1 Le Jeu des trois figures (J3F) est une activité imaginée par Serge Tisseron, qui se situe au carrefour de l’éducatif et du thérapeutique. Ayant fait en 2007-2008 l’objet d’une recherche-action, qui a montré son intérêt, il est utilisé dans de nombreuses écoles maternelles. Une expérience en classes spécialisées, clis et ulis, en 2012-2013 a montré qu’il est également intéressant de le mettre en place auprès d’enfants présentant des troubles du développement et des apprentissages, et des troubles du spectre autistique. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé, en 2013, de le pratiquer avec deux groupes d’enfants à l’hôpital de jour pour enfants André Boulloche (association cerep-phymentin, Paris).
La construction de l’empathie chez l’enfant
2 Traditionnellement, l’empathie est définie comme l’aptitude qui permet de se mettre, au moins partiellement, à la place de l’autre. Mais des travaux récents en neurosciences ont montré qu’il s’agit d’une capacité plus complexe que ce que l’on imaginait. Elle est une façon de chercher à comprendre intimement le point de vue de l’autre, sans oublier que l’on n’est pas l’autre et qu’on part d’un point de vue différent.
Ce que l’empathie n’est pas
3 Commençons par distinguer l’empathie de ce qu’elle n’est pas : à savoir la confusion émotionnelle, la sympathie et la compassion. Nous verrons également à cette occasion que différents auteurs et différents courants attribuent à ces termes des significations diverses… voire divergentes ! Comme dans d’autres domaines, il existe un débat sur l’empathie, plusieurs auteurs cherchant à imposer une théorie propre (Hochmann, 2012).
4 La confusion émotionnelle, tout d’abord, est l’étape qui précède la construction de l’empathie proprement dite. L’enfant a en effet une capacité d’imitation faciale en dehors de tout apprentissage, dès la naissance, et cette capacité d’imitation motrice se double d’une capacité d’imitation émotionnelle : il ressent les émotions correspondantes (Meltzoff, 2002). Avant 12-18 mois, le bébé est toutefois plus dans la confusion émotionnelle que dans le partage émotionnel, dans la mesure où la distinction entre lui et l’autre n’est pas clairement établie, bien que certains auteurs pensent qu’il en soit capable plus tôt (Aitken et Trevarthen, 2003).
5 Le mot « sympathie » pose un problème plus complexe. Dans la sympathie, on partage non seulement les mêmes émotions, mais aussi les mêmes valeurs et les mêmes objectifs que l’autre. C’est d’ailleurs ce que signifie le mot « sympathisant ». À partir de là, certains auteurs utilisent le mot de sympathie pour désigner un état de confusion émotionnelle moins élaboré que l’empathie (Berthoz et Jorland, 2004), tandis que d’autres voient dans le même mot une forme supérieure d’empathie qui prend en compte les projets et les choix de l’autre (Hoffman, 2008).
6 Le terme « compassion » est également problématique. En effet, dans la tradition occidentale, il ne prend en compte ni la dimension cognitive, ni la dimension d’aide de l’empathie, et il désigne uniquement « un sentiment qui porte à plaindre et partager les maux d’autrui » (Dictionnaire Petit Robert). Mais le développement en Occident du bouddhisme tibétain a valorisé une signification différente du même mot. La compassion y est inséparable à la fois d’une stratégie de régulation du stress et du fait de venir en aide à la victime (Ricard, 2013). Pour les bouddhistes, le mot « empathie » change du même coup de signification. Il est réduit à un état de confusion émotionnelle dans lequel on éprouverait intensément et intimement les souffrances de l’autre, avec le risque de sombrer dans la détresse émotionnelle et le burn out [1].
Les empathies plutôt que l’empathie
7 Dans ce qui suit, nous proposons une compréhension du processus empathique en quatre phases, basées sur les connaissances en psychologie développementale et les dernières découvertes en neurosciences.
8 L’empathie directe correspond au processus par lequel une personne entre en résonance avec l’état émotionnel d’une autre, ou tente de se décentrer d’elle-même pour s’imaginer à la place de l’autre.
9 L’empathie réciproque correspond à la façon dont une personne reconnaît à une autre le droit de se mettre à sa place (Honneth, 1992).
10 L’empathie intersubjective consiste à reconnaître à l’autre la possibilité de m’informer utilement sur des aspects de moi-même encore inconnus de moi (Tisseron, 2010).
11 L’empathie pour soi correspond d’abord à la capacité de se percevoir soi-même comme sujet éprouvant. Le processus de dédoublement à l’œuvre dans l’empathie pour l’autre, grâce auquel je me vois éprouver ce que l’autre éprouve, l’est également dans la relation de soi à soi. En outre, le développement de la « théorie de l’esprit », qui permet à l’enfant d’attribuer à l’autre des états psychiques, en particulier des croyances et des désirs, lui permet tout autant d’identifier ses propres états psychiques et de leur donner un sens dans une relation spéculaire à lui-même. Enfin, se bien traiter soi-même suppose de prendre en compte les conséquences pour soi de ses comportements à long terme en se décentrant de son vécu émotionnel de l’instant (Tordo, 2010, 2013 ; Tordo et Binkley, 2013, 2014).
Les trois niveaux de l’empathie pour autrui
12 Les trois niveaux de l’empathie qui impliquent le souci d’autrui sont donc l’empathie directe, l’empathie réciproque et l’intersubjectivité. Ils peuvent être représentés sous la forme d’une pyramide constituée de trois étages superposés correspondant à des relations de plus en plus riches, partagées avec un nombre de plus en plus réduit de personnes. Ou, mieux encore, sous la forme d’un navire comme ceux que dessinent les enfants, également constitué de trois étages superposés.
a) L’empathie directe
13 À la base du navire se trouve la quille, qui est un élément commun à tous les bateaux : c’est l’empathie directe, que l’on trouve chez tous les êtres humains. Elle passe par plusieurs étapes successives : tout d’abord l’empathie émotionnelle (ou affective), puis l’empathie cognitive, puis la capacité de combiner l’une et l’autre dans une construction complexe. Ces étapes successives correspondent chacune à des fenêtres d’opportunité, c’est-à-dire à des moments privilégiés permettant leur développement, étant bien entendu que celui-ci est tributaire de l’accueil et du renforcement que l’environnement leur donne. De plus, à chacune de ces étapes s’édifie en parallèle l’empathie pour soi-même.
14 Envisageons ces trois étapes de construction de l’empathie directe, en établissant des ponts entre les travaux de deux spécialistes de l’empathie œuvrant dans des champs qui s’ignorent : Martin Hoffman en psychologie du développement et Jean Decety en neurosciences.
