CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dès 1958 et le Traité de Rome, le développement des territoires a été affirmé comme un enjeu majeur pour les politiques européennes. Pour pallier les inégalités territoriales les plus fortes à l’échelle des régions européennes, les fonds structurels tel le fonds social européen (FSE) sont mis en place. Cette volonté politique de rééquilibrage territorial est fortement ancrée dans la pensée européenne, une pensée bien plus pragmatique, novatrice et réformiste qu’aujourd’hui. Au-delà de la vision libérale affichée par l’Europe, en matière de politique économique, l’action européenne s’est fortement inspirée des thèses du développement local. La Commission européenne a réaffirmé et renforcé cet axe dans les années 1990, à travers la publication du Livre blanc sur la croissance et l’emploi [2].

1993-2008 : expérimentations européennes en faveur du développement urbain

2En 1993, Jacques Delors (alors président de la Commission) lance la stratégie « Croissance, compétitivité, emploi » pour affirmer les différents axes de la politique européenne de développement. Selon la Commission, le développement économique est un des leviers essentiels et il doit s’appuyer sur les territoires. Elle avait en effet expérimenté quelques années plus tôt les Initiatives locales de développement et d’emploi (ILDE) sur différents sites parmi les plus fragiles en Europe. Cherchant à combiner actions de proximité, création d’activités et emploi, les ILDE permettront notamment aux États membres d’expérimenter leurs premiers soutiens aux services de proximité. Ils inspireront également la refonte des fonds structurels en 2000.

3En parallèle se met en place le Programme d’initiative communautaire Urban, qui donne la possibilité aux collectivités ayant des zones urbaines sensibles de mobiliser des fonds européens pour leur développement : mise à niveau du bâti, des espaces publics et commerciaux, restauration et renforcement de la sécurité, participation des habitants sont parmi les thématiques les plus mobilisées. Ce programme sera prolongé et aménagé dans la période de programmation suivante via Urban II, et donnera lieu à un programme parallèle de capitalisation et d’échange de pratiques entre les villes participantes, Urbact. Ce n’est qu’en 2008 qu’Urban sera enfin intégré au cadre général de la politique européenne [3].

2010-2020 : l’innovation sociale comme levier du développement économique

4Ainsi depuis ses origines, l’Europe considère le rééquilibrage des inégalités territoriales comme une des conditions essentielles de la croissance globale de l’ensemble de ses espaces. Les différents dispositifs publics proposés aux États membres et à leurs régions se développeront progressivement, de manière expérimentale, entre 1993 et 2008. La Stratégie 2020, rédigée entre septembre 2008 et juin 2009, ira plus loin en affirmant le rôle essentiel de l’innovation sociale dans l’objectif global de croissance intelligente, durable et inclusive. L’innovation sociale, pour la Commission présidée par José Luis Barroso, devient un des leviers du développement économique. Un premier séminaire est organisé sur le sujet en janvier 2009. L’explosion de la bulle financière mondiale, suite à la faillite de Lehmann Brothers en septembre 2008, n’est pas étrangère à cette affirmation de la place des dimensions humaine et sociale dans la croissance. La thématique de l’innovation sociale est ainsi très largement reprise dans la maquette des fonds structurels 2014-2020. Les États membres et les régions la déclineront progressivement, de manière plus ou moins volontariste, dans leurs Programmes opérationnels (PO) Feder et FSE. Les Programmes urbains intégrés (PUI) en constituent d’abord le volet renouvellement urbain de 2008 à 2013, prédécesseurs des Investissements territoriaux intégrés (ITI) qui en composent désormais le levier de territorialisation.

5Les lignes de travail sont ainsi tracées : pour qu’elle serve une stratégie de croissance intelligente de l’Europe, l’innovation doit être à la fois technologique, organisationnelle, économique, sociale et territoriale. Dans cette philosophie, les villes se nourrissent d’Urban et des autres programmes d’initiative communautaire pour mieux associer croissance, développement urbain et humain. Les États membres et les Régions mobilisent de leur côté Feder et FSE pour affiner leurs stratégies socio-économiques de développement.

6Comme on le voit avec l’exemple de Grenoble [4], les dispositifs Urban, PUI et ITI s’enchaînent dans le temps, permettant aux territoires mobilisés avec l’État et la Région de développer des expériences sur le long terme, et touchant autant à l’emploi qu’au soutien à la création, à la reprise et au développement, comme à l’investissement dans les infrastructures et l’immobilier.

Deux façons de faire du développement local made in Europe

7Malgré quelques mobilisations territoriales exemplaires comme Urban sur le Grand Lyon ou le PUI sur la Métro de Grenoble, les États membres ont toujours paru relativement frileux vis-à-vis des impulsions européennes. Ont-ils intérêt au développement économique et humain de leurs quartiers ? La question, un brin provocatrice, mérite quand même d’être posée. Deux courants de pensée traversent les pratiques politiques des différents États européens et apportent des réponses différentes.

8Le premier courant se nourrit d’une pratique de nature plutôt jacobine, faite d’action étatique de type top-down. Le pouvoir politique central décide de la stratégie en amont et engage de lourds investissements dans les quartiers. Cette école de pensée est caractéristique de la pratique de la France, autour de sa politique de construction dans les années 1960 et 1970, comme dans son action de renouvellement urbain des années 1990-2000. Dans ce cadre, la politique européenne de développement local est mobilisée de façon plutôt utilitariste, sans implication a priori des habitants ni beaucoup plus de partage de la décision avec les territoires ; ceci dans un contexte de séparation assez forte entre les actions urbaines (mise à niveau des infrastructures) et les actions humaines (travail social et culturel).

