incroyable que ce livre reste comme ça en souffrance. Marie-Hélène a écrit la préface, et Des singes, des cyborgs et des femmes est enfin sorti (2008 [1991]).
9— Cynthia Kraus (ck). Pour ma part, je n’avais jamais fait de traduction avant Trouble dans le genre (2006 [1] ; 2005 [1990]). Mais comme j’étais à Berkeley pour ma thèse de doctorat, de 1997 à début 2001, j’ai travaillé avec Judith Butler, et elle m’a proposé la traduction dès 2001 [2] parce qu’elle était en contact avec des maisons d’édition en France. J’avais déjà fait un petit travail éditorial pour elle, pour la seconde édition du livre issu de sa thèse, Subjects of Desire (1999 [1987]), qui comportait des textes en français et en allemand. Les choses ont mis un peu de temps à se cristalliser avec une maison d’édition ; en 2002, il y a eu quelques échanges sur ce projet, et c’est en 2003 qu’on est partis avec La Découverte. Cette publication représentait un risque pour les éditeurs, ça a contribué au délai.
10— Gail Pheterson (gp). Je me suis longtemps demandé pourquoi le texte de Gayle Rubin sur le « système de sexe/genre » (1998, 2010 [1975]) n’avait pas été traduit en français ; c’était un classique, y compris en France. Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour qu’il soit traduit. Je ne me rappelle pas qui en a eu l’initiative, de Nicole[-Claude Mathieu] ou des Cahiers du cedref — donc Liliane Kandel, Claude Zaidman… J’ai cru un temps qu’il y avait en France une résistance politique à l’égard de ce texte, mais on m’a assuré que cela n’avait pas été le cas : on m’a dit qu’à l’époque, la traduction des textes féministes n’était pas à l’ordre du jour, qu’on ne pensait pas en termes de diffusion, mais plutôt en termes de réflexion interne dans un cercle restreint de féministes intellectuelles qui lisaient l’anglais. Quoi qu’il en soit, derrière ces histoires de traductions, la question qui se pose, c’est ce qui est exporté, d’un contexte à l’autre, et qui est exporté. Ainsi, aux États-Unis, pendant très longtemps, on n’a parlé que des « three graces » : Kristeva, Cixous, Irigaray. C’était ça, le ‘féminisme français’ là-bas. C’est un peu la même chose ici avec Butler : pourquoi certaines auteures sont-elles prises comme représentantes de toute une culture féministe, même si elles-mêmes, comme c’est le cas de Kristeva, s’en désassocient complètement ?
11— C’est sûr que le French feminism recouvre des enjeux cruciaux de traduction et de non-traduction du genre entre les États-Unis et la France. Dans la préface française de Trouble dans le genre, Éric Fassin revient sur le rôle que cette « drôle de construction américaine » (selon les propres mots de Butler) a joué dans le retard pris en France pour sa traduction. Qu’en pensez-vous, Cynthia ?
12— ck. Oui, la remise en cause ‘du’ féminisme par la référence au French feminism et à la French theory, qui ne seraient ni français ni féministes, est l’une des raisons majeures du retard dans la traduction et la réception parfois compliquée de Trouble dans le genre en France. Cela dit, la traduction de La vie psychique du pouvoir (2002 [1997]), le premier livre de Butler à avoir été publié en français, semble beaucoup moins marquée par cette controverse transatlantique. Ce qui est intéressant, je trouve, c’est que la traduction de certains ouvrages (pas seulement de Butler) oblige à un retour critique sur l’histoire du féminisme en France. Cela rouvre peut-être des débats qui se sont clos, dont le débat sur ‘psychanalyse et politique’, qui se revendiquait du postféminisme (comme du postcapitalisme) plutôt que du ‘féminisme différentialiste’ (un qualificatif que leur ont apposé et opposé les féministes dites matérialistes radicales) : sortir ces questions de l’oubli nous force à relire certaines auteures — non pas nécessairement pour les réhabiliter en tant que féministes mais pour les juger après les avoir lues. Cela va dans le sens du geste de Butler à l’époque : un des publics cibles de ce livre, c’était le mouvement féministe. Et la controverse n’a pas eu lieu seulement dans le monde anglophone, mais aussi en Allemagne (Purtschert 2008) parce que cela mettait en cause certaines versions du politique, du théorique…
13— Ces délais de traduction ont dû avoir des effets sur le contenu même de votre travail : plus le temps passe, plus les mots se chargent de polysémies, et plus d’autres traductions d’un?e même auteur?e sont susceptibles de s’accumuler… Comment avez-vous travaillé par rapport à l’existant ?
14— ob. J’ai d’abord fait un premier jet toute seule, puis pour le « Manifeste cyborg » et le texte intitulé « Savoirs situés », j’ai comparé mon travail avec les traductions qui existaient sur le Net, notamment celle de Nathalie Magnan (publiée depuis dans le Manifeste cyborg et autres essais paru chez Exils en 2007). Cela m’a amenée à réviser certains de mes choix. Ainsi, j’avais traduit situated knowledges par ‘connaissances situées’, mais l’expression ‘savoirs situés’ était déjà couramment employée, sémantiquement inscrite, et je l’ai donc adoptée — un peu à contrecœur parce que ‘savoir’ est un mot plus globalisant, plus élitiste que ‘connaissances’.
