CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La mondialisation et son accélération depuis les années 1980 se caractérisent par une intensification des mouvements humains entre les États. Ces migrations internationales s’observent des pays du Sud vers les pays du Nord et, de manière de plus en plus marquée, entre les pays du Sud, par exemple à l’intérieur des continents africain ou sud-américain. Cette évolution est à mettre en lien avec la crise sociale et économique que connaissent depuis 2008 les pays industrialisés, mais elle ne doit pas dissimuler l’attractivité que représentent certains pays du Sud (Afrique du Sud, Brésil) et leurs grandes métropoles comme pôles d’activité au niveau régional. Elle reflète également les inégalités économiques entre pays d’un même continent. Néanmoins, la principale tendance des migrations internationales depuis le milieu des années 1990 est leur féminisation et l’inclination des femmes à ne pas retourner dans leur pays d’origine [OCDE, 2012, p. 51]. En 2006, les femmes représentaient plus de 50 % des migrations internationales en Amérique latine [CEPAL, 2006]. Cette situation s’observe en particulier en Bolivie, où l’émigration des femmes vers l’Europe ou d’autres pays d’Amérique du Sud est un phénomène récurrent dans les secteurs populaires ou de classe moyenne [Hinojosa, 2009]. À partir d’une enquête de terrain menée à El Alto, cet article propose de réfléchir sur les migrations internationales des mères de famille, durables et inscrites sur une période dépassant au moins une année, comme situation de rupture dans le parcours biographique de leur famille et en particulier de leurs enfants qui restent dans le pays d’origine. De nombreux travaux se sont centrés sur la notion de « famille transnationale » [Levitt, Glick Schiller, 2004 ; Le Gall, 2005 ; Cortes, 2011] et sur la situation de femmes et de leur mobilité dans le pays d’accueil [Baby-Collin, Cortes, Sassone, 2008 ; Bastia, 2012], en particulier dans le maintien des liens familiaux à travers l’envoi d’argent [Zapata Martínez, 2009], ou sur les « chaînes globales du soin » [Hochschild, 2001 ; Salazar, Jiménez, Wanderley, 2010]. Plusieurs études ont abordé la condition des enfants qui restent dans le pays d’origine, en Asie [Asis, 2006 ; Graham, Jordan, 2011 ; Salazar Parreñas, 2005] ou au Mexique [Dreby, Stutz, 2012 ; Lahaie et al., 2009] sous l’angle du bien-être et de l’éducation des enfants. Dans le cas de la Bolivie, quelques travaux se sont penchés sur la reconfiguration des dynamiques et des normativités familiales en lien avec les enfants n’accompagnant pas leurs parents migrants. Germán Guaygua a montré que le départ des mères vers un pays étranger constitue une rupture familiale [Guaygua et al., 2010] tandis que Tanja Bastia insiste sur le rôle des grands-mères dans la prise en charge des enfants [Bastia, 2009]. La réorganisation de l’entourage familial sur la base de nouvelles formes de protection pour les enfants est décidée avant la migration des mères. Elle suppose un changement dans les structures familiales et de nouvelles routines quotidiennes au sein des ménages. Cet article montre le rôle joué par la famille étendue et la dimension matriarcale des stratégies de protection des femmes envers leurs enfants avant d’entreprendre le projet migratoire. Outre l’approche intergénérationnelle basée sur la situation des enfants dans le pays d’origine dans leur rapport avec les autres membres de leur famille, notre analyse portera principalement sur la notion de « matricentrage ». Celle-ci est définie comme l’implication supérieure des femmes à celle des hommes dans la parentèle, manifestée par une « centralité féminine » à la fois sur les plans matériel, affectif et symbolique [Déchaux, 2009].

Méthodologie et population étudiée

2Cette étude s’appuie sur une enquête de terrain réalisée en 2012 dans la ville d’El Alto, peuplée d’un million d’habitants, qui s’étend sur l’Altiplano bolivien et jouxte La Paz. L’enquête a été menée auprès de 30 enfants et adolescents de 6 à 18 ans dont la mère, le père ou dans quelques cas les deux parents, ont migré à l’étranger, principalement vers l’Argentine, le Brésil, l’Espagne et l’Italie [1]. Les enfants interrogés ont été rencontrés par le biais du système éducatif Fé y Alegría qui possède un vaste réseau d’écoles primaires et de collèges répartis dans des quartiers à la fois populaires (Yunguyo et Villa Tunari) et de classe moyenne commerçante (Villa Adela, 16 de julio) d’El Alto, permettant une relative diversification socio-économique dans les zones d’étude [2]. Ces collèges, à l’image des autres établissements publics et privés de cette ville, présentent une population importante d’élèves dont la mère travaille et réside dans un pays étranger. Grâce à la coopération de cette institution, nous avons pu mener nos entretiens facilement dans l’enceinte même des écoles [3].

3Notre matériel empirique est composé de récits de vie qui retracent l’histoire de chaque enfant depuis sa naissance. La singularité de cette approche qualitative repose sur la prise en compte de la parole des enfants de mères migrantes, leur appréciation des situations familiales dans lesquelles ils sont impliqués et sur leur parcours de vie. Cette approche présente aussi l’avantage d’avoir recueilli le ressenti des enfants sur le phénomène migratoire, mais elle se limite en même temps au point de vue, aussi riche soit-il, d’un seul membre de la famille. La démarche a permis d’abord une identification de la migration des mères de famille comme situation de rupture marquant durablement leur existence et modifiant leur itinéraire personnel, ensuite l’observation a posteriori des reconfigurations suivant cet événement. Les données de cette enquête ont été analysées grâce à la fiche Ageven [Vivier, 2006]. Cette matrice biographique permet de situer et de mettre en lien les événements importants de l’histoire d’un individu (enfant ego) faisant évoluer son parcours personnel jusqu’à la situation observée le jour de l’enquête. L’unité t de la matrice est exprimée en années à partir de la naissance d’ego jusqu’au moment de l’enquête. Les événements significatifs de son parcours sont inscrits dans la colonne thématique qui leur correspond (famille, migration, économie domestique, école) et manifestent un changement ou le point de départ d’une situation prolongée dans son histoire. Cet outil privilégie une approche dynamique, propice à l’étude des conséquences de la migration des mères de famille sur le temps long et des phases de recomposition consécutives à cet événement central de leur biographie.

