1Depuis la seconde guerre mondiale, l’agriculture en France a été définie politiquement et juridiquement comme une activité familiale. La loi d’orientation agricole de 1960 soutient à la fois la « modernisation » et l’insertion de l’agriculture dans l’économie de marché, mais elle promeut aussi une structure familiale de production. Le modèle de « l’exploitation à deux uth » (Unité travail homme) doit permettre à une famille de subsister et d’atteindre une parité économique et sociale avec les autres groupes sociaux, sans recours au travail extérieur (Rémy 1987). Quarante ans plus tard, contrairement à ce qu’avaient annoncé les chantres du modernisme agricole, on ne peut pas considérer les agriculteurs comme des entrepreneurs industriels comme les autres : selon le recensement agricole 2000, les agriculteurs sont huit fois sur dix des enfants d’agriculteurs et 75 % du travail est fourni par des actifs familiaux.
2Partie enquêter en Charente auprès de viticulteurs de la région délimitée Cognac, il m’est progressivement apparu que la particularité de mon objet résidait dans ce caractère composite des exploitations familiales : ce sont en même temps des entreprises et des familles [2]. Les ethnologues de la paysannerie ont bien montré que les concepts de « famille conjugale », de « famille nucléaire » (issus de l’anthropologie de la parenté), ou de « ménage » (catégorie élaborée pour des besoins statistiques), aujourd’hui dominants en sociologie de la famille, loin de constituer des universels, ne permettaient pas de penser la parenté dans des sociétés paysannes. Dans la continuité de l’anthropologie historique et de l’anthropologie économique marxiste, ils ont mis l’accent sur la corésidence et les rapports de coopération productive chez les paysans (Karnoouh 1979). Récemment, Florence Weber a repris cette ligne d’analyse pour étudier d’autres groupes sociaux (indépendants hors agriculture et salariés) et a proposé le terme de maisonnée pour désigner :
Un groupe objectivement solidaire formant une unité de consommation et de production domestique sans pour autant correspondre nécessairement à un seul ménage.
4Que sont devenues les maisonnées paysannes étudiées dans les années soixante et soixante-dix ? Si le concept est opératoire sur le terrain des exploitations familiales charentaises, pour décrire l’importance de la cohabitation intergénérationnelle au sein d’une même habitation, ou d’une même cour de ferme, il faut prendre en compte un certain nombre de transformations dans les exploitations. Nous allons nous arrêter ici sur l’une d’entre elles : la croissance continue, depuis les années soixante-dix, du nombre de femmes d’agriculteurs actives hors de l’exploitation. En 1970, 7 % des épouses actives déclarent exercer une activité professionnelle non agricole ; en 1979 elles sont 14 % (et 26 % chez les moins de 35 ans) ; en 1988, 30 % (et 51 % chez les moins de 35 ans) (Barthez 1993). Le dernier recensement de l’agriculture, en 2000, confirme et poursuit cette tendance : 40 % des ménages des chefs d’exploitation qui vivent en couple comprennent un conjoint actif non agricole. C’est le cas de deux tiers des jeunes ménages (Rattin 2002). Ces conjoints qui travaillent hors de l’agriculture — mais nous savons que ce sont essentiellement des femmes — sont surtout des employées (à 51 % : caissières, aides-soignantes, aides à domicile, etc.) ou des professions intermédiaires (21 % : institutrices, infirmières, etc.).
5L’accroissement continu du travail des femmes à l’extérieur vient remettre en cause non seulement le fonctionnement des exploitations familiales en termes de maisonnée, mais aussi l’idéal social promu par les instances professionnelles de « l’agriculture métier de couple » [3]. En quoi ce travail de plus en plus fréquent des femmes à « l’extérieur » transforme-t-il les rapports sociaux de sexe, mais aussi le fonctionnement domestique et économique des exploitations familiales ?
6Pour répondre à cette question, j’ai choisi de présenter un cas tiré d’une enquête ethnographique menée, pendant six années, auprès de plusieurs dizaines d’exploitations familiales à Cognac. Sur plusieurs aspects, la famille Raynaud présente des caractéristiques exemplaires que l’on retrouve dans d’autres exploitations étudiées, notamment la cohabitation intergénérationnelle et ses conflits, le travail à l’extérieur des jeunes femmes, les revendications conjugales par rapport à la maisonnée. Ces dimensions sont cependant agencées de telle sorte qu’elles forment une singularité. C’est en travaillant sur cette singularité que l’on pourra percevoir des processus fins de transformation du fonctionnement des exploitations agricoles contemporaines.
7J’ai rencontré à plusieurs reprises entre 1997 et 2003, dans le cadre d’entretiens enregistrés puis de visites « amicales » plus informelles à leur domicile de Soijon, Éric, Patricia, Yvon et Denise Raynaud. Éric s’installe comme exploitant individuel en 1998, à l’âge de 27 ans, sur l’exploitation de ses parents, Denise et Yvon, qui prennent alors leur retraite. Sa compagne, Patricia, exerce depuis 1994 une activité à mi-temps de portage de repas au domicile de personnes âgées. Après avoir vécu pendant trois ans dans la maison familiale (1993-1996), c’est-à-dire avec les parents d’Éric, mais aussi sa grand-mère maternelle, ils se sont installés dans une maison qu’ils retapent à proximité de l’étable, à moins de cent mètres de la maison parentale. La ferme en polyculture qu’Éric reprend en fermage payé à ses parents est économiquement fragile. Elle comporte quatre ateliers de production distincts : vignes, vaches laitières, veaux sous la mère, céréales, mais, comme le précisent Yvon et Denise, « rien de gros » [4]. Quelques années plus tard, Éric est plus optimiste quant à son activité : si la surface en vignes n’a pas évolué, il a obtenu une augmentation de ses quotas laitiers en profitant de la redistribution de quotas dans le département, consécutive au départ à la retraite de plusieurs éleveurs. Il développe aussi le veau sous la mère label rouge, dont les ventes ont été stimulées depuis la crise de la « vache folle » [5].