15— ck. Dans le livre de Butler, s’est posée la question de la traduction d’agency : il y avait déjà pas mal de traductions, plusieurs notions. J’avais demandé à Diane Lamoureux ce qu’elle en pensait ; Christine Delphy avait son propre terme aussi et, par la suite, je sais que les éditions Amsterdam ont choisi une traduction spinoziste : ‘puissance d’agir’ (Vidal, Nordmann 2004). Il me semble avoir fait un choix plus ouvert en traduisant par ‘capacité d’agir’. C’est vrai que, dans le texte de Butler, il existe des analogies qui peuvent faire penser à la ‘puissance d’agir’, dans un sens spinoziste, mais ce n’est pas une référence saillante dans son ouvrage, ni explicite, ni thématisée, en tout cas tel que je le lis. Du coup, ‘capacité d’agir’ me semble plus approprié, parce que la référence spinoziste n’est pas prioritaire dans le texte de Butler.
16Même chose à propos de la traduction de gender relations par ‘sexage’, le terme de Colette Guillaumin. C’est un choix, fait par les éditions Amsterdam, qui peut se défendre dans l’idée d’intégrer le texte à toute la tradition féministe dite matérialiste radicale en France. Pour ma part, je trouvais beaucoup plus intéressant de recourir à des expressions qui existent en français, comme le ‘système de genre’, mais qui laissent ouverte la possibilité d’un écart avec la tradition féministe matérialiste. Je trouvais intéressant de garder cet écart visible, sans en faire un objet de contentieux a priori plutôt que de ‘guillaumiser’ Butler. Cette dernière s’intéresse certes à des questions matérielles ou matérialistes, mais évidemment pas du tout dans le même cadre théorique que les féministes matérialistes — hormis Monique Wittig, dont Butler fait toutefois une lecture très différente de ce qu’on connaît en langue française.
17Monique Wittig a un statut ‘particulier’, qui se retrouve dans ma traduction de gendered par ‘genré’ plutôt que par ‘marqué par le genre’, sauf dans les passages qui se réfèrent directement à elle puisqu’il s’agit du titre de son article sur le genre grammatical — c’est l’une des contributions qu’elle a faites à la théorie féministe, en tant qu’écrivaine (Wittig 2007 [1985]). ‘Genré’ circulait déjà dans le milieu féministe en Suisse romande, et il n’y avait aucune raison d’en faire un néologisme en soi alors qu’il était déjà en usage. C’est un peu la même chose à propos de l’‘hétéronormativité’. Chez Wittig, ‘hétérosexualité’ veut dire normative heterosexuality. Comme le travail de Butler est vraiment centré sur les normes, je voulais garder cette référence-là ; c’est quelque chose qu’elle développe, pas seulement dans Trouble dans le genre, mais par la suite, tout au long de son travail. Or ‘hétéronormativité’ est une expression qui a été introduite par je ne sais plus qui mais qui existait déjà : d’une part en anglais, mais aussi dans la langue française, en tout cas parmi des féministes suisses romandes. Il a fallu faire un certain nombre de choix et je pense que Butler elle-même a eu recours à plusieurs expressions qu’elle considère probablement comme des formules synonymes, sans qu’il y ait nécessairement de références cachées derrière. L’idée principale, à conserver, c’est qu’elles allient un système de genre à la ‘contrainte à l’hétérosexualité’.
18— Vos récits sont bien sûr racontés à la première personne : individuellement, vous avez fait des choix, vous avez signé vos traductions, vous avez tenu la plume. Mais vos propos révèlent aussi la présence de nombreuses autres personnes, sans compter les auteures des textes de départ… Avec qui et comment avez-vous travaillé ?
19— gp. Mes expériences de traduction se sont toujours faites ‘en collaboration’ : soit pour la traduction de mes propres écrits dans des langues que je connaissais plus ou moins bien (le néerlandais, le français, l’espagnol), soit en réponse aux sollicitations d’amies ou de collègues qui souhaitaient que je les aide pour la traduction d’autres auteur?e?s. Nicole-Claude Mathieu m’avait ainsi beaucoup traduite et on avait souvent réfléchi ensemble aux traductions entre l’anglais et le français : quand elle a entrepris la traduction de Rubin, elle m’a demandé de collaborer avec elle. Comme je viens des États-Unis, j’étais un pont, je connaissais les contextes intellectuels et politiques des deux côtés, et puis je connaissais Gayle Rubin, même si je n’avais pas eu beaucoup de contacts avec elle depuis les années 1980 — en fait, j’avais plus d’affinités avec ses travaux des années 1970 sur le système de sexe/genre, notamment avec l’article à traduire, qu’avec ses travaux postérieurs sur la sexualité.
20Donc, j’ai pris contact avec Gayle pour avoir son avis et son accord sur telle ou telle question : « Tu as écrit ça pour certaines raisons mais on pense que ce sera mal compris en France ; qu’est-ce que, toi, tu en penses ? » Pour le titre notamment, on a beaucoup discuté. Et cette discussion a repris quinze ans plus tard, pour la republication du texte dans l’anthologie (2010). Rostom Mesli [3] a voulu changer le titre encore une fois et nous a demandé notre avis, parce que l’original — The Traffic in Women — aujourd’hui veut dire « traite des femmes », c’est donc marqué par toute une idéologie et des débats. En même temps, Rubin avait écrit ce titre en référence à Emma Goldman (1910), c’était dommage de perdre cette référence. Du coup, on a remis en sous-titre ‘Économie politique du sexe’ ; Nicole et moi étions d’accord avec la proposition de Rostom pour le titre principal, c’est-à-dire pour dire ‘marché aux femmes’ plutôt que ‘transactions sur les femmes’. Quant aux ‘systèmes de sexe/genre’, on a pensé que c’était central, donc on l’a gardé. On l’a fait pour des raisons de cohérence politique et théorique.
