1Dans de nombreuses parties du monde, les inégalités établies entre les sexes se reflètent dans les intentions de fécondité des couples, qui sont genrées parce qu’ils placent différentes attentes sur leurs enfants selon leur sexe ; dans plusieurs pays d’Asie notamment, la majorité des couples désire engendrer au moins un fils. Si le développement économique et l’urbanisation tendent à réduire les différences entre les valeurs accordées aux enfants selon leur sexe [Chung, Das Gupta, 2007], le changement social est lent et dans nombre de pays émergents persistent des préférences genrées. Dans un contexte global où le contrôle de la fécondité se renforce, les stratégies reproductives évoluent : après avoir agi sur le calendrier, le nombre et l’espacement des naissances grâce à la contraception, les couples peuvent désormais être tentés de choisir le sexe de leurs enfants. Le plus souvent, ils emploient différentes stratégies pour concevoir et donner naissance à un garçon, mais n’interviennent pas lorsque le fœtus se révèle être féminin. Cependant, cet objectif reproductif genré peut aboutir parfois à différents types de pratiques discriminatoires. Ces discriminations peuvent être prénatales, en empêchant la naissance de filles non désirées, ou postnatales, conduisant à leur surmortalité. Au Vietnam, le recours aux avortements sexo-sélectifs entraînant un déséquilibre du rapport de masculinité à la naissance est apparu tardivement en comparaison d’autres pays asiatiques, mais il s’est développé rapidement depuis le tournant du xxie siècle : selon les données du Bureau national de la statistique, il naît aujourd’hui environ 112 garçons pour 100 filles dans le pays, chiffre qui dépasse 125 dans certaines provinces [1]. Le gouvernement vietnamien a cherché à contrer ce phénomène et à interdire la pratique dès qu’elle est apparue dans les grandes villes du pays au début des années 2000 ; pourtant, la promulgation de la loi interdisant la détermination du sexe du fœtus lors des échographies a au contraire correspondu à l’augmentation rapide du recours aux avortements sexo-sélectifs [Guilmoto et al., 2018].
2Dans ce contexte, il apparaît intéressant de s’interroger sur les logiques sociales genrées expliquant la persistance de la préférence pour les garçons, qui divergent des logiques politiques visant à contrer des conséquences dramatiques sur la structure de la population. Plutôt qu’une approche quantitative du déséquilibre de la masculinité à la naissance, nous privilégierons ici une approche in situ de la problématique. À travers une étude des rôles de genre au sein des couples et des familles, basée sur trois enquêtes qualitatives menées dans le nord et le sud du Vietnam en 2012-2013, et une analyse des programmes locaux de lutte contre la sélection sexuelle prénatale, cet article se propose d’analyser de quelle manière la sélection sexuelle prénatale est débattue au Vietnam. Après un résumé de la masculinisation rapide des naissances vietnamiennes et une présentation des données, nous décrirons les logiques de préférence exprimées par les individus d’une part, et les politiques qui s’adressent à la pratique de l’avortement sexo-sélectif plutôt qu’aux logiques genrées sous-jacentes d’autre part.
Contexte : l’émergence soudaine de la sélection sexuelle prénatale
3Les démographes conviennent généralement que le recours aux avortements sexo-sélectifs émerge dans certains pays lorsque trois conditions préalables sont réunies, selon le cadre théorique développé par Guilmoto [2009 ; 2012] à partir de celui de Coale, qui analyse la baisse de la fécondité. Il apparaît en effet que les pays où se développe la pratique de la sélection sexuelle prénatale témoignent tous – à des degrés inégaux et pour des raisons différentes – d’une forte préférence pour les garçons (facteur de demande), d’un accès aux technologies de sélection (facteur d’offre) et d’un taux de fécondité en baisse (facteur de pression).
4La préférence pour les garçons au Vietnam est ancienne, bien que les raisons sous-jacentes soient en constante évolution au sein de la famille, de la communauté et de la société, comme nous allons le voir dans cet article. Celle-ci a pris une nouvelle dimension lorsque la politique de planification familiale s’est durcie : en 1988 est proclamée la politique de limitation à deux enfants par famille [Scornet, 2006]. La famille restreinte devient une norme intériorisée par les couples, à la fois en raison de campagnes efficaces faisant la propagande du contrôle de la fécondité pour obtenir une descendance restreinte et de « qualité » [Gammeltoft, 2014], mais également parce que les enfants deviennent objets d’investissements croissants, notamment éducatifs, dans un contexte où le contrat intergénérationnel [2] [Croll, 2006] est plus que jamais central, en raison du vieillissement de la population. Le seuil de remplacement des générations, soit 2,1 enfants par femme a été atteint en 2005 [Luu, 2016]. Alors que dans la société vietnamienne, malgré la préférence pour les garçons, il n’y avait pas de traces de discrimination manifeste envers les filles, telles que les infanticides ou la négligence de soins entraînant une surmortalité des petites filles, avec la baisse du niveau de fécondité, les couples risquent de ne pas avoir de fils [3]. En quelque sorte, avoir une fille est une opportunité perdue d’avoir un fils [Eklund, 2011], puisque la stratégie consistant à avoir des enfants jusqu’à ce qu’un garçon naisse est de moins en moins envisageable. Les couples se retrouvent donc pris entre deux normes : d’une part, une norme sociale selon laquelle avoir deux enfants permet d’améliorer le bien-être individuel pour développer in fine la société (facteur de pression), d’autre part une norme de parenté selon laquelle avoir un fils est nécessaire pour assurer la transmission de la lignée (facteur de demande).
5Au début des années 2000, alors que le recours à l’avortement est légal depuis plusieurs décennies et largement utilisé pour réguler la fécondité, l’offre de soins s’intensifie dans le champ de la reproduction et les nouvelles technologies telles que les échographies se développent, dans le but d’améliorer la santé maternelle et néonatale. Leur usage est toutefois détourné pour déterminer le sexe pendant la grossesse, mais également pour aider à concevoir un fils en diagnostiquant la période d’ovulation (facteur d’offre). Cette technique, utilisée dans le traitement de la stérilité, est désormais populaire pour que les couples puissent concevoir un garçon plutôt qu’une fille. En effet, la croyance est répandue que les spermatozoïdes portant le chromosome Y sont plus petits et rapides que les spermatozoïdes portant le chromosome X : un rapport sexuel ayant lieu à la fin de l’ovulation permettrait ainsi de concevoir un garçon. Cette théorie, tirée du livre de Shettles et Rorvik intitulé How to choose the sexe of your baby, a toutefois été définitivement rejetée par une étude menée sur 947 naissances à la fin des années quatre-vingt-dix [Gray et al., 1998]. Mais les cliniques privées continuent d’exploiter cette croyance en promouvant cette technique préconceptionnelle réputée « scientifique ». Le « marché » de la préférence pour les garçons se révèle extrêmement lucratif [Tran, 2012].
