1Si le lien parents-enfant a fait l’objet de bon nombre d’études en psychologie, le lien fraternel est encore un peu « oublié du roman familial » (Bourguignon, 1999). Toutefois, depuis les années 90, les chercheurs en psychologie et les praticiens s’intéressent à l’impact du lien fraternel dans la vie psychique et relationnelle de l’enfant et de l’adolescent. En particulier, des travaux montrent que, outre les caractéristiques « morphologiques » de la fratrie, telles que le rang de naissance, l’écart d’âge ou la composition sexuée, l’étude de la qualité de cette relation fraternelle se révèle particulièrement pertinente pour aborder le développement du bienêtre psychologique des enfants (Azmitia, Hesser, 1993 ; Brody, 1998, 2004 ; Dunn, 1983).
2Lorsque le juge décide que des enfants ne peuvent plus vivre, au quotidien, avec leurs parents, l’Aide sociale à l’enfance doit décider, lors du placement, s’il est souhaitable, ou non, que la fratrie continue à vivre ensemble dans un même lieu d’accueil. Cela implique de s’interroger sur la fonction protectrice et étayante du lien fraternel, mais, aussi, sur les maltraitances et les nuisances qui peuvent s’exercer en son sein, sachant que la loi, en France, affirme que l’intérêt de l’enfant doit conduire à préserver, autant que possible, ses relations avec ses frères et sœurs [1]. Toutefois, dix ans après le vote de la loi de 1996 [2] aucune étude scientifique n’est disponible pour évaluer l’opportunité d’un placement conjoint de fratries. Une première étude prospective (Scelles, Dayan, Picon, 2006), conduite auprès des professionnels de l’association SOS Villages d’enfants, a permis de saisir toute la complexité de la vie fraternelle, telle qu’elle était perçue par les professionnels. La fratrie y était pensée comme pouvant remplir une fonction de ressource pour l’enfant, mais, également, nuire à son individuation et à son épanouissement. D’un autre côté, les professionnels s’interrogeaient sur la manière de faire face aux difficultés relationnelles et aux maltraitances éventuelles dans la fratrie.
3Suite à l’analyse de certaines difficultés rencontrées lors du placement conjoint, et face aux questions relatives à la manière de travailler avec le groupe fratrie, une seconde recherche a été réalisée et fait l’objet du présent article [3]. L’objectif était, alors, en partant de l’expertise et de l’expérience des professionnels, d’expliciter les pratiques développées en village d’enfant, autour de la question de la dynamique des liens fraternels, tant lors des procédures d’admission, que dans le cadre de l’accompagnement des fratries dans la durée. Il s’agissait de mieux comprendre comment les professionnels évaluaient la pertinence d’un placement et ses effets, ainsi que la façon dont ils travaillaient avec le groupe fratrie. Pour cela, nous avons réalisé, dans six villages différents, des entretiens en groupe et des entretiens individuels, afin d’analyser la représentation que les professionnels avaient de leur manière de travailler avec les fratries. Le principe était de croiser les regards pour mieux saisir la complexité de leurs pratiques, les questions qu’elles posent et la manière dont ils disent y répondre.
4Précisons que cet article présente l’analyse du discours subjectif des professionnels sur leur pratique, et non les procédures et directives officielles qui leur ont été données dans le cadre de leur mission. Il s’agit bien de rendre compte de la manière dont chacun des professionnels, dans le quotidien de sa pratique, individuellement ou collectivement, en équipe, s’approprie les missions confiées dans le cadre du dispositif de protection de l’enfance, et en fonction du projet d’établissement de l’association.
5Après une brève présentation de la revue de littérature sur le placement conjoint, et du protocole clinique de recherche, nous exposons puis discutons les résultats de cette étude.
Revue de la littérature
6Les travaux traitant de l’analyse de la qualité des liens fraternels et des placements conjoints sont, encore aujourd’hui, rares en psychologie, lorsqu’on interroge les banques de données qui référencient les articles scientifiques.
7Dans le cadre de ce travail, il n’est pas possible de détailler précisément les résultats de chaque étude consultée et analysée. Nous ne donnons ici que les éléments qui constituent un apport intéressant pour éclairer et mettre en perspective ce que les professionnels disent de leur pratique.