La Bolivie : un pays d’émigrations féminines

4La Bolivie connaît d’importants mouvements migratoires vers l’extérieur, en particulier vers les autres pays d’Amérique du Sud (Argentine, Brésil, Chili) et les pays d’Europe (Espagne et Italie) et dans une moindre mesure, vers les États-Unis. Différentes sources statistiques indiquent la même tendance, soit la croissance du taux de population bolivienne résidant hors du territoire national au cours des années 2000. Le recensement de la population de 2001 estimait que 14,2 % de la population totale de la Bolivie vivait hors des frontières du pays, un taux qui s’est amplifié pour atteindre en 2007 une fourchette comprise entre 25 et 30 % de la population nationale [Hinojosa, 2009, p. 1, 6 et 7]. Selon l’Organisation mondiale des migrations (OMI), environ 3 millions de Boliviens se trouvaient hors du pays en 2006, c’est-à-dire plus de 30 % de la population nationale [ibid.]. Le Centre latino-américain de démographie (CELADE) a quant à lui calculé qu’environ 600 000 Boliviens avaient émigré de leur pays entre 2002 et 2007 [ibid.].

5Parallèlement, d’autres sources révèlent la féminisation des migrations internationales depuis la Bolivie. Selon les données recueillies par l’Observatoire du genre diffusées par le centre bolivien des droits de l’homme, de la démocratie et du développement, 70 % de la population bolivienne qui vit hors du pays est constituée de femmes. Dans des proportions certainement plus proches de la réalité, une étude réalisée par le Centre des droits citoyens (CDC) de l’université Catholique bolivienne estime que les femmes représentent 56,7 % des migrants boliviens en Espagne. Certains travaux font remarquer que la disposition des femmes à émigrer s’est largement installée en Amérique latine [Pessar, 2005] et que celle-ci concerne principalement des mères de famille [Román, 2009] qui partent majoritairement sans leur conjoint ni leurs enfants [4]. D’après la dernière enquête sur les conditions de vie, au cours de la dernière décennie, 52 % des émigrants des deux sexes ont laissé leurs enfants en Bolivie pour raison économique [Encuesta de Condiciones de Vida, citée par Arroyo Jiménez, 2009, p. 37].

6Dans un contexte d’inégalités et de généralisation du travail informel [Poupeau, 2010], les facteurs motivant l’émigration des femmes d’El Alto renvoient essentiellement au manque d’emploi stable, aux faibles perspectives de mobilité sociale par le travail, à la faiblesse des revenus et, de manière non moins notoire, à l’instabilité conjugale et à la violence domestique [Salazar, Jiménez, Wanderley, 2010, p. 16].

7Oshin, 17 ans, mère en Argentine depuis cinq ans :

8

« Ma maman est partie là-bas parce que notre situation familiale ici n’était pas très bonne. Nous avions besoin de plus de revenus. Elle est partie là-bas pour travailler comme couturière. Les premières années, ça a été dur pour elle dans ce pays, mais petit à petit elle s’est habituée. Et après, elle s’est sentie mieux et elle a commencé à se stabiliser. »
(10 août 2012)

9Dans cette perspective, il convient de mentionner l’importance de l’argent envoyé par les migrants. Selon des données de la Banque centrale pour les pays membres de la communauté andine, 1,02 milliard de dollars ont été envoyés en Bolivie en 2009 [Comunidad andina, 2009 ; 2010a ; 2010b ; 2010c]. Si ce pays est le moins récepteur de remises dans la communauté andine des nations, c’est en revanche celui qui a connu la plus forte augmentation des montants reçus entre 2000 et 2009 avec une multiplication par plus de onze. L’argent reçu en Bolivie par les migrants représentait 7 % du Produit intérieur brut (PIB) du pays en 2009 et dépassait les entrées d’argent provenant des investissements directs étrangers.

La migration des mères : d’une « situation de rupture » à une instabilité ?

10La migration des mères de famille à l’étranger engendre une diversité de reconfigurations familiales et parentales dans lesquelles s’incorporent les enfants qui n’accompagnent pas leurs parents. Dans la majorité des cas, l’histoire des familles n’est pas marquée par une seule migration de l’un des parents, mais par un enchaînement de déplacements internationaux qui engagent souvent les deux parents, utilisant les réseaux migratoires mis en place par d’autres membres de la famille, le voisinage et les amis proches. Cela présente l’avantage de réduire les risques d’échec dans la phase d’installation dans le pays d’accueil et par conséquent, d’augmenter les bénéfices de la migration [Arroyo Jiménez, 2009, p. 41].

