CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En France, la prévalence de l’anorexie mentale se situerait entre 1 % et 2 % de la population adolescente et il y aurait environ six à dix cas de filles pour un cas de garçon (APA, 2000). Notons qu’il s’agit d’une pathologie assez fréquente et dont l’issue est souvent incertaine, avec des rechutes fréquentes et des décès par complications somatiques ou suicide, évalués autour de 10 % selon le DSM IV, 1996. Il s’agit d’une pathologie dont tout le monde s’entend pour dire qu’elle met à rude épreuve les équipes soignantes et les familles.

2Beaucoup d’auteurs s’accordent pour signaler le rôle central de la relation mère-fille dans cette pathologie (Brusset, 1977 ; Jeammet, 1985) et si, ces dernières années, le père et le type de relation du couple ont été davantage pris en compte, de son côté, la fratrie, à ce jour, reste peu étudiée. C’est pourquoi, nous avons voulu saisir ce que vivent les enfants entre eux, lorsque l’un deux est anorexique, afin d’ouvrir une réflexion sur la prise en compte de la dimension du fraternel dans ces troubles du comportement alimentaire, qui sont, par certains, pensés comme une conduite addictive (Corcos, 2000).

3La fratrie joue un rôle particulier à l’adolescence et dans le processus de développement de l’identité sexuée (Gutton, 1993). C’est ce qui montre l’intérêt, qu’il y a de s’en préoccuper, particulièrement dans le cadre de cette pathologie.

4Cette étude est prospective et qualitative, elle s’appuie sur un recueil d’entretiens semi-directifs de recherche, centrés sur le fraternel, avec des patientes anorexiques et l’un de leurs frères ou sœurs. Vingt membres de fratries différentes ont été rencontrés, deux fois à deux mois d’intervalle, en règle générale avec un premier entretien au moment de l’hospitalisation et, toujours, dans les 18 mois suivant l’annonce du diagnostic. En rencontrant la patiente et l’un ou l’une de ses frères ou sœurs, il s’agissait de mettre en regard le discours des patientes avec celui d’un frère ou d’une sœur, afin de saisir la complexité de ce qui se vit au sein de ce lien et son évolution durant l’hospitalisation.

5L’objectif de cette étude est double :

  1. dans le prolongement des travaux sur l’effet, sur les frères et sœurs, de la pathologie d’un enfant (Scelles, 2005), nous voulions mieux comprendre l’effet de cette pathologie sur les pairs et sur la patiente, considérée dans sa situation de « sœur » et pas uniquement de « fille » de ses parents. Ces deux positions sont, évidemment, intriquées, mais cela ne veut pas dire que chacune d’elle ne mérite pas un examen particulier.
  2. dans le prolongement des travaux sur la problématique de l’anorexie mentale, au regard des enjeux de l’adolescence et de notre propre expérience de cliniciens, nous voulions mieux cerner ce qui se joue du côté de la fratrie adolescente, confrontée à un épisode d’anorexie mentale chez un de ses membres.

Littérature

6Avant de présenter les résultats de cette étude, il est indispensable d’évoquer les théories concernant l’adolescent et la famille de la patiente anorexique, qui ont servi de cadre, pour penser et analyser les discours recueillis.

Processus d’adolescence

7L’adolescent est confronté à une succession d’éprouvés perturbants ; l’avènement de la puberté constitue une révolution d’autant plus vive que les transformations corporelles surgissent de manière inattendue, sans possibilité d’anticiper psychiquement ces bouleversements. Devenu réalisable, l’inceste ravive, dans une actualité intolérable, les fantasmes préœdipiens et œdipiens.

8Face à la charge affective et aux représentations liées à l’accès à la génitalité, l’adolescent peut se replier, de manière plus ou moins longue, sur des positions régressives, cherchant à éviter la collusion entre imaginaire et réalité. Il recourt, alors, à des mécanismes de défense, réprimés pendant la période de latence, sous la forme du déni, du clivage et de la projection. Le rôle de la régression, au sein du second processus d’individuation, tel qu’il a été conceptualisé par Blos (1967), prend, alors, une importance centrale, participant du travail de deuil des figures parentales œdipiennes et s’appuie sur une double dimension, infantile et actuelle. La reviviscence des éprouvés infantiles peut opérer comme une sorte de catharsis, qui ouvre la possibilité, à l’adolescent, d’acquérir progressivement la capacité de se reconnaître comme sujet pensant, impliqué en propre dans les conflits intrapsychiques et intersubjectifs qui l’animent. Gutton (1993) parle de l’aboutissement d’une « séparationindividuation suffisamment bonne ».

9Le dégagement des objets parentaux, pour investir de nouvelles figures extra-familiales, passe par un éprouvant travail de deuil des images parentales, en tant qu’objets principaux d’investissement libidinal (Kestemberg, 1980). Les images parentales, autrefois idéalisées, sont, alors, remises en cause, critiquées. L’adolescent relativise la toutepuissance accordée à ses parents lorsqu’il était enfant. Ce vécu entraîne une déception, douloureusement vécue par les enfants et leurs parents.

10Dans ce mouvement de distanciation, les objets non-œdipiens sont le support d’un nouvel investissement libidinal. Cette tâche ouvre le champ des possibles et permet d’acquérir une autonomie, autant physique que psychique. La fin de l’adolescence se caractérise par une adaptation au principe de réalité, autorisant, par ailleurs, l’accès aux satisfactions liées à l’activité sexuelle, professionnelle et de loisirs.

