CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis les années 1980, la présence toujours plus importante d’enfants en situation de rue dans les villes des pays du Sud a suscité l’attention d’un grand nombre d’organisations humanitaires et non gouvernementales (ONG). Si le phénomène n’est pas récent, la ratification de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) en 1989, instituant les principes de protection de l’enfance au niveau international autour de l’intérêt supérieur de l’enfant, a permis de rendre visible une situation inquiétante pour le milieu du développement. La population d’enfants hors de leur famille, de l’école et de toute structure d’aide est devenue un problème à résoudre pour les responsables d’organisations internationales, d’ONG, les décideurs politiques et les acteurs associatifs locaux. La présence d’enfants dans l’espace public est couramment associée à l’explosion démographique et à l’accroissement de l’exclusion et de la violence qu’ont connus les grandes métropoles du Sud depuis les années 1970, en particulier en Afrique et en Amérique latine [Tessier, 2005]. Ces enfants incarnent l’« Autre », le marginal, la personne qui exerce une activité informelle dans la rue pour survivre et qui, par conséquent, ne trouve pas sa place dans la société [Morelle, 2007].

2Mais le milieu du développement n’est pas le seul à s’être intéressé à ce phénomène. De nombreux sociologues et anthropologues ont cherché à comprendre les modes d’existence des enfants en marge de leur famille et de l’école. Parmi les travaux à ce sujet, on peut citer ceux qui analysent les stratégies de survie des enfants par le vol et le commerce ambulant dans les métropoles latino-américaines [Lucchini, 1996 ; Pérez López, 2009], le fonctionnement des groupes d’enfants selon des liens affectifs alternatifs aux rapports intimes dans la famille d’origine [Suremain, 2006] ou les facteurs structurels de marginalisation, dans le cas de la Chine [Stoecklin, 2000]. D’autres travaux ont souligné la fonction du groupe [Taracena, Tavera, 2005], la consommation des inhalants et des drogues [Lucchini, 1993 ; Pérez López, 2010], la question de la sexualité adolescente en contexte de rue [Merienne Sierra, 1994], ou l’utilisation de l’espace public face à la répression des autorités [Morelle, 2007]. Malgré l’abondance de travaux sur les enfants en situation de rue dans les pays du Sud, peu d’études ont cherché à analyser le rôle des institutions travaillant auprès des enfants et le discours, notamment sur la catégorie d’enfants des rues créée et utilisée par les acteurs du développement. À partir du cas de Nairobi au Kenya, F. Dellape la qualifie d’« inappropriée, offensive [et donnant] une image déformée » [1996, p. 283] des situations quotidiennes que vivent les enfants. Cette expression pose problème selon lui, car elle englobe à la fois les nombreux enfants qui utilisent la rue une partie de la journée pour travailler et aider leur famille, et ceux qui vivent en rupture avec leur famille et tentent de s’en sortir dans la rue, le plus fréquemment entre pairs. Au lieu de s’intéresser à la grande majorité des enfants qui habitent dans les bidonvilles et les quartiers populaires des grandes villes avec un accès limité aux services de santé et d’éducation, l’attention s’est portée sur ces enfants stigmatisés comme délinquants. À partir des cas de La Paz et El Alto en Bolivie, Ch.-É. de Suremain parle des « associations » et « bonnes âmes » en concurrence sur le « marché des enfants des rues » [2006]. J. Ennew [1996] évoque l’émergence d’un child business depuis la ratification de la CIDE, et la création d’un nombre important d’organisations se donnant comme principe la protection des enfants vulnérables à partir de pratiques managériales. Dans des travaux plus récents, elle évoque le caractère stigmatisant et périlleux de la notion d’enfant des rues [Ennew, Swart-Kruger, 2003]. Enfin, R. Lucchini [1996] a longuement analysé les représentations et discours des intervenants sociaux sur les enfants en situation de rue à Montevideo, déconstruisant leur image, basée sur une conception occidentale de l’enfance, fondée sur l’immaturité et effaçant la rationalité dans la rue.

3Cet article propose d’interroger l’usage et la signification de l’expression « enfants des rues » parmi les organisations humanitaires face au phénomène de l’enfance en situation de rue à La Paz et El Alto en Bolivie. À partir d’une analyse du discours des intervenants et du parcours biographique des enfants, nous tenterons d’examiner la pertinence de cette notion. Cet article entend ainsi saisir les enjeux moraux mobilisés par les acteurs du développement au secours des enfants en rupture familiale. Son but n’est pas normatif. Il est d’analyser, au prisme d’une ethnographie des messages institutionnels, le mode de vie des enfants dans l’espace public, et l’intervention des éducateurs et des centres d’accueil à La Paz et El Alto. Après une présentation de l’enquête de terrain et de la méthodologie, nous décrirons le discours instituant la catégorie d’enfants des rues comme productrice de stigmate et traversée par une économie morale de l’enfance et de la pauvreté. Suivant le parcours de vie de ces enfants, nous interrogerons la pertinence de cette catégorie avant d’approfondir la construction de cette figure dans la rencontre des concepts d’enfant et de rue, et son opposition aux représentations dominantes de l’enfance circulant dans les classes moyennes des pays du Nord et du Sud.