11Mariel, 14 ans, mère en Italie depuis huit ans :

12

« Ma tante vivait en Italie depuis plus longtemps, depuis 11 ans exactement. Ma tante avait dit un jour à ma mère de la rejoindre pour travailler avec elle à la fois comme employée domestique et comme servante dans un restaurant. Elle lui a envoyé de l’argent pour son billet et elle est partie. »
(5 mars 2012)

13La migration des pères seuls n’entraîne pas de bouleversements majeurs dans l’organisation familiale, contrairement à ce qui se produit lorsque le même phénomène touche les mères de famille. Parmi les cinq cas rencontrés dans lesquels les pères sont partis, on observe invariablement le passage d’une structure familiale de type biparental (nucléaire ou élargi) à une structure de type monoparental élargi, comprenant l’installation des grands-parents, en particulier des grands-mères maternelles, au sein du ménage où la mère fait figure de chef de foyer après le départ du père (tableau 1).

Tableau 1

Changement de la structure familiale d’ego suite à la migration du père de famille

Tableau 1
Structure après la migration Structure avant la migration Monoparentale élargie Nombre de cas Biparentale nucléaire 2 2 Biparentale élargie 3 3 Total 5 5

Changement de la structure familiale d’ego suite à la migration du père de famille

Source : auteurs.

14Les pères migrent au Brésil et en Argentine pour travailler dans des usines de textile et envoient une partie importante de leur salaire pour soutenir le budget domestique dans le pays d’origine. Après leur départ, les enfants demeurent auprès de leur mère qui reçoit souvent l’appui de sa propre mère au domicile (structure familiale monoparentale élargie). Cette relative stabilité de la situation familiale contraste avec les cas de migration des deux parents (la mère avec le père ou le beau-père d’ego) et a fortiori, de la seule mère (tableau 2).

Tableau 2

Changement de la structure familiale d’ego suite à la migration des deux parents

Tableau 2
Structure après la migration Structure avant la migration Extraparentale nucléaire Extraparentale élargie Nombre de cas Biparentale nucléaire 2 4 6 Monoparentale élargie 0 2 2 Total 2 6 8

Changement de la structure familiale d’ego suite à la migration des deux parents

Source : auteurs.

15La structure familiale de type « extra-parental nucléaire » fait référence aux enfants qui vivent sans leurs parents et seulement avec les membres de leur fratrie (sous la responsabilité des aînés). Celle de type « extraparental élargi » renvoie aux enfants qui résident avec des membres de leur parentèle autres que leurs parents (oncles, grands-parents), avec ou sans leurs frères et sœurs.

16Le passage de la structure familiale « biparentale nucléaire » à la structure « monoparentale nucléaire » (6 cas sur 17) concerne les mères migrantes qui confient les enfants à leur conjoint et père de famille, fréquemment avec des membres de la fratrie plus âgés (tableau 3). Dans les autres cas de figure, les enfants vivent majoritairement avec des membres de la famille élargie et sans aucun de leurs parents (10 cas sur 17). C’est dans ces situations que la migration des femmes modifie le plus profondément le parcours de vie de leurs enfants restés en Bolivie. Elles engendrent en effet une nouvelle composition et organisation de la famille, marquées par l’absence de la mère et la création de formes renouvelées de protection. Cet événement peut être qualifié de « situation de rupture », car il provoque une altération du statut et des références sociales, affectives, culturelles et physiques habituelles des enfants. Il se caractérise de fait comme un changement décisif, une « bifurcation » biographique, qui peut être considérée comme positive ou négative du point de vue des acteurs [Grossetti, Bessin, Bidart, 2010].

Tableau 3

Changement de la structure familiale d’ego suite à la migration de la mère de famille

Tableau 3
Structure après la migration Structure avant la migration Monoparentale nucléaire Extraparentale nucléaire Extraparentale élargie Nombre de cas Biparentale nucléaire 6 0 1 7 Monoparentale nucléaire 0 1 3 4 Monoparentale élargie 0 0 6 6 Total 6 1 10 17

Changement de la structure familiale d’ego suite à la migration de la mère de famille

Source : auteurs

17Pedro, 18 ans, mère en Argentine depuis deux ans :

« Depuis que ma mère est partie, je sens que j’ai plus de responsabilités avec mes petites sœurs. Je dois leur montrer l’exemple et les aider. Je dois rentrer à la maison pour faire mes devoirs, aller les chercher à l’école parce qu’elles sont petites. Il peut toujours leur arriver quelque chose. Ce sont des petites filles. En tant que grand frère, je dois prendre soin d’elles. »
(31 mai 2012)
Les migrations féminines et les recompositions familiales qu’elles entraînent introduisent pour les enfants une coupure, voire de l’instabilité, par rapport à un certain ordre et à une routine familiale établie. Elles donnent aussi lieu à la formation de familles transnationales et à la création de nouveaux liens parentaux au sein de la famille élargie suite à la rupture provoquée par le départ de la mère [Coe et al., 2011].

Du transfert des enfants à l’envoi de remises pour leurs besoins quotidiens

18La plupart des enfants n’accompagnent pas leur mère dans la migration, du fait de l’incertitude et de la précarité redoutée dans le pays de destination, au moins dans un premier temps, et parce que le fonctionnement différent du système scolaire peut affecter leur suivi éducatif. La réduction du coût du voyage, la crainte des arrestations dans les pays où les migrants entrent sans visa ou la peur du racisme et des discriminations guident également le choix des mères de partir seules. Elles mettent en œuvre leur projet migratoire une fois qu’elles trouvent une solution acceptable concernant le soin et la responsabilité de leurs enfants dans le pays d’origine. Puis, à l’image de la grande majorité des migrants des deux sexes [Glick Schiller, Basch, Szanton Blanc, 1992], une fois installées dans le pays de destination, elles maintiennent des liens étroits avec leur famille, malgré la distance et les difficultés éventuelles d’accès aux moyens de communication.