15 – L’empathie émotionnelle ou affective apparaît chez l’enfant lorsqu’il accède à la reconnaissance de sa propre identité distincte de celle d’autrui, vers 12-18 mois, au moment du stade du miroir. Il devient alors capable d’identifier les émotions d’autrui et de les éprouver sans se confondre avec lui. Hoffman reprend à son sujet la distinction établie par Stotland (1969) entre une prise de rôle dans laquelle le spectateur se concentre sur l’émotion d’autrui, et une prise de rôle dans laquelle il tente de s’imaginer à la place de l’autre. La première de ces deux postures correspond au final à une concentration sur soi : elle plonge le spectateur d’une situation dans un état émotionnel semblable à celui qu’il imagine à l’autre, mais qui en réalité ne fait référence qu’à son propre vécu. Pour Hoffman, cette prise de rôle concentrée sur soi correspondrait à l’empathie émotionnelle ou affective. Elle équivaut à ce que Jean Decety appelle emotional sharing. Toutefois, Hoffman souligne qu’elle fait courir le risque de la détresse empathique, surtout lorsque, pour tenter de mieux s’imaginer à la place de l’autre, des souvenirs personnels sont appelés au service de la charge émotionnelle. Bien qu’initialement déclenchée par l’autre, cette forme d’empathie serait alors menacée par une « dérive égoïste » (Hoffman, 2008). Disons-le autrement : l’empathie émotionnelle dénuée d’empathie cognitive serait menacée par la confusion émotionnelle dans laquelle la distinction entre soi et l’autre n’est pas posée.
16 – L’empathie cognitive apparaît aux alentours de 4 ans et demi et se confond avec ce que l’on appelle la « théorie de l’esprit ». Elle permet de comprendre qu’un point de vue différent sur le monde produit une représentation différente de celui-ci. Elle correspond à ce que Stotland définit comme une prise de rôle concentrée sur autrui et non plus sur soi. Il s’agit non plus de ressentir ce que l’on sentirait si l’on était à la place de l’autre, mais d’imaginer ce que l’autre ressent avec ses différences propres. Cette posture intègre les connaissances dont le sujet dispose sur l’autre, telles que son caractère, ses conditions de vie, son comportement dans des situations similaires, etc. Elle correspond à ce que Jean Decety appelle empathic concern. Elle peut se développer indépendamment d’une composante émotionnelle, constituant alors un formidable outil de manipulation d’autrui, puisque aucune émotion pour l’autre ne vient la troubler.
17 – Enfin, la capacité de s’imaginer à la place de l’autre en reconnaissant ses limites est le troisième moment du développement de l’empathie directe. Il réintroduit une dimension émotionnelle, mais différemment du premier stade. C’est ce qu’Hoffman appelle la « prise de rôle mature ». Elle comporterait un va-et-vient permanent entre la prise de rôle concentrée sur soi et la prise de rôle concentrée sur l’autre. C’est ce va-et-vient qui permettrait de combiner l’intensité émotionnelle de la première et la prise de recul cognitif de la seconde. Ce processus, qui a des exigences cognitives élevées et une composante volontaire importante, pourrait difficilement apparaître avant l’âge de 9 ans (Wilson et Cantor, 1985) et nécessiterait tout particulièrement d’être encouragé par l’environnement. Il semble que ce soit cette posture qui est appelée emotional perspective changing chez Jean Decety, et « compassion » chez Tania Singer et Matthieu Ricard (le mot « empathie » étant réservé chez ces derniers à la prise de rôle concentrée sur soi, avec le risque de détresse émotionnelle et de burn out).
18 Cette troisième composante de l’empathie directe est essentielle. Elle est « une réponse affective plus appropriée à la situation d’une autre personne qu’à la sienne propre » (Hoffman, 2008). En effet, les composantes émotionnelle et cognitive de l’empathie peuvent être mises au service tout aussi bien de l’emprise que de la réciprocité. Au contraire, cette troisième composante introduit la possibilité de l’altruisme, autrement dit de l’empathie morale… même si elle ne l’implique pas forcément. Renforcer cette aptitude n’est qu’une première étape avant l’encouragement des comportements prosociaux, mais c’est une étape indispensable. Cette composante doit être cultivée par l’éducation. Les enfants n’acquièrent pas, en effet, des comportements prosociaux passivement. Ils les construisent à travers des engagements collectifs qui sollicitent à la fois les diverses composantes de leur empathie. Si cette éducation n’est pas donnée, l’enfant risque de développer un point de vue unique sur le monde, qui rigidifie ses relations à autrui et à son environnement et peut l’exposer à des attitudes sectaires.
b) L’empathie réciproque
19 Reprenons la métaphore du navire. Au-dessus de la quille, qui est un point commun à tous les bateaux, se trouve le pont, où les passagers se croisent et se rencontrent. C’est un deuxième niveau qui correspond à une forme d’empathie plus complexe : il s’agit non plus seulement de se mettre à la place de l’autre, mais d’accepter l’idée qu’il se mette à la mienne, qu’il ressente ce que je ressens et comprenne ce que je pense. L’introduction de la réciprocité dans l’empathie constitue une puissante motivation en faveur de la justice (Hoffman, 2008). Là encore, il s’agit d’une capacité qui doit être stimulée et encouragée pour s’installer de façon durable dans la personnalité. Elle implique de reconnaître à l’autre un caractère d’être humain semblable à soi, et fait une grande place aux interactions émotionnelles vécues, alors que l’empathie émotionnelle et l’empathie cognitive peuvent s’appliquer aux personnages de fiction. Cette reconnaissance a trois facettes : 1) reconnaître à l’autre la possibilité de s’estimer lui-même comme je le fais pour moi : c’est la composante du narcissisme ; 2) lui reconnaître la possibilité d’aimer et d’être aimé : c’est la composante des relations d’objet ; 3) lui reconnaître la qualité de sujet du droit (c’est la composante de la relation au groupe, Honneth, 1992).
c) L’empathie intersubjective [2]
20 Enfin, au sommet de la construction se trouve la cheminée qui, pour les enfants, indique que le navire a une source d’énergie propre et peut avancer. Dans le « navire empathie », ce troisième étage indique que l’empathie est une force qui pousse au lien, c’est-à-dire à la relation intersubjective. Elle consiste à reconnaître à l’autre la possibilité de m’informer utilement sur des aspects de moi-même encore inconnus de moi. Il ne s’agit plus seulement de s’identifier à l’autre, ni même de reconnaître à l’autre la capacité de s’identifier à soi en acceptant de lui ouvrir ses territoires intérieurs, il s’agit aussi de se découvrir à travers lui différent de ce que l’on croyait être et de se laisser transformer par cette découverte. Elle fait intervenir une capacité d’empathie à la fois pour l’autre et pour soi : j’accepte d’adopter le point de vue de l’autre sur moi en pensant que cela me sera bénéfique (Tisseron, 2010). C’est un niveau d’empathie beaucoup plus aléatoire dans son instauration, et qui gagne lui aussi à être stimulé par des processus éducatifs, voire thérapeutiques (Tisseron, 2012).