6Cette offre croissante est à la fois une solution et une contrainte [Becquet, 2015]. En effet, les couples pris entre les contraintes étatiques (faible fécondité) et familiales (préférence pour les garçons) peuvent désormais adopter une nouvelle stratégie, la sélection sexuelle prénatale, pour s’assurer la naissance d’un garçon. Cette possibilité représente cependant une nouvelle contrainte, puisque les couples n’ont plus l’excuse du hasard, du « manque de chance ». Ce ne sont plus seulement la nature ou le destin qui expliquent la composition de la descendance, car le choix est désormais possible : avec la contraception, l’avortement et désormais l’échographie, la descendance peut se construire. Cette nouvelle offre a donc modifié la demande et engendré une forme extrême de maîtrise de la fécondité et une discrimination directe envers les filles qui était inexistante jusqu’alors. Une partie des couples vietnamiens va commencer à recourir à la sélection sexuelle prénatale, causant un déséquilibre des naissances selon le sexe.
7Ce déséquilibre a été avéré à l’échelle nationale avec le recensement de 2009 (mais la masculinisation des naissances a réellement commencé en 2003). L’aggravation du déséquilibre a été rapide jusqu’à atteindre environ 112 naissances de garçons pour 100 naissances de filles, selon l’enquête intercensitaire de 2014 [Becquet, Guilmoto, 2018]. Ce chiffre recouvre toutefois de fortes variations régionales, socioéconomiques et selon la taille et la composition sexuelle de la descendance. Premièrement, il existe d’importantes disparités territoriales : le déséquilibre du rapport de masculinité à la naissance (RMN) est très marqué dans le delta du fleuve Rouge au nord (117 garçons pour 100 filles) qui est le berceau de l’ethnie majoritaire kinh de tradition patrilinéaire et patrilocale, mais presque inexistant dans les hauts plateaux du Centre (107) peuplés majoritairement de minorités ethniques avec une fécondité élevée et dont les normes de parenté sont très hétérogènes. Le RMN est de 112 dans la région Sud-Est, fortement urbanisée – elle comporte la mégalopole de Hô Chi Minh-Ville – et la plus prospère du pays, qui pourrait avoir connu une masculinisation précoce [Bélanger et al., 2003] liée à sa faible fécondité (1,7 enfant par femme dès 2009) ; toutefois, le déséquilibre est moindre qu’au nord, ce qui peut s’expliquer par le peuplement historiquement proche des traditions bilatérales du Sud-Est asiatique [Haines, 2006 ; Becquet, 2016]. Les naissances masculines se situent entre 109 et 111 dans les trois autres régions, soit légèrement en dessous de la moyenne nationale [Becquet, Guilmoto, 2018].
8Deuxièmement, le RMN augmente avec le niveau de vie (de 105 à 111 selon les quintiles socioéconomiques en 2009) et le niveau d’éducation (de 108 chez les femmes ayant arrêté à l’école primaire à 114 chez les femmes ayant étudié à l’université) : les couples les plus riches et les plus éduqués sont ainsi les premiers à avoir eu recours aux avortements sexo-sélectifs [Unfpa, 2010]. Mais il apparaît qu’en l’espace de cinq ans la pratique s’est diffusée chez les couples les moins aisés (RMN de 107 en 2014, qui atteint 113 chez les plus riches) et les femmes les moins éduquées (RMN de 111 chez les femmes ayant arrêté l’école en primaire, qui atteint 115 chez les femmes ayant étudié à l’université).
9Toutefois, ce sont le rang de naissance et la composition sexuelle de la fratrie qui apparaissent les plus déterminants dans les variations du RMN. Celui-ci est très déséquilibré dès la première naissance (110) – ce qui montre que les couples anticipent le hasard biologique –, mais également à la seconde naissance en l’absence de frère aîné (111 contre 105 lorsque le premier enfant est un garçon). Surtout, les naissances de rang 3 et plus atteignent un RMN égal à 148 garçons pour 100 filles après deux naissances de filles (contre 107 lorsqu’il y a un frère aîné). Il apparaît ainsi que les avortements sexo-sélectifs sont utilisés au Vietnam comme un moyen de construire sa descendance [Becquet, Guilmoto, 2018]. Notons cependant que le déséquilibre de 112 naissances de garçons pour 100 filles correspond à 3,3 % de naissances masculines en excès (7 naissances sur 212). Ce phénomène est donc particulier puisqu’une pratique largement minoritaire a des conséquences très importantes sur la structure de la population et donc sur l’ensemble de la société. Il existe en réalité une diversité de stratégies et de degrés de disposition à intervenir sur le sexe des enfants à naître [Becquet, 2015].
Données et méthodologie
10Les enquêtes se sont déroulées dans trois provinces présentant des niveaux différents du rapport de masculinité à la naissance dans le recensement de 2009. Deux enquêtes se sont déroulées dans le delta du fleuve Rouge au nord : à Hai Duong en octobre 2012 (120,2 naissances de garçons pour 100 filles) et à Hanoï en novembre 2013 (113,2). La troisième enquête a été menée en janvier 2013 à Ninh Thuân, une province située au sud de la côte centrale (110,8). Ces trois provinces présentaient également des particularités intéressantes à exploiter. Premièrement, Hai Duong affiche l’un des déséquilibres les plus marqués du Vietnam et est peuplée à 99,6 % de Kinh (l’ethnie majoritaire et patrilinéaire), ce qui a permis de conduire des entretiens dans un contexte où la pression pour avoir un fils semble exacerbée, en comparaison du reste du pays. Deuxièmement, Ninh Thuân se situe au croisement de deux systèmes de normes, puisqu’une grande partie des Cham (minorité matrilinéaire) y demeure, ainsi que des Kinh identifiés comme patrilinéaires ; il s’agissait de comparer leurs intentions et comportements de fécondité. Enfin, la province de Hanoï a été choisie afin de questionner les raisons avancées pour la préférence pour les garçons – le culte des ancêtres et le soutien aux parents âgés – dans un milieu urbanisé et proche de la métropole, où nous pouvons imaginer que la transmission de la propriété ou la corésidence se pensent autrement. Dans chaque province ont été enquêtés un district rural et un district urbain, ainsi qu’un district périurbain à Hanoï, afin d’élargir les catégories socioéconomiques des personnes inclues dans l’échantillon.