19Les mères des enfants rencontrés dans les collèges ont migré majoritairement en Argentine et en Espagne (7 cas respectivement) et dans une moindre mesure, mais de façon tout de même significative vers l’Italie, le Pérou et le Chili (1 cas respectivement), ce qui est relativement représentatif des pays de destination des femmes boliviennes [Bastia, 2012]. Le temps total passé à l’étranger depuis le premier séjour varie entre quelques semaines et 14 ans, avec une moyenne de 5 ans. L’âge des femmes, au moment de l’enquête, oscille entre 29 et 45 ans avec une moyenne située autour de 39 ans. Comme l’avaient noté Baby-Collin, Cortes et Miret [2009], la majorité des femmes qui migrent en Espagne se consacrent à des activités d’employée domestique, d’aide aux personnes âgées à leur domicile ou de soin d’enfants en bas âge, alors que celles qui partent vers l’Argentine travaillent surtout comme couturières dans un atelier ou une usine [Bastia, 2007]. Aucun cas d’enfant ou d’adolescent vivant seul à El Alto après le départ de la mère de façon temporaire, prolongée ou autonome n’a été identifié. Tous les enfants rencontrés vivent avec au moins l’un des membres de leur famille. Ils ont des contacts réguliers avec leur mère par conversation téléphonique hebdomadaire ou grâce à Facebook. Ils reçoivent également des photos et des colis de vêtements ou quelques jouets qui ne se trouvent pas, ou très difficilement, à El Alto.

20Les liens familiaux réguliers entre les mères installées dans un pays étranger et le ménage dans le pays d’origine se maintiennent en particulier grâce à la présence des enfants dans le pays d’origine. Les contacts ne s’affaiblissent pas après le voyage. Dans la grande majorité des cas, des mécanismes de solidarité familiale et d’entraide se mettent en place à travers l’envoi régulier d’argent à l’adulte en charge des enfants ou aux enfants eux-mêmes, quand ce sont des adolescents proches de l’âge adulte.

Tableau 4

Montant mensuel, utilisation et personne du ménage responsable des remises envoyées par les mères émigrantes pour le soin de leur(s) enfant(s)

Tableau 4
No Cas Âge Sexe Pays de résidence de la mère Montant mensuel des remises (?) Personne du ménage responsable des remises 1 Yanira 13 F Espagne 150 Sœur aînée 2 Mariel 14 F Italie 120 Grand-père maternel 3 Erika 16 F Argentine 77 Grands-parents maternels 4 Carla 17 F Espagne 169 Grand-mère maternelle 5 José 12 M Pérou n.c. / 6 Jorge 18 M Argentine 19 Ego 7 Pedro 18 M Argentine 77 Père 8 Beimar 10 M Espagne 225 Père 9 Leslie 15 F Espagne 100 Tante maternelle 10 Mishell 17 F Espagne 144 Père 11 Naida 17 F Chili 34 Oncles 12 Milenka 17 F Espagne 770 Sœur aînée 13 Iris 17 F Espagne n.c. Père 14 Emanuel 11 M Argentine 77 Grand-mère maternelle 15 Carlos 11 M Argentine n.c. Grand-mère maternelle 16 Lourdes 12 F Argentine 34 Oncle maternel 17 Daniel 16 M Argentine 19 Tante maternelle

Montant mensuel, utilisation et personne du ménage responsable des remises envoyées par les mères émigrantes pour le soin de leur(s) enfant(s)

Source : auteurs.

21Selon les résultats de l’enquête, toutes les mères migrantes envoient des remises [5], 143,90 euros par mois en moyenne, ce qui représente un montant significatif au regard du coût de la vie dans une ville comme El Alto [6]. Cette somme sert aux dépenses alimentaires, de vêtements et d’éducation (fournitures scolaires, déplacements en bus entre le domicile et l’école) des enfants qui restent avec l’adulte responsable de leur soin à El Alto, mais ne bénéficie pas à l’ensemble de la famille réceptrice. Dans plusieurs cas, elle permet un investissement dans l’achat d’un terrain ou la construction d’une maison qui peut accueillir la famille élargie, y compris les membres de la famille qui se chargent des enfants de la mère migrante.

22Mishell, 17 ans, mère en Espagne pendant trois ans :

23

« Quand ma mère est partie, nous avons commencé à construire une maison avec l’argent qu’elle nous envoyait tous les mois et c’est comme ça qu’elle nous a laissé deux étages juste pour nous. Nous avons alors loué le rez-de-chaussée et nous avons habité au premier étage. Elle nous a permis de construire une maison bien terminée. Nous avions chacun notre chambre avec un lit… »
(8 août 2012)

24L’envoi d’argent est une forme d’obligation morale et de dette symbolique de la mère envers la famille restée dans le pays d’origine, un engagement de rendre le service de soin assumé par celle-ci. Landolt [2004] interprète cet envoi de liquidités par les mères comme un « circuit d’intérêts et d’obligations transnationales » qui conditionnent les attentes et les devoirs moraux des migrants. Les remises familiales reflètent la responsabilité et, dans une certaine mesure, l’affection de la mère migrante pour « garantir le soutien familial (logement, alimentation, habillement) et individuel des enfants garçons et filles (dépenses personnelles, sorties avec les amis, entre autres) » [Zapata Martínez, 2009, p. 1757].