Encadré 1. Rostom Mesli à Nicole-Claude Mathieu et Gail Pheterson, extrait d’une correspondance (06/03/2010)
- Dans le reste du volume (les temps ayant changé aussi !), nous avons adopté la graphie française gai/gaie/gais/gaies. Je souhaiterais par conséquent vous demander l’autorisation de modifier les passages où vous avez écrit gay dans sa graphie anglaise et en italique, dans un souci d’harmonisation avec le reste du volume. Nous pouvons ou bien utiliser l’adjectif ‘gai’ (accordé en français), ou bien l’adjectif ‘homosexuel’ si vous préférez [4].
- Enfin, le titre. Je comprends bien les raisons qui vous ont amenée à traduire « L’Économie politique du sexe. Transactions sur les femmes et systèmes de sexe-genre ». À vrai dire, votre titre a l’avantage incontestable de mettre en lumière le concept majeur avancé par Rubin en 1975 (système sexe-genre), et l’objectif qu’elle donne à la recherche à la fin de l’article : embrasser le projet d’Engels en réalisant ‘une économie politique du sexe’. Je me demande néanmoins si ce titre ne perd pas en brillant par rapport au titre américain, plus lapidaire, plus ramassé, plus violent d’une certaine manière. Ma préférence personnelle serait de revenir à quelque chose comme : « Le Marché aux femmes. L’Économie politique du sexe et le système sexe-genre » qui serait une sorte de compromis entre votre titre de 1998 et celui de 1975. […] » [5]
21— ck. En ce qui me concerne, j’ai régulièrement discuté avec Butler sur les choix de tel ou tel mot. Dès que le manuscrit a été terminé, Éric Fassin et Irène Jami l’ont relu une fois. Et sur certains termes, propres à la psychologie ou à la psychanalyse par exemple, j’ai demandé à des personnes spécifiques. J’ai aussi sollicité certain?e?s collègues pour relire tel ou tel chapitre. Et puis je me suis fait aider par une étudiante, Vanessa Cerchia, pour la recherche de certaines références et pour l’index. Enfin j’ai beaucoup discuté avec Hugues Jallon, qui s’occupait de l’édition à l’époque et qui me disait : « Ça, on ne comprend pas, il faut trouver une formule plus simple ».
22— ob. Pour ma part, je travaille très rarement en collaboration avec les auteur?e?s. Je vais le dire de façon abrupte, mais la traduction est pour moi une activité professionnelle et je ne leur fais pas confiance a priori — non pas sur ce qu’ils ont à dire, mais sur leur compréhension des solutions que je propose. Il m’arrive bien sûr de leur demander des éclaircissements sur des termes ou des références que je n’aurais pas comprises, mais pour en rester à Haraway je savais qu’elle n’aurait pas de solution pour trouver ou choisir des équivalents en français. La communauté des traducteurs n’est pas non plus vraiment une ressource : je fais partie d’une association professionnelle de traducteurs mais le féminisme, ce n’est pas une spécialité au même titre que la science-fiction ou la poésie… En revanche, j’ai sollicité des amies qui connaissaient déjà Haraway ou avaient de bonnes raisons de s’intéresser à son travail : Elsa [Dorlin], Hélène [Rouch], Rosi Braidotti… En fait, je parle des difficultés que pose la traduction avec des personnes que je suis amenée à voir assez régulièrement et dont je sais qu’elles ont réfléchi à ce que je vais leur soumettre. Et qui sont francophones : je teste auprès d’elles mes solutions. Je parle aussi de traduction avec des théoriciennes féministes qui en font, comme Nicole-Claude Mathieu. Nicole m’a ainsi dit qu’elle s’était faite tout de suite à la traduction de gender par ‘genre’, et aux néologismes tels que ‘genré’ pour gendered…
23— Vous, ça vous a posé un problème ?
24— ob. En quelque sorte, oui. Lorsque la question s’est posée, à propos de la traduction d’un article pour les Cahiers du genre, je crois, bien avant celle de Haraway, j’avais proposé de traduire par ‘sexe social’ ou ‘rapports sociaux de sexe’. Parce que le mot ‘genre’, en français, est beaucoup plus polysémique qu’en anglais, et très usité. Aussi bien en zoologie qu’en botanique, ce qu’on appelle ‘genre’ en français (après la ‘famille’ et ‘l’espèce’) se dit en anglais genus, repris du latin. Pour le ‘genre’ littéraire, les anglophones disent genre, à partir du français — et donc cette acception-là n’existe pas non plus dans leur langue. Et c’est pareil pour tous nos ‘genre de’, ‘drôle de genre’, ‘mauvais genre’ : en anglais, on dit sort of, kind of, type. L’emploi de gender est donc vraiment plus restrictif et référé aux catégories du masculin et du féminin, comme le genre grammatical en français. Aujourd’hui encore, d’ailleurs, selon le type de texte auquel on a affaire (littéraire, par exemple), on peut parfaitement traduire gender par ‘sexe’ — au sens de catégorie ou de construction sociale. Mes réticences venaient de là : on traduit littéralement, et ce faisant on attribue au mot une signification supplémentaire, on l’affecte à un autre usage. Parce que c’est un terme du langage courant, cela oblige à préciser théoriquement, contextuellement, ce qu’on dit en français quand on dit genre. Mais c’est un vieux débat, et largement dépassé. ‘Genre’ est effectivement une catégorie d’analyse utile [6], même s’il est parfois utilisé à contre-sens, pour dire ‘sexe’ en ne le disant pas.