Méthodologie et population étudiée

4L’article s’appuie sur une enquête menée dans la métropole de La Paz et El Alto en Bolivie, entre septembre 2010 et juillet 2011, auprès d’un échantillon de 27 enfants et jeunes de 10 à 31 ans en situation de rue, présente ou passée. Ceux-ci ont été rencontrés dans l’espace public ou dans l’une des institutions travaillant auprès de cette population. Notre matériel empirique est constitué de récits de vie qui retracent l’histoire de chaque enfant et jeune depuis sa naissance, ainsi que d’observations ethnographiques auprès de groupes se trouvant dans la rue (terrains de sport, ponts, entrées de marché). La singularité de cette enquête est de reposer sur les parcours biographiques d’enfants qui vivent dans la rue ou de jeunes qui y ont vécu pendant une période significative de leur enfance. Cette approche qualitative permet d’identifier les événements qui ont marqué des situations de rupture et modifié leur itinéraire personnel, puis d’observer a posteriori les phases de recomposition, en réponse à leurs initiatives ou de façon indépendante à leur volonté. Les données de cette enquête ont été analysées grâce à la fiche Ageven, un outil permettant de repérer et mettre en lien les événements survenant au fil de l’histoire de vie d’un individu (enfant ego) et faisant évoluer son parcours personnel. L’utilisation de cet outil privilégie une approche dynamique et aide à distinguer les changements de statut, de résidence, d’activité et d’entourage selon une succession de séquences marquant le parcours biographique de chaque enfant.

5Cette enquête auprès des enfants a été complétée par une dizaine d’entretiens avec des éducateurs et responsables institutionnels concernés par cette problématique ou intervenant directement auprès des enfants dans l’espace public. Le choix de nous intéresser à certaines institutions de façon plus spécifique a été le fruit d’opportunités et d’affinités personnelles. En ce sens, cet article ne reflète pas le discours de l’ensemble des organisations intervenant auprès des enfants en situation de rue dans la métropole de La Paz et El Alto. Ces entretiens approfondis et répétés ont permis de détailler les modes de vie dans la rue, grâce à l’expérience quotidienne des éducateurs avec les enfants depuis plusieurs années. Ils ont également aidé à connaître les valeurs orientant leur engagement et leur action en faveur de cette population sur le terrain. Pendant quelques mois, nous avons également accompagné ces éducateurs dans leur soutien aux enfants et jeunes dans l’espace public, partageant avec eux les activités ludiques et sportives. Ces moments d’échanges ont été complétés par la lecture régulière d’articles de presse et de documents produits par les institutions afin d’étudier le contenu et la portée symbolique des images de l’enfance adressées au grand public. Notre enquête considère ainsi la parole d’acteurs au positionnement différentié par rapport au phénomène et à la catégorie d’enfants des rues.

« Enfants des rues », une catégorie construite et stigmatisante

6À La Paz et El Alto, on dénombre une douzaine d’associations et ONG intervenant auprès des enfants et jeunes ayant fui leur famille, principalement suite à la violence domestique, pour vivre dans la rue, le plus souvent entre pairs [1]. Ces groupes d’enfants sont couramment désignés par la plupart de ces institutions comme les « enfants des rues » ou « de la rue » (street children). Cette catégorisation induit l’attribution d’une étiquette à connotation négative, car elle associe une identité sociale au milieu de la rue, de l’espace public, privatif et indifférencié qui s’oppose à la sphère privée de la famille, identifiée comme refuge de la stabilité émotionnelle et affective. C’est dans un sens possessif que l’enfant est présenté dans son appartenance à la rue, milieu symbolisant le passage, la transition, la neutralité voire le risque lié à la pollution et à l’insécurité. L’assignation de cette affiliation hors de la famille et d’inscription dans un univers impersonnel exprime la préoccupation d’une forme de désintégration sociale :

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« Les filles et adolescentes de la rue dans la ville d’El Alto sont plus vulnérables suite à leur situation déstructurée, elles ont coupé les liens familiaux, ont des troubles de conduite, un grand pourcentage d’entre elles se prostitue, elles sont dépendantes des drogues bon marché comme les inhalants et l’alcool. Elles sont mères à un très jeune âge, menant leurs enfants vers le cercle vicieux de la pauvreté et de la marginalisation qu’elles vivent. »
(Présentation des programmes de l’organisation ENDA, Bolivia [2], traduction de l’auteur)

8Cet étiquetage d’« étrangers au groupe » associé à celui d’un danger pour la stabilité sociale ne correspond pas à l’unique portrait des enfants en situation de rue peint par les ONG à La Paz et El Alto. Il serait réducteur de présenter ce discours comme homogène et d’omettre la pluralité des interventions du milieu associatif, certaines organisations accordant plus d’importance à la participation des enfants, à leur capacité de réponse face aux événements et à la prise en compte de leur point de vue. Néanmoins, on peut observer une régularité dans l’exposition misérabiliste du phénomène par une majorité d’institutions intervenant auprès des enfants. Loin d’être spécifique à la Bolivie, ce discours se rencontre d’ailleurs dans la plupart des pays du Sud où une population significative d’enfants vit en rupture avec leur famille [Ennew, 2003 ; Pérez López, 2009]. Au Cameroun et à Madagascar, M. Morelle [2007] remarque que certaines ONG sont « trop enclines à utiliser le terme d’enfants des rues » [p. 53], voyant en elles « un désir d’ordre extérieur » [p. 232], reflétant un statut d’« entrepreneurs de morale » [Becker, 1985]. Les documents d’information au public diffusés par les organisations prêtant assistance aux enfants sont orientés vers le sensationnalisme et présentent le phénomène dans son imbrication avec la pauvreté. Une brochure explique par exemple que :