De la maisonnée à la famille conjugale : examen des logiques d’habitation
8Une première manière de décrire la famille Raynaud est de considérer que sur trois générations, on est passé d’un modèle de famille que les ethnologues du monde paysan, en mettant l’accent sur la corésidence et la production domestique, ont appelé maison ou maisonnée [6] à un modèle de famille conjugale, un ensemble composé par un couple et ses enfants à charge, calqué sur les familles urbaines et salariées. Dans une certaine mesure, on assiste à une conjugalisation des familles agricoles qui correspond aux transformations décrites par les sociologues de la famille : le primat du conjugal dans l’ensemble des relations de parenté (Singly (de), Lemarchant 1991 ; Singly (de) 1993). Comment se traduit cette conjugalisation de la famille dans des exploitations familiales où domine la cohabitation entre générations — dans la même maison parfois, autour de la même cour de ferme le plus souvent ?
9Denise et Yvon Raynaud, qui ont aujourd’hui la soixantaine, apparaissent comme un pivot dans cette transition sur trois générations entre maisonnée et famille conjugale. Denise compare ainsi le fonctionnement du groupe domestique à Soijon, au moment du mariage de sa mère (à la fin des années trente) avec la période plus récente de cohabitation avec son mari et ses parents (à partir des années soixante) :
Alors, [quand] maman s’est mariée, il y avait mon grand-père qui travaillait encore, mon père, ma mère mais qui avait trois enfants, et il y avait un ouvrier agricole. Et il y avait mon arrière-grand-père et mon arrière-grand-mère qui étaient toujours présents. Alors, maman, avec les deux grands-pères, qui lui donnaient pas trop de peine mais enfin bon, il fallait entretenir le linge, il fallait faire à manger, et tout le monde était là, à la même table […]. Ils ont travaillé dans des conditions […]. On a pris de la liberté, nous [son mari et elle] de savoir conduire, de s’en aller, de moins s’investir, [de] partir souvent ou n’importe… Les anciens souvent ont de la jalousie parce qu’ils étaient plus « pris » ici. Et alors de ce fait, [à l’époque de ses parents] ça donnait plus [davantage] l’esprit de famille, d’être là, au service des uns et des autres.
11Même si Denise regrette, sur un mode nostalgique, le fonctionnement harmonieux de la maisonnée de son enfance (il faudrait ici faire la part de la reconstruction biographique, lors d’un entretien rétrospectif), elle a participé avec son mari à la disparition de ce modèle : en s’investissant moins, en partant quelques jours à deux « par-ci, par-là » — mais en fait, seulement deux fois huit jours de suite en vacances depuis leur mariage, en 1960 — ou en revendiquant une certaine intimité de couple.
12Denise et Yvon ont cependant toujours vécu dans la même maison que les parents de Denise (aujourd’hui seulement sa mère, âgée de près de 80 ans, que je nommerai par la suite la « grand-mère »). Cette maison comporte au rez-de-chaussée deux grandes pièces d’environ 60 m2 de part et d’autre d’un hall d’entrée où un escalier mène aux chambres. Lorsque je pénètre pour la première fois dans la maison, je suis accueillie par la « grand-mère » qui tricote près de la cheminée au fond de la « pièce de gauche ». La pièce est austère (murs bruns, peu de décorations ou de bibelots) et s’organise autour d’une grande table rectangulaire recouverte d’une toile cirée : côté fenêtre, des meubles de cuisine dépareillés et, de l’autre côté de la table, un buffet sur lequel se trouve une télévision. Alors que je discute avec la « grand-mère », les parents Raynaud me font signe de passer dans l’autre pièce, à droite du hall. C’est une pièce un peu plus claire, totalement symétrique à la première et surtout qui peut remplir exactement les mêmes fonctions : on y trouve une grande table rectangulaire recouverte d’une toile cirée, une cuisine aménagée en formica, un canapé et une télévision contre le mur du fond.
13L’agencement de ces deux pièces, leur histoire et leurs usages respectifs en dit long sur le processus de conjugalisation qui a pris corps progressivement à Soijon. La « pièce de droite », anciennement la chambre de la grand-mère de Denise, a été aménagée en « séjour », après sa mort, en 1966. De fait, Yvon et Denise n’y ont jamais vécu véritablement et ne l’utilisent que lorsqu’ils reçoivent des amis, de la famille, indépendamment de la « grand-mère », ce qui était mon cas. Ils vivent au quotidien de l’autre côté du vestibule, avec la « grand-mère », dans « sa pièce » [7]. Le décor étant planté, on peut repérer, dans ce long extrait d’entretien avec Denise et Yvon, tous les petits écarts, les stratégies d’aménagement et d’occupation de l’espace, les petites prises de distance entre les générations, dans le cadre même de la cohabitation, dans la même maison.
— Vous avez toujours vécu dans la même maison ?
Denise : La cohabitation avec les « grands-parents » [ses parents] et nos enfants, ça faisait trois générations.
— Et ça se passait bien ?
Yvon : On ne peut pas dire que ça se passait mal, parce qu’il y a toujours des petites piques, mais une heure après, c’est fini ! On ne s’est jamais fâchés.
Denise : Quand les enfants posaient des questions, on répondait…
Yvon : Ah, ça c’est plus dur !
Denise : C’était plus dur, parce que c’était, « Je ne vois pas pourquoi vous expliquez ça aux drôles » [réflexion des parents de Denise] ou n’importe, bon. Alors, après, on ne répondait pas. Puis l’enfant ne reposait jamais la question. Les enfants ont peut-être souffert de ça, ils n’ont jamais pu parler « bien » avec nous. Puis maintenant, bon, on s’entend bien, mais le dialogue n’est pas facile à faire, c’est peut-être dû à ce manque [de dialogue] de jeunesse, peut-être.