11Birraux (1990) place le corps au centre des remaniements auxquels l’adolescent est confronté. Le sujet tente, alors, d’élaborer une nouvelle représentation de ce corps, dont la nouveauté peut l’amener à le vivre comme étant étranger. L’enjeu étant de parvenir à gérer psychiquement cet inquiétant étranger avant de l’intégrer dans une sexualisation et ce qu’elle induit quant à la différence des sexes. L’adolescent peut avoir l’impression que son corps lui « échappe », alors que la psyché reste sous son contrôle. C’est ce qu’on peut observer dans l’anorexie mentale (Brechon, 2004). Cette sexualisation du corps est, souvent, vécue de façon intrusive par l’adolescente, la poussant à se rigidifier dans des attitudes extrêmes vis-à-vis de son corps, c’est-à-dire, dans le cas de l’anorexie, en essayant d’effacer toute trace de féminité (Jeammet, 1991). Elle met, alors, en place, des mécanismes de déni des éprouvés pubertaires, qui vont avoir des conséquences sur le développement de sa sexualité féminine. Le corps féminin est, ainsi, méconnu dans ses aspirations génitales et valorisé dans ses aspirations narcissiques (Laufer, Laufer, 1989). Plusieurs auteurs, dont Pasche (1969), ont montré qu’il existerait un Surmoi maternel, qui pourrait représenter l’essentiel du Surmoi féminin. Brusset (1995, p. 169) souligne que « l’idéal du moi mégalomaniaque et asexué de l’anorexique serait lié au défaut de structuration du Surmoi et de l’Idéal du moi post-oedipien dans l’identification à la mère comme femme ».

12Les conduites de refus de nourriture peuvent, alors, être envisagées comme défense contre l’aboutissement des identifications primaires et secondaires et/ou fonctionner comme un pare-excitation, une limite entre soi et l’objet (Jeammet, 1993). Face à la poussée du pulsionnel, l’adolescente valorise l’hyperactivité motrice et intellectuelle, et les mécanismes projectifs se trouvent renforcés. D’un autre côté, les patientes ressentent, souvent, un sentiment intense de culpabilité en lien avec les problématiques ci-dessus.

Famille de la patiente anorexique

13De nombreux auteurs notent le rôle important de l’environnement familial dans l’émergence de troubles du comportement alimentaire (Claës, 2004) et soulignent que le lien à la mère est particulièrement central, dans la perspective d’une relation narcissique, qui s’est établie dans la petite enfance (Kestemberg, 1980).

14Parayre-Chanez, Schoukhroun et coll. (1993) mentionnent, dans l’apparition de l’anorexie, une organisation prémorbide de la personnalité, l’existence d’événements traumatiques (puberté), l’intervention de facteurs environnementaux, en particulier, familiaux.

15Jeammet (1991) souligne l’importance du lien à la famille, qui s’établit sur un mode de dépendance affective, difficile à négocier. La problématique du lien a remplacé la problématique conflictuelle du désir, avec un souci d’éviter tout conflit, dans un lien d’étayage narcissique mutuel.

16Les systémiciens soulignent que les processus de séparation et d’autonomie sont perturbés dans ce cas et que le symptôme anorexique pourrait viser à préserver « l’homéostasie familiale ». Minuchin (1978) qualifie ces familles de « psychosomatiques » et retrouve, chez elles, cinq caractéristiques : l’enchevêtrement, l’excessive proximité et l’intensité des interactions, la surprotection, la rigidité et l’intolérance aux frustrations.

17Minuchin (1978) et Selvini-Palazzoli (1990) s’accordent pour avancer que ces familles sont extrêmement conformistes, sans dissension apparente et, à première vue, harmonieuses, régies par un souci exagéré des apparences extérieures, avec une rigidité et une méfiance vis-à-vis des sentiments positifs, considérés comme une perte de contrôle. Elles apparaissent, souvent, fermées sur elles-mêmes, manifestant une peur du monde extérieur, et valorisant les performances scolaires, aux dépens de toute forme d’expression personnelle.

Fratrie et anorexie

18Selon Freud (1913), la haine et les désirs fratricides seraient premiers, l’amour fraternel étant une formation réactionnelle, amenant frères et sœurs à devenir objets d’amour. Selon lui, le lien fraternel serait le prototype du lien social.

19Le lien fraternel peut être analysé à la lueur d’une problématique œdipienne (Freud, 1913) – rivalité vis-à-vis de l’un des parents – ou d’une problématique préœdipienne (Lacan, 1938). Certains travaux montrent l’existence d’une corrélation entre la qualité de l’attachement fraternel et l’adaptation à la vie sociale (Claës, 2004).

20Les frères et sœurs peuvent servir de lieux de projection de différentes problématiques internes et, en cela, ils participent à la gestion des conflits intrapsychiques et intersubjectifs du sujet (Brusset, 1987 ; Brunori, 1999).

21Le lien fraternel se tisse avec des maillages qui varient au fil du temps, d’abord, étroitement dépendants des projections et désirs parentaux, puis, de plus en plus indépendants d’eux. La fratrie peut être pensée comme un appareil à transmettre, à transformer, à refonder l’histoire familiale et, aussi, parfois, à la fonder. Elle est le lieu d’apprentissage du « penser », du « faire », du « être » en famille et, aussi, celui où s’expérimente la nécessité des non-dits, des secrets pour préserver le groupe ou certains de ses membres. Tout ceci crée un sentiment d’appartenance, terreau de la construction identitaire (Kaës, 2008).

22Il est indispensable de penser le complexe fraternel dans ses intrications avec le complexe d’Œdipe, le premier ne pouvant être pensé uniquement comme un déplacement, une dérivation ou une perlaboration des enjeux œdipiens (Scelles, 1998 ; Kaës, 1993). Kaës (1993) insiste sur la valeur narcissique et bisexuelle de ce lien et, selon Marcelli (1993), la relation fraternelle serait le révélateur de la déception œdipienne et, d’une certaine manière, l’activateur de ce désir déçu de ne pas être l’enfant unique du couple, comblant et satisfaisant la mère.