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« Malgré ses richesses naturelles, culturelles et humaines, la Bolivie est le pays le plus pauvre d’Amérique latine, où la pauvreté la plus intense se concentre dans la ville de La Paz et affecte surtout les enfants. Les enfants qui vivent et qui travaillent dans la rue sont l’une des facettes les plus tristes de la pauvreté de la Bolivie. »
[Fondation Arco Iris, 2009] (traduction de l’auteur)

10Ces propos sont discutables, dans la mesure où les taux de pauvreté les plus élevés en Bolivie se trouvent dans les départements ruraux de Potosí, Beni, Pando, Chuquisaca et Oruro, les grandes villes comme La Paz, El Alto, Cochabamba et Santa Cruz étant, toutes proportions gardées, moins touchées par la pauvreté [INE, 2011]. La situation des enfants qui ont connu une rupture des liens familiaux est amalgamée à la pauvreté de façon réductrice. L’extrait de cette brochure, à disposition du public dans la salle d’embarquement de l’aéroport d’El Alto, produit une image négative et stigmatisante des enfants, qui incite les touristes occidentaux à un geste de solidarité.

11Face au phénomène des enfants en situation de rue, les associations et ONG portent une rhétorique de l’aide humanitaire qui se reflète dans la description des projets qu’elles mettent en place dans les domaines de l’alimentation, des soins, de l’éducation et de la formation professionnelle. Leurs activités auprès des enfants et les résultats mis en valeur soulignent des valeurs morales de respect des règles de vie en société hors de la rue, qui symbolise le désordre. L’association ENDA, Bolivia évoque le travail d’approche des enfants « en détectant au début des tendances vers la marginalité et la délinquance exprimées sous forme d’agressivité, d’isolement et de consommation d’inhalants ». Plus loin, elle explique son plan d’action à partir de « la mise en œuvre d’un service de santé pour prendre en charge [les enfants de la rue] dans leurs multiples problèmes (maladies, blessures, etc.), destiné à traiter l’agressivité et promouvoir des attitudes différentes de respect ». Il est question enfin, dans les résultats obtenus, de « diminuer l’agressivité […] pour acquérir plus de confiance et travailler honnêtement sur les marchés, dans les boutiques, les ateliers, etc. » [ENDA, Bolivia, 2013, p. 1] Un désir de changement moralisant ressort de cet extrait, en même temps qu’une dénonciation de la déviance et des comportements de survie mis en place par les populations les plus pauvres.

12Cette présentation du mode de vie des enfants est accompagnée de clichés qui les mettent en scène dans l’espace public, dans une position d’inaction proche du nihilisme social, à même le sol et au même niveau que les animaux domestiques qui les entourent (figure 1). Ces photos sont placées dans les brochures à côté d’autres reproduisant des activités ludiques et éducatives organisées par les associations, qui se présentent comme responsables de la réintégration des enfants dans les espaces et dans des rôles reconnus comme socialement légitimes.

Figure 1

Extrait de la brochure de présentation de l’ONG Maya Paya Kimsa

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Extrait de la brochure de présentation de l’ONG Maya Paya Kimsa

Source : Maya Paya Kimsa, 2013.

13Par ailleurs, les enfants en situation de rue font régulièrement l’objet d’articles dans la presse écrite et de documentaires télévisés aux heures de grande écoute. Les médias relaient et accentuent alors l’étiquetage dans la déviance en se concentrant sur la consommation d’inhalants, de drogues et d’alcool pour les jeunes garçons, et l’exercice de la prostitution dans les hôtels de passe pour les jeunes filles.

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« Plus de 20 ans ont passé depuis qu’ont commencé à apparaître les premiers enfants vivant dans les rues de la ville. Après plus de deux décennies, ils ont arrêté d’être un groupe réduit pour devenir une population de plus de 600 personnes. Aujourd’hui, la présence des consommateurs d’inhalants et l’échec des institutions appelées à leur donner une autre vie sont visibles. Les points de rencontre et de refuge des dépendants à la clefa [colle forte utilisée en cordonnerie] et autres drogues ont augmenté. […] Ces adolescents dorment, lavent leur linge, commettent des délits, terrorisent les gens, commettent des attouchements sur les jeunes filles et entretiennent des relations intimes dans l’espace public en pleine journée. »
[Los tiempos, 3 mars 2013] (traduction de l’auteur)

15La diffusion de ces textes ou la production d’images dans les documentaires télévisés renforcent l’étiquetage transgressif des enfants au sein de la société. « Les médias s’emparent de l’image des enfants des rues pour agiter aux yeux du monde, soit comme épouvantails, soit comme victimes pitoyables. » [Tessier, 2005, p. 16] L’assignation et la circulation du qualificatif « de la rue » ou « des rues » aux enfants ayant fugué produit un stigmate sur les plus jeunes, reconnus comme déviants par rapport aux normes dominantes qui attribuent aux enfants une place dans la famille et à l’école, dans l’éducation formelle ou le jeu.