9Le second courant se nourrit d’une pratique de nature plus décentralisée, faite de démarches de type bottom-up. Les acteurs publics suscitent l’émergence de projets co-conçus et co-pilotés entre des acteurs locaux et les institutions, notamment locales. Cette école de pensée est portée entre autres par les pays anglo-saxons et scandinaves, et s’inspire des pratiques de community development (cf. p. 46). Elle trouve un écho plus direct aux prescriptions de la Commission européenne en matière d’implication des parties prenantes, mais ses effets en matière de rééquilibrage entre les territoires sont moins certains. Elle trouve plus facilement sa place également dans des États membres à pouvoir local fort (structures fédérales notamment).

Le community development

Théorisé par Saul Alinsky dans son ouvrage Rules for the radicals de 1971 (republié en français en 2012 sous le titre Être Radical, Manuel pragmatique pour radicaux réalistes), le community development, ou développement communautaire, s’appuie sur la mobilisation des ressources locales, et en particulier celle des habitants. Il passe par un renforcement du pouvoir d’agir des personnes et des groupes (empowerment), par le développement des pratiques de participation au diagnostic et à la décision publique, et au final par la co-construction de l’action publique.
Le concept est difficilement intégré en France, compte tenu des cultures politiques et professionnelles dominantes. Les élus craignent souvent la confrontation, voire le conflit de légitimité entre démocratie représentative (les élus) et démocratie participative (ou délibérative, le peuple). Les professionnels comme les élus redoutent des dérives communautaristes, tant cette notion de communauté est diffìcile à traduire en français : parties prenantes, ressources citoyennes, lobby habitant, catégoriel, confessionnel ou ethnique...
En France, les premières expériences notables s’inspirant du développement communautaire sont sans doute l’opération de réaménagement du quartier de l’Alma Gare à Lille et l’aménagement urbain du quartier de la Villeneuve à Grenoble. L’association ADELS et sa revue Territoires, disparue aujourd’hui, ont contribué entre les années 1980 et 2000 à alimenter les professionnels sur ce concept et les pratiques d’empowerment qui lui sont associées. Largement mobilisées dans les champs culturel, familial et social, en particulier dans les années 1990, celles-ci se sont estompées par la suite et n’ont quasiment jamais été mobilisées sur le terrain du développement économique. Le collectif Pouvoir d’agir, inspiré notamment des travaux de relecture d’Alinsky par Yann Lebossé (Université Laval au Québec), est l’héritier actuel de cette approche en France. On peut également citer l’action de l’Alliance citoyenne à Grenoble qui expérimente depuis 2012 les méthodes du community organizing pour faire avancer le pouvoir des citoyens via des campagnes portant sur des sujets spécifiques.

Pour un autre développement local à la française

10Le développement local, tel que promu par la Commission européenne, n’impose pas un modèle d’action national plutôt qu’un autre, sur la base du principe de subsidiarité cher à l’Europe. Mais au regard des pratiques développées sur des territoires en forte crise économique et sociale, tels que Birmingham ou Bucarest par exemple, la démarche bottom-up a produit des résultats probants à court terme et durables à long terme en matière de création de richesse, même si cette dernière est bien délicate à mesurer. A contrario, la démarche française du top-down a généré des dépenses publiques bien supérieures, pour des résultats en matière de développement économique et d’emploi très modestes, voire particulièrement décevants [5].

11Une troisième voie est-elle alors possible, entre l’effet nébuleux des projets locaux et le développement administré des quartiers ? Le développement économique et social des quartiers peut se nourrir des effets de rattrapage, générés par les politiques top/down d’infrastructure, tout en s’inspirant, pour la mobilisation des potentiels locaux, des politiques bottom-up. C’est ce que tente de faire l’Allemagne ou la Catalogne en s’appuyant massivement sur les initiatives locales et la mobilisation des parties prenantes. C’est ce compromis que la France pourrait tenter de développer demain.

Notes

  • [1]
    Structure au service des citoyens et des décideurs politiques, sociaux et économiques de l’Union européenne pour la promotion de la solidarité sous toutes ses formes. http://www.pourlasolidarite.eu/
  • [2]
    Croissance, compétitivité, emploi, les défis et les pistes pour entrer dans le XXIe siècle. Livre blanc de la Commission européenne, 1993.
  • [3]
    Urban I : 1994-1999. Urban II : 2000-2006. Urbact : dès 2002.
  • [4]
    Cf. article de M. Chaumontet, G. Tournaire et A. Violleau p. 18.
  • [5]
    Voir notamment La politique de la ville : une décennie de réformes, rapport de la Cour des comptes, 17 juillet 2012.
Français

Depuis ses origines, la politique européenne insiste sur l’enjeu du développement économique dans les territoires fragiles, dont les banlieues. Denis Stokkink, économiste et président du think tank européen « Pour la Solidarité » [1], dresse un état des lieux historique de l’engagement de l’Europe en la matière et ouvre de nouvelles perspectives pour soutenir le développement économique dans les quartiers.

Denis Stokkink
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2021
https://doi.org/10.3917/cdsu.064.0044
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