25— ck. ‘Genre’ ne m’a pas posé de problème, parce qu’au moment où j’ai traduit le livre de Butler, le mot circulait depuis longtemps dans le monde francophone. Mais j’étais très intriguée par ce débat très ‘franco-français’, dont j’ai vraiment pris conscience au moment du colloque du Ring en 2002 (« Le genre, un concept d’analyse ? »), d’où il ressortait que ‘genre’, ce n’était pas français. Je me disais : mais c’est quoi ce chahut autour de ce mot ? En Suisse romande, on utilisait aussi, bien sûr, ‘rapports sociaux de sexe’, mais ‘genre’ était un concept en usage. Christine Delphy utilise le ‘genre’ depuis très longtemps, cela ne l’empêche pas de se revendiquer de la même tradition que Paola Tabet, Nicole-Claude Mathieu et Colette Guillaumin, qui ont d’ailleurs chacune leur expression. Je pense que ces disputes, pour une large part, renvoyaient plus à des traditions, y compris de type disciplinaire — la sociologie du travail, notamment — qu’à des lignes de clivage théorique. L’important, je trouve, c’est de dénaturaliser le genre. Cela a particulièrement de sens pour la traduction du texte de Butler parce que c’est au cœur de sa réflexion.
26— ob. Cynthia qui est plus théoricienne que traductrice a raison, bien sûr, de souligner l’intérêt scientifique du terme.
27— Vous, Gail, n’avez-vous pas suivi un chemin un peu différent ? Venue du gender anglo-américain, ce sont plutôt les ‘rapports sociaux de sexe’ qui apparaissent dans vos textes en français jusqu’à aujourd’hui. De quoi sont-ils la traduction ?
28— gp. Le terme gender n’était pas encore sur la scène féministe quand j’habitais aux États-Unis dans les années 1970, mais il était utilisé en psychologie : en psychologie sociale, les chercheurs menaient des expériences pour montrer l’impact déterminant de la socialisation (Nurture vs Nature) sur la construction de l’identité sexuée. Les enjeux étaient épistémologiques sans grande conscience politique, donc pas encore — et toujours pas en psychologie — inscrits théoriquement dans le champ des rapports sociaux de pouvoir entre les sexes. Quand j’ai trouvé l’expression ‘rapports sociaux de sexe’, en France, tout de suite ça a eu une résonance pour moi, et j’ai ressenti une sorte de soulagement d’avoir trouvé une issue aux cadres identitaires (par définition, figés) et psychologisants (individualisants même quand les causes sont attribuées au social) ; le concept de ‘rapports sociaux de sexe’ permettait de saisir la dynamique, le sens et l’usage politique de la catégorisation par sexe.
29Quand les féministes ou d’autres acteurs (des institutions comme les Nations unies, les universités) ont commencé à utiliser le gender pour tout le champ d’études féministes et des women’s studies, j’ai été particulièrement sceptique étant donné mes expériences en psychologie. Mon scepticisme s’est encore renforcé quand j’ai vu ‘le masculin’ ou ‘le féminin’, l’‘identité’, l’‘orientation sexuelle’, la ‘sexualité’, et ce qu’on appelait la ‘normativité’, prendre la place descriptive et analytique des rapports de pouvoir. Le virage offrait un important défi aux normes, mais laissait la structure sociétale en place, ou bien entre les mains des féministes les plus conservatrices, protectionnistes, et précisément normatives idéologiquement.
30— Dans l’introduction au Prisme de la prostitution, vous avez inséré une note qui vise à expliciter votre usage du mot ‘genre’ : « Ce livre part de la position des femmes biologiques parce que le prisme de la prostitution utilise le marqueur anatomique du sexe femelle, et non le genre féminin, pour rationaliser le contrôle social de l’ensemble des femmes » (Pheterson 2001 [1996], p. 10). Étiez-vous obligée de formuler votre objet en référence aux ‘femmes biologiques’ ?
31— gp. Oui, j’y étais obligée. Le concept de ‘prisme de la prostitution’ repose sur le concept de ‘rapports sociaux de sexe’, et ces rapports reposent sur le marqueur anatomique de sexe femelle, et non de genre féminin, pour rationaliser le contrôle social de l’ensemble des femmes. Ce n’est pas différent, dans un certain sens, de ce que Colette Guillaumin dit de la ‘race’ (1979) : il n’y a pas de races humaines, mais le racisme repose sur l’attribution de différences biologiques aux personnes désignées (racialisées). Avec le sexe, une personne désignée (sexuée) comme femme sera opprimée en tant que telle, qu’elle ait un utérus ou non, et même si elle est vue comme masculine — ce qui ne lui donnera en rien le statut d’un homme. C’était quelque chose de très clair au début des années 1980, et plus encore dans les années 1970 ; aujourd’hui, on oublie souvent le fait que ces catégories sont à la fois des mythes au niveau biologique et des réalités fortes aux niveaux politique et social. En fait, cette note n’aurait pas été nécessaire dans les années 1980, a fortiori en France. Je suppose que c’est à partir de la publication de “Thinking Sex” et de Pleasure and Danger (Vance 1984) [7], que j’ai voulu être vraiment claire et explicite sur ces définitions. Il s’agissait de ne pas faire disparaître les femmes de la formule des rapports de pouvoir. Parce que c’est ça qui se passe. Cela a commencé bien plus tôt aux États-Unis, donc j’ai très vite été sensible à cette question. J’explique, dans Femmes en flagrant délit d’indépendance, à quel point cette mutation s’est opérée (Pheterson 2010).