25Milenka, 17 ans, mère en Espagne depuis six ans :

26

« Par mois, ma mère nous envoie, ça dépend… Elle ne nous envoie pas chaque mois comme ça, mais d’un seul coup tous les trois mois. Elle envoie quand elle voit qu’il n’y a plus d’argent parce qu’elle nous demande et on lui dit. Elle appelle ma tante qui lui dit. Comme elle ne peut rien demander à mon père, c’est elle qui se charge de nous donner de l’argent. »
(8 octobre 2012)

Le matricentrage ou la préférence pour les membres féminins de la famille étendue

27L’âge moyen des enfants au moment de la migration des mères étant de 9 ans, la migration se présente avant même l’entrée des enfants dans l’adolescence, à une période où la question de leur soin et de leur protection s’avère essentielle, en particulier par rapport à leur assistance scolaire. Quelques cas minoritaires de l’échantillon de mères migrantes (4 sur 17) sont ceux de pères qui se portent responsables du soin de leurs enfants. Il s’agit de pères qui avaient une relation conjugale stable avec leur épouse avant leur départ à l’étranger. Dans ces circonstances, la migration s’explique par un événement qui pousse la mère à migrer pour obtenir de meilleurs revenus et surpasser les difficultés rencontrées au sein de la famille. C’est par exemple le cas de la maladie d’un père, à la suite de laquelle la mère a décidé de migrer en Argentine où se trouvait déjà sa fille aînée, pour chercher de meilleures rentrées d’argent et payer le traitement médical de son conjoint (Pedro, 18 ans). Un autre cas récurrent renvoie au paiement d’une dette importante contractée auprès d’une banque pour l’achat d’un terrain et la construction d’une maison. Dans ces exemples, le père assure le soin de l’ensemble de sa descendance et les aînés de la fratrie, surtout s’il s’agit de filles, veillent au soin des cadets.

28Cependant, dans une majorité de cas, les pères ne sont pas responsables de leurs enfants, ce qui s’explique par la monoparentalité de la famille suite à un divorce, une séparation ou un abandon plusieurs années avant la migration (10 sur 17 dans la sous-population de mères migrantes). Dans d’autres cas, la séparation du conjoint accompagne la décision de migrer à l’étranger afin de résoudre des problèmes de relation dans le couple et d’obtenir en même temps de meilleurs revenus permettant d’envisager des projets d’avenir.

29Carla, 17 ans, mère en Espagne depuis cinq ans :

30

« Ma mère ici ne progressait pas vraiment, elle n’avait pas beaucoup de travail et elle ne voulait plus rester en Bolivie. C’est pour ça qu’elle s’est séparée de mon beau-père et qu’elle est partie en Espagne. Et c’est mieux comme ça, car elle ne peut nous donner une meilleure vie à mon frère et à moi. Elle a pu s’acheter une maison ici et tout ce qu’elle voulait. »
(20 avril 2012)

31Dans la grande majorité des cas étudiés, les mères délèguent la responsabilité de leurs enfants en priorité aux membres féminins de leur famille biologique comme leur mère (la grand-mère d’ego) ou leur sœur (tante d’ego) (tableau 5). Les sœurs aînées, quand elles ont une vingtaine d’années et un degré d’autonomie suffisant grâce à un travail, peuvent devenir responsables de leurs frères et sœurs cadets après la migration de la mère.

Tableau 5

Personne en charge des enfants pendant le séjour à l’étranger des mères [7]

Tableau 5
N° Cas Nombre d’années de migration Personne en charge du soin d’ego (âge) 1 Yanira 5 Sœur aînée (21) 2 Mariel 7 Grand-père maternel (54) 3 Erika 14 Grand-mère maternelle (60) 4 Carla 5 Grand-mère maternelle (66) 5 José 0 Sœur aînée (23) 6 Jorge 5 Père (48) 7 Pedro 2 Tante paternelle (40) 8 Beimar 8 Père (n.c.) 9 Leslie 6 Tante maternelle (40) 10 Mishell 4 Père (48) 11 Naida 1 Tante maternelle (n.c.) 12 Milenka 6 Tante maternelle (42) 13 Iris 2 Père (42) 14 Emanuel 3 Grand-mère maternelle (50) 15 Carlos 1 Grand-mère maternelle (n.c.) 16 Lourdes 5 Grand-mère maternelle (66) 17 Daniel 11 Tante maternelle (34)

Personne en charge des enfants pendant le séjour à l’étranger des mères [7]

Source : auteurs

32Le matricentrage dans le soin des enfants reflète une stratégie de protection de la part des mères de famille avant de prendre la décision de migrer vers un pays étranger. Il équivaut à une extension de son rôle maternel vers les membres féminins de sa famille. L’engagement des membres féminins de la parentèle de la mère migrante (11 cas sur 17) implique une prise en charge normée des enfants.

33Milenka, 17 ans, mère en Espagne depuis 6 ans :

34

« La première année après le départ de ma mère, j’ai pratiquement vécu avec mon père, mais il y a eu des problèmes et mes parents ont décidé de divorcer. Aujourd’hui, cinq ans après, le divorce n’est pas fini et ça met beaucoup de temps. Ma mère, au bout d’une année de vie toute seule avec mon père, a demandé à ma tante de me recueillir et de m’amener chez elle pour prendre soin de moi. C’est là où j’habite toujours aujourd’hui. »
(8 octobre 2012)

35Le rôle central des femmes dans l’unité domestique est une constante en Amérique latine (soin des enfants, tâches de reproduction domestique) [Lagarde, 1993], y compris en Bolivie où la répartition des responsabilités est fortement déterminée par les rapports de genre [Salazar, Jiménez, Wanderley, 2010]. Dans un contexte de faiblesse des politiques publiques de protection de l’enfance, le soin des enfants incombe principalement, dans les cas de migration de mères de famille, à la tante, à la grand-mère maternelle, ou à la sœur aînée. En ce sens, il existe une différence marquée dans les responsabilités entre les mères et les pères en ce qui concerne l’éducation des enfants. Les femmes se définissent d’abord, mais pas exclusivement, par leur rôle maternel basé sur le lien utérin femme/enfant.

