CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour la première fois, et cela mérite d’être souligné, un volume entier des Cahiers du Genre prend le vieillissement pour thème central. Serait-ce le signe annonciateur de la reconnaissance — tardive — des vieilles femmes en tant que digne objet de recherche ? Ce volume vient en effet combler un manque dans un domaine, oublié des sciences sociales en France, et relativement sous-étudié, ailleurs. Les relations entre rapports sociaux de genre et vieillissement ont pourtant des enjeux de taille et leur étude ouvre de riches perspectives sur de nombreuses questions de sociologie et de société, comme en témoignent les contributions rassemblées ici [1].

2Comprendre ces relations, c’est en effet chercher à expliquer un ensemble de phénomènes dans lesquels les dialectiques entre similitude et différenciation, prégnance biologique et ordre social, phénomènes historiques, démographiques et sociaux sont intimement imbriqués. Ici comme ailleurs, la meilleure façon de procéder est probablement de renoncer à tout discours englobant, de bien distinguer, comme nous y invitent Husserl [2] et son disciple Schultz, des niveaux de réalité et des provinces de sens.

3Distinguer des niveaux de réalité permet, comme en physique ou en biologie, de considérer les différents modèles et courants de pensée non comme exclusifs les uns des autres, mais comme à la fois distincts et complémentaires. En somme, il s’agit ni plus ni moins d’appliquer aux interprétations des réalités collectives l’hypothèse écologique qui permet à la fois de distinguer les espèces, de comprendre comment elles résistent à la pression des autres, et en même temps de saisir leur complémentarité, leur place dans la chaîne du vivant. Il en serait de même dans les domaines où le social et le biologique sont intimement liés. Certes à un niveau de réalité l’on peut, comme dans un livre remarquable [3] dont cette revue a rendu compte récemment, différencier cinq formes biologiques pour distinguer le masculin du féminin, dont certaines sont dichotomiques et d’autres graduelles ; affirmer à un autre niveau que « l’on ne naît pas femme, on le devient » ; et constater à un troisième niveau des différences de comportement entre les personnes de sexes différents telles que — les jeunes garçons ont trois fois plus d’accidents avant dix ans que leurs sœurs —, ou qu’il existe un différentiel d’espérance de vie de presque dix ans entre hommes et femmes.

4Le thème du présent volume introduit un niveau supplémentaire, d’ordre temporel, en posant, dans son énoncé même, l’existence de processus différentiels de vieillissement des hommes et des femmes. Ceci repose la question du féminin/masculin au cours du cycle de vie : leurs définitions respectives varient-elles au cours des temps de la vie ? Si les calendriers professionnels et familiaux des biographies sont clairement sexués, que penser des théories (présentées par Catherine Silver) selon lesquelles la vieillesse, surtout dans sa phase ultime, signifierait la perte de la différence, ou l’androgynie ?

5Tous les articles de ce numéro, et plus particulièrement celui d’Alain Chenu, prennent en compte les bouleversements survenus depuis la seconde guerre mondiale, dus à une conjonction de transformations économiques, sociales, culturelles, technologiques, parmi lesquelles la prise en charge partielle des tâches domestiques par des machines, l’allongement de la scolarité pour les deux sexes, le développement du salariat féminin, la généralisation des règles d’hygiène et l’allongement de la durée de vie.

6Ainsi, plusieurs auteurs se penchent sur le sort des retraités, monde de plus en plus féminin, mais où les hommes déploient une grande énergie pour rester actifs. (Kate Davidson et alii ; Yvonne Guichard-Claudic ; Yvonne Guichard-Claudic, Simone Pennec, Laurence Thomsin). Ce vieillissement ne va pas sans créer de nouveaux marchés. S’il n’aborde pas les questions liées au pouvoir d’achat des cheveux gris, ce numéro essaie d’analyser des aspects plus symboliques et regarde avec scrupule les efforts des presses spécialisées pour tenter de faire entrer dans la figure de « l’homme moyen » celles et ceux qui sont en fin de cycle d’existence. (Kate Davidson et alii ; Michèle Kerisit et Simone Pennec ; Agathe Gestin).

7Ce monde, vu à travers ses manifestations biologiques (article de Michèle Kérisit et Simone Pennec, rétrospective très documentée de Stephen Katz) est aussi et probablement surtout appréhendé par l’analyse du nœud matrimonial et son rôle central dans les rapports de genre et de génération (Bernadette Bawin Legros et Marie-Thérèse Casman).

8À cet égard, l’article de Constanza Tobio semble contenir presque toutes les dimensions du phénomène puisqu’elle étudie la multiplication des grands-mères, mais aussi leur rôle nouveau, dans une Espagne qui connaît sa première génération de femmes massivement salariées. Elle montre aussi comment, faute de transformation des comportements masculins et devant l’inexistence d’une politique familiale de l’État, la réaction des jeunes femmes consiste à dénoncer dans les actes le contrat social fondé sur la vision traditionnelle des rôles féminins et à refuser d’être reléguées dans la cuisine, l’église et le jardin d’enfants. Elles sont nombreuses à refuser à la fois d’assurer la reproduction en atteignant l’un des taux de fécondité les plus bas du monde et à suivre le modèle de leurs mères, qui consacrent leur temps à garder les petits-enfants et à s’occuper des vieux parents dépendants.

9Les Espagnoles ne sont pas des exceptions leurs comportements sont assez proches de ceux des Italiennes, des Portugaises ou des Allemandes, par exemple. Partout, les changements dans les rapports de genre s’articulent à ceux qui marquent les rapports de générations ; ils se déroulent au rythme et dans le temps long de la succession des générations. C’est pourquoi, la persistance de modèles contradictoires [4] dans les rapports de sexes ne doit pas masquer l’évolution considérable qui se dessine et s’affirmera sans doute à moyen terme. Le nouveau partage des rôles familiaux et professionnels entre les sexes, qui en résultera, implique nécessairement de nouvelles formes de répartition des responsabilités, au regard de la reproduction sociale, entre la famille et l’État. Ce dernier devant accroître son engagement, pour garantir le nouveau contrat social.

Notes

  • [1]
    Attias-Donfut C. (2001). Sexe et vieillissement. In Blöss T. (ed) « La dialectique des rapports hommes-femmes ». Paris. puf.
  • [2]
    Husserl ne nous invite-t-il pas, contre tout réductionnisme, à distinguer plusieurs niveaux de réalité ayant chacun leur cohérence et invitant à des modes de recherche particuliers : « La praxis corporelle et le niveau solipsiste des corps et des mouvements ; la praxis intersubjective et l’empathie réciproque de multiples acteurs ; la praxis sociale et le monde communautaire ; la praxis humaine et monde universel. »
  • [3]
    Gadrey D., Löwy I. (2000). L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du masculin et du féminin. Paris. Éditions des archives contemporaines.
  • [4]
    Blöss T. (ed) (2001). La dialectique des rapports hommes-femmes. Paris. puf.
Claudine Attias-Donfut
Pierre Tripier
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2012
https://doi.org/10.3917/cdge.031.0005
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