16Enfin, on remarque, comme F. Dellape [1996], que la plupart des ONG et associations de La Paz et El Alto considèrent comme une même population cible à la fois les enfants en rupture familiale qui se trouvent dans la rue et ceux qui travaillent dans la rue pour aider les membres de leur ménage. Le classement dans une même catégorie de ces problématiques dissemblables concernant le rapport que les enfants entretiennent avec leurs familles indique la recherche d’une représentation négative uniformisante associant l’enfance et la rue. L’emploi de la figure rhétorique de l’enfant des rues ne tient pas compte du rôle économique que peuvent occuper les enfants dans des conditions de travail qu’ils qualifient de « stables », y compris dans l’espace public. L’amalgame entre les enfants « en situation de rue » et ceux qui exercent une activité économique dans la rue, comme cireurs de chaussures ou vendeurs ambulants, en maintenant un mode de vie familial permet de présenter des chiffres augmentés des enfants « dans » la rue et d’attirer ainsi la compassion de l’opinion publique sur ce « problème » [3].

L’économie morale autour des « enfants des rues »

17Le mode de présentation des enfants en situation de rue par la plupart des ONG et des associations caritatives reflète une préoccupation morale de l’enfance comme âge de la vie fondamentalement « à protéger ». C’est au cours du xxe siècle, avec l’émergence en Europe de l’État providence, qu’un système de lois a été créé afin de garantir à l’enfant des droits spécifiques et de « combattre l’inadaptation sociale des enfants des couches sociales défavorisées » [Youf, 2002, p. 33]. Cette intervention des pouvoirs publics dans des domaines autrefois réservés à la famille a été légitimée par le besoin d’éducation, lorsque les parents ne remplissaient pas leurs obligations. La diffusion à l’échelle mondiale de cette conception de l’enfance, objet de protection et des enfants, sujets de droits, s’est concrétisée par la production d’instruments internationaux dont le dernier en date, la CIDE. Ce texte reconnaît l’enfance comme étape spécifique dans le développement humain. Il représente la synthèse d’un nouveau paradigme d’interprétation et d’intervention sur l’enfance qui a gagné de l’importance au niveau international [Qvortrup, 1993]. Sa ratification a instauré un changement qualitatif majeur dans la perception de cet âge de la vie et a conduit à une mondialisation de la position idéale des enfants dans les sociétés contemporaines [Verhellen, 1994]. O. Nieuwenhuys note sur ce point que la CIDE « n’est pas neutre culturellement, mais fondée sur l’hypothèse de la supériorité du modèle de l’enfance issu des pays du Nord et du besoin d’imposer ce modèle à l’échelle mondiale ». [Nieuwenhuys, 1998, p. 270] Ce positionnement condamne les autres formes d’éducation comme un « manque » ou une manière d’être « hors de l’enfance » [ibid.]. Les ONG qui interviennent auprès des enfants dans les pays du Sud exportent, en ce sens, une représentation dominante de l’enfance « correcte » provenant du modèle occidental. Elles influencent et organisent les modes d’encadrement et de prise en charge des enfants selon une image compassionnelle de l’enfance victime de la pauvreté et transformée en catégorie sociale exacerbée [Javeau, 1998 ; Fassin, 2010].

18Suivant les principes de la CIDE, le travail des organisations internationales, de la plupart des ONG et du milieu associatif accompagne l’institution de normes et valeurs sur la place attendue des enfants dans la société et la manière dont ils doivent se comporter. L’action que ces institutions mènent et le discours qu’elles portent s’inscrit dans une économie morale visant à éliminer le phénomène des enfants des rues. Elles appliquent une politique qui véhicule des représentations et logiques appartenant à une idéologie propre [Muller, 1996], associée à l’image d’une enfance incertaine, victime de l’abandon des parents, qui devrait être protégé, mais ne l’est pas, faute d’action publique significative. L’enfant des rues, sur lequel porte l’attention du milieu du développement, est à la croisée de plusieurs figures de la vulnérabilité infantile : celle de l’enfant sans sa famille, l’orphelin, celle de l’enfant hors de l’école, l’exclu scolaire, celle du travailleur qui survit d’activités lui procurant de faibles revenus, le précaire, celle du consommateur de substances altérant ses facultés cognitives, le drogué, ou encore celle du délinquant et fauteur de troubles qui menacent la sécurité publique, le voleur. Ces figures rassemblent une image de l’enfance à la fois en souffrance physique et mentale et porteuse de dangers pour le fonctionnement de la société. Néanmoins, une interprétation critique de ces représentations met en lumière une image exacerbée des enfants victimes de la rue, de la violence familiale, de la pauvreté et des drogues, en opposition avec le modèle dominant de l’enfance comme objet de protection. L’exposition du malheur dans les brochures de présentation institutionnelle distribuées dans les aéroports, l’exagération des chiffres, qui mélangent les enfants qui travaillent dans la rue et les enfants en situation de rue, et le travail de l’image, qui met en scène la misère, véhiculent une économie internationale de la charité entre les pays du Nord et du Sud. Le décalage entre le discours et les dynamiques locales se manifeste notamment dans la disparition, ces dernières années, de groupes composés uniquement d’enfants dans l’espace public de La Paz et El Alto. Dans les secteurs de la métropole où sont établis des campements [4], on observe la présence à la fois d’enfants, d’adolescents, de jeunes et d’adultes (dont des femmes, avec leurs enfants en bas âge), et donc d’individus de tous les âges.