23C’est dire si, d’une manière ou d’une autre, le lien fraternel va être impliqué dans la situation, où une jeune fille adolescente présente des troubles sévères du comportement alimentaire.

24Au sein de la fratrie, l’un des enfants peut être porteur de quelque chose qui appartient à un autre, ce qui fait que, parfois, une sœur peut faire un régime « pour » l’autre ou être malade « pour » l’autre, dans un lien complexe à l’autre, qui peut, sur le plan psychique, prendre place, par exemple, dans le contexte d’une relation au double ou d’un lien d’emprise. Dans d’autres cas, la sollicitude, pouvant aller jusqu’à la « parentification », peut être une manière d’établir une relation objectale tolérable pour le narcissisme et de s’identifier aux imagos maternelles (Scelles, 2005).

25La relation aux pairs à l’adolescence et, donc, aux frères et sœurs, peut offrir une « bonne distance » dans le contexte du pubertaire (Gutton, 1993).

26Dans les cas de fratries, confrontées à un épisode d’anorexie de l’un de ses membres, Cook-Darzens (2002) remarque l’importance, au sein de la fratrie, des critiques et moqueries, qui portent sur l’apparence physique et leur impact sur la construction de l’image corporelle et sur l’estime de soi de l’enfant grandissant ; des événements, concernant la fratrie, concomitants avec le déclenchement de la maladie (par exemple, départ de l’aîné dans une fratrie de deux) ; les rivalités fraternelles, parfois intenses et durables, notamment, dans les cas d’anorexie pré-pubère ; enfin, les relations fraternelles fusionnelles, où l’anorexie se présente, alors, comme un « processus de différenciation et de désidentification ». Elle affirme le rôle thérapeutique de la fratrie, mais, également, son rôle possiblement anti-thérapeutique.

27Pelegri (2005) isole trois « types » de fratries : 1o La fratrie fusionnelle et dépendante ; 2o la fratrie, dans laquelle la patiente est l’élément sacrifié de la « fratrie tribu » ; 3o la fratrie, qui assure un partage « solidaire » de l’héritage transgénérationnel. Elle souligne que ces fonctionnements deviennent pathologiques, seulement s’ils se chronicisent ou se figent comme un modèle de fonctionnement permanent.

28Dans les banques de données consultées, avec les mots-clefs relatifs à la fratrie et l’anorexie, mis à part quelques études qualitatives, dont nous venons de donner des exemples, la plupart des travaux répertorient et décrivent l’impact de variables isolées, à l’aide d’outils standardisés (échelles auto-administrées ou non, en direction des parents, des patientes et des frères et sœurs). Les échantillons vont de 17 à 350 sujets, avec, souvent, un groupe contrôle de personnes atteintes d’une autre pathologie.

29Les études se concentrent, le plus souvent, sur des couples : patiente/sœur, frère (Holliday, Tchanturia et coll., 2005) ; patiente/parent (Honey, Halse, 2007) et font, systématiquement, l’impasse sur l’analyse de la complexité de la dynamique de l’ensemble du groupe-fratrie.

30Via les frères et sœurs, les chercheurs testent le caractère génétique de la pathologie (Karwautz, Rabe-Hesketh et coll., 2001) et/ou l’impact de l’environnement dans son déclenchement (attitude des parents, événements familiaux) (Klum, Wonderlich et coll., 2002). Des études évaluent l’importance de l’impact de la maladie sur la santé psychique des frères et sœurs, en le mettant, le plus souvent, en lien avec la morphologie de la fratrie (Latzer, Ben-Ari, Galimidi, 2002).

31De nombreux auteurs soulignent l’origine multifactorielle de cette maladie, en incluant des facteurs biologiques, psychologiques et des évènements de vie, en particulier, des proches (Bulik, 1998 ; Klump et coll., 2002 ; Plomin, Daniels, 1987 ; Karmautz et coll., 2001).

32Avec le caractère héréditaire, c’est le repérage de variables relatives à la morphologie de la fratrie, qui retient le plus l’attention des chercheurs.

33Si Jeammet (1993) soutient qu’il n’existe pas de profil type de fratrie, Bruch (1975), de son côté, montre que l’anorexie serait plus fréquente dans une fratrie féminine, quelle que soit la taille de la fratrie ; Kaganski et Remy (1989) notent que l’émergence de l’anorexie est plus fréquente pour la fille au rang de cadette, d’autant plus que l’écart d’âge est faible. Selon Leglise (1999), l’anorexie est plus fréquente pour l’enfant du milieu, si elle n’est pas l’unique fille de la fratrie ; Verdavaine Dauvisis (1997) estime que la gémellité (homozygote) représente un facteur de risque d’émergence de l’anorexie.

34Le fait que la plupart des études mettent l’accent sur le caractère plurifactoriel et, donc, complexe, de cette problématique, montre tout l’intérêt d’une perspective comme celle qui a été adoptée dans cette étude, qui privilégie l’analyse en fonction de processus, à partir d’études de cas.

Protocole

35Toutes les précautions éthiques et déontologiques ont été prises pour que les données recueillies soient traitées de façon entièrement anonyme, tous les participants et leurs tuteurs pour le mineur ont signé un consentement éclairé.

Population

36Les sujets rencontrés ont entre 12 et 22 ans et les recrutements se sont faits à partir des centres hospitaliers de Rouen, Caen, Paris, Le Havre et Tours, qui pratiquent, tous, les contrats de séparation.