Yvon : Puis, entre nous, c’est sûr que, si on voulait se faire un « petit bisou », c’était : « Vous pouvez pas être sages ! », tout ça, c’était toujours des petites réflexions [de la part des parents de Denise].
Denise : Ah oui, ça on l’a entendu ! Une anecdote : il y avait un cheval, peut-être deux encore, quand tu es arrivé [Yvon]. Le cheval, il n’avait pas d’abreuvoir automatique à sa crèche, alors l’après-midi, il [Yvon] allait faire boire le cheval. Et moi, j’en profitais pour vite récupérer mon bisou. Et mon père, lui, machinalement, il venait — [parce que] c’est lui qui le faisait boire avant — il allait faire son tour jusqu’aux chevaux. Alors on avait des fois quatre, cinq minutes, c’est tout.
Yvon : C’était pudique, fallait se cacher. Aujourd’hui, ils ne se cachent plus les jeunes.
Denise : Je ne sais pas si ça peut te servir ce qu’on dit, mais je pense que si parce qu’il [son père] le faisait machinalement, sans penser qu’on avait peut-être besoin d’un petit moment tous les deux. Alors ça ! ça a été un peu difficile.
Yvon : Aujourd’hui, ils [les jeunes] se « bisent » n’importe où… enfin, pourquoi pas. Je trouve ça très bien. Mais c’est que nous, on se cachait devant les parents. On s’en cachait finalement. Et, si on ne se cachait pas, on avait une réflexion [de la part des parents]. Faut le vivre ça, finalement.
— Vous n’avez jamais pensé vous installer ailleurs, faire un peu comme Éric ?
Denise : Il n’y avait pas trop de moyens, et puis la maison était assez grande pour faire ça [cohabiter.
Yvon : On s’était dit un peu ça [qu’on allait s’installer ailleurs] puis…
Denise : Puis après on avait trop l’habitude d’être ensemble […]. Il y a trop longtemps qu’on était ensemble, mon père n’aurait pas supporté [qu’on habite ailleurs].
Yvon : Quand on était un peu en retard, pour faire les pansages, ils nous attendaient pour qu’on soit ensemble pour manger. Ils n’auraient pas mangé tout seuls ! Rare. On avait essayé à un moment, il ne va pas venir manger avec nous… Par contre si on reçoit de la famille de mon côté, ou des copains, on se met là, à manger [dans « la pièce de droite »]. Et puis, ou on les invitait, ou on ne les invitait pas : ils mangeaient tout seuls, ils nous laissaient libres avec nos amis […].
— Éric, il a vécu un moment ici, avec son amie ?
Yvon : Oui, trois ans, mais là des fois, ils mangeaient tout seuls. De ce côté-là [pièce de droite], ils venaient là, on les laissait.
Denise : Ou dès qu’ils avaient mangé, ils se retiraient de ce côté. De ce côté-ci, il n’y avait personne. Ils regardaient la télé, le programme qu’ils voulaient. Ou quand ils avaient quelqu’un de leur côté [ils venaient manger là].
Yvon : Ils ont pris davantage de hardiesse, c’est l’évolution… Alors que nous, nous, on n’aurait pas osé… on aurait…
Denise : Culpabilisé !
Yvon : Non, et puis, on aurait été rappelé à l’ordre vite fait !
Denise : Alors que là, on les a laissé vivre. Disons que ça leur a fait du bien de vivre avec nous, surtout elle, [Patricia] elle n’était pas habituée à comment Éric avait vécu. Ça [Vivre ici] lui a, je pense, donné beaucoup de façons dont Éric a vécu avant. Mais trois ans, c’était le maximum je pense, il ne fallait pas aller plus loin. Parce qu’elle était obligée de vivre à notre mode et non à la sienne. Parce qu’elle, elle avait une autre façon de vivre, parce que sa mère, elle ne vit pas comme on vit nous.
15Tandis que la pièce à gauche du hall d’entrée est le lieu de la maisonnée, autour de la « grand-mère » et des repas partagés toutes générations confondues, on perçoit dans tous les usages au fil du temps de « la pièce de droite », les tentatives plus ou moins réussies de prise de distance des couples (d’abord celui d’Yvon et Denise puis Patricia et Éric) vis-à-vis de la maisonnée. La comparaison entre les deux générations est fructueuse : tandis que pour Yvon et Denise l’intimité du couple se résumait à quelques baisers volés à l’abri du regard des parents de Denise, Éric et Patricia ont pu, en vivant dans la même maison une génération après, préserver des dîners et des soirées « à deux », dans « la pièce de droite ». Le repli sur le conjugal, décrit par la sociologie de la famille, est ici manifeste. On mesure également dans les propos de Denise et d’Yvon les avancées, dans des familles populaires, de la psychologisation des relations familiales et l’importance accordée au poids de l’affectif et au dialogue familial — ce que les sociologues nomment « famille relationnelle » (Singly (de) 1993). Yvon et Denise expliquent leurs difficultés à communiquer avec leurs enfants devenus des adultes par cette difficile autonomisation de la famille nucléaire et l’influence des parents de Denise dans l’éducation des enfants. En revanche, Yvon et Denise ne remettent jamais totalement en cause le système de la cohabitation entre générations : les incitations économiques et la force de l’habitude étaient trop fortes pour qu’ils songent à s’installer ailleurs. Même s’ils ont été plus « souples » que leurs parents avec Éric et Patricia, les trois ans de vie commune ont été pour eux une manière d’inculquer à leur belle-fille les valeurs de la famille et de la ferme.