11Ces trois enquêtes qualitatives reposent sur des entretiens semi-directifs, conduits afin d’observer les pratiques reproductives et les comportements de fécondité de parents vietnamiens, ainsi que la préférence de genre et les différences entre garçon et fille au sein d’une fratrie. Les hommes et les femmes ont été interrogés séparément, à propos de leur profil socioéconomique, leur mariage, leurs comportements reproductifs, ainsi que sur des normes culturelles spécifiques (le culte des ancêtres, l’héritage et l’aide aux parents âgés) et leur connaissance de la problématique de la masculinité des naissances. Ces entretiens ont été réalisés avec l’aide d’une interprète qui m’a assistée durant ces trois enquêtes. Des entretiens de groupe exclusivement féminins ou masculins ont également été organisés afin d’analyser les rapports familiaux intergénérationnels et la pression familiale et communautaire qui s’exerce autour du sexe de l’enfant à naître. Les trois enquêtes ont un échantillon similaire regroupant des personnes ayant seulement des filles, interrogées séparément des personnes ayant un ou plusieurs fils. Au total, 73 individus – tous mariés – ont été enquêtés [4].
12Des réunions ont enfin été organisées dans les trois provinces avec des organisations civiles telles que l’Union des femmes ou l’Union des paysans, avec le Comité populaire aux niveaux provincial et communal, ainsi que le Bureau provincial pour la population et la planification familiale, afin de cerner les politiques et les campagnes locales mises en place pour lutter contre la sélection sexuelle prénatale.
Le Dôi Moi et la résurgence des « traditions » familiales
13En décembre 1986, le sixième congrès du Parti communiste vietnamien met en place une réforme économique intitulée le Đổi mới (littéralement, le « Renouveau »), qui va engendrer une libéralisation rapide après trente années d’économie planifiée et centralisée, marquer le retour à la sphère privée et entraîner de profondes transformations sociales [Attané, Scornet, 2009]. Cette nouvelle « économie de marché à orientation socialiste » (Kinh tế thị trường định hướng xã hội chủ nghĩa), c’est-à-dire sous contrôle étatique, a engendré une résurgence des traditions rituelles et familiales. D’une part, afin de combler le vide laissé par une idéologie communiste amoindrie par la libéralisation économique et pour lutter contre l’occidentalisation de la société, « l’État du Dôi Moi », selon l’expression de Werner [2009], a encouragé un retour à la culture vietnamienne « traditionnelle », à travers le rôle des femmes dans la famille. D’autre part, l’émergence de l’économie de ménage et le développement du secteur privé – qui a entraîné la baisse structurelle de la part des employés du public et donc le retrait de l’État de nombreuses structures collectives – a poussé l’État à opérer une revalorisation de la famille dans le discours officiel. L’État se désengage ainsi partiellement de l’ensemble des structures sociales qui encadraient strictement la population et les aides sociales diminuent, limitant les pensions de retraite et l’accès auparavant universel à l’éducation ou aux soins de santé et entraînant un retour de la solidarité familiale en compensation [Pham, 1999 ; Khuât, 2004]. Les liens sociaux se resserrent et les lignages patrilinéaires se renforcent, ce qui accentue le caractère patriarcal de la famille. La réapparition de la propriété privée, sur laquelle se base le pouvoir économique des clans, s’accompagne d’un retour du culte des ancêtres [5] qui favorise la patrilinéarité et les rituels familiaux, qui n’avaient toutefois pas réellement disparu, se développent [Werner, 2009]. L’État du Dôi Moi va lutter contre ces rituels, mais leur signification sociale – ils font partie d’un système d’échanges assurant une solidarité entre les membres du lignage, très importante à une période où les aides étatiques s’affaiblissent –, entrave leur réforme [Luong, 2010].
14L’Union des femmes, qui constitue un intermédiaire pour appliquer les politiques gouvernementales au plan communal, sous l’égide de la branche locale du Parti communiste et du Comité populaire, met en place un certain nombre de campagnes [6] dans les années 1990 [Werner, 2009], afin d’encourager les familles à être « moralement convenables » et de renforcer les valeurs familiales face aux « menaces » qui pèsent sur elles. Celles-ci véhiculent l’idée que les familles atteindront le bonheur si elles suivent les politiques économiques et reproductives de l’État [Gammeltoft, 1999]. L’État du Dôi Moi gouverne ainsi en partie à travers les discours genrés et l’encadrement de féminités publiquement construites, afin de promouvoir la stabilité sociale et d’atteindre des objectifs économiques, plutôt que pour atteindre l’égalité de genre au sein de la famille. De cette manière, l’État dessert l’égalité de genre qu’il prétend défendre ; les discours genrés sont autant de marques du pouvoir étatique, d’outils pour imposer les politiques familiales gouvernementales et contrôler les foyers désormais exposés au monde occidental. Le retour à l’économie de ménage et les pratiques néotraditionnelles qui ont accompagné ce retour ont eu comme effet de renforcer le pouvoir patriarcal au plan local et ont ébranlé l’égalité de genre officiellement promue par le gouvernement dans la sphère publique.
Perceptions et discours individuels sur la préférence pour les garçons
15Dans ce contexte de renforcement du pouvoir patriarcal, il apparaît que la volonté d’avoir un fils s’est renforcée. Intéressons-nous désormais à la manière dont les individus enquêtés perçoivent les normes de parenté, afin de comprendre plus précisément en quoi les obligations de parenté transparaissent dans les discours et sont identifiées comme un facteur explicatif de leur préférence pour les garçons, qui influence leurs souhaits reproductifs.
16L’une des raisons souvent invoquées chez les personnes interrogées pour expliquer leur souhait d’avoir un fils est que cela leur assurera un soutien lorsqu’ils seront âgés et ne pourront plus travailler. En effet, l’État a peu à peu diminué les aides de sécurité sociale ; comme en Chine, en raison du vieillissement de la population, il n’est pas en mesure de soutenir directement les plus âgés [7] [Croll, 2006]. Il est donc de la responsabilité des familles de prendre en charge les membres dépendants, enfants et personnes âgées, ce qui renforce l’importance attribuée à la corésidence. Avoir un fils est ainsi l’assurance pour les parents d’un support économique dans le futur, notamment dans les régions au nord où la patrilocalité est fortement marquée. Cependant, la corésidence n’est pas la seule forme de soutien aux parents âgés. D’une part, la proximité résidentielle liée à l’endogamie des mariages à l’échelle des villages permet de nombreux échanges économiques et émotionnels entre les membres non corésidents d’une famille [Hirschman, Vu, 1996 ; Truong et al., 1997] ; par exemple, les enfants en bas âge sont souvent gardés par les grands-parents paternels ou maternels qui vivent à proximité. D’autre part, les filles sont incluses dans le cycle de soin filial et elles participent de manière croissante au contrat intergénérationnel, en versant de l’argent à leur famille natale [Barbieri, 2009].
