1La lecture du texte de Vincent Bignon m’a plongé dans une grande perplexité parce que je ne me reconnais aucunement dans ce qu’il critique. Il m’attribue des affirmations et des propositions qui sont des caricatures de ce que je défends. Prenons la question monétaire. C’est là une question qui est au centre de mes préoccupations. Bignon annonce clairement la couleur : « Il me semble que c’est toutefois en matière monétaire que l’ouvrage est le plus problématique. » Nous voilà donc dans le cœur de la critique. Si les mots ont un sens, il faut ici s’attendre à une analyse sérieuse et précise de mes analyses. Or, sur quoi Bignon focalise-t-il son attaque ? Sur l’affirmation selon laquelle « seule la banque centrale émet la monnaie », affirmation qu’il m’attribue et qu’il met au premier plan de sa critique ! Il s’ensuit un paragraphe quelque peu surréaliste où Bignon mobilise diverses statistiques pour nous convaincre que les billets ne représentent qu’une faible part des moyens de paiement utilisés ! Cela donne : « En France, si les particuliers utilisent [les billets] dans 80 % des paiements de moins de 20 €, les billets ne représentent plus que 15 % pour les paiements compris entre 30 et 100 € et 3 % de ceux de plus de 200 €. Par ailleurs plus de deux tiers des entreprises ne paient jamais avec des billets. » Le lecteur comprendra ici toute ma perplexité. Bignon pense-t-il que j’ignore ces faits ? Je ne crois pas me tromper en disant qu’au lycée, en SES, on apprend la différence entre monnaie fiduciaire et monnaie scripturale. J’aurais donc méconnu que la banque centrale « n’est dotée d’aucun pouvoir réglementaire lui permettant d’empêcher d’autres banques de faire circuler leur propre monnaie libellée en euro ». Mince ! De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que je propose ? Pour le comprendre, il faut se porter à la page 214 d’où est tirée cette citation pour en analyser le contexte. Première surprise. En effet, si on suit Bignon, une thèse d’une importance telle qu’il n’hésite pas à la mettre au premier rang de son argumentation critique, trouverait sa place naturelle dans une section dédiée à l’exposition de ma théorie de la monnaie. Autrement dit, si je cherche à critiquer la théorie de Monsieur X, je vais de préférence aux sections où Monsieur X présente sa théorie ! Or, il n’en est rien. La citation sur laquelle Bignon insiste tant est tirée d’une section intitulée « La pensée libérale face au fait monétaire » ! Dans cette section, mon idée est la suivante : je note une réticence de certains libéraux à l’égard de la monnaie et je crois trouver dans cette réticence une « preuve indirecte » de ma thèse centrale selon laquelle la monnaie n’est pas de nature contractuelle. J’observe à cette occasion que l’appareil législatif entourant la gestion de la monnaie témoigne de son caractère très particulier. J’écris : « Il suffit d’ailleurs de considérer l’appareil législatif entourant la monnaie pour que son caractère dérogatoire à l’ordre contractuel saute aux yeux. Pensons, d’une part, au monopole d’émission qui confère à une institution spécialisée, la banque centrale, le privilège d’émettre la monnaie, et, d’autre part, au cours légal qui contraint les sociétaires à accepter cette dernière dans leurs échanges. Assurément, nous voilà bien loin des règles usuelles de la concurrence et de l’échange volontaire. Mais l’action étatique ne s’arrête pas là. Il faut encore prendre en considération le réseau serré des réglementations qui viennent encadrer l’activité monétaire des banques. Forts de ces observations, d’importants économistes contemporains n’ont pas hésité à avancer que “la monnaie est un pur produit de la réglementation”. » Voilà d’où part toute la critique de Bignon. Je ne crois pas me tromper en disant que n’importe quel lecteur impartial, doté d’une intelligence normale, comprend immédiatement qu’il ne s’agit pas ici d’exprimer ce que serait ma conception de la monnaie. Je me contente de mettre en avant diverses contraintes administratives pesant sur la gestion monétaire, sans dire quoi que ce soit sur le fait qu’il doit en être ainsi ou non du fait de la nature même de la monnaie. Je reprends le raisonnement des économistes libéraux. Qui plus est, j’aurais tout à fait pu écrire : « Le privilège d’émettre les billets » sans que cela n’affecte en rien ma démonstration car ce n’est pas la question des formes de la monnaie qui est ici posée. Il me semble qu’un lecteur impartial le comprend immédiatement.
2Pour le dire autrement, tous mes lecteurs, même ceux qui ont lu mes textes de la manière la plus rapide et la moins attentive, savent que ma conception de la monnaie est d’une tout autre nature, sans lien avec la question de la banque centrale qui vient en second lieu. À mes yeux, la monnaie est le résultat d’un processus collectif d’élection mimétique focalisée sur la quête de liquidité, ayant certaines similitudes avec le modèle mengérien. Bignon connaît ces thèses. Je leur consacre deux chapitres entiers dans L’empire de la valeur où je m’efforce d’en proposer une analyse renouvelée mobilisant les notions d’affect commun et de pouvoir de la multitude. Dans ces conditions, comment expliquer que la phrase « seule la banque centrale émet de la monnaie » puisée au sein d’une argumentation périphérique puisse être présentée comme l’expression de ma pensée monétaire présente ? Telle est la source de ma perplexité.