19Les injonctions des ONG et du milieu associatif à promouvoir une enfance « idéale », titulaire de droits et installée dans les espaces légitimes de la famille et de l’école, se manifestent dans l’intervention hebdomadaire des éducateurs auprès des enfants dans l’espace public. Ils cherchent à corriger les pratiques de consommation d’inhalants, d’alcool et de drogue des enfants tout en insistant sur l’éducation comme issue à leur situation dans la rue. Ces interactions donnent lieu à de longues discussions entre les enfants et les éducateurs qui mettent en scène des exemples de ce que doivent faire les jeunes, selon des valeurs qui rejettent la rue comme espace de vie. Ces conversations se terminent par la remise d’aliments pour le petit-déjeuner et de parties de football. Comme l’avait observé R. Lucchini [1996], les activités mises en place par les éducateurs et le discours qu’ils assènent aux enfants visent à stigmatiser leur mode de vie et par ce biais, à renforcer la normalisation des comportements des enfants dans le sens attendu par la société, hors de la déviance et de la consommation de drogues. Leurs pratiques obéissent à une vision de l’enfant comme être passif et victime de la pauvreté qui ne prend pas en compte, dans la plupart des cas observés, les capacités de résistance des enfants et leur refus de se voir imposer une manière de vivre ne correspondant pas à leurs projets, au moins sur le court terme. L’accompagnement fréquent des éducateurs dans leur travail par des volontaires occidentaux sert également à mettre en valeur les rôles souhaités et légitimes des jeunes dans la société : ce sont des étudiants, soucieux des plus faibles, désintéressés, solidaires… Ils se positionnent, en somme, en contre-exemple pour tenter de réorienter le mode de vie des enfants hors de la marginalité et d’influencer un changement d’attitudes et de perspectives.

Enfants des rues : une expression empiriquement inopérante

20L’enquête, menée auprès de 27 enfants en situation de rue et de jeunes l’ayant été pendant leur enfance montre des résultats qui permettent d’interroger la catégorie « enfant des rues ». L’analyse prosopographique de leurs récits de vie permet en effet de distinguer trois séquences (T1, T2 et T3) qui jalonnent leurs itinéraires biographiques et témoignent de nombreuses alternances entre les espaces de vie. L’étude de leurs témoignages personnels, brièvement présentée ici, s’appuie sur une identification des événements reflétant une situation de rupture et un changement de statut dans leurs parcours.

21Après une séquence de vie avec les parents, souvent dans un contexte de violence domestique et de grande précarité (T1), la bifurcation qui fait basculer la vie des enfants dans la rue est la fuite de la famille, généralement entre 7 et 14 ans. On note sur ce point qu’il s’agit d’une décision prise par l’enfant plus que motivée par une expulsion ou un abandon par la famille.

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« À 7 ans, j’ai commencé à partir de chez moi et à être dans la rue. J’ai commencé à être cireur de chaussures, à voler aussi, des petites choses au début… Mon père travaillait de 7 heures du matin à 8 heures du soir et il arrivait souvent vers 10 heures. Ma mère pareil. Elle nous laissait enfermés à la maison, mes frères et moi. On était trois. On ne pouvait pas sortir, ma petite sœur pleurait souvent et parfois, ils nous laissaient sans rien à manger. […] C’est à cause de la faim que j’ai commencé à sortir par la fenêtre. J’ai commencé à sortir de chez moi pour chercher à manger et ça me plaisait. Je sortais de plus en plus et un jour mon père m’a attrapé, il m’a fait dormir dans le patio et m’a jeté un seau d’eau froide […]. Il m’a frappé tellement fort que le lendemain, je ne pouvais plus marcher. Ça ne m’a pas plu qu’il me tape et un jour, je suis parti de chez moi et je ne suis plus revenu. Je suis allé au Prado avec d’autres gamins et on dormait là-bas. J’avais peur de rentrer chez moi et je suis resté dormir et traîner avec eux. »
(Franz, 22 ans, en situation de rue depuis l’âge de 7 ans)