16En quittant la maison familiale après trois ans de cohabitation intergénérationnelle, Patricia et Éric prolongent les tendances à l’autonomisation du couple, que l’on pouvait saisir dans les petites prises de distance d’Yvon et Denise, à la génération précédente. Cependant, plus que la prise de distance inscrite dans l’espace, un élément nouveau distingue la génération d’Éric et Patricia de celle d’Yvon et Denise : Patricia a un emploi à l’extérieur de l’exploitation. Il s’agit d’examiner à présent en quoi ce travail salarié éloigne le couple des logiques de consommation et de production communes de la maisonnée.
Maisonnée et travail à l’extérieur
17Selon les parents Raynaud, Patricia est assez peu « investie » dans le travail de la ferme : « Un jour ou l’autre, il faudra qu’elle s’y mette plus, prendre tout doucement notre place pour aider » dit Denise en 1998, à l’aube de son départ à la retraite. Il faut ici revenir sur la trajectoire sociale de Patricia. Même si elle a des attaches familiales dans le village (ses grands-parents y étaient ouvriers agricoles, « Elle n’est pas une étrangère » selon Denise), elle a passé toute son enfance et sa jeunesse au bourg. Son père était camionneur et sa mère est employée de bureau dans une maison de retraite. Pour les parents Raynaud, ce sont des « gens de la ville ». Surtout, ce qui frappe toute la famille, c’est que Patricia ne connaît pas grand chose au travail agricole. Une anecdote revient ainsi dans toutes les bouches : quand elle est arrivée à Soijon, Patricia avait « peur des vaches ».
18Patricia est quelque peu en retrait par rapport au collectif familial de production quasiment inchangé par le passage à la retraite des parents Raynaud. Jusqu’en 1998, Denise était « responsable » de la traite ; elle a passé la main à Éric depuis une opération de la hanche. En revanche, elle prend en charge tout le travail manuel de la vigne, excepté la taille, et s’occupe du jardin potager et de la basse-cour dont les produits sont consommés par toute la maisonnée. Yvon et Éric taillent les vignes en hiver, passent le tracteur dans les champs et dans les vignes, font les vendanges et la vinification. Yvon s’occupe plus spécifiquement de l’allaitement des veaux sous la mère. La comptabilité et la gestion — informatisées — sont le domaine d’Éric.
19Patricia travaille à mi-temps, depuis 1994, dans une association de portage de repas à domicile. Elle ne gagne guère plus de 3 000 F par mois et ses horaires, liés à l’ouverture des cuisines d’une résidence pour personnes âgées, sont très peu pratiques : elle travaille de 10 heures à 13 heures le matin pour préparer et transporter les repas, et de 15 heures à 17 heures l’après-midi pour nettoyer les plateaux et la cuisine. Si le matin, elle s’occupe de son fils (né en 1998) et de l’entretien domestique de la maison, elle va aider environ une heure chaque soir aux « écuries », en donnant de la farine et en faisant boire les veaux. Lors de ses congés ou ses journées de récupération en semaine, elle accompagne Denise dans les vignes : « Je sais qu’il faut que j’aille aider en ce moment », me dit-elle en avril 2003, à la période de l’attachage [8], « Ma belle-mère me le reprocherait, si je ne venais pas ». Par ailleurs, Patricia s’occupe de l’entretien des pelouses autour de sa maison et de celle de ses beaux-parents. Si, du fait de son travail à l’extérieur, elle est moins « investie » que ses beaux-parents — et surtout sa belle-mère — ne le souhaiteraient dans l’activité de l’exploitation, elle ne peut pas se soustraire totalement à la participation à la production de la maisonnée et doit faire preuve, par des aides régulières et répétées, de sa bonne volonté.
20Le discours de Patricia sur son activité salariée corrobore une interprétation en termes de rapprochement avec la vie conjugale urbaine et l’émancipation féminine :
Ça me sort. Ce n’est pas que je suis mal ici, mais je vois autre chose. Et puis je m’assume toute seule. Et même si ce n’est pas beaucoup, ça fait un petit pécule.
22Patricia et Éric n’ont pas de compte joint. Ils gèrent individuellement leur compte bancaire respectif : « C’est pas le même compte, pas la même banque, rien à voir », précise Patricia.
23Éric a un compte professionnel et un compte personnel sur lequel il se verse de l’argent au fur et à mesure des besoins. Patricia verse son salaire sur son propre compte qui sert essentiellement à « payer les courses » conjugales, même si parfois elle « s’arrange avec Éric » pour le paiement. Loin de constituer des exceptions, leur gestion des comptes bancaires est au contraire caractéristique de leur génération. L’individualisation du compte bancaire à l’intérieur du couple est directement liée à l’émergence du travail des femmes à l’extérieur et au fait qu’elles disposent d’un salaire, pour elle-même. L’histoire de Denise nous le rappelle : elle a été aide familiale toute sa vie, d’abord pour le compte de son père puis de son mari, et n’a donc jamais eu véritablement de salaire. Elle affirme à l’emporte-pièce avoir toujours « travaillé gratuitement ». Elle n’a pas de compte bancaire personnel, mais gère un compte joint qui était aussi, jusque récemment, le compte de l’exploitation.
Denise : J’ai toujours travaillé gratuitement, je n’ai jamais eu de salaire, je n’ai jamais eu d’argent […]. Et moi qui ai toujours travaillé, j’ai eu un salaire si tu veux, mais jamais défini pour moi, pour dire, bon avec l’argent de mon mois, je fais ça, ça et ça. J’ai toujours eu l’impression de travailler gratuitement.
Yvon : Mais si, tu l’as eu ton salaire, quand ton père a fait ses arrangements [Denise acquiesce]. Ça se fait dans les arrangements, à partir du moment où elle n’a pas été rémunérée, ça s’appelle le salaire différé […]. Et automatiquement, ce n’était pas en argent, c’était donné en terres […]. Tu ne peux pas dire que tu as travaillé gratuitement toute ta vie !