17Dê, un chef de clan kinh âgé de 82 ans et père de six garçons et deux filles vivant dans la ville de Phan Rang à Ninh Thuân, explique qu’à son époque, les couples voulaient des garçons, car ils constituaient une main-d’œuvre importante et permettaient un soutien économique dans le futur. Mais Dê précise que la situation est désormais différente puisque tous les enfants sont éduqués quel que soit leur sexe et qu’ils peuvent donc aider leurs parents. Chinh (42 ans), mère de trois filles dans le district urbain de Hà Dong à Hanoï, confirme que dans sa famille, seuls les cinq frères ont étudié jusqu’à la fin du lycée, car ses parents n’avaient pas assez d’argent pour scolariser les quatre sœurs jusqu’au bout. Aujourd’hui, tous les parents interrogés répètent qu’ils investissent dans l’éducation de leurs enfants sans faire de différence selon leur sexe, mais plutôt selon leurs capacités [8], comme l’illustrent les propos recueillis.
« Si on fournit à nos filles les mêmes opportunités éducatives, elles seront pareilles. Tu vois, ma voisine et son mari sont invités à visiter l’Australie [par leur fille] quelques semaines dans l’année. J’ai reçu des cadeaux de sa part. [...]
Si j’ai de l’argent pour envoyer mes enfants à l’étranger comme elle, ce sera bien. Nous serons heureux, car nos filles pourront faire carrière. Penser de cette manière, ça aide à compenser le fait que les gens se moquent de nous. » (Entretien collectif avec six femmes ayant uniquement des filles, district urbain de Viêt Hoa, province de Hai Duong)
19Huong (32 ans), père de deux filles dans le district urbain de Hà Dông à Hanoï, explique ainsi qu’il investit dans l’éducation de ses filles, qu’il espère qu’elles poussent loin leurs études afin qu’elles aient ensuite un travail bien rémunéré, qui leur permettra de soutenir leurs parents âgés. Mais comme l’ont montré Bélanger et Pendakis [2009], la migration de travail des filles se présente parfois comme une alternative aux études, qui permet de compenser le fardeau économique que cela peut représenter.
« Ma fille aînée a 22 ans et travaille à l’étranger. Elle est partie pour trois ans en Corée du Sud. Elle envoie 1 000 US dollars à la maison tous les mois. (...) Elle travaille à l’étranger et je pense qu’elle peut mieux gagner sa vie qu’ici. Elle n’a pas très bien travaillé à l’école et elle a choisi de travailler outre-mer. C’est son choix, mais de cette manière elle peut aussi nous aider. D’abord, nous n’avons plus à financer ses études. En plus, on peut utiliser un peu de son argent pour les affaires familiales. Le reste de son argent, je le garde de côté pour son avenir. » (Tuyên, 39 ans, mère de deux filles, district urbain de Viêt Hoa, province de Hai Duong)
21Nhu (32 ans, district rural de Thanh Hà à Hai Duong) a également travaillé pendant cinq ans à Taïwan pour envoyer de l’argent à ses parents. Avec ces versements, les filles sont donc incluses dans le contrat intergénérationnel ; ne disposant pas d’une « valeur symbolique » comme leurs frères [Rydström, 2003], d’une « moralité innée » [Eklund, 2011], elles prouvent leur filialité par des actions [Bélanger, Pendakis, 2009]. Par ailleurs, dans le contexte actuel de faible fécondité, les filles seront amenées à soutenir davantage leur famille natale, puisque les fratries sont réduites. La forte endogamie des mariages à l’échelle du village permet aux femmes de garder des liens presque quotidiens avec leur famille natale et de soutenir leurs parents âgés. Cuc (28 ans), qui vit dans le district périurbain de Dông Anh à Hanoï avec ses beaux-parents, va ainsi tous les jours voir ses parents et en profite pour effectuer quelques tâches domestiques. Huyen (25 ans), qui est fille unique, passe également voir sa mère tous les jours alors qu’elle vit chez sa belle-mère. La majorité des femmes interrogées vivent à proximité de leurs parents et les visitent régulièrement. Pourtant, il semble que ce soutien ne s’apparente pas à une véritable prise en charge, qui est la prérogative des fils, comme le sous-entend Thai en racontant ses rapports avec sa mère.
« Elle vit à 4-5 kilomètres d’ici, donc je vais souvent lui rendre visite, je l’ai vue hier soir et ce matin aussi. Elle est rarement malade, mais je lui achète de la nourriture ou je lui donne de l’argent, on peut appeler ça des cadeaux, pas vraiment une contribution pour l’aider à vivre. » (Thai, 43 ans, mère d’un garçon, district urbain de Viêt Hoa dans la province de Hai Duong)
23Si les hommes et les femmes interrogés expliquent que leurs filles prennent soin d’eux – parfois mieux que leurs fils – lorsqu’ils sont malades ou âgés, ce soutien ne semble pas constituer une assurance comme celui d’un fils. En réalité, comme le montrent différentes études comparatives [Cleland et al., 1983 ; Arnold, 1997 ; Marleau, Saucier, 2002], même dans les sociétés où la préférence pour les garçons est forte, beaucoup de familles veulent également des filles, considérées comme plus faciles à éduquer et valorisées pour leur prise en charge des parents âgés, leur aide aux tâches domestiques et leurs soins aux frères et sœurs plus jeunes. Selon l’étude comparative sur la masculinité au Vietnam et au Népal, 76 % des hommes vietnamiens déclarent qu’il est important d’avoir une fille pour le soutien émotionnel, 64 % pour le partage des tâches, 47 % pour le soutien des parents malades et 37 % pour le soutien des parents âgés [Nanda et al., 2012]. Les principales raisons avancées pour l’importance d’avoir un fils sont le lignage (70 %), le soutien des parents âgés (51 %) et le culte des ancêtres (48 %).
24Si la valeur des filles est donc reconnue, si leurs capacités de soin sont appréciées, il leur manque cependant la valeur symbolique de transmission de la lignée, que les fils possèdent. L’anthropologue Helle Rydström a montré que, chez les Kinh, les corps des garçons constituaient une matérialisation de la patrilinéarité [Rydström, 2002 ; 2003]. La raison unanimement évoquée par les personnes kinh interrogées pour expliquer leur souhait d’avoir un fils est en effet la transmission de la lignée, qui s’opère de père en fils dans un contexte patrilinéaire [Khuât, 2009]. Les hommes doivent engendrer un héritier mâle pour « prendre la relève » du culte des ancêtres ; c’est une responsabilité envers les anciens, mais également envers les générations futures, car chaque individu accumule du « mérite » pour ses descendants [Pham, 1999]. Ce culte est réglementé par différentes coutumes, telles que des dates précises pour les offrandes, au milieu du mois lunaire et lors des anniversaires de décès, des lieux dédiés au sein de chaque maison, et l’importance d’un officiant masculin.