32— ck. Qu’on réfléchisse mieux avec le concept de ‘rapports sociaux de sexe’ ou encore de ‘différence sexuelle’, je comprends, ça ne me dérange pas. Par contre, quand on dit : « Moi je fais mieux ça avec ‘rapports sociaux de sexe’, tu ne peux pas le faire avec ‘genre’ » ou, à l’inverse, « je peux tout faire avec le ‘genre’ », là, je ne comprends pas : tout dépend évidemment de la manière dont on problématise le concept de genre et des usages critiques qu’on en fait…
33— Pour en revenir à des questions apparemment plus ‘techniques’ de la traduction : qu’avez-vous fait des non-correspondances entre les deux langues ? Notamment la féminisation des participes passés et autres adjectifs en français, qui n’existe pas en anglais. Que faire de la règle selon laquelle « en français, le masculin l’emporte sur le féminin » ? Que faire des usages féministes francophones dans la traduction de textes initialement écrits en anglais ? Plus largement, que faire des différences entre les langues dont la graphie est oublieuse des positions minoritaires ?
34— ob. Pour le recueil du Black feminism (Dorlin 2008) que nous avons édité à la Bibliothèque du féminisme, la dernière question s’est posée et on a repris la présentation originale en mettant systématiquement des capitales à l’adjectif ‘Noir’ ; et, dans un article, pour rendre le jeu de mots entre history et herstory, suite à la suggestion d’Elsa [Dorlin], on a mis le ‘E’ en majuscule, à la fin de ‘histoirE’, et du coup c’est un parti qu’on a adopté pour marquer le féminin. Cela étant, je suis partagée sur la féminisation des mots. Le français est certes une langue très sexuée et structurée par la domination du masculin, mais la féminisation renforce la sexuation et essentialise encore la langue. Politiquement, symboliquement, il serait intéressant et peut-être pas moins efficace, de s’autoriser parfois à écrire et à dire ‘une sujet’, ‘une auteur’, ‘une écrivain’, comme on écrit et on dit ‘une enfant’, plutôt que d’apposer la marque du féminin à ces mots et à d’autres. Ils n’en deviendraient pas ‘neutres’ pour autant, mais ce serait une façon de les démarquer du masculin. Il faut trouver des échappatoires, des stratégies même provisoires. La règle de proximité en est une, par exemple, et les Éditions iXe invitent leurs auteurs, auteures ou autrices, selon ce qu’elles préfèrent, à l’adopter — il y a maintenant un petit topo au début de chaque livre (cf. encadré 2), avec quelques exemples d’accord. Pour le coup, ça bouscule des choses, y compris pour les féministes : une chose qui leur échappe, c’est qu’il n’y a pas que le genre, il y a le nombre aussi. C’est amusant de bousculer cette règle-là. Et puis, je trouve très beau l’exemple donné à la fin du petit topo : « les hommes et les femmes sont belles ».
Encadré 2. Le choix de la règle de proximité des éditions iXe
35— ck. Dans Trouble dans le genre, j’ai choisi le point de féminisation qui oblige à se poser la question, de manière visuelle, de la « marque du genre », à la Monique Wittig (2007 [1985]). Dans Les guérillères, Wittig universalise le féminin pluriel (Wittig 1969). Quelque chose que Butler ne fait pas, et que je ne pouvais pas inventer pour cet ouvrage-là, ce n’était pas le propos. Mais j’ai souhaité quand même ‘marquer’ le féminin : comme cette problématique n’existe pas en anglais sous cette forme, il s’agissait de défamiliariser la langue française. C’est un travail de dénaturalisation que Butler fait par ailleurs. Ce qui m’a conduite à ce choix, c’est aussi que, en cours de route, j’ai traduit un autre texte d’elle pour Nouvelles questions féministes où le point de féminisation est une convention (Butler 2003). On s’est évidemment demandé si cela valait la peine de féminiser, c’est ambivalent. Mais il y a des formes d’ambivalence qui font réfléchir sur l’universel masculin, qui le problématisent, qui génèrent une série de questions, y compris des désaccords sur le choix de la féminisation. Ça met le problème dans le texte même. Dans Trouble dans le genre, c’était une façon de problématiser la langue française en France, d’interroger ce rapport de protection patrimoniale à la langue qu’on a peut-être un peu moins en Suisse romande. Bien sûr que c’est problématique parce qu’on peut dire que ça essentialise (c’est la version catastrophiste) et que ça met l’accent sur la différence. Mais cela montre une hétérogénéité des catégories, qu’il faut toujours clarifier ; et dans cette hétérogénéité, qui n’est pas thématisée, il y a toutes sortes d’enjeux au cœur de la réflexion de Butler, et plus globalement des réflexions féministes.