37Les patientes sont atteintes d’une anorexie mentale caractérisée (CIM 10), dont le début date de moins de 18 mois. Nous avons réalisé 24 entretiens avec des sœurs, 2 avec des frères, 21 avec des patientes anorexiques. Le second et le premier entretien ont duré, en moyenne, 30 minutes pour les patientes et 1 h 30 pour le frère ou la sœur.

38Les patientes, surtout lors du premier entretien, ont décrit les liens fraternels en évitant systématiquement toute implication affective dans les récits. Lors du second entretien, certaines ont continué sur ce registre, alors que d’autres ont fait part d’un fort sentiment de culpabilité (elles ont fait souffrir leurs pairs avec leur maladie…). Si, évidemment, leur participation a été librement consentie, il est probable que le fait qu’il se déroule sur le lieu de soin ne les a pas aidées à déployer leur discours.

39Les sœurs et le frère, en revanche, ont exposé longuement leurs émotions, leurs interrogations, leurs craintes, leurs espoirs et leur grande culpabilité de ne pouvoir aider leur sœur et leurs parents. Ils ont, également, décrit ce qui s’est passé, mais en liant les faits aux affects.

40Lors du premier entretien, la question de départ était : « Parlez-moi de vos relations avec vos frères et sœurs, maintenant et avant la maladie. »

41Pour le second entretien, la question de départ était : « Depuis la dernière fois, que c’est-il passé au sein de votre fratrie et avez-vous d’autres choses à dire, suite au premier entretien ? »

42Les entretiens étaient semi-directifs, centrés sur le fraternel. Nous nous étions mis d’accord sur le fait que nous devions explorer 1o les relations fraternelles de l’enfance au moment présent ; 2o les liens intra-fraternels et leurs liens avec les parents et les amis ; 3o la manière dont chacun, à sa manière, vit les troubles alimentaires.

43Une fois la question de départ posée, nous laissions le sujet libre de développer son discours, et c’est seulement à la fin de l’entretien, si un des sujets prévus n’avait pas été abordé, que le chercheur l’abordait de lui-même.

44Lors de la première rencontre, parmi les patientes, 13 sont hospitalisées et, lors de la seconde rencontre, elles sont toutes sorties. Trois patientes ont été vues, alors qu’elles n’avaient jamais été hospitalisées et étaient suivies en ambulatoire.

Éléments descriptifs de la population : patientes, fratries, situations familiales (tableaux 1, 2 et 3)

Tableau 1

Les fratries et leur composition

Tableau 1
12 fratries de 2 enfants 8 fratries de 2 filles 4 fratries d’1 fille et 1 garçon 5 fratries de 3 enfants 2 fratries de 3 filles 3 fratries de 2 filles et 1 garçon 1 fratrie de 8 enfants famille recomposée, 4 garçons, 4 filles 2 fratries de 4 enfants 1 fratrie de 2 filles et 2 garçons 1 fratrie de 3 filles et 1 garçon

Les fratries et leur composition

Tableau 2

Patientes, frères et sœurs, rang dans la fratrie

Tableau 2
Sujets Rang dans la fratrie 20 patientes (moyenne d’âge : 13,7 ans) 9 aînées 7 sont enfants « au milieu » 4 cadettes 19 sœurs/frères (moyenne d’âge : 14,3 ans) 5 aînées 4 sont enfants « au milieu » 10 sont des cadets

Patientes, frères et sœurs, rang dans la fratrie

Tableau 3

Situations familiales

Tableau 3
Parents séparés 7 Parents vivant ensemble 9 Familles recomposées 4

Situations familiales

Éléments descriptifs de la population : patientes, fratries, situations familiales (tableaux 1, 2 et 3)

45Nous n’avons pas pu tirer au sort lequel des frères et sœurs serait rencontré, car, dans toutes les fratries, soit le plus souvent, un seul correspondait aux critères d’inclusion, soit un seul enfant, a accepté de nous rencontrer et/ou était désigné par les parents.

46Pour deux, nous n’avons vu que la sœur anorexique et, pour deux autres, uniquement la patiente. Pour dix fratries, l’un ou l’autre membre de la fratrie ou les deux ont refusé de venir au second entretien.

47Le premier entretien se situe autour de l’annonce du diagnostic, le plus souvent au moment du début de l’hospitalisation, le second environ deux mois après.

48Nous avons souhaité rencontrer deux fois chaque sujet, pour deux raisons : 1o cela permettait de repérer si la mise en route du traitement et le retour au domicile, après l’hospitalisation, avait changé des choses, dans ce que vivait chacun des enfants ; 2) cela leur permettait, entre les deux entretiens, de réfléchir à ce qui avait été dit et de pouvoir revenir sur certains points, pour les nuancer ou encore les approfondir. En suite du premier entretien, certains ont refusé de revenir. Ceux qui ont accepté une seconde rencontre, ont saisi cette occasion pour aller plus loin sur certains thèmes, pour rapporter un épisode particulier, mais aussi pour parler de l’évolution des relations au sein de la famille et de la fratrie et des espoirs et des craintes que soulèvent le retour à domicile, pour la patiente comme pour ses frères et sœurs.

49Ces entretiens ont eu un impact affectif important sur ceux qui ont accepté d’y participer. En effet, parler des relations fraternelles, de la culpabilité, du sentiment d’impuissance et de la perceptible incompréhension entre frères et sœurs est, de toute évidence, difficile. Certains ont allégué clairement les raisons de leur refus de venir une seconde fois, disant qu’il « fallait oublier » et qu’en parler « remuait la souffrance » ou encore « tout a été dit la première fois ». Pour d’autres, seul le refus de continuer a été signifié.