25En échange de cette responsabilité, sous forme de « compensation » [Bélanger, Li, 2009], le fils aîné hérite de la maison principale, dans laquelle se trouve l’autel des ancêtres, tandis que le ou les cadets héritent du reste des terres [9]. Déjà, dans le code des Lê au xve siècle de l’ère commune, le fils aîné héritait du bien cultuel, le hướng hơa ; cependant, cette portion de la terre pouvait se transmettre à la fille aînée en l’absence d’héritier masculin. Aujourd’hui de la même façon, il semble que les filles puissent, parfois, prendre en charge la responsabilité du culte des ancêtres en l’absence d’un fils, selon le principe – courant dans les cultures asiatiques – de complémentarité de genre [Croll, 2000]. Se passer de ce fils désiré et continuer la lignée à travers sa fille suppose, cependant, de négocier avec le (futur) gendre qu’il accepte de cohabiter ou prenne en charge le culte de ses beaux-parents, puisque ce sont les hommes qui sont chargés des rituels. Van, âgé de 55 ans et seul fils de ses parents, a eu quatre filles dans l’espoir d’avoir un garçon. Il faut qu’une de ses filles accepte de vivre avec lui pour hériter ensuite de la maison principale et du culte des ancêtres, mais pour l’instant ses gendres refusent.
« Si un gendre est pauvre, on peut lui donner notre terre. Aujourd’hui, seuls les gendres pauvres acceptent de vivre dans la maison de leurs beaux-parents. Honnêtement, aucun gendre ne veut vivre là. Maintenant, certaines de mes filles sont mariées, mais aucun gendre ne veut habiter avec moi. En fin de compte, je n’ai que de la terre résidentielle parce que la terre cultivable appartient à l’État et pas à nous. Je ne sais pas quoi faire avec la terre résidentielle qui vient de mes parents. Comme je n’ai que des filles, je dois beaucoup réfléchir à ce problème. » (Van, 55 ans, père de 4 filles dans le district rural de Thanh Hà, province de Hai Duong)
27De manière générale dans le nord du Vietnam, l’ensemble des terres agricoles (dont les individus ont seulement l’usufruit) ou résidentielles (dont ils sont propriétaires) est transmis exclusivement aux fils. La loi sur le mariage et la famille de 2000 prescrit pourtant que l’héritage soit distribué également entre frères et sœurs. Si les filles héritent en effet de quelques biens ou d’une somme d’argent, elles ne reçoivent pas de terre, selon l’idée que cette terre est liée aux ancêtres, à la lignée et qu’elle doit donc se transmettre dans la famille ; les fils sont l’incarnation du lignage et ont ainsi accès à la terre familiale, alors que les filles vont appartenir à une autre famille et disposeront de la terre de leur mari. Bélanger et Li [2009] expliquent ainsi que les femmes n’ont pas d’accès indépendant à la terre, ce qui limite leur marge de négociation vis-à-vis de leur mari. Dans ce contexte, un couple sans descendance masculine sera considéré comme ayant construit une maison par charité [Unfpa, 2011] – puisque celle-ci sera transférée, à travers une fille, à une autre famille –, une expression que les personnes interrogées qui n’avaient pas de fils déclaraient entendre régulièrement dans leur communauté. Il semble que dans le passé, les filles avaient accès à une partie des terres. Puis cette question de la transmission des terres ne s’est pas posée dans le nord pendant plusieurs décennies du xxe siècle, en raison de la collectivisation des terres. C’est donc au moment du Dôi Moi, dans le contexte de redistribution des terres fortement morcelées et de revalorisation des patrilignages, que les règles de transmission se sont révélées plus strictes.
28Par ailleurs, le culte pratiqué par une fille est temporaire : elle-même célébrera ses propres parents, mais ses enfants risquent de ne rendre le culte qu’à la famille de son mari (leur père). Huyên (25 ans), mère de deux filles dans le district rural de Ung Hoa à Hanoï, explique ainsi qu’elle s’occupe du culte de ses ancêtres puisqu’elle est fille unique, mais que cela s’arrêtera avec ses filles. Au contraire, « tu peux durer pour l’éternité avec un fils, même après la mort », puisqu’il pratiquerait le culte des deux côtés. Les pères n’ayant que des filles n’ont généralement pas de doute sur le fait qu’une de leurs filles au moins prendra en charge leur culte ; mais ils se sentent coupables vis-à-vis de leurs parents. C’est la responsabilité morale d’un homme envers sa lignée qui est remise en cause.
29L’adaptation des rituels de parenté à l’absence d’un fils semble être plus courante et acceptée dans la province de Ninh Thuân. Dê, âgé de 92 ans et chef de clan kinh dans cette province explique qu’il rend le culte aux ancêtres de sa femme, puisque celle-ci n’a pas de frère. Les terres de Dê et de sa femme ont été divisées entre tous leurs enfants, garçons et filles, selon leurs conditions économiques et non selon leur sexe. Ils vivent désormais avec leur dernier fils, qui héritera de la maison et prendra en charge le culte des ancêtres. Les familles kinh de la province de Ninh Thuân témoignent d’un système de parenté patrilinéaire, mais Dê explique que si le culte est de préférence transmis à un fils, une fille est tout à fait capable d’en prendre la responsabilité. S’il y a préférence pour les garçons, les règles sont toutefois moins strictes. Il ajoute que l’uxorilocalité est courante – les chiffres du recensement de 2009 montrent en effet qu’environ 40 % des enfants mariés corésidents à Ninh Thuân sont des filles – alors que la patrilocalité est stricte dans le Delta du fleuve Rouge. Dans le Nord, les femmes mariées n’appartiennent plus à leur clan familial, mais à celui de leur mari – elles ne sont souvent pas inscrites dans le « livre du clan », dans lequel sont marquées les dates de naissance et de décès de tous les membres de la famille. Chez les Kinh de Ninh Thuân, au contraire, elles y sont inscrites. Selon différents auteurs, les familles dans le sud du pays, par l’histoire du peuplement de ces régions, mais également en raison de la géopolitique du xxe siècle, ont plus l’habitude de s’adapter aux changements et apparaissent donc moins « conservatrices » [Do, 1991 ; Haines, 2006].