36Leslie, 15 ans, mère en Espagne depuis 6 ans :

37

« Je vis avec mes grands-parents, mais celle qui se charge de moi c’est ma tante (la sœur de ma mère) qui vit à une rue du domicile de mes grands-parents, dans l’autre rue. Moi, je vis avec mes deux grands-parents maternels, mais ma tante vient me rendre visite tous les jours pour voir mes devoirs et tout le reste. Sa fille aussi, ma cousine, étudie ici dans le même collège et nous nous voyons tous les jours. Quand je fais une bêtise, c’est ma tante qui me dispute, mais elle ne crie pas non plus, pas du tout. Elle se charge de tout ça avec ma mère, disons que depuis ma mère est partie. »
(11 juin 2012)

38Le choix de la mère de confier ses enfants aux femmes de sa propre famille correspond à la recherche d’un membre stable et de confiance dans la parentèle afin d’assurer l’avenir le plus convenable possible à ses enfants. Cette implication féminine matricentrée met en évidence le poids du cercle « intermédiaire » de la famille nucléaire comme la grand-mère et la tante maternelle (entre le cercle restreint des parents et le cercle périphérique de la famille plus éloignée ou les amis de la famille [8]). Elle répond aussi à l’instabilité relativement importante des ménages (séparation, divorce, abandon des pères), et permet aux mères de ne pas lier le destin de leurs enfants aux incertitudes conjugales. Certains grands-parents (maternels) font aussi figure d’extension du rôle de la mère. Enfin, dans les cas où les enfants résident avec leur tante, il se crée entre ego, ses frères et sœurs et cousins germains, des fratries élargies sur le lieu de résidence.

Une prise en charge des enfants basée sur la maternité transnationale et un échange de soin

39La pratique des mères de s’appuyer en priorité sur la parenté élargie de leur propre lignée pour transmettre la responsabilité de leurs enfants met en évidence une « maternité transnationale » [Hondagneu-Sotelo, Ávila, 1997], car ces femmes continuent, malgré la distance, à jouer leur rôle de mère à travers des figures maternelles. La délégation des enfants est une garantie de leur éducation et de la reproduction sociale des familles des mères migrantes. Dans la réorganisation de la structure familiale, la maternité étendue et transnationale joue par conséquent un rôle fondamental en exerçant un contrôle sur les enfants et sur leurs relations sociales. Il s’agit d’un pacte entre la mère et les membres de la famille en charge des enfants, qui objective le projet migratoire.

40Naira, 17 ans, mère au Chili pendant deux ans :

41

« Ma tante s’est engagée à prendre soin de moi. Elle a dit à ma mère “laisse-la ici avec moi, elle sera avec ses cousines”, “Je te prête l’argent pour ton voyage jusqu’à là-bas”. Comme mon oncle était le seul boulanger de tout le village, il gagnait assez d’argent et il pouvait prêter une bonne somme d’argent à ma mère pour qu’elle puisse mettre en place son projet de migration. »
(10 août 2012)

42Il s’établit alors entre la mère et les autres membres féminins de la famille un accord pour le soin et la responsabilité des enfants qui restent dans le pays d’origine. Au-delà de la maternité, la parentèle joue ici un rôle essentiel comme réseau basé sur les femmes de la famille et les apparentés (beaux-frères), dans une forme de système d’échanges de biens et de services à travers notamment les envois de remises financières (envoi d’argent) et matérielles (colis, photos). Ces interactions reflètent une « économie du soin » consistant à entretenir l’équilibre et à assurer la subsistance de tous les membres de la famille [Anderson, León, 2006].

43Dans cette organisation transnationale de la famille se détache la figure de la « kinkeeper » [Rosenthal, 1985], c’est-à-dire des tantes et des grands-mères qui assurent sur le long terme le maintien des relations entre les membres de la famille. À travers cette maternité transnationale et l’économie du soin qui lui est associée, une majorité d’enfants et d’adolescents soutiennent le budget domestique des adultes avec qui ils résident à travers une activité économique en dehors de leurs horaires scolaires. Ils travaillent comme vendeurs dans la micro-entreprise familiale – c’est une forme d’aide sans rétribution économique – ou à des postes de maçons ou d’encaisseurs de billets de bus et leurs revenus servent en partie pour les dépenses quotidiennes de la famille. La délégation de la maternité implique donc, dans de nombreux cas, une forme de rétribution montrant que le soin s’inscrit dans un système domestique d’échange. Plusieurs enfants déclarent veiller à la santé et au bien-être de leurs grands-parents et en particulier de leur grand-mère lorsque celle-ci est très âgée.

44Carla, 17 ans, mère en Espagne depuis cinq ans :

45

« Moi, j’aide toujours ma grand-mère pour la vente. C’est elle dans la famille qui a un point de vente de jus de fruits sur le marché depuis cinq semaines seulement. Et elle a aussi une épicerie à la maison où je l’aide avant et après le collège. »
(20 avril 2012)

46L’identification des grands-mères comme des personnes qui à la fois donnent du soin à leurs petits-enfants et en reçoivent de ces derniers a également été mise en évidence par Tanja Bastia dans le cas des migrations des mères de famille de Cochabamba vers l’Argentine [2009].