Autisme et capacité d’empathie
21 Chez les sujets porteurs de troubles du spectre autistique, la capacité d’empathie se trouve mise en déroute dès la construction de ses précurseurs, l’imitation motrice et l’imitation émotionnelle, qui précèdent l’empathie proprement dite.
a) Imitation motrice et imitation émotionnelle
22 On sait que le bébé autiste n’accompagne pas les mimiques de l’adulte de mimiques équivalentes. Deux hypothèses sont possibles. La première (classique) serait que l’imitation mimique ne mobiliserait pas chez l’enfant autiste une émotion suffisamment forte pour le motiver à l’accomplir, quelle que soit l’étiologie de ce déficit d’intérêt. Il renoncerait donc à l’imitation. La seconde serait que l’imitation mimique provoquerait chez l’enfant autiste un embrasement émotionnel incontrôlable. Il y renoncerait donc, pour une raison exactement opposée. Marie Christine Laznik (2014) cite à ce propos les recherches de Kylliainen et Heitanen (2006) en psychophysiologie : « Des enfants avec autisme ont des réponses électrodermales appropriées face à des images de personnes en détresse ; certains refusent même de regarder ces images. C’est-à-dire que si l’on met un capteur au niveau de la main, il est patent que la réponse de sudation face à un visage humain est plus grande chez les autistes que chez les autres, même si rien n’indique qu’ils se soient intéressés aux affects de celui dont le visage leur était présenté. » On peut alors faire l’hypothèse que l’enfant autiste s’empêcherait de manifester les mimiques correspondant à ce qu’il ressent, parce que le relais des mimiques accomplies aux émotions éprouvées fonctionnerait bien, et même tellement bien que reproduire la mimique de douleur d’une personne en souffrance susciterait des émotions trop intenses. Cette dérégulation conduirait alors à une mise en extinction, susceptible d’entraver ensuite le développement des apprentissages.
23 Quoi qu’il en soit, dans tous les cas, la chaîne qui relie normalement l’imitation motrice et l’imitation émotionnelle est interrompue, et l’identification des mimiques, à supposer qu’elle ait d’abord été possible, est finalement perdue.
b) L’empathie émotionnelle ou affective
24 À défaut d’avoir pu organiser la continuité de l’imitation motrice à l’imitation émotionnelle, et encore une fois quel qu’en soit le mécanisme, l’enfant autiste court donc le risque de ne pas développer l’empathie affective essentielle à la relation sociale. Mais pour Hoffman (2008), l’empathie affective ne se constitue pas seulement par le mimétisme moteur mimo-gestuel. Elle fait également intervenir deux autres mécanismes : l’association d’une expérience personnelle à une expérience identifiée chez l’autre, et un processus traditionnellement nommé de « conditionnement opérant », c’est-à-dire l’association d’une gratification à un comportement (que celle-ci soit affective comme des paroles d’encouragement, ou matérielle comme une friandise). Concernant les enfants souffrant de troubles du spectre autistique, le développement de la capacité d’empathie émotionnelle doit donc s’appuyer sur ces trois leviers, c’est-à-dire sur des dispositifs à la fois thérapeutiques, pédagogiques et éducatifs adaptés. Toutes les activités conçues pour favoriser la reconnaissance émotionnelle, que ce soit dans le cadre de groupes thérapeutiques ou pédagogiques, qu’ils utilisent des supports d’images ou d’autres types de médiations, œuvrent en ce sens. De même que toutes celles qui encouragent la capacité d’imitation. Enfin, quelles que soient les approches utilisées dans nos institutions, nous savons tous que les gratifications et valorisations, au moins affectives, occupent une place importante. Mais compte tenu de la difficulté éprouvée par les enfants autistes pour « lire » les mimiques sur le visage de leurs interlocuteurs, ces gratifications affectives doivent être accentuées, théâtralisées, accompagnées de paroles, d’enthousiasme et d’exclamations. La gratification matérielle, telle qu’elle est utilisée dans les méthodes aba, peut également être vue comme une manière de substituer à une compréhension aléatoire de la gratification affective exprimée par le professionnel, la concrétude et la stabilité d’une récompense.
c) L’empathie cognitive
25 Si l’enfant autiste a pu réaliser des apprentissages de base, et s’il est aidé à comprendre que le point de vue de l’autre et le sien sont différents, il peut mettre son intelligence au service de sa compréhension du monde. Il peut comprendre les émotions d’autrui sans forcément passer par un partage de mimiques. Sa compréhension des émotions d’autrui est alors non pas intuitive et synthétique comme chez l’enfant dit « ordinaire », mais analytique.
d) La capacité de s’imaginer à la place de l’autre en reconnaissant ses limites
26 En toute logique, cette capacité se heurte à de grandes difficultés chez la personne autiste, puisqu’elle ne peut advenir que sur la base de l’empathie émotionnelle et de l’empathie cognitive combinées.
e) Enfin, les niveaux d’empathie réciproque et intersubjective requièrent l’accès à un processus de subjectivation, et c’est bien sûr l’un des enjeux majeurs de l’accompagnement et des soins prodigués aux personnes avec autisme.
Le Jeu des trois figures (J3F)
Les principes du J3F
a) Pourquoi est-il ainsi nommé ?
27 Cette activité a été ainsi nommée par allusion aux trois personnages présents dans la plupart des histoires regardées et racontées par les enfants : celle de l’agresseur, celle de la victime et celle du tiers, que celui-ci soit témoin, sauveteur ou redresseur de torts.
b) À qui s’adresse le J3F ?
28 Le J3F est destiné à être conduit régulièrement, toutes les semaines, avec un groupe d’enfants de type groupe de vie. Il s’agit le plus souvent d’une classe divisée en deux demi-groupes, mais possiblement d’un groupe éducatif dans un cadre institutionnel. Cette activité ne repose donc pas sur des indications ciblées, par rapport à des enfants précis qui présenteraient des difficultés spécifiques. Elle s’adresse d’abord à un groupe partageant une quotidienneté, et agit prioritairement sur la dynamique de ce groupe. Pour autant, si des effets sont observés au niveau groupal, typiquement sur l’atmosphère régnant dans un groupe classe ou dans un groupe éducatif, ou encore sur la répartition des positionnements au sein de ce groupe, des effets sont également observés pour chaque enfant participant individuellement.
c) En quoi consiste le J3F ?
29 Le principe en est le suivant. Il est tout d’abord proposé aux enfants de parler d’images, fixes ou animées, qu’ils ont pu voir sur des supports médiatiques ou des écrans. Une image, une scène ou une situation est choisie parmi toutes celles qui ont été citées, à partir de laquelle un petit scénario simple est construit par les enfants. Ensuite, les volontaires jouent ce petit scénario, en acceptant a priori d’en jouer successivement tous les rôles.
30 Le J3F obéit à un déroulé très ritualisé, qui sera décrit en détails par la suite.
d) Qui anime le J3F ?
31 Le J3F a été conçu par Serge Tisseron pour être pris en charge par des enseignants. Des éducateurs spécialisés peuvent également l’animer dans des contextes institutionnels.