8Concernant ce qui est dit des critères à retenir pour décider d’un placement conjoint, les auteurs citent, de manière consensuelle, deux variables : un temps de vie commune significatif (sans précision chiffrée), et des liens fraternels de suffisamment bonne qualité pour aider l’enfant à vivre loin de ses parents, sans, pour autant, évaluer la qualité des liens avec des outils standardisés. Outre la maltraitance intra-fraternelle, dont nous allons reparler plus loin, les contre-indications suivantes sont citées : l’écart d’âge des enfants (au-delà de 6 ans), des problèmes psychopathiques ou de comportement de certains enfants, une fratrie n’ayant jamais vécu ensemble auparavant, une période développementale correspondant à une crise (adolescence), ou, encore, une fratrie trop nombreuse (à partir de trois enfants) (Kang, 2002 ; Shlonsky, Elkins, Ashare, 2005 ; Smith, 1996).
9Dans la littérature, se rencontre souvent l’idée que le placement conjoint faciliterait la transition entre famille naturelle et placement, car la familiarité de l’autre aiderait à faire face à la nouveauté de l’accueil et atténuerait le sentiment d’abandon (Beauregard, 2003) ; de plus, la co-présence des enfants les aiderait à inscrire cette rupture dans la continuité d’une histoire commune. Le soutien mutuel entre enfants leur permettrait d’être moins dépendants de l’adulte, et la fratrie représenterait un élément de continuité sécurisant, qui favoriserait l’engagement affectif auprès du parent substitutif (Beauregard, 2003 ; Groza, Maschmeier, Jamison, Piccola, 2003 ; Hindle, 2000 ; Kempton, Armistead, Wierson, 1991). Les frères et sœurs se vivraient, alors, comme des alliés, s’aidant mutuellement à supporter les nouvelles conditions de vie. Le frère pourrait permettre aux enfants d’avoir quelqu’un à qui se confier (Burhmester, 1992), le lien fraternel serait, ainsi, source de réconfort affectif (Jenkins, 1992), Kempton et coll. (1991) évoquant même un « effet bouclier ». Durant le placement, les relations fraternelles contribueraient à l’apprentissage de la vie en groupe, faite de conflits et de temps de complicités, qui aident au développement des compétences sociales des enfants (Groza et coll., 2003). Enfin, à l’âge adulte, Cicirelli (1982) montre que la fratrie joue un rôle de soutien important, d’autant plus efficace que les frères et sœurs ont eu, par le passé, une longue période de vie commune.
10Si un grand nombre d’études soulignent les aspects positifs du placement conjoint et discriminent plusieurs effets, toutefois certains auteurs relèvent que la fratrie peut être un frein à l’individuation ; par exemple, la coprésence des frères et sœurs peut renforcer la loi du silence, par loyauté fraternelle. Leblanc (1998) remarque que la présence des frères et sœurs rappelle son passé à l’enfant, l’empêchant alors de penser cette histoire de manière singulière, pour mieux vivre avec elle. D’un autre côté, selon Thomas (1998), lorsque l’enfant est placé avec sa fratrie, il y aurait un renforcement de la loi du silence, comme s’il s’agissait de protéger la famille, face au regard étranger. En outre, Charles (1991) souligne que la vie au sein de la fratrie peut, parfois, être un obstacle à l’individuation du traitement de chacun des enfants par les professionnels.
11La maltraitance intra-fraternelle, en particulier l’inceste, est le critère le plus souvent évoqué par les auteurs, comme contre-indication au placement conjoint. Remarquons que ces travaux portent, en majorité, sur l’impact des violences parentales sur les enfants, laissant, bien souvent, de côté la question des effets des violences intra-fraternelles en elles-mêmes (Cyr, Wright, McDuff, Perron, 2002 ; Hardy, 2001 ; Hoffman, Edwards, 2004 ; Kiselica, Morrill-Richards, 2007 ; Lafortune, 2002 ; Linares, 2006 ; Rudd, Herzberger, 1999 ; Worling, 1995).
12Si cette revue de la littérature permet de relever la présence de certaines variables, elle n’apporte aucun élément quant aux processus qui soustendent leurs effets. D’un autre côté, les chercheurs évoquent systématiquement une dyade, ou un enfant, sans quasiment jamais travailler sur le groupe fratrie.
Protocole de l’étude
13L’étude s’est déroulée dans six villages de l’association SOS Villages d’enfants, choisis en fonction de certaines des caractéristiques suivantes : ancienneté de fonctionnement variable ; existence d’une maison d’adolescents ; situation urbaine ou rurale.
14L’adoption d’une démarche prospective clinique qualitative (Perron, 1997) a permis de croiser les regards des différents professionnels, en élaborant un protocole apte à rendre compte de la complexité de l’objet d’étude, sans le dénaturer.