30La majorité des personnes interrogées ont ainsi exprimé le souhait plus ou moins prononcé d’avoir un fils, ou la satisfaction d’en avoir un, pour des raisons principalement liées aux normes de parenté. Si les qualités des filles sont largement appréciées et reconnues, si leurs capacités de soin sont mises en avant, tandis que les fils sont souvent considérés comme plus difficiles, désobéissants et plus susceptibles d’adopter des comportements à risque et de succomber aux « fléaux sociaux » comme la drogue ou le vol, ces derniers demeurent cependant l’incarnation des patrilignages. La valeur des fils a longtemps été liée à leur rôle économique et leur force de travail, mais cette raison n’a jamais été évoquée par les parents interrogés. En effet, les filles sont de plus en plus éduquées, travaillent et versent de l’argent à leurs parents – principalement avant leur mariage. De manière grandissante, notamment en milieu rural, elles migrent pour se marier à l’étranger, ce qui leur permet d’envoyer de l’argent et améliore le statut de leurs parents [Bélanger, Nguyen, 2015]. Les filles soutiennent donc leur famille natale, sont incluses dans le contrat intergénérationnel et ont une valeur accrue pour leurs parents. Cependant, comme le montre l’exemple de la Corée du Sud, dans un contexte de développement socioéconomique qui suppose une moindre importance de la participation économique des fils, la « valeur culturelle et spirituelle » de ces derniers demeure [10] [Bélanger, 2003, p. 2].
31Notons que la préférence pour les garçons est définie comme « féodale » par la majorité des personnes interrogées, par conformité politique sans doute, dans le sens où elle est due à des normes familiales et culturelles héritées d’un temps très ancien. Dans les années 1950, lors de la collectivisation des terres, le terme féodal était utilisé dans les discours étatiques pour désigner la famille traditionnelle, obstacle à un nouvel ordre social, car fondée sur la propriété privée, inégalitaire, puisque transmise de génération en génération et appropriée par un petit nombre de familles. Le terme est aujourd’hui appliqué à cette volonté d’avoir un fils, considérée comme une pensée « arriérée » et donc parfois difficile à assumer publiquement, malgré son aspect normatif. Le désir d’avoir un garçon est cependant exacerbé par le sentiment de honte qu’éprouvent les parents sans fils face à la communauté. Ces derniers se sentent moins légitimes à s’exprimer, comme si la naissance d’un garçon légitimait autant le statut d’un homme dans sa communauté que la place d’une femme dans sa belle-famille.
32Aujourd’hui, la naissance d’une fille équivaut à une chance de moins d’avoir un garçon, puisque les couples ont peu d’enfants. C’est pourquoi certains couples ont recours aux avortements sexo-sélectifs ; la variation de la préférence pour les garçons entre le Nord et le Sud telle qu’exprimée par les individus est révélée dans les disparités du RMN selon les provinces.
Réponse politique : les programmes de lutte contre la sélection sexuelle prénatale
33En 2003, avant même que la masculinité des naissances au Vietnam ne soit statistiquement prouvée, mais alors que les experts soupçonnaient le développement imminent du phénomène [Croll, 2000 ; Bélanger, 2002], l’Assemblée nationale vietnamienne a acté une Ordonnance de population ayant plusieurs objectifs, notamment celui de prohiber l’identification du sexe du fœtus lors des échographies et le recours à l’avortement sexo-sélectif. Ce document légal inclut un ensemble d’amendes et de charges criminelles pour ceux qui violent la loi et le décret d’exécution de cette loi a été promulgué en octobre 2006 par le Premier ministre [Bélanger, Khuât, 2009]. La loi sur l’égalité de genre [11] date de cette même année et stipule à son tour l’interdiction de « choisir le sexe du fœtus sous quelque forme que ce soit », mais également « d’inciter ou de forcer quelqu’un à avorter en raison du sexe du fœtus ». En 2014, la modification de la loi sur le mariage et la famille interdit à nouveau la sélection sexuelle prénatale, mais également aux couples de résider où ils le désirent, visant ainsi à amoindrir l’une des raisons justifiant la préférence pour les garçons : la patrilocalité. Toutefois, alors que le Code civil stipule que l’héritage doit être partagé entre les fils et les filles, les couples dans le Nord suivent plutôt la coutume en léguant seulement leurs biens à leurs fils, il est donc probable que cet article de loi ne modifie pas réellement les pratiques des jeunes couples.
34En plus du système légal promulgué par l’Assemblée nationale pour prévenir et traiter les violations, des interventions visant à prévenir la sélection sexuelle prénatale sont menées, conformément aux directives du Comité central du Parti et du gouvernement. Depuis le recensement de 2009, qui a montré pour la première fois un déséquilibre du rapport de masculinité à la naissance à l’échelle nationale, des programmes sont élaborés et mis en œuvre par le Bureau national pour la population et la planification familiale : la première année dans les 11 provinces les plus touchées par le phénomène, avant de les étendre en 2012 à 43 provinces et municipalités ; depuis 2015, ces programmes sont conduits dans l’ensemble des provinces vietnamiennes. À l’échelle provinciale puis du district, le Département de la population et de la planification familiale est chargé de mettre en œuvre ces programmes sous la direction des Comités populaires, qui sélectionnent les indicateurs de contrôle. Ceux-ci sont purement statistiques puisqu’ils correspondent au nombre exact de naissances féminines et masculines, qui ne doit pas dévier de la norme biologique de 105 garçons pour 100 filles ; si cela fait sens à l’échelle provinciale pour déterminer les zones les plus touchées, le nombre de naissances dans une commune est bien trop petit pour être significatif. Pourtant, plusieurs personnes interrogées ont témoigné du déséquilibre, en rencontrant plus de garçons dans les salles de classe ou de nouveau-nés dans les chambres d’hôpital. De plus, la responsable du Département provincial de la population et de la planification familiale à Ninh Thuân – une province peu touchée par le déséquilibre des naissances en comparaison du delta du fleuve Rouge – nous expliquait lors de l’enquête que le programme cherchait à établir une égalité parfaite dans le nombre de naissances masculines et féminines : les communes où naissent plus de garçons, mais également plus de filles sont ainsi concernées par les activités du programme, alors que cet objectif statistique ne correspond à aucune réalité biologique [12]. Il apparaît donc que les directives nationales sont appliquées en étant en partie incomprises, puisque l’objectif national ne rend pas compte de la réalité sociale et culturelle de cette province, dans laquelle une partie de la population préfère les filles.