50Nous posons l’hypothèse que les problèmes de loyauté filiale et fraternelle, mentionnés dans bon nombre d’entretiens, sont, en partie, à l’origine de cette difficulté à parler et, par conséquent, de ce non-désir de participer à un second entretien.

51Il est évident que certains enfants et certains parents profitent de l’occasion de cette recherche pour avoir celle de rencontrer un psychologue. Dans deux cas, le chercheur a été incité à proposer, à la sœur rencontrée, de consulter pour elle ; il en a été fait part à ses parents.

52Ceci conduit à rappeler que les pratiques de recherche sur les sujets « a-symptomatiques » sont loin d’être anodines. Rencontrer la sœur d’une patiente anorexique, dans le lieu de soin de cette dernière, produit des effets que le chercheur doit, absolument, prendre en compte. C’est là que le formulaire de consentement éclairé, signé des parents et de leur enfant, prend toute son importance. Il y était spécifié : « Si au cours de cette étude une pathologie était détectée chez l’un des sujets y participant, des soins avec prise en charge adaptée par une équipe extérieure à la recherche lui seront proposés ».

Analyse du corpus

53Tous les entretiens de recherche ont été enregistrés et retranscrits intégralement : les silences, les rires, les hésitations, la manière de parler, ont été notés.

54Une première grille d’analyse thématique (Bardin, 1977) a été testée en double aveugle, puis modifiée après une première application (tableau 4).

Tableau 4

Grille d’analyse du contenu

Tableau 4
1 – Temps de l’enfance 2 – Temps de l’adolescence 3 – Temps de la maladie a) Événements de la vie de la famille b) Liens aux parents c) Liens aux pairs d) Liens aux frères et sœurs Maladie Histoire Sens donné à la maladie et son rapport avec l’histoire fraternelle Stratégie de celui qui parle par rapport à la maladie (tentative pour faire manger, banalisation, demande d’aide, fuite, exclusion…) quand cela a un lien avec le fraternel. Séparation et répercussions sur le fraternel. Perception des médecins et des relations avec le milieu médical.

Grille d’analyse du contenu

55Une fois chaque entretien dépouillé selon cette grille, notre démarche interprétative s’est appuyée sur l’analyse de : 1o la fréquence d’occurrence de chacun des thèmes, mots, expressions et leurs co-occurrences (analyse fréquentielle) ; 2o leur ordre d’apparition dans le discours (analyse structurale) ; 3o la forme du discours (désorganisation de la structure des phrases, lapsus, désorganisation du temps discours, intonations, silences, rires, etc.).

Résultats

56Au sein d’une même fratrie, les thèmes sont évoqués d’une manière assez semblable. Ils varient entre le frère ou la sœur et la patiente, seulement dans l’importance qui leur est donnée et dans la tonalité affective qui y est associée. Par exemple, nous n’avons jamais eu une adolescente qui disait qu’elle s’entendait bien avec sa sœur, alors que cette dernière affirmait le contraire.

57Pour les patientes, plus particulièrement encore que pour les frères et sœurs, le second entretien a été l’occasion de parler du lien fraternel dans sa dimension affective, un peu plus longuement. Elles sont, toutefois, restées plus réticentes sur ce thème, qui, visiblement, les mettait extrêmement mal à l’aise. C’est seulement lors du second entretien, que deux patientes diront n’avoir rien maîtrisé de ce qui leur est arrivé, y compris dans leur manière de réagir aux tentatives d’aide de leurs frères et sœurs. Elles se sentent, alors, très coupables. Notons que cet aspect de ce qu’elles vivent est, finalement, peu exploré par les soignants, qui se préoccupent de la pathologie. Nous pouvons penser que nos interrogations ont fait rupture avec les questions auxquelles elle était « habituée » à répondre à l’hôpital, à propos de leurs troubles.

58Notons, enfin, que, dans tous les entretiens, les frères et sœurs ont, tous, déploré que personne ne prenne vraiment le temps de les informer. Quand ils se renseignent par eux-mêmes, ce qui n’est pas systématique, ils n’ont ensuite pas l’occasion d’en rediscuter avec un adulte ou avec d’autres personnes de leur âge. Évidemment, le mot « information » est à entendre dans son acception large. S’il est question de « savoir », il est, surtout, question de besoin d’écoute, de nécessité de confronter ses questions à celles des autres pour rompre avec une solitude douloureuse, dans laquelle la culpabilité pèse d’un très grand poids.

59Des mots reviennent dans quasiment tous les entretiens :

601o Le mot « bizarre », à propos de la manière dont l’anorexie envahit progressivement la vie de la famille et du comportement de la patiente, de plus en plus incompréhensible et énigmatique. Notons que le jeune se trouve très seul avec son sentiment d’étrangeté inquiétante.

612o Le mot « peur », à propos de la mort qui, dans certains entretiens, se dit « trouille » et, dans deux autres, « panique ». Ce sont davantage les sœurs, qui utilisent ces trois mots, mais deux patientes l’emploient également, mais seulement lors du second entretien.

623o Enfin, le mot « manque de contact », qui revient pour qualifier ce que tous ressentent durant les hospitalisations. Seul, le courrier apaise la souffrance, qui naît de ce manque.

63Conformément à ce que dit la littérature, la mère est le personnage familial le plus cité. Toutefois, si le père est parfois totalement absent du discours, dans deux cas, il a une place centrale. Il s’agit de couples divorcés et, dans l’un des cas, c’est le père qui a la garde des enfants.

64Mis à part les fratries dans lesquelles une tante (deux fratries) et une grand-mère (deux fratries) jouent un rôle capital, les sujets ont peu parlé de leur famille élargie.