15Ainsi, dans chacun des villages, la même démarche a été suivie par les chercheurs :
- premier temps : entretiens en groupe avec les cadres (directeur, chef de service, psychologue), d’une durée de deux heures, afin de recueillir les pratiques « officielles », en matière d’admission des fratries dans les villages, mais, aussi, dans la suite du placement, en particulier en cas de difficultés au sein de la fratrie ;
- deuxième temps : entretiens individuels semidirectifs de recherche, centrés sur des cas concrets évoqués par le professionnel, avec six chefs de service, six psychologues, trois éducateurs et six aides familiales et éducatrices familiales – dites « mères SOS » ;
- troisième temps : deux entretiens de groupe de deux heures (l’un avec six directeurs et chefs de service, l’autre avec six psychologues des six villages concernés par l’étude, au siège de l’association). Toutes ces personnes avaient été rencontrées au préalable, en entretien, dans leur village respectif. L’objectif était qu’ils échangent, entre eux, quant à leurs pratiques avec les fratries, à l’admission et lors de la suite du placement.
16Les entretiens de groupe, comme les entretiens individuels, ont été enregistrés et entièrement retranscrits.
17Pour analyser le corpus, une grille d’analyse de contenu thématique a été utilisée (Bardin, 1977). Les thèmes suivants ont été systématiquement distingués :
- indications et contre-indications de placement en village ;
- place faite à la fratrie comme groupe dans le dispositif de placement ;
- méthodologie d’évaluation du lien fraternel ;
- méthodologie d’intervention, quand le lien est repéré comme ayant des effets pathogènes.
Résultats
18Les professionnels, rencontrés au cours de cette étude, occupent des missions et des positions hiérarchiques différentes dans l’institution, déterminées par la loi qui encadre le fonctionnement des villages et le projet d’établissement. L’objectif de cet article n’est pas de rendre compte du projet de l’association ni du fonctionnement de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), mais de la manière dont chacun des professionnels, de façon singulière et collective, travaille avec ces missions. Pour partie, ce qui suit est souligné, de manière transversale, par les différents professionnels rencontrés. Toutefois, quand certains aspects de ces pratiques ont été spécifiquement évoqués à propos d’un professionnel en particulier, nous le signalons. Précisons, également, que tous les résultats présentés ci-dessous sont issus de l’analyse thématique des discours recueillis. Si les professionnels ont énoncé, dès le départ, les aspects positifs du placement conjoint de fratrie, le sujets développés ont surtout porté sur les difficultés rencontrées.
L’admission
19Rappelons que les fratries reçues n’ont pas un passé de vie commune équivalent : certains enfants ont été placés dès leur naissance, d’autres non, certains ont deux parents, un parent ou pas de parent commun, mais ont vécu ensemble.
La procédure
20La procédure d’admission suit un schéma assez similaire pour tous les villages, les variations portent sur le nombre et la fonction des professionnels qui assistent à chacune des phases, et sur la manière dont enfants et parents sont rencontrés, avant l’accueil définitif. Par-delà ces différences, six phases successives sont systématiquement repérées :
211° étude des dossiers envoyés par l’ASE. Tous les professionnels disent, unanimement, que les dossiers comportent trop peu de données (voire aucune) relatives aux liens fraternels ; les éventuelles difficultés, à propos de ces liens, avant le placement, ne sont parfois pas connues, sont minimisées, ou plus ou moins volontairement masquées ;
222° consultations et échanges autour des dossiers, plus ou moins instituées selon les villages ;
233° réunion avec l’ASE et, parfois, avec les équipes qui accueillaient les enfants jusqu’alors (famille d’accueil, établissement…) ;
244° rencontre avec les enfants sur leur lieu de vie actuel, qui peut être différent pour chacun des enfants ;
255° visite des enfants au village pendant une durée plus ou moins longue (une demi-journée généralement) ;
266° accueil définitif des enfants ; c’est, souvent, le premier jour que les parents viennent au village, et toujours le seul au cours duquel ils peuvent visiter les maisons.
Indications et contre-indications au placement conjoint d’une fratrie
27Quand une maltraitance entre enfants est connue, c’est un motif important de refus d’accueillir ensemble les enfants maltraitants et maltraités, et cela conduit les professionnels à enquêter davantage pour justifier l’opportunité de placement conjoint.