35Plus précisément, ces programmes s’articulent autour de trois objectifs : faire respecter la prohibition du recours à l’avortement sexo-sélectif, informer et communiquer autour de la masculinisation des naissances, et soutenir les couples ayant seulement des filles. Pour répondre au premier objectif, les autorités locales inspectent régulièrement les cliniques et font signer aux directeurs un engagement à respecter la loi du ministère de la Santé interdisant la divulgation du sexe des fœtus. Cependant, il est extrêmement difficile de faire respecter cette prohibition, affichée sur les murs des hôpitaux et des cliniques privées, car elle dépend de la coopération des médecins. Si l’ensemble des praticiens de santé rencontrés lors des enquêtes le nie, il semble pourtant que la majorité des femmes connaisse aujourd’hui le sexe du fœtus. Ainsi, l’intégralité des femmes interrogées pendant les enquêtes qualitatives ayant des enfants de moins de 10 ans, à Ninh Thuân comme à Hanoï et Hai Duong, en zone urbaine comme en zone rurale-ainsi que les clients rencontrés dans les salles d’attente des cliniques privées –, ont confié avoir eu connaissance du sexe du fœtus grâce aux échographies, car les praticiens de santé privés le révèlent sans hésitation, bien que de manière détournée, en utilisant par exemple des métaphores. Jusqu’à aujourd’hui, il n’y a eu qu’un cas identifié d’infraction de la loi dans une clinique de Hung Yen, prouvé en 2012 grâce à une caméra cachée ; cette clinique a alors perdu son certificat d’exploitation. Les autorités locales inspectent également les librairies, afin de vérifier si des livres ou des magazines relatifs au choix du sexe de l’enfant y sont vendus et de les retirer de la vente le cas échéant.
36Le second objectif consiste à développer l’information, l’éducation et la communication (IEC) autour du déséquilibre sexuel des naissances et de ses conséquences auprès des couples âgés de 15 à 49 ans, des professionnels de santé et des personnes clés telles que les chefs religieux. En communiquant dans les médias, par les haut-parleurs toujours installés dans les rues ou à travers des affiches de sensibilisation (cf. photographies 1 et 2), en sensibilisant les couples nouvellement mariés à l’endroit où ils s’enregistrent, en organisant des réunions d’information avec l’aide des organisations de masse telles que l’Union des femmes ou l’Union des travailleurs, les autorités locales cherchent à alerter la

37population sur les conséquences dramatiques que le recours à la sélection sexuelle prénatale va engendrer. Celles-ci ont été décrites par les individus interrogés : certains ont peur que leur fils ne trouve pas de femme s’il n’est pas assez beau ou riche, ou qu’il doive partager une femme avec ses frères, en prenant l’exemple de la Chine. D’autres s’inquiètent d’une possible augmentation des problèmes sociaux comme en Inde, en ciblant par exemple le trafic de femmes. Pourtant, si le discours politique autour de la préférence par les garçons, définie comme féodale, est reproduit par les personnes interrogées, il semble toutefois entrer en tension avec le désir individuel d’avoir un fils, comme l’ont montré les entretiens précédemment cités. De même, les acteurs politiques locaux ont témoigné de leur propre préférence pour les garçons, en justifiant parfois leur volonté d’avoir un fils par leur peur d’imposer à leurs filles les inégalités de genre inhérentes à la société vietnamienne. En réalité, ce second objectif des programmes du Bureau national pour la population et la planification familiale consiste principalement à communiquer autour de la problématique de la masculinisation des naissances, sans que cela fasse réellement évoluer les désirs et comportements reproductifs, puisque les causes fondamentales de la préférence pour les garçons ne sont pas remises en cause.
38Le troisième objectif consiste à développer des programmes de soutien aux couples ayant seulement deux filles, notamment pour faciliter l’accès à l’éducation et aux soins de santé de ces dernières. C’est ainsi que des groupes de soutien ont été mis en place localement par l’Union des femmes pour les mères de deux filles, sur le modèle des groupes mis en place depuis les années cinquante par les organisations de masse pour relayer les politiques publiques à l’échelle locale (par exemple pour « les parents n’ayant que deux enfants » ou pour « construire une famille heureuse »). Lors d’un entretien mené en 2012 à Hai Duong, des responsables de l’Union des femmes évoquaient la possibilité de payer les frais scolaires des enfants dont les mères appartenaient à ces groupes de soutien, mais pointaient le fait que le budget nécessaire n’était pas disponible. Toutefois, le Bureau national pour la population et la planification familiale a proposé en 2013 de développer un programme de primes destinées aux parents de deux filles – à l’instar de la campagne chinoise Care for Girls – pour un coût évalué à plus de 120 millions de dollars US [Lien, 2013]. Plusieurs pistes avaient été envisagées : verser une prime compensatoire aux parents à la naissance de leur(s) fille(s) ou lorsqu’eux-mêmes atteignent un âge avancé, leur fournir une assurance maladie, donner aux filles un accès prioritaire à l’éducation supérieure ou réduire leurs frais de scolarité. Cette mesure a néanmoins provoqué un large débat au sein du pays puisqu’elle a été considérée, par une partie de l’opinion publique, comme discriminatoire envers les parents ayant des fils. Les opposants à cette mesure soulignaient également qu’elle risquait d’accroître les inégalités sociales, rappelant que les parents aisés sont les plus susceptibles d’avoir recours à la sélection prénatale, mais n’ont pas besoin de ces primes, qui ne vont donc pas les influencer. Cette mesure étant loin de faire consensus au sein même des relais provinciaux du bureau national pour la population et la planification familiale (BNPPF), elle n’a pas été soutenue par le gouvernement vietnamien et a finalement été abandonnée.

39Ces programmes, qui ont été reconduits en 2016 pour la période 2016-2025, s’inscrivent par ailleurs dans une approche politique plus large d’encadrement de la population, relayée au sein de la communauté. Si la politique de limitation des naissances s’est assouplie et qu’il n’existe désormais plus d’amendes pour les couples ayant plus de deux enfants [13], ceux-ci sont toutefois cités en public et désignés lors des réunions de village, en signe de désapprobation. De même, les employés des bureaux locaux pour la population et la planification familiale contrôlent le respect de cette limitation, en visitant régulièrement chez eux les couples ayant deux enfants, particulièrement ceux ayant deux filles, afin de les dissuader d’avoir un troisième enfant. D’autre part, le gouvernement vietnamien a mis en place le concept de « famille cultivée » (gia đình văn hóa), un certificat délivré aux familles considérées comme heureuses, bien éduquées et n’ayant pas plus de deux enfants, qui vise à définir un comportement « convenable » tout en renforçant le contrôle social de la communauté. Les centres de santé communaux disposent également d’un tableau, sur lequel sont notées toutes les grossesses en cours, classées selon le mois de naissance prévu (cf. photographie 3). On peut y voir que les naissances de rang 3 et plus sont notées en rouge, quand les premières naissances sont en vert et les secondes en jaune. Enfin, le Bureau national pour la population et la planification familiale tient depuis 1993 un registre d’état civil qui repose sur des formulaires papier remplis par des « collaborateurs de population » dans chaque village ou arrondissement urbain. Ceux-ci sont des habitants de la zone, rémunérés 50 000 VND par mois (soit environ deux euros) pour tenir à jour les informations des 100 à 300 ménages dont ils sont responsables ; il y a environ 270 000 collaborateurs dans le pays. Dans chaque ménage sont collectés et mis à jour tous les mois les caractéristiques des individus, les moyens de contraception moderne éventuellement utilisés par les femmes mariées en âge de procréer et les éventuels changements intervenus dans le ménage (naissances, avec notamment le sexe et le rang de cette naissance, décès, grossesses, émigration, immigration). Les fiches de chaque ménage sont ensuite rassemblées au niveau communal, puis au plan du district avant d’être centralisées au Bureau national. Si les données relatives aux naissances leur sont exclusivement transmises, celles sur les décès sont également récoltées par le Département de la justice et de la statistique de la province et celles sur les migrations par le ministère de la Sécurité publique.