65Dans la moitié des cas, la famille du père et celle de la mère sont investies différemment par chacun des enfants rencontrés. Dans sept cas de fratries, il y eut des difficultés importantes dans la fratrie du père et/ou de la mère, mais les sujets ne s’attardent pas sur ce thème. Dans un seul cas, la sœur met en lien ce qui se passe dans sa propre fratrie avec ce qui s’est passé dans celle de sa mère (rivalité intense et jalousie entre les enfants).

66Des résultats obtenus rappellent ce qui a été repéré chez les frères et sœurs confrontés au handicap et à la maladie – difficultés à comprendre l’autre, à s’identifier à lui, transformation de l’agressivité en sollicitude, culpabilité et honte, atteinte des images parentales… – (Scelles, 1998 ; Oppenheim, 1993), toutefois, certains thèmes apparaissent plus spécifiques à ces situations-là :

67– Ce qui inquiète les frères et sœurs ne sont pas tant les transformations corporelles de la patiente, que sa manière d’être, de parler, d’interagir en famille et, parfois, avec les amis. Même en faisant des efforts, les frères et sœurs échouent à nouer des liens entre « la sœur d’avant » et celle de « maintenant » et ne peuvent imaginer la sœur « d’après ».

68– La crainte de l’évolution létale de la maladie, et, en association, tentative de suicide d’un membre de la famille et/ou du frère, qui a été rencontré.

69– La tension familiale, qui augmente au fur et à mesure de l’évolution des troubles et les modifications d’alliances entre enfants et parents-enfants, que la pathologie provoque.

70Certains thèmes ont des implications particulières sur le plan clinique et ouvrent des pistes pour l’aide à apporter aux patientes et à leurs frères et sœurs.

Souffrance et inquiétude vécues dans la solitude

71Les frères et sœurs rencontrés sont, manifestement, en souffrance, à tous les stades de l’évolution de la maladie. Au début de la maladie, ils se sentent douloureusement impliqués dans ce qui se passe et vivent des conflits de loyauté fraternelle, quand ils sont conduits à « dénoncer » la patiente quand elle vomit, ne mange pas ou encore jette la nourriture en cachette.

72Lors de l’hospitalisation, ils se sentent oubliés, exclus et douloureusement impuissants. À la sortie, ils craignent les rechutes et ne savent pas ce qu’ils peuvent et doivent faire pour éviter que « tout recommence ».

73À chacune de ces étapes, pour protéger leurs parents, en raison de leur culpabilité, les frères et sœurs font en sorte que ce qu’ils vivent ne se « voit » pas trop ; ils se cachent pour pleurer, masquent leurs pensées, taisent leurs questions et se mettent au service de la patiente et de leurs parents. Ceci paraît, toutefois, moins net lors du second entretien où, dans trois cas en particulier, un processus de distanciation s’est opéré.

74Les frères et sœurs n’imaginent aucun secours, ni du côté des amis, ni du côté de la famille et, encore moins, du côté des médecins ou, plus généralement, des soignants. Notons que trois frères et sœurs ont abordé des tentatives de suicide qui, dans deux cas, n’ont fait l’objet d’aucune prise en charge particulière. Ce n’est que lors du second entretien que, parfois, la patiente dit avoir eu conscience de ce que vivait sa fratrie. Elle en conçoit, alors, une douloureuse culpabilité.

Identification/différenciation entre frères et sœurs

75Il apparaît que l’impact de la maladie sur le lien fraternel dépend de la manière dont la patiente et son frère ou sa sœur sont parvenus, avant la maladie, à jouer souplement entre eux des processus d’identification et de différenciation. De fait, dans un couple fraternel, où il y a une confusion identitaire, la maladie, incarnée chez l’une, atteint, sur le plan imaginaire et fantasmatique, les deux enfants. Mais, même dans les autres situations, il arrive, souvent, qu’à un moment de la maladie, le frère ou la sœur non malade se sente affecté dans son propre corps par ce qui arrive à l’autre. Une sœur dit : « Quelqu’un qui se mutile, par exemple, et qu’on aime, ça nous fait souffrir, même si ce n’est pas nous qui nous mutilons. »

76Dans les entretiens de trois fratries, on note des expressions peu claires, des ruptures dans le discours, qui entretiennent une confusion sur l’identité de celle qui est malade (la personne hospitalisée ou la sœur supposée non-malade…) ou même de celle dont il est question. Par exemple, les passages du « je » au « nous » ou au « on » sont fréquents dans la même phrase. Dans deux cas, il s’agit de jumelles, qui ont fait des régimes, l’une l’ayant arrêté, quand l’autre le poursuivait, et ont toujours eu un rapport particulier au poids et à la nourriture et, dans le troisième, la sœur non malade souffre d’une allergie qui, depuis l’enfance, l’oblige à suivre un régime alimentaire strict.

77Ainsi, si, avec les parents, la problématique est celle de la séparation, pour les frères et sœurs, c’est celle de la différenciation, qui semble être assez centrale.

Une temporalité qui appelle à une évolution du soutien à apporter aux frères et sœurs

78Comme la patiente, les frères et sœurs soulignent que ce qui se vit dans le lien fraternel, évolue à chacune des étapes du développement de la maladie :

79– Avant le déclenchement du comportement anorexique, ils rappellent une enfance « ordinaire », faite, selon les cas, de jalousies, de rivalités, de moments de complicités. Il est évident, pour tous, que le sens et le vécu du symptôme s’appuient sur l’état actuel et l’histoire des liens propres à chacune des fratries. Ainsi, il est clair que chacun des enfants, en fonction de sa personnalité, de son âge, de son histoire dans la famille et avec la patiente vit, de manière différente, les troubles alimentaires.