Denise : J’ai pas travaillé gratuitement, parce que j’ai quelque chose [en termes de patrimoine]. Mais pour dire que j’ai fait mon mois, que j’ai de l’argent à moi disponible et tout. Il y a de l’argent au compte quand il y en a et je règle les factures [de l’exploitation]. Si j’ai besoin d’un bout de robe, je l’achète au passage et on mange difficilement, parce qu’on fait attention maintenant, enfin on a toujours fait attention.
25Au contraire de sa belle-mère qui se plaint de n’en avoir jamais eu, Patricia bénéficie, par son travail à l’extérieur, d’une petite indépendance financière (« Je m’assume toute seule »). Le contraste dans l’accès à l’argent, notamment l’argent « pour soi », entre ces deux générations de femmes d’agriculteurs est saisissant. Au-delà de l’autonomie de gestion financière, c’est la question de la reconnaissance monétaire et symbolique du travail des femmes en agriculture qui est en question : Patricia, lorsqu’elle parle de sa belle-mère qui a travaillé toute sa vie et reçoit une retraite d’aide familiale qu’elle qualifie « de misère », trouve que « ce n’est pas très valorisant » et refuse de subir le même sort.
26Sur toile de fond d’autonomisation des couples dans la maisonnée, qui se lit à travers l’étude des usages de l’espace et de l’habitat, le travail des jeunes femmes à l’extérieur des exploitations porte un coup de boutoir supplémentaire aux logiques de production et de consommation communes : Patricia participe peu au travail de la ferme et dispose elle-même de son argent. Le travail des femmes à l’extérieur participe ainsi du relâchement de l’emprise de la maisonnée sur les couples et les individus sexués.
Imbrication entre logiques de couple et de maisonnée
27La présentation ci-dessus fait la part belle à l’émergence d’une logique de couple par rapport à celle de la maisonnée sous la forme d’un mouvement linéaire : on assisterait à la disparition progressive, de génération en génération, des formes de famille « traditionnelles » où règne la cohabitation entre plusieurs générations au profit de l’apparition de formes conjugales « modernes ». Cette conclusion est cependant hâtive et ne rend pas bien compte du fonctionnement des exploitations familiales charentaises contemporaines. Les logiques de couple ne viennent pas balayer tous les échanges dans le groupe de parenté [9]. L’analyse mérite donc d’être nuancée, en gommant des présupposés « évolutionnistes » non questionnés. Au lieu de considérer les productions et consommations communes de la famille exploitante comme des survivances, il s’agit plutôt de mesurer comment s’articulent les logiques d’autonomisation du couple à l’intérieur du groupe domestique que constitue la maisonnée.
28Éric et Patricia n’ont pas déménagé en 1996 au bourg, mais à Soijon, à côté de la maison parentale. La distance entre les générations est donc toute relative. L’histoire de cette maison est caractéristique : c’est Yvon qui l’achète aux voisins en 1985, moins dans la perspective d’y installer son fils (qui n’a alors que 14 ans) que pour occuper les étables qui jouxtent sa ferme. Petit à petit, quand ils en ont les moyens et le temps, Yvon et Éric retapent la maison, qui était en très mauvais état. Denise et Yvon vont même « accélérer un peu les travaux », même si « cela tirait un peu » financièrement, pour permettre au jeune couple de déménager plus rapidement. Ce n’est qu’en 2002 qu’Éric devient propriétaire de la maison, dans le cadre d’une donation-partage. C’est donc en raison de la mobilisation et des efforts financiers de toute la maisonnée que le couple peut s’installer dans une maison individuelle. Cette maison, que j’ai analysée jusqu’ici comme lieu de préservation du jeune couple par rapport au groupe de résidence, peut donc être pensée aussi comme partie prenante de la maisonnée. J’ai ainsi assisté en 2003 à une scène qui me paraît révélatrice de cette ambivalence.
Patricia est en train de me faire visiter les abords de la maison, en me montrant les travaux qui ont été effectués depuis ma dernière visite, lorsque Denise approche accompagnée de son petit-fils. C’est le début de l’après-midi et elle s’apprête à partir attacher dans les vignes :
Denise [à distance] : On a prévu de mettre un portail ici, comme cela, ça fermera et ça coupera un peu du vent.
Patricia [du tac au tac] : Le portail ne sera pas ici, mais un peu plus loin.
Denise : Ça avait toujours été prévu comme ça…
Patricia [le ton monte] : Eh bien maintenant les plans ont changé !
Denise [ne désarme pas] : Dans ce cas, il y aura deux portails.
Patricia [ferme] : Il n’y aura sûrement pas deux portails ici. Les habitants ont changé les plans.
Denise s’éloigne alors en marmonnant : Ah si les habitants ont changé les plans…
30Examinons les raisons du différend entre bru et belle-mère qui ressortent dans cet échange tendu, retranscrit dans mon journal de terrain. Lorsque Denise prend la parole, c’est au nom du collectif qui a acheté cette maison et qui l’a retapée : elle dit « on ». Même si Denise a donné cette maison à son fils récemment, elle reste, par son histoire et sa situation physique, encastrée dans la ferme, partie prenante de la maisonnée. En réponse à ce « on », Patricia avance une autre logique, celle « des habitants », c’est-à-dire Éric et elle-même. La réponse vive de Patricia, qui profite sans doute ici de ma présence pour affirmer son point de vue, montre combien, pour elle, cette maison doit être soustraite au régime de la maisonnée et constitue le domaine de décision du couple, sur lequel sa belle-mère ne doit pas empiéter [10]. On commence ici à percevoir les imbrications concrètes entre logiques de couple et de maisonnée, sous forme de tensions et d’interprétations divergentes.