32 S’il a incontestablement des effets thérapeutiques, au niveau individuel et groupal, il n’est pourtant pas conçu comme une forme de thérapie groupale. Ce qui explique qu’il ne soit pas prioritairement destiné à être pris en charge par des psychologues cliniciens ou des médecins, même si cela peut évidemment être discuté dans un cadre institutionnel, en dehors du contexte scolaire.
e) Une forme de jeu théâtral au service d’expériences partagées
33 Le J3F a pour objectif de permettre à des enfants partageant des expériences communes dans leur vie quotidienne de découvrir et d’expérimenter de nouvelles possibilités relationnelles dans un chevauchement de leurs aires de jeu respectives. Il ne doit pas être confondu avec une forme d’activité théâtrale, ou avec un psychodrame psychanalytique.
34 Le J3F n’est pas une activité « expressive ». Il ne s’agit pas d’encourager le jeu libre, mais au contraire de poser des repères pour inciter les enfants à explorer des postures identificatoires multiples, alors que beaucoup d’entre eux se sont déjà fixés dans une posture identificatoire unique – notamment d’agresseur ou de victime.
35 Le J3F n’est pas du théâtre. Il ne s’agit pas d’interpréter une œuvre ou un personnage, mais de vivre une expérience collective qui permet de réintroduire de la flexibilité dans les relations par une mise en œuvre de différentes formes de symbolisation, et par la confrontation à différents rôles.
36 Le J3F n’est pas du jeu de rôle. Le jeu de rôle fait une large place à l’improvisation. Au contraire, dans le J3F, les actions, les phrases et les émotions liées aux situations sont précisément fixées avant que les volontaires ne commencent à jouer.
37 Le J3F n’est pas du psychodrame psychanalytique. Il n’y a aucune forme d’interprétation : les enseignants ou les éducateurs sont invités à ne faire aucun commentaire, ni sur le sens des histoires construites puis jouées par les enfants, ni pour « juger » la prestation des enfants, quand bien même ce serait avec l’intention de la valoriser.
Quels objectifs poursuit le J3F proposé à l’école ?
38 Le J3F favorise plusieurs capacités que l’école cherche à développer :
- le « bien vivre ensemble » ;
- l’activité imaginative ;
- les jeux structurés impliquant le corps ;
- la maîtrise de l’expression verbale ;
- la valorisation de la référence à l’écrit.
40 Il remplit en outre quatre fonctions que rien ne prend actuellement en charge dans le cadre scolaire :
- la prise de recul par rapport aux images vues sur les divers supports d’écrans (télévision, médias, jeux vidéo) ;
- l’apprentissage du « faire-semblant » et l’encouragement des enfants à « imiter pour de faux » dans leurs jeux plutôt qu’à agir « pour de vrai » ;
- la lutte contre les stéréotypes de genre ;
- enfin et surtout, il invite les enfants à changer de perspective émotionnelle à l’intérieur d’une situation agressive, et lutte contre la violence en encourageant la capacité d’empathie.
Naissance du J3F
42 Le J3F a été proposé dès 2007 par Serge Tisseron dans un contexte d’inquiétude face à deux constats : la surconsommation d’écrans chez les enfants et l’augmentation des violences en milieu scolaire, avec évidemment un questionnement sur les liens possibles entre ces deux problématiques.
43 Le rapport de l’inserm rendu fin 2005 sur les troubles des conduites chez les enfants et les adolescents préconisait alors une prévention précoce des futurs comportements délinquants, passant par un repérage des perturbations du comportement dès la crèche et l’école maternelle. On se souviendra que ce rapport a soulevé des réactions extrêmement négatives parmi les professionnels de l’enfance, en raison notamment de propositions perçues comme très stigmatisantes, comme le fameux « carnet de comportement » établi dès l’école maternelle. Le collectif de praticiens Pas de zéro de conduite pour les moins de 3 ans est né dans ce contexte. On peut ajouter à ce risque de stigmatisation celui de penser la question de la violence uniquement du point de vue de la sécurité publique, en ne se préoccupant que des enfants ayant des comportements agressifs ou violents, alors que l’attitude des enfants qui se laissent malmener ou victimiser sans protester est tout aussi problématique.
44 Serge Tisseron a alors imaginé et proposé le Jeu des trois figures comme un dispositif simple, peu coûteux dans sa mise en place, et pouvant être facilement adopté en milieu scolaire car il répond aux objectifs de l’Éducation nationale [3]. Sa finalité première est de renforcer le développement de la capacité d’empathie chez les enfants et de modifier les lignes habituellement tracées dans les relations agresseur-agressé en encourageant les enfants malmenés à protester systématiquement.
45 Une expérimentation menée sur l’année scolaire 2007-2008 dans six classes de maternelle de la région parisienne a permis de montrer l’efficacité de ce dispositif, et d’envisager largement son développement dans les écoles.
La recherche-action menée en 2007-2008 dans six classes de maternelle
a) Méthodologie
46 Pendant une année scolaire, six classes de maternelle appartenant à trois écoles de Paris, Argenteuil (95) et Gonesse (95), ont participé à cette recherche-action rendue possible grâce au soutien de la Fondation de France [4]. Dans chacune des écoles, une classe a bénéficié du J3F chaque semaine, et une autre, dite classe « témoin », n’en a pas bénéficié. Un test projectif type « Patte noire » a été réalisé « en aveugle » par des psychologues chercheurs en amont de l’inclusion dans la recherche, et au bout d’une année d’expérimentation.
b) Les résultats
47 Il est important de souligner que les résultats sont identiques quelles que soient les écoles et les catégories sociales des enfants. (Ce constat porte sur la tranche d’âge des 4-6 ans, ce qui ne veut évidemment pas dire que des différences liées aux catégories sociales n’apparaissent pas ultérieurement.)
48 Trois différences significatives apparaissent entre septembre 2007 et juin 2008 selon que les enfants ont bénéficié du J3F ou pas :
- le J3F favorise le changement de posture identificatoire ;
- le J3F favorise tout particulièrement l’évolution des enfants identifiés à des postures « d’agresseurs » ou de « victimes », moins celle des enfants adoptant des postures de tiers ;
- le J3F favorise la posture d’évitement de l’affrontement et le recours à un adulte comme régulateur des conflits.
Développement et élargissement du J3F
50 À partir de cette expérimentation positive, le J3F a été développé largement dans des classes de maternelle, à la fois dans l’Éducation nationale et dans l’enseignement privé, et également en Belgique. Des écoles primaires ont aussi souhaité l’introduire dans leurs programmes, et plus récemment des collèges, avec évidemment une adaptation du protocole aux adolescents.
51 La mise en place du J3F est encouragée en milieu scolaire par la Direction générale de l’enseignement scolaire (dgesco), et par l’Académie des sciences dans son Avis du 23 janvier 2013 intitulé « L’enfant et les écrans ».
52 En 2012, une demande a été formulée par la mission « Besoins éducatifs particuliers » de l’enseignement catholique pour introduire le J3F dans des classes spécialisées d’écoles primaires et de collèges (clis et ulis), auprès d’élèves présentant des handicaps divers appartenant au champ des troubles du développement, des apprentissages, et des troubles du spectre autistique. Ce fut l’occasion de réfléchir à l’adaptation de ce dispositif aux élèves concernés, et d’en observer les effets, avant d’envisager son introduction en hôpital de jour pour enfants.