Le passage d’une maternité biologique à une maternité domestique et pratique

47Le transfert des enfants de mères migrantes à d’autres membres de la famille, dans les cas où les pères ne les prennent pas en charge, contribue à construire au fil de leur vie quotidienne une nouvelle substance de la maternité, passant d’une forme biologique basée sur la relation mère/enfants à une forme « domestique » ou « pratique » à travers la relation entre grands-mères et petits-enfants, tantes et neveux, ou entre frères et sœurs aînés et cadets. Cela implique une redéfinition de la filiation dans la mesure où la présence physique (mais pas émotionnelle) de la mère s’efface progressivement au profit d’un rapport entre les générations qui ne repose pas sur la descendance directe, mais sur une parenté élective et volontaire.

48Par ailleurs, les filles déclarent fréquemment à propos de leur grand-mère ou de leur tante avec qui elles vivent qu’elles sont « comme leur maman ». Il n’est pas rare qu’elles les appellent « maman » et leurs grands-pères « papa ». Cette affirmation manifeste la construction d’une double figure maternelle ; la mère biologique qui a migré pour améliorer la mobilité sociale de la famille et la mère domestique de la nouvelle vie quotidienne des enfants.

49Oshin, 17 ans, mère en Espagne depuis cinq ans :

50

« Ma sœur et moi nous sommes restées ici. Au début, la mère m’a demandé ce que je voulais faire. Elle m’a dit “on s’en va là-bas”. Mais moi j’étais vraiment très attachée à mes grands-parents. Aujourd’hui, pour moi mes grands-parents je les considère comme mes parents. Ce sont mes parents pour moi. Parce que c’est eux qui m’ont élevée, qui ont pris soin de moi. Ils ont toujours été à mes côtés, avec ma sœur. Ma mère m’a demandé si je voulais partir avec elle et je lui ai dit que non parce qu’ici j’étudiais bien, j’avais de bons amis et le collège me plaisait. Donc je lui ai dit “non, moi je veux rester ici”. Mes grands-parents non plus ne voulaient pas me laisser partir. Ils ont dit à ma mère qu’ils allaient me garder ma sœur et moi. Moi non plus d’ailleurs, je ne voulais pas qu’ils restent seuls. Et donc en ce moment ma sœur et moi nous vivons avec eux. »
(10 août 2012)

51Cette transformation de la parenté reflète une recréation de la famille autour de nouvelles formes de soin, d’obligations et d’entraide. Les structures familiales se reconfigurent suite à la migration de la mère vers la recherche d’une nouvelle stabilité pour les enfants, amortissant ainsi le coût social et émotionnel de l’absence de la mère. Cela n’empêche pas les mères d’exercer un contrôle à distance sur leurs enfants en multipliant les appels téléphoniques. Certains enfants font également part de difficultés relationnelles avec leur mère lorsque celle-ci revient s’installer à El Alto après plusieurs années d’absence, et que la maternité « pratique » a pris le pas, dans leurs habitudes quotidiennes, sur la maternité biologique.

Le stigmate provoqué par l’absence de la mère

52Une grande partie des enfants rencontrés ressent un éloignement du modèle de la famille « idéale » représentée par la mère qui se trouve, avec ou sans son conjoint, près de ses enfants pour veiller à leurs besoins quotidiens liés à leur hygiène, leur santé et leur équilibre émotionnel. Si les enfants et adolescents ont assez facilement raconté à l’enquêteur leur histoire de vie depuis leur petite enfance, le départ de leur mère vers un autre pays et la façon dont s’est recomposée leur vie quotidienne, ils n’aiment généralement pas en parler à leurs camarades d’école.

53Emanuel, 11 ans, mère en Argentine depuis deux ans :

54

« Ça ne me plaît pas du tout de raconter aux autres que ma mère se trouve dans un autre pays. Elle voulait m’emmener, mais ma grand-mère s’est opposée en disant que j’étais mieux en restant ici avec elle que dans un autre pays où l’on ne sait pas comment fonctionne l’école. »
(10 octobre 2012)

55Les filles en particulier disent que seules leurs amies intimes sont informées de l’absence de leur mère. Elles ressentent un stigmate du fait de ne pas faire partie du modèle familial dominant dans le collège. La mère « transnationale » peut être vue dans ce cas de figure comme une « mauvaise mère » par les autres familles, les professeurs et le personnel d’encadrement des collèges. Ceux-ci peuvent lui attribuer une étiquette de personne « abandonnant » ses enfants, liée à un écart supposé vis-à-vis de ses responsabilités maternelles. La mère migrante est alors perçue comme préférant un projet individuel de mobilité sociale à un rôle de mère protectrice envers ses enfants.

56Ce stigmate des enfants s’observe aussi à travers les difficultés rencontrées par les psychologues des écoles Fé y Alegría pour identifier les cas d’enfants de mères migrantes. Pour les enfants et adolescents, la mère reste le centre de gravité de leur vie intime. À maintes occasions pendant les entretiens, le récit de leur absence ou l’évocation des souvenirs de la vie quotidienne avec la mère ont provoqué une certaine douleur et fréquemment, des sanglots. L’absence de la mère se double fréquemment de l’abandon du père. Cela véhicule une conception particulière de la famille de la part des enfants, par opposition à la majorité de leurs camarades qui vivent avec leurs deux parents. Plusieurs ressentent un sentiment de tristesse, voire de honte dans la mesure où ils ne vivent plus auprès de leur mère ou avec leurs deux parents.