28Outre ce critère de maltraitance, les variables, que les équipes étudient quasi systématiquement dans le cas d’une réflexion sur l’accueil de la fratrie, sont celles que l’on retrouve dans la littérature :
- un temps de vie commune, précédant le placement, est largement évoqué comme une nécessité, sans précision de durée, avec l’idée que « l’on ne fait pas fratrie au village », mais que l’on permet à une fratrie de poursuivre une histoire commune, qui a fait sens et continue de faire sens pour les enfants ;
- âge de l’enfant à l’arrivée : ainsi que le préconise le projet d’établissement, les professionnels adhèrent à l’idée que l’aîné de la fratrie doit arriver avant ses douze-quatorze ans, car ses difficultés à investir la « mère SOS » peuvent se répercuter sur les plus jeunes ;
- existence d’une pathologie psychique mais, également, parfois, somatique, chez un enfant ; le village réfléchit à l’adéquation de ses ressources au regard des besoins spécifiques de l’enfant. Parfois, la question se pose de refuser tous les enfants de la fratrie, ou seulement celui qui souffre d’une pathologie. Les professionnels notent, souvent, que les dossiers des enfants sont laconiques concernant cette pathologie ;
- temps de placement à « long » terme, même si, en réalité, il n’est jamais proposé officiellement, puisque le juge revoit sa décision au moins tous les deux ans.
29Deux critères apparaissent comme étant secondaires : l’accord des parents (son absence n’est pas un motif de refus, mis à part le cas d’un village), et le point de vue des enfants, qui n’a jamais été évoqué spontanément lors des rencontres avec les professionnels. Pour justifier cela, les professionnels rappellent que le dispositif de protection de l’enfance donne mission à l’ASE d’informer parents et enfants du projet de placement ; il arrive, alors, que les professionnels ne sachent ni par qui ni comment cette proposition a été faite et, parfois, ce que parents et/ou enfants en ont pensé. Ainsi, la proposition de placement conjoint émanant de l’ASE, et la décision revenant au juge, une partie des professionnels des villages considèrent que la question n’a pas à être posée à l’enfant puisque, de toute façon, il ne sera pas écouté : à quoi bon lui faire croire qu’il peut donner son avis, alors qu’il ne sera pas pris en compte ? Toutefois, lors des entretiens de groupe à Paris, un échange intéressant a eu lieu, permettant d’interroger l’opportunité d’ouvrir le débat sur cette question : même si l’enfant n’est pas décisionnaire, il a été dit qu’il serait pertinent d’explorer son point de vue lors de l’admission, pour savoir ce qu’il pense de sa place dans sa fratrie, et du fait de continuer à vivre avec ses frères et sœurs.
Aménagement du cadre en fonction de la singularité des fratries accueillies
30Aucun des critères ci-dessus ne peut être pensé isolément, et c’est en prenant la situation dans sa complexité que la décision est prise. Ainsi, l’expérience montre la nécessité de toujours laisser place au doute et à la prise de risque : parfois, une fratrie, qui, a priori, ne répondait pas aux critères, a été accueillie avec de bons résultats, la situation inverse étant également susceptible de se produire.
31Par exemple, le critère d’histoire commune, qui apparaît essentiel, a fait l’objet de plusieurs nuances : un enfant n’ayant jamais vécu avec sa fratrie, mais « malheureux » dans sa famille d’accueil, peut être heureux de rejoindre ses frères et sœurs au village. De même, certains villages ont accueilli des enfants « âgés » ou handicapés, avec des effets bénéfiques pour tous.
L’accompagnement au quotidien de la vie fraternelle
La fratrie comme entrave possible au processus d’individuation
32Les professionnels énoncent que leur mission est de permettre à un enfant de s’individualiser, de « se ressourcer » dans son groupe pour mieux le quitter et se différencier de ses pairs ; la fratrie est pensée, ici, comme un soutien à l’individuation. Mais elle peut, également, entraver la structuration personnelle de l’enfant. Par exemple, il peut y régner une « loi du silence » qui empêche les enfants de parler et, notamment, de révéler aux adultes des maltraitances physiques ou psychiques, mais aussi, tout simplement, de pouvoir évoquer l’histoire familiale, très souvent jalonnée de traumatismes divers.
33Très attentifs au jeu dynamique de places dans la fratrie, les professionnels notent que les enfants pouvaient se trouver enfermés dans un rôle (enfant « parentifié », inhibé, bouc émissaire, agresseur, etc.). Ils sont alors confrontés à la difficulté de savoir comment le repérer et se demandent souvent ce qu’il est possible d’en faire.