36— Une autre différence entre l’anglais et le français tient aux usages de la tournure passive. Dans la sociologie états-unienne par exemple, il existe une réflexion collective, au moins dans la période récente, visant à lutter contre la disparition des acteurs dans la tournure passive, si présente en français. La question du sujet politique est par ailleurs, et plus largement, une question centrale dans la réflexion féministe qui n’est pas sans lien avec le sujet grammatical… Cela a-t-il joué un rôle dans vos expériences respectives de traduction ?
37— gp. J’ai beaucoup appris en travaillant avec Nicole[-Claude Mathieu] et grâce aux écrits de Claire Michard, notamment sur la différence critique entre la tournure passive et la tournure active, et sur le choix des substantifs et des verbes pour désigner les personnes et leurs actions. Il est arrivé qu’un de mes textes, qui était écrit à la tournure active, se retrouve au passif dans la traduction française : cela change tout. Pour la traduction du Prisme de la prostitution dans des langues que je ne lis pas du tout, cela m’inquiète, parce que je sais que c’est un texte qui peut se prêter à de nombreux contre-sens pour cette raison : je ne veux pas rendre les travailleuses du sexe passives, et je ne veux pas non plus leur attribuer une activité dégradante. Or il est possible de changer la langue pour faire comme si toutes ces femmes étaient des victimes, ou comme si elles se compromettaient, ou encore ne pensaient pas pour elles-mêmes, n’avaient pas d’analyse sur leur propre vie. Par le seul mouvement de la traduction, on peut carrément basculer d’un respect de base à de la condescendance.
38Par exemple, mon texte “Pregnancy and Prostitution” a été traduit pour la revue Raisons politiques (Pheterson 2003). La traductrice était très compétente mais ne connaissait pas le champ ni les enjeux théoriques de mes travaux. Quand j’ai lu le texte, une fois publié, j’ai eu des regrets parce que j’ai laissé passer des choses ; je n’avais pas, je crois, assez confiance dans mon oreille française. Ensuite, quand j’ai ressorti l’article pour une nouvelle publication, j’ai fait des changements pour retrouver le sens de l’original (Pheterson 2010). Voici un exemple : la phrase en anglais « Those sex workers are not supposed to get pregnant, although the majority are working to support their children » a été traduite par « Ces travailleuses sexuelles ne sont pas censées tomber enceintes, bien qu’une majorité se prostituent pour subvenir aux besoins de leurs enfants. » Dans la nouvelle édition j’ai mis : « Ces travailleuses du sexe ne sont pas censées tomber enceintes, bien qu’une majorité travaille pour subvenir aux besoins de leurs enfants. » Qualifier les travailleuses de « sexuelles » plutôt que de leur attribuer une action — « des travailleuses qui font du sexe » — change la signification. C’est le même problème quand on utilise le réflexif ‘se prostituer’ — une expression que je n’utilise jamais parce qu’elle implique qu’on se livre à quelqu’un ou à quelque chose d’ignoble, ce qui n’est pas du tout le cas si l’on dit ‘elle travaille’, une action neutre. En français, de toute façon, je suis un peu gênée par : ‘je me suis fait piquer par une abeille’. Ce n’est pas moi qui ai fait du mal ! Ces formulations réflexives en français sont problématiques… si c’est une abeille, personne ne va penser que je suis autodestructrice ; mais si c’est une dynamique sociale, la connotation est ambiguë ou négative.
39— ck. Dans le cas de Butler, d’une certaine manière, c’est plutôt simple, puisqu’elle utilise des tournures passives. J’ai donc traduit la tournure passive ou, quand ça n’était pas clair en français, j’ai recouru au pronom impersonnel ‘on’. C’est vrai que nous-mêmes le disons toujours à nos étudiant?e?s : arrêtez de dire ‘on’, ‘on’… Qui sont les acteur/trice?s ? Qui fait quoi ? Mais la tradition dans laquelle Butler s’inscrit n’est pas une tradition de type sociologique : il ne s’agit pas d’identifier des acteur/trice·s. Ou justement, plutôt, il s’agit d’interroger ce qu’est un?e acteur/trice, ce qu’est un acte. C’est quelque chose qu’elle thématise. Je pense que c’est aussi un style : on a des façons d’écrire qui nous aident à réfléchir et je pense que ça lui correspond mieux. Mais c’est vrai que, par rapport à une tradition de type sociologique anglophone visant à identifier des acteur/trice?s, c’est peut-être plus frappant, on se dit qu’il n’y a que du passif.