La formation des intervenants
53 Les intervenants conduisant le J3F peuvent être des enseignants, mais également des éducateurs spécialisés. Leur formation se déroule sur trois journées.
54 Une journée en début d’année scolaire comprend des apports théoriques et sur le déroulement du J3F, ainsi que des mises en situation. À l’issue de cette première journée de formation, les intervenants commencent à conduire le J3F avec un groupe d’enfants. Ils sont invités à partager leurs questions et leurs expériences par mail ou sur des forums dédiés.
55 Les deux journées suivantes, au cours du 2e et du 3e trimestre, sont consacrées à des retours et à des partages d’expériences, ainsi qu’à des mises en situation sur les difficultés rencontrées.
56 Depuis 2013, Serge Tisseron et son équipe forment également des formateurs au J3F, qui sont des psychologues scolaires ou des psychologues cliniciens.
Ressources
57 Un certain nombre de ressources sont disponibles pour les enseignants, les éducateurs et les formateurs, dans lesquelles ils peuvent trouver des réponses aux questions qu’ils se posent ou aux difficultés qu’ils rencontrent dans la conduite du J3F… et que d’autres ont rencontrées avant eux [5] !
Le déroulement d’une séance de J3F
58 Dans sa forme classique, le J3F comporte cinq moments successifs très ritualisés dans les consignes données aux enfants. Tout au long de chaque séance, une prise de notes est effectuée par l’animateur ou par un observateur : il s’agit de constituer l’écrit en référence pour recenser les propositions des enfants, consigner le scénario élaboré, mais également pour veiller à respecter une alternance et une équité entre les enfants sur les propositions choisies et le souhait de jouer.
– Moment 1 : rituel d’entrée dans le jeu
59 « Bonjour, nous allons jouer comme au théâtre. Et rappelez-vous : au théâtre, on fait semblant, on ne se fait jamais mal, les garçons peuvent jouer les rôles de filles et les filles peuvent jouer les rôles de garçons. »
– Moment 2 : invitation à parler des images vues
« Pour cela, nous allons construire ensemble une petite histoire. Et pour la construire, nous allons partir des images que vous avez vues, à la télévision, au cinéma, ou ailleurs. Est-ce qu’il y a des images dont vous avez envie de parler ? Vous avez bien sûr le droit de parler de toutes les images que vous avez vues. »
61 La référence aux images permet notamment d’éviter toute référence à des situations personnelles ou familiales (ce qui est bien sûr radicalement différent du psychodrame psychanalytique).
62 Lorsqu’un enfant propose une image, on demande à tous les enfants : « Qui d’autre a vu cela ? » Si personne d’autre n’a vu ces images, on demande si d’autres enfants ont vu d’autres images. Si en revanche plusieurs enfants ont vu la première image proposée, on peut se limiter à une seule proposition, c’est un gain de temps pour le jeu.
63 S’il y a plusieurs propositions en même temps, il faut demander pour chacune d’entre elles si d’autres enfants ont vu ces images, puis faire voter les enfants pour arrêter le choix du groupe.
– Moment 3 : construction du scénario
64 L’enseignant ou l’éducateur « décontextualise » l’image ou la scène retenue pour n’en garder qu’un squelette, puis invite les enfants à construire un petit scénario :
« Nous allons à présent construire une histoire à partir de cette image. »
66 Le scénario doit être simple, comporter un nombre limité de protagonistes (3 à 4 maximum), et un nombre limité d’actions (3 à 4 maximum). Chaque action doit obligatoirement être accompagnée de paroles.
– Moment 4 : identification des émotions
67 En même temps que sont désignées les actions et les paroles, les émotions censées être éprouvées par les différents protagonistes sont identifiées et nommées. Cette nomination semble en effet jouer un rôle essentiel dans la construction de la capacité d’empathie. Le professionnel soutient également les enfants pour tenter de formuler les raisons motivant ces émotions.
– Moment 5 : le jeu
« Nous allons à présent jouer notre histoire. Qui veut jouer ? Rappelons que ceux qui jouent devront obligatoirement jouer tous les rôles. »
69 Seuls les enfants volontaires jouent. On ne doit jamais désigner un enfant pour jouer. Mais l’enfant qui se déclare volontaire pour jouer accepte obligatoirement de jouer successivement tous les rôles. La scène est donc rejouée autant de fois qu’il y a de protagonistes dans l’histoire. Des « souffleurs » peuvent être proposés pour pallier les problèmes de mémorisation. Après chaque scène, les « spectateurs » applaudissent sans faire de commentaire.
– Moment 6 : fin de la séance
70 À la fin de la séance, l’animateur et les élèves applaudissent ensemble. L’enseignant ne fait aucun commentaire, ni les élèves. La fin de la séance peut être marquée par un petit rituel : une ronde ou une chanson par exemple.
Expérience pilote en clis et en ulis sur l’année scolaire 2012-2013
71 À la demande du secrétariat général de l’enseignement catholique, nous avons mis en place, en 2012, une expérience pilote auprès d’enseignants intervenant dans des classes spécialisées type clis et ulis. Leur formation et leur suivi ont été assurés par Serge Tisseron et Marie-Noëlle Clément. À l’issue de cette année de formation au cours de laquelle ils ont également mis en place un J3F auprès de leurs classes respectives, nous leur avons demandé de répondre à un questionnaire sur le contexte dans lequel ils sont intervenus : les enfants et leur profil, les effets observés de la conduite du J3F, et leurs propres questionnements et appréciations à l’égard de cet outil.
Contexte
72 Le J3F a été mené dans huit classes spécialisées d’écoles privées sous contrat avec l’État, réparties sur l’ensemble du territoire français. Il s’agissait de 6 clis (école primaire), 1 ulis collège et 1 ulis lycée.
73 Les intervenants étaient sept enseignants spécialisés, un maître E et une personne en formation au diplôme d’État de psychologue scolaire (le J3F était mené par deux enseignantes au niveau de l’ulis lycée, par un seul professionnel dans les autres classes, avec parfois la présence d’une avs en position d’observation et de soutien).
74 Quatre-vingts enfants au total ont été concernés par cette expérience pilote, soit une moyenne de dix enfants par groupe.
Les 80 enfants
a) Sex ratio
75 L’échantillon était composé de 64 % de garçons et 36 % de filles.
b) Âge
76 Les élèves des six classes de clis étaient âgés de 6 à 12 ans, et ceux des deux classes d’ulis de 12 à 16 ans.
c) Profil psychopathologique
77 Il s’agit ici non pas d’un diagnostic clinique ou médical, mais du terme sous lequel les troubles présentés par les enfants étaient connus des enseignants :
- 51 % de troubles des apprentissages et retards cognitifs ;
- 26 % de troubles envahissants du développement ;
- 9 % de troubles du comportement ;
- 14 % non précisés.