34Généralement, s’ils estiment qu’il s’agit de relations « ordinaires » entre enfants, ils n’interviennent pas. En revanche, s’ils estiment qu’il y a une forme de maltraitance, ils peuvent alors intervenir, individuellement, auprès de chacun des enfants, plus rarement auprès du groupe, ou, encore, éloigner du pavillon l’enfant repéré comme « maltraitant » ses frères et sœurs ; cette prise de distance est généralement évaluée par les professionnels comme étant positive pour les liens fraternels. Dans ce cas, ils veillent, d’une part, à ne pas forcément couper tous les liens entre l’enfant éloigné et ses frères et sœurs, et, d’autre part, à ne pas culpabiliser ceux qui restent, susceptibles de se sentir responsables de cette exclusion.
35En revanche, le soin direct du groupe fratrie n’est qu’exceptionnellement envisagé. Par exemple, les psychologues, souvent sollicités quand apparaît un malaise dans la fratrie, organisent, généralement, des consultations avec chaque membre de la fratrie ; il est très rare qu’ils travaillent avec l’ensemble du groupe fratrie, autrement que de manière très ponctuelle. De même, les « mères SOS » sont confrontées au quotidien au groupe ; toutefois, lorsqu’elles en parlent, il est le plus souvent question d’un enfant en particulier ; les mots pour dire et penser le groupe manquent manifestement. Dès lors, si le mode de vie de type familial et les multiples étayages qu’il propose peuvent, certes, être considérés comme une manière de soutenir les liens fraternels, les professionnels ne semblent pas disposer d’un cadre de travail spécifique permettant d’élaborer, de penser l’organisation et les enjeux de ces liens, au sein du groupe complexe qu’est la fratrie.
Repérage, analyse et confrontation aux conflits fraternels
36Manquant de repères, de méthodologie et d’outils d’évaluation, pour savoir comment agir en cas de conflits fraternels, les professionnels s’appuient, d’une part, sur le travail d’équipe, élaborant ainsi leur analyse en croisant leur point de vue avec ceux de leurs collègues, et se réfèrent, d’autre part, à leurs représentations de ce que sont de « bonnes relations » fraternelles.
37Les professionnels ont repéré plusieurs situations dans lesquelles les violences intra-fraternelles étaient en jeu. Ces violences ont toujours leur source dans les liens fraternels hérités d’une histoire commune, antérieure au placement. Toutefois, les professionnels reconnaissent, souvent, que des événements, qui ont lieu au sein même de la maison (départ d’un professionnel, arrivée d’une autre fratrie, décès d’un parent…), peuvent déclencher des violences entre enfants, jusque là contenues.
38Les maltraitances intra-fraternelles, formes extrêmes du conflit fraternel, sont un risque majeur du placement conjoint de fratrie, et représentent une difficulté importante dans sa prise en charge, que ce soit au moment de l’admission, où il faut parfois lire entre les lignes du dossier pour y repérer des indices de maltraitance intra-fraternelles, mais, également, durant le placement, où il arrive que les violences continuent à se perpétrer, sans que les adultes, durant un temps, ne les repèrent. C’est cette dernière situation qui est la plus traumatique pour les professionnels : ils se sentent coupables de ne pas avoir été capables de repérer la souffrance des enfants, voire même de l’avoir provoquée, quand c’est à l’occasion de l’accueil d’une nouvelle fratrie, dans le pavillon, que la violence resurgit. Un psychologue déclare : « Quand les enfants posent dans la fratrie des actes violents ou des actes maltraitants, ou pire (là on vient d’avoir de la maltraitance sexuelle), ça engendre des sentiments vraiment très ambivalents : “Qu’est-ce que je n’ai pas vu ?”, “Qu’est-ce que je n’ai pas su faire pour protéger les autres enfants de la fratrie de cet enfant-là ?” »
39Parmi les maltraitances, les agressions sexuelles entre frères et sœurs ont des conséquences très lourdes, et pas seulement sur les enfants. Dans chacun des villages, il a été rapporté au moins un cas de maltraitance intra-fraternelle qui a mis les équipes en difficulté, et a été, parfois, source de traumatisme pour ces équipes comme groupes, mais, aussi, pour certains professionnels, plus particulièrement les « mères SOS » ou les aides familiales, mais pas exclusivement, jusqu’à aboutir à une démission ou à des souffrances psychiques donnant lieu à une maladie. Ces situations remettent profondément en cause leurs idéaux et leurs représentations de ce que doivent être la sexualité des enfants et les relations fraternelles, tout comme ce qui fonde l’utilité et la bienfaisance de leur action.