40— Quand on vous écoute toutes les trois, il apparaît très clairement que la traduction, c’est une succession de choix pour résoudre une succession de problèmes : de l’anachronisme à l’intraduisible, en passant par les marges laissées à l’interprétation, voire à la subjectivité… N’y a-t-il pas un translator effect (von Flotow 1997) dans tout texte traduit ? C’est-à-dire une trace de la traductrice (ou du traducteur) dans le texte ‘d’arrivée’, qui reflète aussi peut-être un engagement personnel sur le fond à l’égard du texte ‘de départ’ : pour qu’il soit publié, pour qu’il soit compris de tel ou tel public, pour qu’il s’insère dans tel ou tel débat, pour qu’il change le monde…
41— ob. Toutes les traductions, même les plus ‘grandes’, sont révisables et c’est bien la preuve que chaque traducteur y met effectivement sa ‘touche’, alors qu’en théorie son travail consiste justement à ne pas s’inscrire dans le texte, à s’effacer devant lui. En même temps, ce texte, il faut l’écrire en le reprenant complètement, en s’attachant à restituer le style de départ, son rythme, son tempo. Les langues sont plus ou moins étrangères les unes aux autres, mais ce qui se dit dans l’une doit pouvoir se dire dans une autre. C’est le principe de la traduction, ou l’illusion qu’elle véhicule. C’est en partie pour cela que, par exemple, je ne suis pas d’accord avec Nicole[-Claude] Mathieu, quand elle traduit female et male, par ‘femelle’ et ‘mâle’. Un jour, on a eu une discussion là-dessus, et je lui ai dit : « Mais quand même, Nicole, ça veut dire ‘femme’ et ‘homme’ en anglais ! ». Elle m’a répondu : « Oui, mais s’ils disent female et male, ce n’est pas par hasard ». Et moi : « Oui, mais ils ne disent pas ce que tu dis quand tu dis ‘femelle’ et ‘mâle’ ». En même temps, woman et man ne sont pas strictement synonymes de female et male, et quand je traduis par ‘femme’ et ‘homme’, je ne rends pas non plus exactement ce qui se dit en anglais. Nous n’avons pas de mots pour rendre cette nuance. Je ‘francise’ plus, d’une certaine façon. Mais choisir d’utiliser des termes plus techniques, c’est aussi cibler son lectorat d’une façon très particulière, le rétrécir ou le fermer. Et on finit par parler entre soi, entre gens qui parlent le même langage, qui connaissent les codes. Bien sûr qu’il faut traduire les concepts par des concepts, inventer des néologismes pour traduire les néologismes mais je résiste à employer des mots courants dans un sens qu’ils n’ont pas habituellement.
42À propos de néologisme, quand j’ai traduit le texte de Crenshaw pour les Cahiers du genre, j’ai longtemps buté sur ‘intersectionnalité’. Je n’ai pas réussi à trouver mieux… Quand j’ai un problème, entre deux versions, je propose une traduction via Danièle [Senotier] qui presque systématiquement est refusée par le comité : souvent parce qu’il y a une petite antériorité d’usage, mais aussi, je crois, parce que mon choix paraît trop simple, trop peu scientifique… ‘Intersection’, tout le monde comprend, mais c’est un peu un contre-sens : ‘recoupement’ aurait été meilleur [8]. Moi qui suis une féministe généraliste, je trouve dommage pour le débat, pour la diffusion d’idées, que la recherche féministe soit à ce point tributaire d’un vocabulaire spécialisé. Cela oblige à faire ensuite des explications de texte, un autre travail de traduction. On l’a encore vu récemment, quand les dinosaures de droite ont exploité à fond le malentendu autour du concept de genre [9]… En un sens, ils nous ont rendu service : tout le monde ou presque doit maintenant savoir que le genre est une construction sociale !
43— Ce souci récurrent dans vos propos, Oristelle (et donc pour partie dans vos traductions), en lien avec votre engagement féministe, tient peut-être aussi au fait que vous êtes éditrice : on retrouve cette vigilance dans les propos de Hugues Jallon, alors éditeur chez La Découverte, rapportés plus tôt à propos du livre de Butler. La difficulté de l’écriture était-elle un souci pour vous aussi, Cynthia, en tant que traductrice ?
44— ck. Que le texte soit compréhensible, c’était en effet très clairement un souci pour Hugues Jallon, c’était un souci d’éditeur. Il y avait quelque chose comme une relative prise de risque à ce moment-là, du point de vue de la maison d’édition. De mon côté, en tant que traductrice, ce n’était pas vraiment une préoccupation, si ce n’est, évidemment, que le texte soit lisible en français et que la fluidité présente dans le texte anglais soit restituée. Mais les difficultés liées au travail conceptuel que fait Butler, et qu’on retrouve dans son écriture, ce n’est pas quelque chose que j’ai souhaité modifier : dans la difficulté même de lire, se répercute un travail sur la langue qui vise à agir sur le sujet qui lit, une réflexion sur l’activité de lecture. Ceci dit, est-ce que ce livre est plus difficile qu’un autre ? On lit souvent plusieurs fois les livres, on ne les lit pas forcément d’une traite, ou on n’en lit même que des passages. Quand on y pense, c’est quand même un livre qui a énormément parlé à des gens qui n’étaient pas dans le monde académique. En fait, quand on discute plus longuement avec les gens qui l’ont lu, on se rend compte qu’indépendamment de la langue, ils/elles n’ont souvent pas lu le livre en entier. Il y a des cultures de lecture : souvent, ce qui est le plus lu et connu, c’est le premier chapitre ; dans les chapitres suivants, proches de la critique littéraire, certaines lectrices se disent que c’est trop intellectuel ou que c’est moins ancré dans la vraie vie des femmes : parce que les études féministes sont plus orientées par les sciences sociales, en France mais aussi en Suisse romande. Ça se corse encore dans la suite du texte, lorsque le propos est de type psychanalytique : elles se disent que c’est vraiment théorique ou une discussion d’initié?e?s. La question, c’est donc : est-ce qu’on persévère dans la lecture parce qu’on est intéressé?e ? Moi, je viens des Lettres, et mes collègues en philo, en littérature anglaise ou en littérature comparée ne sont pas particulièrement gênées par les difficultés de cette lecture…
45— gp. Les auteurs, les éditeurs, les traducteurs n’ont pas toujours la même chose en tête… J’ai un exemple à ce sujet : la traduction en espagnol de A Vindication of the Rights of Whores [10] (1989). On ne m’a jamais demandé ce que je voulais pour le titre, et j’ai présumé que mon titre serait maintenu, mais quand le livre est sorti, j’ai découvert : Nosotras, las putas [11] (1992 [1989]). Finalement, je ne suis pas contre ce titre, parce qu’il est fidèle à ma voix (je veux bien partager le stigmate), mais au départ, ça m’a embêtée que l’allusion à Wollstonecraft ne soit pas reprise en espagnol. Ils ne m’ont pas demandé mon avis, très probablement parce qu’ils craignaient que je refuse, ou bien ils se sont dit que ça allait permettre de mieux vendre le livre, le titre d’origine leur a peut-être paru trop intellectuel. C’est sûr que c’était très bien pour les nombreuses réunions qui ont été organisées avec les travailleuses du sexe, après la parution : le titre avait une accroche politique.