31La maisonnée, loin de constituer une survivance, apparaît comme un lieu de production et consommation communes particulièrement intenses : on peut mentionner ici la consommation des produits du potager ; ou le courrier qui n’est distribué que dans la maison parentale. Si les parents « descendent » peu chez leur fils, « pour ne pas les embêter », Patricia monte souvent à la ferme, en particulier les après-midi où elle ne travaille pas. C’est là que je l’ai trouvée presqu’à tous mes appels téléphoniques. Surtout, la naissance de Maxime, en 1998, est venue transformer et intensifier le régime des échanges au sein de la maisonnée. Depuis sa naissance et dès que Patricia a repris le travail, Maxime a été gardé par sa grand-mère. Aujourd’hui qu’il est scolarisé, Denise garde son petit-fils une heure chaque fin d’après-midi, pour le goûter, ainsi que le mercredi et le samedi lorsque Patricia travaille ou dès qu’il y a un imprévu. Lors d’une de mes visites chez Éric et Patricia, Maxime, qui était alors âgé de 2 ans, a appelé pendant toute la soirée sa mère « Mamie », ce qui agaçait prodigieusement Patricia. Cependant, la garde de Maxime par sa grand-mère, sur place, à Soijon, s’avère une alternative à la fois pratique et économique.
Patricia : Elle [sa belle-mère] est contente. Disons que les autres [petits enfants : les enfants de sa fille] ne sont pas au près. Ils sont en Indre-et-Loire… et puis ils sont grands, alors quand ils sont là, ils ont moins besoin de Mamie. Ou Mamie elle a peut-être moins besoin d’eux, parce que Mamie elle est un peu perdue dès qu’elle ne le [Maxime] voit pas [Rires]. Elle est tellement habituée à s’en occuper que des fois, même quand on part en week-end : [à son petit fils] « Ah ben je ne vais pas te voir pendant deux jours ». [Soupir] Bon, depuis qu’il est né, elle s’en est occupé. Dès que j’ai repris, c’est elle qui l’a gardé. Disons que financièrement on était gagnant. Moi me payer une nounou, avec les horaires que je faisais, ça n’aurait pas été rentable.
33Le travail à l’extérieur de Patricia transforme le fonctionnement de la maisonnée, mais vient s’appuyer sur celui-ci. Sans la garde de Maxime par sa belle-mère, il ne serait pas « rentable » pour Patricia d’avoir un emploi salarié. Elle montre bien qu’elle en a fait le calcul à un niveau personnel (« Moi, me payer une nounou ») et conjugal (« On était gagnant »). On a vu que les femmes d’agriculteurs qui travaillent à l’extérieur sont majoritairement des employées ou exercent des professions intermédiaires, dont on sait qu’elles ne sont pas très bien payées. Le cas de Patricia est sur ce point exemplaire (3 000 F par mois environ). Or, dans ces situations de quasi-cohabitation intergénérationnelle, le recours à la belle-mère pour la garde des enfants est fréquent [11].
34De la même manière, c’est souvent la présence des parents et leur travail sur l’exploitation qui permet aux jeunes couples de partir en vacances ; c’est particulièrement le cas pour les éleveurs, où une présence quotidienne est indispensable. Si Denise et Yvon sont très peu partis en congés, et hésitent encore à le faire alors qu’ils sont à la retraite (par peur de laisser la « grand-mère » seule, parce qu’ils n’arrivent pas à s’arrêter de travailler ou à confier leur part de travail à leur fils et leur bru), Éric et Patricia partent en revanche davantage : une « petite semaine » par an et quelques week-ends de temps en temps. Là encore le repli sur le couple n’est possible que par la permanence du groupe de production domestique. Plutôt que de penser une transition unilatérale et évolutionniste de la maisonnée vers la famille conjugale, il faut donc analyser les imbrications et les tensions entre ces deux logiques.
Travail à l’extérieur, indépendance et travail domestique
35Un présupposé n’a pas été questionné jusqu’ici. La lecture faite ici des tensions entre maisonnée et famille conjugale laisse entendre que les rapports de sexe sont transformés et que les femmes, en particulier, bénéficient du passage d’une forme à l’autre de modèle familial : par l’allègement des tâches domestiques qui leur sont imputées, d’une part, et par la possibilité, d’autre part, d’un travail salarié extérieur « émancipateur » au regard du statut bien peu reconnu d’aide familiale. Or il y a lieu de nuancer cette lecture.
36Certes, Patricia n’a pas à sa charge, depuis qu’elle habite dans sa propre maison avec Éric, toutes les tâches domestiques de la maisonnée, tâches qui lorsque celle-ci comprend plusieurs générations s’avèrent extrêmement lourdes, comme le rappelle Denise, en parlant de sa mère :
Il fallait entretenir le linge, il fallait faire à manger, et tout le monde était là, à la même table.
38Cependant, on peut s’interroger sur une éventuelle renégociation des rapports de sexe dans la nouvelle maison :
— Ça a dû te changer de passer de l’autre maison à ici ?
Patricia : Ah oui, ça change tout. Même si je m’entends bien avec tout le monde [dans sa belle-famille], ce n’est pas pareil. On ne peut pas vivre à sa façon quand on n’est pas chez soi […]. Je sais que je repassais le linge par exemple, aussi bien le nôtre que celui de mes beaux-parents. Ça faisait de l’avance à ma belle-mère, mais il fallait que ce soit plié de telle et telle façon, tandis que là je plie comme je veux, quoi. Puis ce qui m’embêtait le plus c’est ça, c’est qu’on me dise, il faut faire comme ça. Bon, chacun c’est sûr a sa méthode, chacun plie à sa façon. Mais moi, s’il m’arrivait un problème, je ne lui imposerais pas de repasser et de plier comme ça. Là, il fallait que ce soit comme ça et pas autrement.
— Et la cuisine, qui la faisait ?