80– Le début de la maladie commence, souvent, par l’imitation du régime fait par un membre de la famille ou par des plaintes d’être trop grosse, qui paraissent injustifiées. À ce stade, les frères et sœurs essaient différentes stratégies pour tenter d’infléchir l’évolution de la maladie (montrer l’exemple, agresser, « jouer l’indifférence »…). Ces stratégies se font en synergie ou en opposition avec celles des parents. Il arrive, souvent, que la patiente demande, à sa sœur, de l’aider à déjouer les manœuvres des parents pour l’obliger à manger. La patiente ne parle pas de ces tentatives d’aide de la part de la fratrie, sauf pour deux sujets et seulement lors du second entretien.

81– Lorsque l’idée d’une maladie s’impose, il ne devient, alors, plus possible de parler de nourriture entre frères et sœurs, sans que cela génère des conflits et des tensions, puis il ne devient plus possible, du tout, de parler avec la patiente. Progressivement, l’enfant non malade se rapproche des adultes. S’il se sent ainsi utile, toutefois, il a le sentiment de rompre avec la loyauté fraternelle en passant dans le « camp des adultes ». De son côté, la patiente décrit un isolement progressif, sans l’associer à des affects. Chacun repère que l’atmosphère dans la famille se fait de plus en plus lourde. À ce stade, il n’y a plus d’expression d’agressivité intra fraternelle, mais des affects dysphoriques massifs et envahissants, vécus dans une grande solitude.

82– Durant l’hospitalisation, les frères et sœurs se sentent exclus : on ne leur demande plus rien et ils ne savent plus rien. La vie à la maison redevient plus paisible, mais l’absente pèse par le vide qu’elle laisse. Les frères et sœurs se sentent inutiles et coupables ; ils se plaignent de devoir informer les professeurs, les amis sur l’état de leur sœur, alors qu’ils savent peu de choses de la maladie et de son évolution. Si patientes et frères et sœurs s’accordent pour reconnaître la nécessité de l’hospitalisation, tous regrettent la séparation totale de la famille. Toutefois, beaucoup disent que la souffrance, qui résulte de la séparation, les a paradoxalement amenés à se rapprocher et à se parler, dans un second temps.

83– Après l’hospitalisation, à nouveau, les frères et sœurs peuvent se sentir actifs. La patiente et sa sœur ou son frère savent que la guérison demandera du temps, que les rechutes sont possibles et ils ne savent pas comment les éviter. Les frères et sœurs expriment la certitude qu’il faut que la patiente soit occupée et surveillée. Tous se demandent, aussi, comment, après cet épisode douloureux, qui a bouleversé les relations entre enfants, mais aussi entre enfants et parents, la séparation entre la patiente et ses parents pourra se faire, sans trop de risque de rechute, faute de surveillance, pour la patiente.

84Durant ces étapes, chez tous, progressivement, l’histoire et l’état des liens familiaux sont revus et relus à la lueur du présent de la maladie.

Culpabilité

85Si la littérature rapporte souvent la culpabilité de la jeune fille anorexique, peu de chose sont écrites sur la culpabilité de ses frères et sœurs, qui est, pourtant, apparue massivement dans les entretiens. Cette culpabilité, déjà repérée dans les cas d’enfants confrontés à la maladie, à la mort d’une proche, a de multiples dimensions : culpabilité en lien avec un sentiment de rupture de loyauté filiale, mais, surtout, fraternelle ; culpabilité de ne pas avoir su donner envie à la sœur de vivre, de se faire plaisir ; culpabilité de s’être réjoui, à un moment, de voir la sœur, parfois « brillante », tomber de son piédestal en devenant faible et malade, à protéger, mais pas à admirer… La liste pourrait s’allonger, cette culpabilité met en cause, à la fois, le lien aux parents et celui au frère et peut conduire le frère à se mettre en danger pour se punir, à partir de la maison rapidement ou, au contraire, à y rester pour tenter une réparation.

Processus d’adolescence et sexualité

86Dans le discours des sujets rencontrés, la difficulté de séparation de la famille apparaît comme une conséquence de la maladie et non comme ayant été à son origine. S’il n’est pas étonnant que la patiente anorexique n’ait pas parlé de féminité ou de sexualité, il est intéressant de noter que les membres de la fratrie ont fait de même. Une seule patiente, au second entretien, dit craindre que sa maladie ait entravé sa capacité à procréer.

87Cette absence des questionnements spécifiques à l’adolescence, suggérée, dans la partie théorique, dans le discours, à un moment où la fratrie est, elle-même, confrontée à ces questions, conduit à formuler l’hypothèse que l’épisode d’anorexie mentale peut contribuer à entraver, chez les frères et sœurs, le déploiement du processus d’adolescence.

Discussion

88Les fratries rencontrées ont, toutes, des histoires différentes et cette étude qualitative montre à quel point l’étude, au cas par cas, est riche. Parmi les vingt fratries qui ont été rencontrées :

  1. trois frères et sœurs se vivent comme des doubles : ce qui arrive à l’un arrive à l’autre, dans une confusion identitaire troublante et inquiétante. On peut poser l’hypothèse que les différenciations, qui ne peuvent se vivre sur le plan psychique, sont actées par des manifestations « visibles », qui atteignent le corps de l’un, au risque qu’il meurt. Il s’agit de se demander si c’est en raison d’une perturbation du lien mère-enfant que les enfants ne sont pas parvenus à se différencier l’un de l’autre. Hypothèse à laquelle cette étude ne permet pas de répondre.
  2. treize frères et sœurs, mieux différenciés, ne savent plus quelle place occuper dans la famille, la maladie bousculant les rôles et les places de chacun dans la famille. En particulier, il s’agit de savoir ce que devient l’alliance parents/enfants nonmalades quand la patiente guérit.
  3. un frère et une sœur avaient très peu de liens, avant la maladie, en raison de la différence d’âge et/ou de leur situation familiale (divorce, remariage). Dans ce cas, la maladie a conduit les enfants à se sentir affectés par ce qui arrive à l’autre, avec des réactions diverses : culpabilité ; fuite ; création d’une nouvelle relation…
À chaque étape de la maladie, le lien fraternel et celui de la fratrie aux parents sont mobilisés de manière spécifique, et l’aide à apporter doit se moduler, au cas par cas, en tenant compte de ce qui est en jeu et qui pose problème à ce moment-là, de manière particulière, pour chacun et pour le groupe.