3Tout le texte de Bignon repose sur ce même procédé : construire une caricature qu’il se plaît ensuite à critiquer. Je n’en prendrai que deux autres illustrations pour ne pas lasser le lecteur. D’abord la question de la monnaie hégémonique. Dans le livre, je déduis de mon modèle monétaire à externalités positives une tendance à l’émergence de monnaies hégémoniques au niveau international. Cette proposition n’est pas d’une originalité folle mais est une bonne illustration de la manière dont je conçois la concurrence des monnaies. Elle est contestée par Bignon. Pour ce faire, il prend appui sur une définition du terme « hégémonique » bien particulière. Il écrit : « Que veut dire qu’une monnaie est hégémonique ? Comme l’indique le dictionnaire « que tous les suffrages se portent sur elle » ? Qu’une conformité universelle lui est préférée [p. 161-162] ? » Autrement dit, hégémonie signifierait, non pas suprématie, mais unanimité, à partir de quoi il peut déclarer : « En ce sens aucune monnaie du système monétaire international n’a été hégémonique. » N’est-ce pas un étrange raisonnement ? Ne sommes-nous pas proches de l’absurdité ? Je ne sais pas d’où vient la définition retenue par Bignon et cela n’a aucune importance. Mais ce qui est certain est que ni moi, ni les économistes en général ne retenons cette définition. Par « monnaie hégémonique », il faut entendre simplement « monnaie dominante » ou « devise clé ». Vient ensuite une flopée de références car Bignon est très friand de l’argument d’autorité. Par exemple, « Benjamin Cohen ou Barry Eichengreen ont indiqué à quel point l’idée d’hégémonie monétaire était une chimère » ! Qui a lu ces auteurs sera surpris d’une telle proposition. Aucun de ces deux auteurs, par exemple, ne conteste la domination qu’exerce le dollar dans l’après Seconde Guerre mondiale. Comment le pourraient-ils ? Qu’ils notent que cette hégémonie est aujourd’hui remise en question est un problème d’une tout autre nature qui n’implique en rien que le concept de monnaie hégémonique soit une chimère. Par exemple, on trouve sous la plume de Cohen, dans la référence proposée par Bignon : « During the first decades after World War II, … the dollar clearly dominated among governments as a reserve assets, intervention medium, and peg for exchange rates. At the official level of transactions, as at the private level, the greenback was acknowledged Top Currency » [The Geography of Money, 1998, p. 127]. En passant, on notera qu’on trouve ici une possible définition de la monnaie hégémonique. Il en va de même de Eichengreen, également dans une référence proposée par Bignon, qui, à propos du dollar, parle de « its status as the leading international currency » [Exorbitant Privilege, 2011, p. 117]. Qu’est-ce qu’une « leading international currency » sinon une monnaie hégémonique ?
4Deuxième et ultime exemple, Bignon écrit : « Enfin l’ouvrage marque un changement de pied sur la création monétaire. Dans L’Empire … les agents obtiennent de la monnaie par la vente de marchandises [p. 227] et non pas – comme dans l’approche monétaire – par les crédits obtenus des banques en “échange” de promesses de revenus futurs. » S’ensuit une nouvelle diatribe sur mon incompétence : « C’est nier que les règles d’accès au crédit … doivent nourrir les conflits créés par la monnaie ». Les bras m’en tombent. Bignon confond tout. Le passage de la page 227 a pour but d’opposer synthétiquement deux logiques conceptuelles pour penser l’ordre marchand au niveau le plus général : dans la première, les individus sont en quête de marchandises utiles et la monnaie est l’instrument qui leur permet de réaliser ce désir ; dans la seconde, celle que je défends, les individus sont en quête de monnaie et c’est la vente des marchandises qui leur permet de réaliser ce désir. Tel est le sens de cette citation. Rien de plus, rien de moins. Il ne s’agit pas ici de considérer une économie marchande développée mais de s’interroger sur ce qui est au fondement de l’échange de marchandises. Autrement dit, nous nous situons ici au niveau des principes conceptuels. La remarque de Bignon a la même pertinence que celle consistant à dire que Gérard Debreu dans sa Théorie de la valeur ignore l’existence du crédit ! Certes on peut être en désaccord avec la logique que je propose, et il y avait de quoi la critiquer, mais il n’est pas possible d’en déduire que je néglige le rôle du crédit dans les conflits monétaires. Je suis d’autant plus perplexe que précisément toutes mes analyses sur les crises monétaires mettent en avant cette question de l’émission monétaire et des conflits qu’elle engendre, en particulier à propos de l’hyperinflation allemande.
5Si une bonne critique est une critique qui fait l’effort de comprendre ce que dit l’auteur, le texte de Bignon est, à mes yeux, une bien mauvaise critique. Le lecteur n’y apprendra rien sur ce que sont mes analyses. Reste à mes yeux une question : comment est-il possible de lire d’une manière si étrange ce qui est écrit ?