23Les contraintes subies pendant les premières années d’enfance dans le ménage et l’accès possible à la rue comme espace de ressources et de socialisation alternative à la famille motivent le départ des enfants et leur entrée dans une nouvelle étape de leur parcours (T2) [5]. De nombreux enfants parlent d’un sentiment de soulagement après l’abandon de leur famille. C’est l’aboutissement d’une stratégie d’évasion de la domination sociale, physique et matérielle ressentie dans le ménage. La vie dans la rue permet aux enfants, au moins dans un premier temps qui peut se prolonger sur plusieurs années, de trouver une forme de stabilité dans la cohésion du groupe de pairs et dans l’exercice d’une activité économique. Dans cette séquence, la rue donne aux enfants un statut et une identité construite au sein de leur groupe et un espace d’acquisition de compétences qu’ils utilisent dans leurs pratiques quotidiennes et qui les aident à mener à bien leurs activités avec autonomie (gagner de l’argent, voler, préparer à manger, boire, se procurer des inhalants, jouer aux osselets). Le rapport positif à la rue comme échappatoire aux problèmes familiaux s’estompe par la suite, lorsque les conditions de vie se dégradent et que la violence au sein du groupe d’enfants, entre les groupes, ou vis-à-vis de la police devient régulière et rend difficile le maintien de ces routines. La rue se transforme alors en un espace de survie matérielle et s’affaiblit en termes de sociabilité et de stabilité.

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« Il y avait beaucoup de coups dans la rue et des assassinats même, à cause des histoires pour les filles et des vols. Il y avait beaucoup de violence aussi entre les garçons du même groupe, en plus de la violence entre les groupes. Moi, je travaillais comme crieur dans les bus et un jour, je m’étais acheté de nouvelles tennis, toutes neuves… Quelques nuits plus tard, les types m’ont fait boire, j’étais saoul et ils m’ont volé mes nouvelles tennis. […] La jalousie ne manque pas dans ce monde-là. Il y a aussi des types qui disparaissent de la rue, comme ça sans rien dire. »
(Adhemar, 20 ans, en situation de rue entre 14 et 18 ans)

25C’est à ce stade que les enfants intègrent progressivement le milieu institutionnel, marquant la troisième séquence observée dans les parcours de vie (T3). Celle-ci commence, dans les cas étudiés, entre 10 et 16 ans, après un séjour prolongé dans la rue, et s’accompagne de la mise en place d’activités régulières à l’intérieur des organisations d’assistance suite à l’abandon du groupe. Les enfants décident d’intégrer ces structures de façon plus ou moins durable. L’interprétation des événements vécus dans la rue les incite à en sortir, au moins pour une période significative, en répondant favorablement aux demandes des éducateurs, aux conditions de vie et aux nouveaux projets qu’ils désirent développer. La décision d’intégrer le milieu institutionnel se concrétise fréquemment suite à un événement critique dans la rue, bagarre généralisée, homicide, blessure sérieuse, mais ne signifie pas nécessairement un éloignement prolongé de ce mode de vie. Les institutions travaillant en faveur des enfants des rues à La Paz et El Alto présentent de nombreuses possibilités d’amélioration d’une situation qui se détériore dans la rue. Elles sont des espaces dont les services peuvent être utilisés par les enfants pour atteindre des objectifs divers de plus ou moins long terme, soigner une blessure, prendre une douche, laver son linge, se restaurer, jouer au foot, se cacher, opter pour un nouveau projet de vie. Dans la séquence T3, les enfants diversifient leurs lieux de résidence entre le milieu institutionnel, la rue, la famille, quand ils reprennent contact avec elle, et parfois la prison pour de courtes durées, suite à des arrestations pour vol. Les associations et les ONG leur procurent une protection que la plupart savent mobiliser à des fins individuelles en cas de besoin immédiat ou sur le long terme. Leurs parcours de vie montrent alors des alternances entre différents espaces sociaux a priori en opposition. Ils se démarquent de la catégorie « enfants des rues » au profit de logiques de suivi mettant en valeur l’activation de réseaux personnels afin d’assurer une certaine stabilité dans leur vie quotidienne.

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« Je m’échappais du centre [Luz de esperanza], puis je passais, je revenais et je m’échappais à nouveau. J’étais ensuite dans d’autres projets comme Alalay ou Casa del Paso. Dans la rue, les tíos [les aînés] me cherchent en ce moment pour me faire la peau, mais je me suis échappé pour ne pas qu’ils me trouvent. Je veux changer de vie maintenant et je le fais petit à petit. Je m’améliore et je pense faire mon service militaire bientôt. »
(Constancio, 19 ans, en situation de rue depuis l’âge de 12 ans)

27Au-delà de la singularité de chaque cas, l’étude des itinéraires de vie des enfants montre que leur appartenance au milieu de la rue reste relative et que l’étiquetage « enfants des rues » est inapproprié. L’étape de leur parcours effectif dans la rue survient après l’abandon du domicile familial ou la fugue (T2) et se combine avec une activité économique qui leur permet de générer un revenu et de couvrir leurs dépenses personnelles sans l’appui de leur famille. Après cette séquence d’une durée très variable, les enfants ne se trouvent plus de manière permanente dans l’espace public et alternent entre l’entourage institutionnel et d’autres champs. Le parcours de ces enfants, reconstitué à partir de leur histoire personnelle, contraste avec le discours des ONG et du milieu associatif qui tend à les enfermer dans une catégorie, « enfants des rues », en décalage avec les situations observées. La description du contexte de rue omet en effet de prendre en compte les potentialités des enfants, les ressources dont ils font preuve et les stratégies qu’ils mettent en œuvre pour améliorer leurs conditions de vie dans l’espace public ou s’en extraire, au moins temporairement.