79 Notons que lors des séances de suivi des enseignants, nous avons pu établir qu’un certain nombre d’élèves connus sous l’étiquette de « troubles des apprentissages et retards cognitifs », ou encore « troubles du comportement », présentaient en réalité des tableaux évocateurs de troubles envahissants du développement. Les 26 % de « troubles envahissants du développement » notés par les enseignants sont donc très vraisemblablement sous-évalués.
d) Niveau de langage
80 Le niveau de langage des enfants était apprécié par les enseignants de la manière suivante :
- 33 % des enfants avaient plutôt un bon niveau de langage ;
- 49 % avaient un niveau moyen à faible ;
- 1 % des enfants n’avait pas d’accès au langage verbal (il s’agissait d’un enfant autiste) ;
- 7 % non précisés.
Formation et conduite de l’atelier
82 La journée de formation initiale, préparée et/ou complétée par la lecture des supports écrits, est apparue pour tous les professionnels comme suffisante pour démarrer l’atelier.
83 Le J3F a toujours été conduit sur une période inférieure à l’année scolaire. C’est généralement le cas sur l’année où les intervenants sont en formation. Cela nous amène cependant à préciser que les résultats de cette expérience pilote auprès d’un public spécialisé sont forcément amoindris par un nombre de séances inférieur à ce qui est préconisé (entre huit et vingt-cinq séances ont eu lieu suivant les classes, pour une préconisation d’une séance hebdomadaire sur une année scolaire, soit trente à trente-cinq séances).
Effets du J3F observés au niveau des enfants
a) Appropriation facile et notion de plaisir
84 Malgré leurs difficultés cognitives et d’expression, les enfants se sont très rapidement appropriés le dispositif dans sept classes sur les huit (en trois séances ou moins). Il est également noté qu’ils ont pris du plaisir à cette activité pour sept classes, la huitième classe étant l’ulis lycée avec des adolescents (l’enseignante note alors qu’ils ont parfois pris du plaisir).
b) Effets observés sur les enfants
85 Reprenant les effets observés sur les enfants des classes de maternelle lors de l’expérimentation de 2007-2008, nous avons demandé aux enseignants spécialisés de noter ceux qui étaient en adéquation avec leur propre expérience du J3F auprès des publics de clis et d’ulis. Par ordre d’importance décroissante, ils ont observé :
- une nette progression dans la capacité à respecter la règle du J3F, et notamment dans la capacité à accepter certaines frustrations (accepter que sa proposition ne soit pas choisie, accepter de ne pas pouvoir jouer si trop d’enfants se proposent) ;
- une progression dans la capacité à prendre la parole, dans six classes « tout à fait » et dans deux classes « un peu » (oser faire des propositions, exercer sa capacité de choix) ;
- la capacité à changer de rôle et à se décentrer évolue très positivement dans cinq classes, et « un peu » pour les trois autres ;
- idem pour la capacité à exprimer ses émotions ;
- les progrès dans la capacité à « faire semblant » sont les moins nets : un enseignant répond « tout à fait », six répondent « un peu », et un dernier « pas du tout ».
87 Le « faire-semblant » est en effet une difficulté majeure pour les enfants présentant des troubles envahissants du développement, ou même des retards cognitifs, qui témoigne de leur difficulté d’accéder à la symbolisation. On peut supposer que cette capacité requiert des interventions diverses et complémentaires, et en premier lieu psychothérapiques. La conduite du J3F pourrait constituer un élément parmi ces interventions, à condition de se dérouler sur un temps suffisamment long, ce qui n’a pas été le cas dans cette expérience pilote. Notons toutefois que ce résultat entre en contradiction avec celui, beaucoup plus positif, de la capacité à changer de rôle : cela ne suppose-t‑il pas, en effet, une capacité à « faire semblant » ?
88 Précisons enfin que le caractère régulier, répétitif et ritualisé du J3F constitue pour les professionnels un cadre rassurant et contenant permettant de soutenir les évolutions des enfants.
c) Effets observés sur le groupe
89 Les effets observés au niveau des groupes classe sont moins nets que dans l’expérimentation ayant porté sur les classes maternelles. Là encore, le nombre de séances réduit a pu constituer un obstacle, d’autant plus que les enfants accueillis en classes spécialisés sont dans une grande difficulté à « faire groupe ». Ainsi, les enseignants ont noté majoritairement que s’étaient « un peu » améliorés :
- l’atmosphère de la classe ;
- le comportement général des enfants ;
- la place des jeux collectifs dans la cour de récréation.
91 La verbalisation des tensions et des conflits, en revanche, a nettement progressé dans trois classes, et « un peu » dans les autres classes.
d) Quel outil pédagogique le J3F constitue-t-il ?
92 Nous avons demandé aux enseignants spécialisés quelles compétences le J3F leur permettait de travailler avec les enfants. Par ordre d’importance décroissante, on trouve ainsi :
- la confiance en soi (100 %) ;
- la socialisation (88 %) ;
- l’imagination (88 %) ;
- la capacité à respecter une règle/une consigne (75 %) ;
- la construction d’une narration (75 %) ;
- l’expression par le corps (50 %) ;
- la mémoire (38 %).
Les effets du J3F sur les enfants souffrant de troubles du spectre autistique
94 Le J3F facilite la prise de distance des enfants, autistes ou non, par rapport aux images qui les environnent, mais il renforce surtout plusieurs dimensions fondamentales de l’empathie.
L’empathie directe
a) L’empathie émotionnelle ou affective
95 Le J3F contribue à favoriser l’identification des mimiques correspondant aux émotions de base. En effet, le rituel de départ qui invite à mettre en scène des émotions simples permet à chaque enfant de prendre le temps de se caler sur celles de ses camarades, et de découvrir dans leur regard le fait qu’il y soit parvenu.
b) L’empathie cognitive
96 Les enfants sont invités non seulement à mimer des émotions dans la phase préparatoire, mais également à nommer celles qui sont éprouvées par les différents protagonistes (joie, colère, peur, tristesse, ainsi que celle, plus morale, de culpabilité). De façon générale, la nomination des intentions des différents protagonistes lors de la construction du scénario permet de mieux comprendre les états mentaux de l’autre. Cette caractéristique est renforcée par le fait que, dans le jeu proprement dit, chaque action est accompagnée de mots qui font sens.
c) Le changement de perspective émotionnelle
97 Enfin, la dernière composante de l’empathie directe, à savoir le changement de perspective émotionnelle, est également renforcée par le fait que chaque enfant est invité à changer de point de vue au moment où il change de rôle. Ce changement de point de vue est d’ailleurs spontanément matérialisé par les enfants, qui viennent se placer dans l’espace là où les précédents se sont tenus. Par exemple, si un agresseur s’est d’abord placé contre la fenêtre et sa victime du côté de la porte, lorsqu’ils changent de rôle, l’expérience montre que celui qui a joué d’abord le rôle de victime va endosser le rôle de l’agresseur en allant se placer à son tour près de la fenêtre.
98 Le changement de perspective émotionnelle est également illustré par une autre observation. L’expérience a montré que les enfants développent dans le cadre du J3F des stratégies de soutien les uns envers les autres. Ainsi les « souffleurs » viennent pallier les difficultés de mémorisation de leurs camarades. Et dans la classe accueillant un enfant autiste sans langage, celui-ci a pu jouer tandis que d’autres ont proposé de lui prêter leur voix.