46— On revient ainsi à la question de la ‘touche’ de la personne qui traduit (Oristelle), de la ‘fidélité’ au texte de départ (Cynthia)… Qu’est-ce que la ‘fidélité à la voix’, Gail ?
47— gp. Par exemple, Nicole[-Claude Mathieu] a un très grand respect pour la parole, l’écriture, le raisonnement de l’auteur. Chaque fois qu’elle n’était pas sûre de ce que j’avais voulu dire, elle m’interrogeait sur le fond de mes pensées. D’ailleurs, j’ai souvent réalisé dans ces échanges que les phrases difficiles à traduire n’étaient en fait pas claires dans ma version anglaise ! Souvent j’ai dit : « Ah, Nicole, on peut effacer cette phrase, elle n’est pas si importante ». Mais elle ne m’a jamais permis d’enlever quoi que ce soit parce qu’elle pensait que si j’avais dit telle chose à un moment donné, il y avait une raison. C’est sûr que traduire avec elle, ça demande beaucoup plus de temps, parce qu’on discute sur tout… Elle veut respecter complètement ce que la personne veut dire : elle respecte sa voix. Et la voix, ce n’est pas seulement une question de sens, c’est aussi une question d’argumentation et de fluidité. Il y a une émotion qui est attachée à certaines choses, et il y a un sens de l’humour qui utilise la polysémie des termes.
48C’est peut-être une chose à laquelle je suis très sensible parce que, depuis mon enfance, j’ai toujours eu une autre langue de sous-culture interne : le yiddish. Je ne le parle pas couramment mais je connais beaucoup de mots, et pas seulement des mots, mais la culture qui va avec. S’il y a une blague, je la trouverai très drôle, alors que quelqu’un d’autre n’ayant pas les mêmes attaches historiques, non. Ce n’est pas très différent à propos des sous-cultures à l’intérieur du féminisme. Et parfois la sensibilité développée au sein d’une sous-culture colore le style que l’on peut avoir dans une autre : l’humour yiddish est une forme de résistance politique, et pour moi la moquerie de la société dominante par des putains ou bien des gouines est une forme de résistance et de solidarité féministes. Certaines interprètent mal cette moquerie et la prennent comme de la légèreté. Faire justice à un humour tourné contre les conventions hypocrites ou bien contre soi-même n’est pas évident en traduction.
Notes
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[1]
Édition de poche dont le sous-titre est plus proche du titre original et dont le texte comprend quelques révisions par rapport à la première édition française, en 2005.
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[2]
Toutes les dates sont données de mémoire.
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[3]
Le principal initiateur de la publication de cette anthologie et l’un de ses coordinateurs.
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[4]
Finalement, Nicole-Claude Mathieu a préféré garder l’orthographe anglaise, qui prévalait à l’époque, mais sans l’italique dans la nouvelle version (gay).
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[5]
Titre de la première traduction (1998) : « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre ». Titre de sa republication dans l’anthologie (2010) : « Le marché aux femmes. ‘Économie politique’ du sexe et systèmes de sexe/genre ».
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[6]
Oristelle Bonis se réfère ici au célèbre article de Joan W. Scott : « Genre : Une catégorie utile d’analyse historique » (1988 [1986]).
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[7]
Gail Pheterson se réfère à la fois à l’ensemble de l’ouvrage coordonné par Carol S. Vance, intitulé Pleasure and Danger, ainsi que plus spécifiquement à la contribution de Gayle Rubin : “Thinking Sex: Notes for a Radical Theory of the Politics of Sexuality” (Rubin 1984).
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[8]
Lorsqu’on consulte les archives des Cahiers du genre pour suivre l’évolution de la traduction de ce texte, il apparaît qu’un débat a eu lieu au sein du comité de lecture à ce propos. Dans la version finale, si ‘intersectionnalité’ l’a emporté, et si le mot intersection utilisé par Kimberlé W. Crenshaw a le plus souvent été traduit par ‘intersection’, il a à deux reprises été traduit par ‘recoupement’.
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[9]
Oristelle Bonis se réfère à la demande de quatre-vingt députés ump, adressée durant l’été 2011 à Luc Chatel (alors ministre de l’Éducation), de retirer la ‘théorie du genre’ des manuels de svt (Sciences de la vie et de la terre).
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[10]
Titre inspiré par l’essai classique publié en 1792 par la féministe anglaise Mary Wollstonecraft, A Vindication of the Rights of Women, traduit dans sa publication française par Défense des droits des femmes et en espagnol par Vindicación de los derechos de la mujer.
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[11]
Littéralement : « Nous, les putes ».