40La plupart du temps, ces maltraitances conduisent le directeur à proposer, à l’ASE, toujours après un travail de réflexion en équipe, de séparer les enfants, qu’ils soient agressés ou agresseurs, afin de les préserver. Dans tous les cas, il s’agit de poser la loi, d’amener l’agresseur à prendre conscience de son acte, et de protéger l’agressé en faisant reconnaître sa souffrance par les adultes et l’agresseur. Du côté de l’équipe, la souffrance est telle que, parfois, elle conduit la direction à poser l’indication d’une analyse des pratiques, dans le but d’aider les professionnels à élaborer ce qu’ils viennent de vivre, pour continuer à travailler dans de bonnes conditions.
41Dans tous les cas, les professionnels insistent pour dire que ce n’était pas le lien fraternel qui était alors rompu, mais seulement la vie en commun. Un chef de service explique : « Je crois qu’ils ont compris qu’ils restaient frères et sœurs mais qu’il y avait des choses qu’on n’avait pas le droit de faire et que, pour protéger les uns et les autres, il fallait les séparer, mais que cela n’allait pas jouer sur leurs liens fraternels. »
42C’est à propos de cas de maltraitance que les professionnels ont formulé explicitement une demande d’aide concernant la fratrie ; ils disent avoir besoin d’une formation spécifique pour détecter l’existence de maltraitances, repérer les enfants qui en ont été victimes avant le placement, afin de mieux comprendre certains troubles, et mieux aider les enfants et les équipes confrontés à ce traumatisme.
43D’un autre côté, si la cohabitation de plusieurs fratries est soulignée comme pouvant diversifier les liens intra-fraternels, et, ainsi, offrir une aide aux enfants, cette cohabitation peut être source de conflits entre enfants, et il est toujours très difficile, et d’ailleurs pas toujours possible, de choisir quelles fratries faire cohabiter. Le risque majeur de cette cohabitation est qu’une fratrie, temporairement apaisée ou « stabilisée », voie ses difficultés réactivées par l’arrivée d’une autre fratrie. Un chef de service note la difficulté inhérente de cette cohabitation, qui fait vivre des enfants, déjà en souffrance, avec d’autres « aussi cassés qu’eux » ; certains professionnels parlent, alors, de « résonance », d’autres de relations en miroir aux effets pathogènes. Dans tous les cas, ils soulignent la nécessité de bien connaître l’histoire fraternelle des enfants accueillis.
Les différences de traitement des adultes envers les enfants
44Les professionnels ont évoqué la manière dont les parents pouvaient manifester ouvertement un attachement et un traitement différenciés à l’égard d’un des enfants de la fratrie, toujours en se référant à un traitement négatif, voire toxique (par exemple, une mère qui stigmatise une de ses filles comme étant « celle par qui le malheur arrive »). Cette différence de traitement est source de souffrance pour les enfants, et génère, parfois, des troubles du comportement. Ces situations peuvent conduire l’équipe de cadres à proposer à l’ASE d’aménager les visites aux parents, en proposant, par exemple, que chaque enfant s’y rende l’un après l’autre.
45La question d’une possible différence de traitement, du côté des professionnels, envers les enfants, a été beaucoup plus délicate à aborder, et a suscité peu de développements ; de même, les éventuelles répercussions de ces différences de traitement sur les enfants, ou sur la fratrie dans son ensemble, n’ont pu être discutées. Cette question, qui interroge évidemment l’idéal de « bientraitance » des villages, suscitait sans doute trop de culpabilité pour pouvoir être abordée.
Le lien parents enfants
46Les équipes de cadres ont beaucoup insisté pour souligner que la vocation des villages est d’accueillir des fratries, et que le travail avec les parents relève de la mission de l’ASE. Cette affirmation posée, il reste que les professionnels, de fait, organisent parfois des visites des parents au sein des villages, et que l’impasse ne peut donc pas être faite sur la question du lien parents/enfants. Même si la fratrie constitue un groupe autonome, il n’a de raison d’être et de consistance que par rapport au groupe des parents (Scelles, 2003). De même, comme le rappelle Martinez (1999), les parents ont un rôle fédérateur pour la vie de la fratrie : les frères et sœurs s’identifient comme membres d’une même famille en référence à leurs parents communs.