Patricia : Ah c’était elle qui la faisait, je ne me permettais pas [de la faire]. Bon si je voulais faire un gâteau, ça, j’avais encore la possibilité de faire un gâteau. Je faisais le ménage dans notre chambre, s’il fallait je passais un coup de balai. J’aidais quoi, parce que de toutes façons je n’aime pas rester là à rien faire, mais, quand tu ne te sens pas chez toi, tu ne te sens pas de prendre l’initiative [par exemple] : « Tiens, aujourd’hui je vais faire les poussières ». Tu n’es pas chez toi, tu ne sais pas si le geste va être bien vu ou pas bien vu.
40Patricia, dont le travail domestique était relativement limité lorsqu’elle vivait chez ses beaux-parents, prend en charge actuellement, chez elle, la totalité des tâches domestiques : ménage, courses, cuisine, entretien du linge, du jardin d’agrément devant la maison (« Si je veux que ça ait un peu d’allure, il faut que je le fasse, parce qu’Éric, il n’a pas de temps pour ça »). Seule exception, le déjeuner : Patricia arrive à 13 heures passées de son travail et c’est souvent Éric qui « fait le repas », pour tous les deux. En fait, Patricia a la « charge mentale » (Haicault 1984) des menus et inscrit sur une petite ardoise au-dessus de la hotte les instructions. Tandis qu’elle débarrasse la table et range la cuisine, après le déjeuner, elle me raconte qu’Éric ne fait pas du tout le ménage : « Pour lui, ce n’est jamais sale ». Et elle ajoute : « Il n’a pas été habitué comme ça ». J’interprète alors qu’Éric a été peu impliqué dans le travail domestique, pris en charge essentiellement par sa mère. Fausse route : en fait, Patricia m’explique que sa belle-mère, « sa vie c’est les vignes », « c’est être à l’extérieur » et « la maison, elle n’en a pas grand-chose à faire ». Je comprends alors mieux ce que Patricia voulait dire, un peu plus tôt, lorsqu’elle parlait de sa gêne à faire le ménage dans la maison de ses beaux-parents : excepté pour le repassage, les normes de propreté et de rangement de Patricia sont bien plus élevées que celles de Denise. Elle lie cet écart à la manière dont sa mère entretenait son intérieur : « Éric a l’impression que je suis maniaque, pourtant j’en ai laissé pas mal de côté », dont « les poussières », qu’elle ne parvient pas à faire chaque semaine, comme le reste du ménage. Le repli conjugal — manifeste dans le déménagement du jeune couple — a donc eu pour conséquence de réactiver chez Patricia toutes les dispositions féminines acquises et non questionnées, et notamment toutes les injonctions à faire le ménage selon un niveau d’exigence assez élevé (Kaufmann 1997). Si le gain d’autonomie de l’épouse par rapport à sa belle-famille est manifeste et lui permet d’imposer ses propres normes, on est loin d’assister ici à un allègement des tâches domestiques.
41On commence à mesurer les ambiguïtés de l’émancipation des femmes d’agriculteurs par le travail à l’extérieur. Alors que Patricia est sensible à l’indépendance, notamment financière, que lui procure son travail, si l’on écoute Éric — qui l’encourage vivement à travailler à l’extérieur — on comprend que ce choix est envisagé dans une stratégie collective qui est celle de l’exploitation familiale dans son ensemble :
Vaut mieux qu’elle continue de travailler à l’extérieur. Elle est sûre d’avoir un revenu. Parce que, il y en a beaucoup [d’agriculteurs] leur femme travaille à l’extérieur, et c’est elle qui fait marcher la maison. C’est sûr, l’exploitation, il y a quelques années, c’était intéressant, ça faisait vivre […]. Je sais que moi, je l’incite à travailler ailleurs. Pas rester là. Je préfère embaucher un mi-temps, des saisonniers s’il faut, si j’ai besoin de mains, ou faire appel à des banques de travail, ou demander à des voisins.
43L’emploi de Patricia ne doit pas être interprété seulement en termes d’indépendance financière ou d’émancipation féminine, mais comme partie prenante de stratégies de l’exploitation familiale, dans un contexte économique particulier et, en Charente aujourd’hui, spécialement défavorable. Là encore, il faut souligner le contraste générationnel : s’il y a une vingtaine d’années encore, il était mal vu pour une femme d’agriculteur de travailler à l’extérieur — c’était notamment le discours des instances professionnelles et syndicales —, aujourd’hui les viticulteurs eux-mêmes sont les premiers à pousser leur femme à occuper un emploi salarié. Patricia est d’ailleurs consciente de l’enjeu de son petit revenu pour l’exploitation :
Sans mon salaire, ça serait sans doute plus difficile.
45Le salaire de Patricia, même s’il lui est versé directement et à titre personnel, induit des effets sur la gestion financière de l’exploitation dans son ensemble ; du point de vue d’Éric :
C’est toujours ça en moins à verser du compte professionnel au compte personnel.
47On mesure ici le paradoxe du travail à l’extérieur des femmes d’agriculteurs. Il participe au relâchement de l’emprise de la maisonnée (en diminuant la production commune), transforme l’accès des femmes d’agriculteurs à l’argent et leur confère un statut professionnel reconnu par leur conjoint (contrairement à celui d’aide familiale). Mais il s’appuie aussi sur les ressources de la maisonnée (pour la garde des enfants notamment) et constitue une manière différente, dans un autre contexte, de participer au maintien de l’exploitation familiale [12].