Conclusion

89Cette étude, qui se centre sur le temps du début de l’épisode d’anorexie mentale et son évolution durant les deux à trois premiers mois des soins, montre combien cet « événement » conduit les enfants à revoir l’histoire de leur fratrie et à en imaginer un devenir, en regard de ce que la pathologie a provoqué comme modifications dans les liens familiaux et fraternels.

90Il est impossible d’ignorer à quel point certains frères et sœurs ont paru déprimés, avec des idées suicidaires et combien, également, ils se sentaient seuls en quête de pistes pour aider leurs parents et leurs sœurs et pour alléger leur culpabilité et se sentir actifs. Il est évidemment impossible, dans cette étude, de définir si ces difficultés ont préexisté à la maladie ou en sont la conséquence, tel n’était pas notre propos.

91Notons que leur impuissance face à l’évolution inexorable de la pathologie entre en résonance avec les conflits propres à l’adolescence rappelés en introduction, vis-à-vis des imagos parentales et de l’accession à la sexualité. Il est évident que l’anorexie mentale mobilise un travail psychique sur le complexe fraternel, qui, à ce jour encore, reste, pour les professionnels, dans l’ombre du lien filial et, plus particulièrement, de celui à la mère.

92L’irruption de la maladie chez l’un des enfants – maladie potentiellement létale et qui, de fait, isole dans la réalité, mais, aussi, sur le plan imaginaire et fantasmatique, l’enfant anorexique de sa fratrie – conduit chaque enfant à repenser sa place dans sa famille. C’est, en effet, les limites et les fonctions des sous-groupes fratrie et parent qui sont en cause, bousculées, ce qui exige de chacun des enfants un travail psychique douloureux et potentiellement « traumatogène ».

93Nous faisons l’hypothèse que la difficulté que la patiente a eu à parler de ses liens fraternels ne signifie pas qu’ils n’aient pas d’importance, à ce moment là ou auparavant, mais qu’ils restent dans l’ombre, entravant la possibilité d’être utilisés dans le processus de séparation des parents, entre autres.

94Cette étude exploratoire ouvre la nécessité de poursuivre les travaux sur ce que vit la fratrie, avant, pendant et après l’hospitalisation, en tenant compte de la dimension de dépendance vis-à-vis de l’entourage propre à l’anorexie mentale et d’explorer davantage ce qu’il en est du lien fraternel chez la patiente, en le situant dans les fonctions particulières potentielles de ce lien, précisément à l’adolescence.

Notes

  • [*]
    Laboratoire Psy-NCA, Université de Rouen, 28 rue Georges Clémenceau, 91400 Orsay
    <scelles@free.fr>
  • [**]
    Université de Rouen, CHU-CH Rouvray.
  • [***]
    CH Rouvray, détachée au CHU de Rouen.
  • [****]
    Université Tours.
  • [*****]
    CHU Tours.
  • [******]
    CHU Rouen.
  • [1]
    Financée par la « Fondation Wyeth pour la santé de l’enfant et de l’adolescent » et la « Fondation Novartis ». Responsables scientifiques : Priscille Gerardin et Régine Scelles.
Français

Résumé

Cette étude s’intéresse à la fratrie de la jeune fille anorexique mentale. Objectif : appréhender ce qui se joue entre frères et sœurs au décours de l’annonce du diagnostic d’anorexiementale et deuxmois après.Protocole : 47 entretiens semi-directifs de recherches, réalisés auprès de patientes anorexiques et d’un de leur frère ou sœur, soit sur 20 fratries. Les entretiens ont été analysés à l’aide d’une grille d’analyse thématique. Résultats : l’anorexie a un impact important sur le lien fraternel, qu’il convient de prendre en compte dans le soin. En particulier, les frères et sœurs expriment une souffrance vécue dans une grande solitude. Conclusion : cette étude montre la nécessité 1o de mieux informer les frères et sœurs sur la maladie ; 2o de prendre en compte les difficultés qu’ils vivent ; 3o d’explorer davantage ce qu’il en est du lien fraternel chez la patiente.

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Régine Scelles [*]
  • [*]
    Laboratoire Psy-NCA, Université de Rouen, 28 rue Georges Clémenceau, 91400 Orsay
    <scelles@free.fr>
Priscille Gerardin [**]
  • [**]
    Université de Rouen, CHU-CH Rouvray.
Mélanie Bénard [***]
  • [***]
    CH Rouvray, détachée au CHU de Rouen.
Geneviève Bréchon [****]
  • [****]
    Université Tours.
Marc Fillatre [*****]
  • [*****]
    CHU Tours.
Sophie Latreille [******]
  • [******]
    CHU Rouen.
Marc-Antoine Podlipski [******]
  • [******]
    CHU Rouen.
Catherine Touati [*****]
  • [*****]
    CHU Tours.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2011
https://doi.org/10.3917/bupsy.501.0279
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