40Les politiques de lutte contre la sélection sexuelle prénatale s’adressent ainsi plutôt aux pratiques que sont la détermination du sexe du fœtus lors d’une échographie et l’avortement sexo-sélectif qui en découle parfois, qu’aux logiques sous-jacentes de ce phénomène, la volonté de s’assurer la naissance d’un fils parmi une descendance restreinte. Dans la « propagande » gouvernementale de sensibilisation au déséquilibre des naissances, aucune solution alternative n’est proposée [Rahm, 2018].

Conclusion : l’avortement sexo-sélectif est une pratique invisible qui permet de construire sa descendance
41Le renforcement des patrilignages qui a accompagné la libéralisation économique et la réapparition de la propriété privée a ainsi engendré la résurgence de la préférence pour les garçons, pourtant définie comme une pensée « féodale » dans les discours individuels comme politiques, puisqu’à l’encontre du discours étatique d’égalité. Cette préférence reproductive ancienne s’est également renforcée lorsque les couples vietnamiens ont risqué de ne pas avoir de fils – en raison d’une descendance restreinte – et ont eu la possibilité de choisir le sexe de leurs enfants – avec le développement des échographies. Les programmes de lutte contre la sélection prénatale mis en place par le gouvernement vietnamien à l’échelle locale consistent principalement à sensibiliser la population sur les conséquences de cette pratique sans s’attaquer à ses causes-à l’instar de la Chine [Eklund, 2011] –, notamment les inégalités de genre profondément ancrées dans les normes de parenté. Plus particulièrement, le projet – finalement abandonné – de dédommager les parents de filles pour compenser l’absence d’un fils sous-entend que les naissances féminines sont dommageables et induisent un manque. Les représentations de la préférence pour les garçons sont ainsi reproduites et renégociées sans que le déséquilibre de genre qui induit le déséquilibre statistique des naissances soit remis en cause. La problématique est ainsi discutée, débattue en mettant l’accent sur le besoin d’avoir un fils et non sur l’absence des filles empêchées de naître. Les femmes sont valorisées pour leurs capacités de soin, mais les programmes échouent à rehausser leur valeur qui demeure inférieure à celle des hommes.
42Les femmes vietnamiennes se situent au cœur des injonctions familiales, politiques et sociales, puisqu’elles doivent donner naissance à un fils pour transmettre la lignée, au sein d’une descendance restreinte à deux enfants, afin d’avoir une famille « heureuse » et « cultivée ». Il apparaît qu’elles ont intériorisé leur rôle, leur valeur en tant que productrices d’un fils, et que les nouvelles technologies de reproduction servent leurs « besoins culturellement construits » [Tran, 2012, p. 19]. Si elles sont, en tant que catégorie genrée, victimes de cette masculinisation des naissances, elles n’en sont pas moins actrices, car pour certaines le risque social de ne pas avoir de garçon se révèle supérieur au risque moral de recourir à un avortement tardif et à la souffrance physique et psychique engendrée. L’avortement sexo-sélectif est une « pratique invisible » – au sens où sa visibilité sociale est limitée – qui permet aux couples de construire leur descendance. Cette invisibilité de la pratique explique en partie pourquoi les programmes mis en œuvre se sont révélés jusqu’alors relativement inefficaces. Le déséquilibre des naissances s’est toutefois stabilisé entre 2014 et 2017 [Becquet, Guilmoto, 2018], sans qu’il soit certain que les politiques étatiques en soient la cause [Rahm, 2018].
Notes
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[1]
La norme biologique est de 105 naissances de garçons pour 100 naissances de filles.
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[2]
Le contrat intergénérationnel est un accord tacite entre parents et enfants au sein duquel sont régulés les échanges sociaux, économiques et moraux.
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[3]
En effet, la probabilité de ne pas avoir de fils est égale à 24 % pour les couples n’ayant que deux enfants, contre 6 % des couples avec quatre enfants et 1 % des couples avec six enfants.
-
[4]
Les prénoms ont été modifiés afin de conserver leur anonymat.
-
[5]
Les maisons-autels pour les ancêtres ont été abandonnées à partir de 1954, puis réhabilitées dans les années 90, avec les tombes familiales.
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[6]
Il y a par exemple la campagne pour encourager l’« économie de ménage », puis celles intitulées « Bonnes relations mari et femme », « Élever des enfants sains », ou encore « Bonheur mari et femme », dans laquelle les femmes se doivent d’être belles et gracieuses.
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[7]
Seuls les fonctionnaires, dont la proportion diminue au sein des actifs, reçoivent une pension de retraite de l’État.
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[8]
S’il n’y a donc plus de discrimination nette, comme le montrent les taux de scolarisation des enfants, non différenciés selon leur sexe, il est cependant possible que les filles soient moins encouragées à pousser leurs études à un haut niveau. En effet, les parents investissent moins d’argent dans les études supérieures de leur(s) fille(s) que de leur(s) garçon(s) (11 000 000 VND pour un garçon contre 9 442 000 VND pour une fille ; General statistics office [2011]).
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[9]
Cependant, plusieurs personnes interrogées ont expliqué que dans leur famille, le fils aîné était parti s’installer avec sa femme dans un nouveau foyer. C’est alors le fils benjamin qui hérite de la maison des parents et prend la responsabilité du culte des ancêtres.
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[10]
Si cette valeur supérieure des garçons a aujourd’hui évolué en raison de plusieurs politiques efficaces en faveur des filles en Corée du Sud, elle a cependant persisté pendant longtemps malgré un fort développement socioéconomique.
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[11]
Loi numéro 73/2006/QH11 du 29 novembre 2006.
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[12]
En raison du nombre de naissances dans une commune, les variations par sexe peuvent être grandes, sans nécessairement être liées à des pratiques discriminatoires.
-
[13]
Notons que l’application de ces amendes a toujours varié grandement d’une province à une autre, puisque cette politique a été implantée de manière décentralisée [Goodkind, 1995 ; Scornet, 2000 ; 2009].