48* * *
49On peut se demander quel sera l’avenir de l’emploi de Patricia lorsque les parents d’Éric ne pourront plus travailler sur la ferme. Cette interrogation pose plus largement la question du travail salarié des femmes d’agriculteurs : s’agit-il d’un effet d’âge qui ne concerne que les jeunes femmes avant et juste après leur mariage ou d’un effet de génération ? La progression statistique continue du travail salarié des femmes d’agriculteurs fait pencher vers la seconde hypothèse. Ni Patricia, ni Éric ne comptent renoncer à cette activité à l’extérieur : en 2003, Éric prend d’ailleurs un stagiaire comme main-d’œuvre d’appoint. Il reste que les parents — surtout Denise — s’attendent à une plus grande implication de leur bru dans les travaux de la ferme. Tous les discours sur les progrès de Patricia dans les relations avec les vaches peuvent être lus dans cette perspective. Cependant, Patricia a des atouts en main pour conserver son emploi salarié. Ses beaux-parents peuvent encore travailler — sauf accident — une dizaine d’années sur l’exploitation et l’atelier productif de « veau sous la mère », à la fois plus rémunérateur et moins exigeant en présence quotidienne que l’activité laitière, est en développement. L’avenir professionnel de Patricia reste ouvert et dépend tout autant de la valorisation de son petit capital professionnel, mais aussi des résultats et stratégies économiques qui seront mises en œuvre sur l’exploitation. Dans tous les cas, le travail à l’extérieur des femmes d’agriculteurs s’avère un excellent révélateur de ce qui se joue dans les exploitations familiales contemporaines. Il permet de souligner les tensions et les imbrications entre les logiques de la maisonnée, des couples et des individus sexués.
Notes
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[1]
Je remercie Christophe Giraud, ainsi que les participants à l’atelier des doctorants du Laboratoire de sciences sociales, pour leur lecture attentive et leurs remarques précieuses.
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[2]
C’est un acquis important des recherches féministes en agriculture dans les années quatre-vingt. À un moment où la reconnaissance professionnelle des agricultrices constituait à la fois un enjeu professionnel et juridique, Alice Barthez a bien montré qu’il fallait penser ensemble les rapports sociaux de travail et de famille (1982). Voir aussi le numéro spécial de Nouvelles questions féministes en 1983, et en particulier l’article de Christine Delphy. La question de la non-reconnaissance du travail des femmes en agriculture rencontre à l’époque les problématiques féministes sur le travail domestique invisible et non rémunéré. Le travail des agricultrices devient même l’archétype du travail domestique.
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[3]
Remarquons que l’idéal productiviste inscrit dans la loi d’orientation agricole de 1960 promouvait l’agriculture « métier de couple », et non l’activité d’un groupe de production domestique plurigénérationnel, caractéristique pourtant des maisonnées exploitantes. On peut lire en ce sens les mesures visant à mettre à la retraite les exploitants âgés et à favoriser l’installation professionnelle des jeunes agriculteurs.
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[4]
L’exploitation comporte au moment de l’installation d’Éric : six hectares de vignes aptes à la production de Cognac, production vendue en vin (non distillé) à un négociant ; huit vaches laitières correspondant à un quota de 29 000 litres de lait par an — j’apprendrai quelques années plus tard que le quota était alors si faible que la laiterie menaçait de ne plus venir chercher le lait ; une dizaine de vaches allaitantes (limousines) pour la production de veaux sous la mère, vendus à un groupement de bouchers ; vingt hectares de céréales.
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[5]
En 2003, si l’exploitation est toujours « à moitié vignes, à moitié élevage » en termes de chiffre d’affaires, Éric continue à miser sur l’élevage. Il bénéficie de 83 000 litres de quotas (quatorze vaches laitières) et renouvelle ses demandes chaque année. Surtout, il construit une stabulation destinée à accueillir trente-six vaches allaitantes et dix-huit veaux sous la mère.
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[6]
J’utiliserai le terme maisonnée, tel que défini par Florence Weber, plutôt que celui de maison, afin de ne pas entraîner de confusion avec le système à maison décrit par l’anthropologie historique et qui a trait à la transmission du patrimoine paysan. J’emploie le terme maisonnée en italique pour bien marquer qu’il s’agit d’un concept et non d’un terme indigène.
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[7]
L’expression est d’Éric et Patricia. Ils m’apprennent que la « grand-mère » a transmis l’ensemble de ses biens à ses enfants, mais qu’elle conserve en usufruit sa chambre à l’étage et la pièce à gauche du hall d’entrée.
-
[8]
Cette tâche manuelle dans les vignes, exécutée en mars-avril, consiste à attacher les bois de taille sur le palissage.
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[9]
C’est un résultat connu de la sociologie de la parenté depuis les travaux d’Agnès Pitrou (1978) et ceux de Louis Roussel et Odile Bourguignon (1976) : l’essor de la « famille conjugale » ne présuppose pas la mort de la « famille élargie ». Voir aussi Weber, Gojard et Gramain (2003).
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[10]
Sur les ajustements complexes des relations entre belle-mère et belle-fille dans le monde agricole, voir de Singly et Lemarchant (1991). Seul le point de vue des brus est cependant restitué dans leur enquête.
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[11]
Ce mode de garde des enfants en bas âge n’est pas spécifique aux familles agricoles. Une enquête de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (cnav) auprès de personnes de la génération pivot âgées de 49 ans à 53 ans, relève que 85 % des grands-mères et 75 % des grands-pères gardent au moins occasionnellement leurs petits-enfants. Lorsque les deux membres du jeune couple travaillent, les enfants bénéficient d’autant plus d’une garde régulière (toutes les semaines) que leurs revenus sont faibles (Attias-Donfut, Segalen 1998). Voir aussi Bloch, Buisson (1998).
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[12]
En reprenant les termes de Joan Scott et Louise Tilly, on peut qualifier ce recours au marché salarié du travail d’économie de salaire familiale. Ces deux historiennes étudient, en France et en Angleterre, le processus d’industrialisation au xixe siècle. Leurs conclusions se veulent beaucoup plus nuancées que le constat d’une « émancipation » des femmes dans le travail salarié : « L’entrée des femmes sur le marché du travail n’était souvent qu’une stratégie familiale, une manière pour elles d’assurer leur part habituelle de responsabilités familiales » (Scott, Tilly 1987, p. 13).