Figure 2

Des enfants cireurs de chaussures dans le centre de La Paz

Figure 2

Des enfants cireurs de chaussures dans le centre de La Paz

Source : cliché Robin Cavagnoud, 14 mai 2011.

La construction d’un problème social dans la rencontre des concepts d’enfant et de rue

28Les associations humanitaires et les ONG font coïncider dans leur discours les concepts d’enfant et de rue. Ils élaborent par ce biais une figure rhétorique qui participe à la construction d’un problème à l’intention de l’opinion publique et des touristes de passage en Bolivie, qui identifient l’union de ces termes comme un trouble à l’ordre moral au regard de la place que l’enfant « doit » occuper. La construction de ce problème comporte une préoccupation sécuritaire, dans la mesure où certains des enfants qui vivent dans la rue recourent au vol à la tire ou s’adonnent à différentes activités illicites (trafic de faux billets, etc.) pour obtenir des ressources leur permettant de vivre hors de leur famille. La réunion, dans la même expression, des notions d’enfant et de rue tend à assimiler le phénomène à un problème social, au-delà de toute problématisation des représentations sur la place de l’enfant et de la rue dans les milieux populaires. La rencontre des deux termes ébranle les normes dominantes sur le statut de l’un et de l’autre dans le fonctionnement de la société. Cet antagonisme entre l’enfance et la rue ne va pourtant pas de soi dans toutes les couches sociales des pays du Sud et peut être interprété comme un préjugé des classes aisées vis-à-vis des enfants de familles modestes et pauvres.

29Si la représentation de l’enfance comme « phase de l’existence humaine marquée par l’insouciance et la joie » [Boyden, 1997] issue du modèle occidental de la famille nucléaire s’est diffusée dans les classes moyennes des pays andins, elle ne s’est pas imposée dans les couches populaires des grandes villes et des campagnes de cette région. Le travail des plus jeunes notamment, valorisé par les familles populaires, s’effectue très souvent dans la rue à travers des activités ambulantes pour les garçons qui résident en ville [Invernizzi, 2001 ; Cavagnoud, 2012] et dans les champs pour ceux des campagnes [Alarcón, 2011]. Leur absence régulière du domicile familial opère un rapprochement entre l’enfance et la rue sans toutefois recouvrir une quelconque connotation négative et stigmatisante de ce phénomène renforcé, au contraire, dans le cas des cultures andines, par des logiques de solidarité et de réciprocité familiale [Lobo, 1984]. En outre, ces mêmes couches populaires considèrent la rue comme la forme élémentaire de l’espace public, dans un rapport indissociable avec la ville (ou les villages). La rue n’est pas un lieu neutre, celui de la simple circulation et du transit, mais un espace fortement approprié par les habitants en fonction des heures, des jours de la semaine et du contrôle éventuel des autorités municipales. Avec l’installation de points de vente sur le trottoir sous forme d’espaces privatisés ou l’ouverture de l’épicerie familiale sur la voie publique pour l’accueil des clients, la rue se révèle un lieu facilement accessible de ressources, de sociabilité, d’identité au quartier, voire de tension. La rue symbolise ainsi une scène centrale de la vie quotidienne, où les habitants échangent socialement et économiquement dans une sorte de prolongement de l’espace domestique situé à proximité. À travers l’édification de leur habitat et l’ouverture sur la voie publique, voire son occupation provisoire ou permanente, les acteurs modèlent la structure de leur quartier et de leur ville [Baby-Collin, 1998]. La rue n’a pas une dimension négative de fait pour les habitants et les commerçants des milieux populaires. Ceux-ci lui donnent une signification importante et la transforment en un lieu de stabilité, pour les enfants qui travaillent et pour ceux qui y exercent une activité ludique (fermeture de la rue pour un jeu de ballon). La rencontre de l’enfance et de la rue ne renvoie donc pas à une réalité stigmatisante dans l’imaginaire des couches populaires des pays andins. Le jugement normatif des ONG et du milieu associatif selon lequel la rue est mauvaise est une perception culturellement issue de l’Occident, où règne une forte opposition entre les sphères publique et privée [Stoecklin, 2000, p. 33]. La rue est dans ce cadre identifiée comme un espace de transit dont l’occupation, autre que comme lieu de passage, est source de discriminations, de préjugés et de violences. Cela n’empêche pas les habitants des quartiers populaires de juger négativement et de dénoncer auprès des autorités la présence d’enfants et jeunes en situation de rue près de leur domicile, mais davantage pour leur absence d’activité productive (figure du vago, du fainéant) ou du danger qu’ils représentent en tant que délinquants potentiels, que pour leur présence strictement in situ dans l’espace public.

30L’expression enfant des rues est d’une création relativement récente issue du milieu du développement en réaction à la découverte d’enfants en rupture familiale vivant en groupe dans l’espace public. Elle vise à nommer une réalité qui pose problème selon une certaine construction de l’enfance, centrée sur les principes de promotion des droits et de la protection sociale inspirée de la CIDE. Toutefois, cette approche ne prend que peu en compte les formes de protection rapprochée qui s’observent entre enfants à travers des mécanismes de solidarité pour l’alimentation et face à la violence de la police dans une sorte d’économie domestique [Suremain, 2006].