L’autoempathie
99 Le J3F met souvent en scène des situations de tension ou d’agression dans lesquelles la victime ne reste jamais muette et formule sa protestation. Cette règle vise à permettre aux enfants de ne plus se laisser maltraiter sans protester. Cette aptitude participe à la construction de l’autoempathie, autrement dit la capacité à identifier ses propres émotions et à se venir en aide à soi-même en les exprimant (« Aïe ! Tu me fais mal ! »). N’oublions pas non plus qu’une victime dénonce plus facilement une agression auprès d’un tiers (un enseignant, un éducateur, un psychologue ou un médecin) quand elle l’a d’abord verbalisée auprès de son agresseur lui-même.
L’empathie réciproque
100 Au moment où chaque enfant est invité à adopter le point de vue de l’autre en endossant son rôle, il abandonne en même temps le rôle qu’il vient de jouer à un autre enfant. Il met ainsi en scène le fait d’accepter que l’autre prenne sa place.
L’empathie intersubjective
101 Cette dernière composante de l’empathie n’est pas modifiée par le J3F puisque aucun enfant n’est invité à faire de commentaires sur les attitudes des autres participants, et que les professionnels animant le jeu se l’interdisent eux aussi.
L’expérience du J3F à l’hôpital de jour pour enfants André-Boulloche (association cerep-phymentin)
102 L’intérêt de l’expérience pilote conduite auprès de publics en difficulté dans les classes spécialisées des écoles en 2012-2013 nous a secondairement amenés à proposer le J3F au sein de groupes de vie d’un hôpital de jour pour enfants.
Contexte
103 Après une formation des éducateurs spécialisés et des psychologues référentes de groupe, le J3F a été mis en place en novembre 2013 sur deux grandes unités éducatives de douze enfants. Le sex ratio est similaire à celui observé dans l’expérience pilote des classes spécialisées, avec une surreprésentation des garçons, comme on le retrouve régulièrement dans les populations d’enfants pris en charge dans les structures pédopsychiatriques ou médicosociales. Les enfants sont âgés de 5 à 13 ans. Leur profil psychopathologique se répartit équitablement, selon la Classification française des troubles mentaux, entre les différentes formes d’autisme d’un côté, et les psychoses et dysharmonies psychotiques de l’autre.
104 Les groupes éducatifs sont volontairement constitués de manière hétérogène, en termes de genre, d’âge, de pathologies et de niveaux cognitifs. Précisons toutefois que l’accueil sur les grands groupes est réservé aux enfants les plus autonomes, soit d’emblée, soit après une première période de prise en charge sur un petit groupe plus encadrant et contenant.
105 Nous parlerons plus précisément ici du J3F mené sur l’Unité verte avec douze enfants, animé par trois éducateurs spécialisés, la psychologue référente du groupe, en présence d’une stagiaire éducatrice.
106 Lorsque Serge Tisseron est venu présenter le J3F à l’hôpital de jour en juillet 2013, l’équipe y a vu la possibilité de mettre en place une activité régulière réunissant l’ensemble du groupe, ce qui n’existe quasiment plus dans notre organisation. En effet, les unités éducatives sont des points d’ancrage de la prise en charge des enfants à l’hôpital de jour, elles constituent un lieu de référence pour chaque enfant, mais le projet de soin individualisé de chacun aboutit à de multiples prises en charge individuelles ou groupales hors de l’unité. Autrement dit, dans notre projet d’établissement, l’individu prime toujours sur le groupe. Et c’est heureux ! Pour autant, cela rend la tâche des éducateurs plus difficile pour parvenir à instaurer une véritable dynamique groupale au sein des unités. Des temps forts dans l’année, tels que les séjours thérapeutiques, viennent souder le groupe. Mais l’opportunité d’une activité régulière, hebdomadaire, demeurait à recréer. Peut-être est-ce une forme de rationalisation qui a tout d’abord permis à l’équipe d’adopter le Jeu des trois figures en le mettant à cette place… tant il était difficile pour les éducateurs d’imaginer les enfants pouvoir construire une histoire ensemble et la jouer !
Importance de la fonction contenante
107 Il a été nécessaire d’adapter le dispositif, notamment en prévoyant un taux d’encadrement bien supérieur à celui qui est proposé à l’école, même dans les classes spécialisées. Cinq adultes sont donc régulièrement présents pour encadrer les douze enfants, avec des rôles bien définis : un meneur de jeu qui énonce les règles et soutient la construction du scénario, un preneur de notes qui consigne chaque semaine les histoires élaborées et la participation des enfants… et trois adultes pour contenir le groupe et permettre le bon déroulé du Jeu ! Car parvenir à tenir le groupe sur l’ensemble de la séance fut la première difficulté à surmonter. Beaucoup d’enfants ont montré là leur difficulté à suivre une activité sans le support d’une relation privilégiée – voire duelle – avec un adulte, et sans autre médiation que la parole (en tout cas dans le moment de la construction du scénario).
108 Il a donc fallu créer une enveloppe pour le groupe afin que le Jeu puisse ensuite se déplier. C’est la ritualisation autour de la séance qui nous y a aidés, avant que les enfants puissent accéder au rituel proposé par le Jeu lui-même. Tout d’abord ont été posés des repères de temps et de lieu : jour et heure fixes, que les enfants se sont rapidement appropriés, au point de les rappeler aux adultes ; rassemblement de l’ensemble du groupe ; installation de la salle, avec disposition des chaises en rond dégageant une scène au milieu ; puis rangement de la salle après la séance ; enfin goûter partagé, souvent avec un gâteau confectionné par quelques enfants dans l’atelier pâtisserie du matin. Puis au sein du Jeu lui-même, comme nous l’avons vu précédemment, le déroulé est très structuré, ce qui a aussi été noté dans l’expérience pilote des classes spécialisées comme un élément rassurant et contenant.
Place des images et des écrans : remise en jeu des identifications figées
109 Une fois sécurisés par cet ensemble de rituels, les enfants ont commencé à faire part de ce qu’ils voient sur les divers supports d’écrans.
110 Une enquête menée en 2014 auprès des familles des enfants accueillis nous a montré que le temps qu’ils passaient devant les écrans était extrêmement important, et même supérieur à ce qui est observé en population générale. Ceci s’explique principalement par trois facteurs : 1) les familles trouvent à travers les écrans le moyen d’apaiser transitoirement certains troubles comportementaux chez leur enfant ; 2) les compétences que peuvent montrer ces enfants face aux ordinateurs, tablettes tactiles ou consoles diverses constituent un élément de valorisation aux yeux de leurs parents ; 3) les familles avec lesquelles nous travaillons sont souvent en grande difficulté pour poser des limites à leur enfant. Or c’est bien l’un des objectifs du J3F que de permettre aux enfants de prendre du recul face aux images qu’ils voient, et de les inviter à explorer différentes postures identificatoires, là où devant les écrans les identifications précoces se figent.