47Ces professionnels, confrontés à la problématique des liens fraternels, ont donc à travailler avec le fait que les parents sont une partie de l’histoire des enfants, et avec les effets des relations, entre parents et enfants, sur chacun des enfants, ainsi que sur le groupe fratrie.
48Dans les rencontres, de fait, il a surtout été question de « parents toxiques », ouvertement maltraitants, et de l’importance de protéger les enfants contre leurs tentatives d’intrusion. Mais, en même temps, l’intérêt qu’il pourrait y avoir à rencontrer davantage les parents a été souvent mentionné, ce que le dispositif actuel de protection de l’enfance ne permet pas vraiment. Certains professionnels du village n’ont, en effet, jamais rencontré les parents, à aucun stade de l’admission ni de la prise en charge des enfants. Lorsqu’un problème apparaît au sein de la fratrie, même en cas de maltraitance, ils ne sont presque jamais sollicités pour aider à la compréhension de la situation et à l’élaboration de solutions. Dans ces conditions, il apparaît que les parents ne sont qu’exceptionnellement évoqués comme des alliés possibles dans l’aide à apporter aux enfants.
Discussion
49Cette étude montre que les professionnels s’interrogent principalement sur deux points : comment repérer, comprendre et traiter les maltraitances intra-fraternelles, et comment mieux concevoir et aider la fratrie comme un groupe animé d’une dynamique propre.
50La maltraitance intra-fraternelle a pour effet de sidérer la pensée :
- d’abord, parce que toute violence se déploie quand on ne peut pas penser (Marty, 2007) – par définition, elle se situe en deçà de la mentalisation, en deçà de toute conflictualité, et elle agit, généralement, chez ceux qui en sont témoins ou victimes, comme un traumatisme ; elle a donc un effet de sidération intrinsèque ;
- ensuite, la maltraitance intra-fraternelle est particulièrement impensable, parce qu’elle va à l’encontre de la représentation sociale du groupe fraternel harmonieux, uni, dont les membres, malgré des rivalités et des jalousies certaines, s’entraident et se chérissent. Le fraternel, la fraternité renvoient à des notions de réconciliation, de solidarité, de pacte, et d’exclusion de toute sexualité ; c’est cette représentation qui habite chacun des professionnels des villages SOS, et qui donne tout son sens à leur mission.
51Le frère joue un rôle important dans le travail psychique que réalise le sujet pour consolider ses limites internes et externes, et fonder son identité. Il est, à la fois, un semblable, un double de soi, qui, dans un mouvement de spécularité narcissique, attire le sujet vers l’indifférenciation, et un étranger qui l’enjoint à engager un lien intersubjectif, d’objet à objet.
52Le processus d’identification est central dans la construction du lien fraternel, car il va permettre de transformer des relations, d’abord violentes et primitives, car dominées par la dimension narcissique et menaçante de la figure du frère, en relations secondarisées, objectales, où la jalousie et l’agressivité prennent le pas sur la violence (Lacan, 1938/1984). Ce processus permet aux frères de s’approprier des qualités de l’autre, sans être lui pour autant, et donc de pouvoir établir un lien où chacun conserve son identité propre, tout en ayant acquis des traits communs avec l’autre, qui leur font dire qu’ils sont des frères.
53Ces apports théoriques conduisent à penser que la violence fraternelle n’est pas, à elle seule, un agent essentiel de la construction du lien fraternel : partie émergée de l’iceberg, elle est, sans doute, profondément articulée au processus d’identification, et, donc, dépendante de la manière dont il a pu s’élaborer.
54Par conséquent, c’est d’abord en repérant où en sont les frères et sœurs dans ce processus, que l’on pourra comprendre le sens des conduites violentes et des passages à l’acte dans la fratrie. De même, le travail éducatif sur ces actes ne sera que peu efficace s’il n’est pas accompagné d’une élaboration sur le processus d’identification.
55L’on peut penser qu’effectivement ce processus est dans l’impasse chez les enfants rencontrés dans le cadre de la protection de l’enfance, qui n’ont, souvent, que peu d’expérience de la vie en commun, du fait des placements ou d’une vie commune souvent chaotique et instable. Il y a, sans doute, comme un sentiment d’étrangeté entre ces frères et sœurs, qui n’ont pour seuls éléments communs qu’une filiation à des parents reconnus par la société comme incompétents à prendre soin de leurs enfants, voire dangereux, et un vécu de violence et de discontinuité des soins psychiques et corporels, qu’ils ont expérimenté dans la relation précoce avec leurs parents, vécu qu’ils se renvoient en miroir dans la relation fraternelle.