31

« La signification culturelle de l’« enfant de la rue » correspond au sens que certaines couches sociales réussissent à faire accepter comme étant le « sens juste ». Chacun des deux termes, enfant et rue, est réduit à une représentation spécifique qui prévaut chez les classes qui ont un accès privilégié aux instruments de diffusion et de légitimation (médias, éducation, codes juridiques, etc.) de leurs idéaux normatifs. »
[Stoecklin, 2000, p. 36-37]

32Les enfants qui ont fui leur famille dans la métropole de La Paz et El Alto sont perçus comme déviants au regard de leur éloignement de l’enfance « idéale » correspondant à un ordre instituant la famille et l’école comme les seuls espaces légitimes. Les acteurs du développement et les médias, les premiers au nom du droit et de la protection des enfants et les seconds, dans une approche sensationnaliste, entretiennent cette image au sein de la population, en particulier des classes moyennes et favorisées. Le souci sécuritaire est sous-jacent à la représentation de cette population d’enfants relégués à la marginalité urbaine et sociale.

Conclusion

33L’expression enfant des rues s’apparente à une catégorisation uniformisante inscrite dans le discours et les stratégies d’intervention de la plupart des ONG et des associations caritatives. Leur présentation du phénomène des enfants en situation de rue met en lumière une conflictualité entre les représentations de l’enfance du milieu du développement et celle des milieux populaires des pays andins, pour lesquels l’enfance et la rue ne s’opposent pas nécessairement. Les résultats de notre enquête permettent de constater que les enfants et les jeunes trouvent des alternatives à la vie nocturne dans la rue, notamment en investissant une somme d’argent quotidienne pour dormir dans des hôtels des quartiers où ils retrouvent leur groupe de pairs. L’étude de leurs parcours met en perspective l’absence de vision globale de l’enfance émanant du discours des ONG et du milieu humanitaire, ainsi que la sectorialisation qui caractérise les projets d’intervention en la matière, sans prise en compte des différents domaines de socialisation des enfants hors de la rue et du bien-fondé empirique de la catégorie « enfants des rues ». Les enfants sont pensés dans leur statut de sujets de droits et donc dans une optique de protection qui élude leur capacité à prendre des décisions dans et en dehors de la rue pour trouver des formes de stabilité dans leur vie quotidienne et échapper à une situation de survie. L’exercice d’une activité comme le cirage de chaussures, la vente ambulante ou l’encaissement des billets dans les bus, ou la recherche de protection et de routines dans les centres d’accueil sont plusieurs formes de stratégies qui contrastent avec les clichés montrant les enfants dans une position d’inaction, c’est-à-dire sous le seul angle de leur moment effectif dans la rue, entre pairs et souvent au terme de phases de consommation d’alcool et d’inhalants.

Notes

  • [*]
    Chercheur associé à l’Institut français d’études andines (IFEA, UMIFRE 17, MAE-CNRS) et au Laboratoire population environnement développement (LPED, UMR 151, IRD-AMU).
  • [1]
    Les plus connus sont Hogar de Niños Alalay, la fondation Arco Iris, la fondation La Paz, Sarantañani, Maya Paya Kimsa, la fondation Adulam, Lipari, le Programme de prévention pour les enfants de et dans la rue (ENDA, Bolivia), Kaya Children International, Association Soforthilfe Ayuda Inmediata et Luz de Esperanza.
  • [2]
  • [3]
    Selon ces différents modes de calcul, l’estimation par les ONG du nombre d’enfants « en situation de rue » à La Paz et El Alto varie entre 1 000 à 6 000 individus.
  • [4]
    Toute la zone de La Ceja (Reloj público) à El Alto et le secteur de Los Leones dans le quartier d’Obrajes à La Paz.
  • [5]
    À propos des facteurs de départ de la famille, voir aussi Lucchini [1997].
Français

L’article s’appuie sur une enquête de terrain auprès d’enfants en situation de rue et d’entretiens avec des intervenants sociaux à La Paz et El Alto en Bolivie. Il s’attache à décrire l’image d’enfants des rues produite par plusieurs organisations humanitaires, puis à expliquer la dimension morale qui traverse cette figure de l’enfant-victime de la pauvreté, en opposition avec le modèle dominant de protection de l’enfance institué par la Convention internationale des droits de l’enfant. La pertinence de cette catégorie est ensuite interrogée à l’aune du parcours de vie des enfants en rupture familiale, dont l’analyse montre une existence discontinue dans la rue en faveur d’espaces alternatifs. Un dernier point approfondit l’association dans la même expression des concepts d’enfant et de rue, contribuant à assimiler le phénomène à un problème social.

Mots-clés

  • enfance
  • rue
  • développement
  • économie morale
  • Bolivie

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Robin Cavagnoud [*]
  • [*]
    Chercheur associé à l’Institut français d’études andines (IFEA, UMIFRE 17, MAE-CNRS) et au Laboratoire population environnement développement (LPED, UMR 151, IRD-AMU).
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/07/2015
https://doi.org/10.3917/autr.072.0165
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