111 Quand vient le moment de jouer, les enfants volontaires choisissent en général le rôle du personnage le plus mobile physiquement et le plus agressif. Ils ont bien intégré la règle qui est de jouer successivement les trois rôles ; ils l’acceptent, mais il est toujours difficile de s’identifier à celui qui paraît être le moins mobile et avoir le moins de ressources. À notre grand étonnement cependant, la règle selon laquelle « les filles peuvent jouer les garçons, et les garçons peuvent jouer les filles » n’a jamais été questionnée. De même, nous n’avons jamais eu à interrompre le jeu pour violence et mouvements intempestifs. On est bien dans l’espace du « faire-semblant ».
Les effets du J3F : quelques exemples cliniques
112 C’est cet espace du « faire-semblant » qui permet par exemple à Timothée, 8 ans, d’accepter, au travers d’un personnage, de montrer ses difficultés à prendre la parole et même à répéter. C’est en effet un petit garçon très fragile narcissiquement, qui présente de gros troubles articulatoires. Dans la vie quotidienne, le fait de ne pas être compris le met en rage. Mais dans le jeu, il supporte que le reste du groupe lui souffle les dialogues, et prend beaucoup de plaisir à être « sur scène », au centre de l’attention. Il est aussi probablement rassuré par la règle du J3F, qui interdit tout commentaire à l’issue de la « prestation ». Timothée est très mobile, il mime facilement les scènes. C’est un enfant qui est souvent laissé seul devant la télévision et l’ordinateur, et on peut penser que sa participation au J3F commence à le « décoller » partiellement des images et des scénarios violents qu’il connaît bien.
113 Comme dans un groupe classe, les enfants profitent de façon inégale du jeu. Certains sont très participants, d’autres plus en retrait. Emma est une petite fille de 9 ans prise en charge depuis 6 mois à l’hôpital de jour. Dans le cadre du J3F, elle a tout de suite amené des images de films d’horreur qu’elle a l’habitude de voir sur le Net avec ses frères et sœurs aînés : L’exorciste, Saw. Mais pour l’instant elle ne s’est pas saisie du dispositif du J3F pour les mettre en jeu et commencer à les symboliser : soit elle est totalement absente psychiquement, soit elle est trop remuante et cherche à se faire exclure du jeu. Parfois, elle participe à l’élaboration de l’histoire, et est même volontaire pour jouer. Mais finalement, en situation, elle est dans l’incapacité de mener son projet à terme : elle bredouille quelques mots – alors qu’elle n’a d’ordinaire aucune difficulté d’expression ou d’élocution – et reste statique. Elle ne peut littéralement pas jouer. Nous supposons que dans ces moments elle est confrontée à la terreur que suscitent en elle les images qu’elle voit, et qu’elle se trouve totalement interdite. Mais nous pensons également que la stabilité du dispositif et du groupe va lui permettre petit à petit d’apprivoiser ces représentations et de les élaborer.
114 Les scénarios proposés par les enfants sont assez stéréotypés, à l’image des fictions que les enfants regardent, notamment sur les chaînes jeunesse. On remarque une difficulté à accepter la décontextualisation de leurs propositions d’images, processus par lequel on n’en garde qu’un « squelette », ce qui permet le travail imaginatif de création du scénario. Ils restent dans un premier temps très accrochés à ce qu’ils ont vu, aux héros qu’ils connaissent. Il y a toujours un méchant, qui embête un gentil, un plus petit, une fille, son frère, sa sœur… S’ensuit un affrontement, puis un troisième intervient et arrête l’agression ou la dispute. Nous avons fait l’hypothèse que ce dispositif avait aidé Vanessa, 11 ans, à parler à l’une de ses éducatrices d’une agression à caractère sexuel qu’elle avait subie dans les toilettes de l’institution, de la part d’un autre garçon de son groupe. Celui-ci lui avait demandé de se déshabiller, tout en la menaçant de la « buter » si elle révélait la scène. Nous avions remarqué que cette jeune adolescente était souvent captée par le regard de ce garçon, comme sous emprise. Dans le cadre du J3F, la règle est que chaque action soit accompagnée de paroles. Ainsi, dans une scène d’agression telle que celles qui sont proposées répétitivement par les enfants, l’agresseur parle, mais aucune victime ne se laisse faire sans rien dire. Vanessa a ainsi pu être incitée à parler de ce qu’elle avait subi « pour de vrai », après avoir joué « pour de faux » des personnages de victimes qui se rebiffent, et après avoir pu expérimenter des positions offensives dans le jeu, y compris face à celui qui l’avait agressée dans la réalité.
Conclusion
115 En conclusion, nous pensons pouvoir dire que le Jeu des trois figures à l’hôpital de jour remplit les mêmes objectifs que lorsqu’il est pratiqué à l’école. Dans les deux cas, la socialisation par la constitution du groupe joue un rôle essentiel, mais cette constitution sans laquelle rien n’est possible est indiscutablement plus longue à mettre en œuvre dans un groupe d’enfants autistes que dans un groupe d’enfants dits « ordinaires ». La réussite du J3F nécessite donc que les éducateurs se rendent particulièrement attentifs aux effets de groupe, autant qu’aux conséquences individuelles de cette activité sur chaque enfant. Il suffit en effet qu’un enfant commence à changer dans un groupe pour que l’économie de celui-ci soit modifiée de telle façon que d’autres changements sont à attendre.
116 Il serait important à présent de prévoir la formation d’un plus grand nombre de professionnels susceptibles d’animer cette activité de façon hebdomadaire dans des groupes de vie, au sein d’institutions spécialisées pour enfants de type hôpitaux de jour ou ime. Cela permettrait d’adapter pleinement le Jeu des trois figures à la catégorie d’enfants visés, et d’envisager dans un second temps une étude quantitative de ses effets.
Notes
-
[1]
Ce changement sémantique radical est bien illustré par la façon dont Matthieu Ricard reprend les travaux de Charles R. Figley (2002) sur le burn out des soignants, en inversant exactement les termes dans lesquels celui-ci en parle. Pour Figley, il existe une « fatigue de compassion » dont il propose de sortir en développant la capacité d’empathie, dans la mesure où celle-ci associe à la composante émotionnelle une composante cognitive qui permet de prendre du recul par rapport à la situation. À l’inverse, pour Matthieu Ricard, le burn out des soignants est attribué à l’empathie elle-même, et il propose comme remède la « compassion » bouddhiste.
-
[2]
Encore appelée « empathie extimisante » par Serge Tisseron, qui la rapproche de la notion d’extimité qu’il a développée dès 2001 (Tisseron, 2001).
-
[3]
Le J3F répond à cinq objectifs sur les six fixés par l’Éducation nationale pour les programmes de maternelle : 1) s’approprier le langage ; 2) apprendre à bien vivre ensemble ; 3) agir et s’exprimer avec son corps ; 4) solliciter l’imagination ; 5) constituer l’écrit en référence.
-
[4]
Écoles maternelles Saint-Pierre à Paris, Langevin à Argenteuil et René Coty à Gonesse.
-
[5]
Vidéos, articles, conférences sur le site www.yapaka.be
Onglet « Jeu des trois figures » sur le site www.serge-tisseron.com