56Dans les villages d’enfants, dont une des missions est de prendre soin du lien fraternel, un travail avec tous les membres de la fratrie (dans le cadre d’entretiens de groupe ou de thérapies de fratrie) mériterait d’être mis en place, pour mettre au travail le processus d’identification.
57Cela peut passer par un travail de narrativité et de co-pensée du lien, de la filiation, qui permettrait à chacun de s’inscrire, de manière singulière, dans une histoire commune : il s’agirait de faire émerger un « fonds commun », que chacun s’approprierait de façon subjective, de manière à rendre plus claires les frontières identitaires, tout en soulignant ce qui rassemble les frères et sœurs, ce qui fait qu’ils sont frères, au-delà d’une filiation douloureuse et d’un vécu de violence.
58D’un autre côté, l’on sait qu’en intervenant trop ou trop peu dans les relations fraternelles, les parents influencent la construction du lien entre les frères et sœurs. Dans le champ de la protection de l’enfance, c’est plutôt dans le sens du « trop peu » : la violence peut se déployer librement entre les enfants, sans rencontrer de pare-excitation, sans être contenue par la capacité de rêverie parentale.
59Dans cette optique, on peut penser que le travail avec les parents, dans les villages SOS, s’il était possible, consisterait, entre autres, pour les professionnels, à aider à réinstaurer cette fonction parentale de pare-excitation dans les liens fraternels.
60Si la collaboration avec les parents est impossible, les professionnels du village peuvent travailler en équipe et auprès des enfants, dans l’idée de se substituer aux parents dans cette fonction de contenance de la violence intra-fraternelle.
61Ces remarques conduisent, plus largement, à s’interroger sur l’opportunité de concevoir, peutêtre autrement, la manière dont l’ASE, d’une part, et les villages SOS, d’autre part, conduisent leur mission conjointe pour protéger l’enfant. Formaliser, d’une autre manière, la façon de travailler avec les parents pourrait permettre de saisir plus finement les incidences des liens parents-enfants sur les liens fraternels, et, surtout, de réfléchir à la manière de mener un travail thérapeutique sur ces liens familiaux.
Conclusion
62Cette étude montre, d’une part, à quel point il est complexe de pouvoir déterminer quels pourraient être les critères faisant consensus, pour une indication de placement conjoint d’enfants. Les critères existent et sont parfaitement connus des villages ; tout l’enjeu est de pouvoir en faire une évaluation précise lors de l’admission, en collaboration avec le service qui propose la candidature des enfants.
63Par la suite, les professionnels sont confrontés au fait que, si, dans certains cas, ou à certains moments de la vie de la fratrie, vivre au village avec ses frères et sœurs constitue un soutien positif, il arrive, également, que cette cohabitation soit source de souffrance et soit l’occasion de poursuite de maltraitances entre enfants. Ces souffrances là sont repérées individuellement, par chacun des professionnels, et travaillées en équipe. Toute la difficulté est, alors, d’évaluer l’effet du regroupement des enfants sur ces souffrances, et d’élaborer une réponse à y donner, plus groupale qu’individuelle.
64Ainsi, d’autres recherches sont à développer dans ce sens, afin de doter les professionnels d’outils, qu’ils soient systématisés, pour répondre au besoin d’évaluation des liens avant et pendant le placement (sous forme de questionnaires par exemple), ou plus cliniques, pour que chacun, avec sa formation spécifique, et de sa place singulière, puisse mieux accompagner et prendre soin de ces liens, tout au long de l’accueil en village.
Notes
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[*]
UFR Sciences de l’homme et de la société, Laboratoire PSY-NCA, Université de Rouen.
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[**]
Laboratoire Psychologie du développement et processus de socialisation, Université Toulouse II – Le Mirail.
Correspondance : Clémence Dayan, UFR Sciences de l’homme et de la société, Laboratoire PSY-NCA, Université de Rouen, Place émile Blondel, 76821 Mont-Saint-Aignan Cedex, France
<clemdayan@hotmail.com> -
[1]
Loi du 6 juin 1984 sur le droit des familles, rappelée par la loi de protection de l’enfance, de mars 2007, en application de l’article 371-5 du code civil.
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[2]
Cette loi stipule que « l’enfant ne doit pas être séparé de ses frères et sœurs sauf si cela n’est pas possible, ou si son intérêt commande une autre solution ».
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[3]
Recherche financée par la Fondation de France et par SOS Villages d’enfants.