57Jorge, 18 ans, mère en Argentine depuis cinq ans :

58

« Je me sens mal et mal vu aussi parce que tout le monde a sa mère et moi je ne l’ai pas avec moi. Je me sens détruit parfois. »
(29 mai 2012)

59Les personnes extérieures à la famille des enfants, mais liées à leur milieu scolaire perçoivent là une forme de désintégration familiale et un ébranlement des normes sociales dominantes de l’organisation de la famille (père au travail et mère au foyer en charge du soin des enfants, accomplissant ou non une activité économique en parallèle). Cette appréhension des conséquences négatives du phénomène migratoire des mères produit une stigmatisation, alors que l’on peut voir dans la décision de migrer une manière d’acquérir une autonomie féminine au profit du ménage ou des enfants beaucoup plus que de l’égoïsme. Le choix personnel d’intégration de ces mères dans la mondialisation et la volonté de profiter dans une certaine mesure de ses bénéfices est manifeste, même si des situations d’exploitation sont également à répertorier [Vidal, 2012]. L’étiquetage mis en évidence par les enfants renvoie à la menace supposée d’un ordre moral d’organisation des ménages dominés par la figure patriarcale du père-chef de famille qui reste la plus répandue dans les pays andins. La migration des mères et leur absence dans l’environnement quotidien des enfants sont alors interprétées comme la remise en cause du modèle familial dominant centré autour du père.

Conclusion

60Si après la migration d’une mère, le panorama de la prise en charge des enfants semble a priori fragmenté, la diversité des reconfigurations familiales laisse émerger une tendance nette vers la matricentralité. Les femmes confient leurs enfants en priorité à leur mère ou l’une de leurs sœurs dans une sorte de chaîne de soins féminine. Cette décision fait sens dans un contexte culturel associé aux sociétés andines et latino-américaines en général, dans lequel les femmes, par opposition aux pères, occupent une position nodale exclusive dans la responsabilité domestique et le soin des enfants. La rupture liée au départ de la mère est souvent durement ressentie par les enfants et adolescents, mais ces derniers resituent la migration dans le cadre d’un projet familial et formalisent les progrès réalisés par le ménage depuis cet événement.

61La centralité féminine que montrent les résultats de cette enquête peut être interprétée comme une stratégie de contrepoids à la domination masculine dans la société bolivienne. Cependant, cette piste d’analyse mériterait une attention plus approfondie. Enfin, le retour en Bolivie ces dernières années de nombreuses femmes suite à la crise dans les pays européens, notamment en Espagne, pose un défi important pour les autorités politiques et l’évolution du marché du travail dans un pays où la croissance économique montre certains signes de fébrilité.

Notes

  • [*]
    Géographe, chercheur au Centre d’études himalayennes (UPR 299, CNRS) et chercheur associé à l’Institut français d’études andines (IFEA, UMIFRE 17 MAE – CNRS).
  • [**]
    Sociologue, chercheur associé au laboratoire population environnement développement (LPED, UMR 151).
  • [1]
    Cette enquête s’inscrit dans un projet de recherche postdoctorale sur les ruptures et les recompositions des entourages de l’enfance en situation de précarité à El Alto. Elle fait partie du programme de recherche « Famille, genre et mobilités dans les sociétés andines » de l’Institut français d’études andines (IFEA).
  • [2]
    À la différence de la région de Cochabamba, la migration internationale à partir d’El Alto est un phénomène récent, cette ville ayant été essentiellement un lieu d’accueil des migrants ruraux depuis les années 1960. Il semble en revanche que la féminisation croissante des migrations et les activités des femmes dans les pays de destination (employées domestiques, ateliers textiles) rapprochent les deux régions. Dans les deux cas, l’Espagne est devenue une destination prisée à partir des années 2000. En l’absence d’enquêtes statistiques à grande échelle sur le phénomène migratoire, il est difficile d’affirmer la singularité des migrations féminines à El Alto par rapport à celles de Cochabamba ou de Santa Cruz.
  • [3]
    Les psychologues et le personnel d’encadrement des collèges ont fait passer des feuilles d’émargement dans chaque classe pour recenser les élèves dont l’un des parents au moins avait migré. Cette autodéclaration peut laisser apparaître une certaine sous-estimation du nombre de mères migrantes, notamment liée au stigmate de ce départ auprès des enfants.
  • [4]
    Cette tendance, confirmée notamment par une enquête menée en 2008 à Cochabamba en Bolivie, révèle que 55,1 % des femmes migrantes partent seules [Bastia, 2012].
  • [5]
    Sauf une mère qui se trouvait au Pérou depuis seulement quelques semaines pour travailler dans la restauration à proximité d’une mine et qui de fait, n’avait pas encore accès à une banque.
  • [6]
    À titre de comparaison, le salaire minimum mensuel en Bolivie s’élève à 1 000 boliviens, soit environ 111 euros.
  • [7]
    Nous ne disposons pas de données précises sur le niveau scolaire et la profession de chaque personne en charge des enfants. La majorité a terminé le collège sans avoir poursuivi d’études supérieures et travaille dans le commerce de détail.
  • [8]
    Il convient de mentionner qu’aucun cas d’enfant restant avec des amis de la famille n’a été identifié dans cette enquête.
Français

Cet article propose d’étudier les migrations internationales des femmes comme situation de rupture dans le parcours de vie de leurs enfants qui restent dans le pays d’origine. Il s’appuie sur une enquête de terrain réalisée auprès d’un échantillon d’enfants à El Alto en Bolivie. L’analyse porte sur la reconfiguration des structures familiales suite au départ des mères et sur le rôle en particulier de la famille élargie et des membres féminins de la famille. Le matricentrage apparaît dans ce contexte comme une stratégie de soin et de protection des enfants reposant sur des mécanismes d’entraide familiale et les notions de parenté/ maternité transnationale.

Mots-clés

  • migration
  • famille
  • enfance
  • matricentrage
  • Bolivie

Bibliographie

  • Anderson J., Leon J. [2006], La incorporación del género en las investigaciones del CIES, Lima, CIES, 127 p.
  • Arroyo Jimenez M. [2009], La migración internacional : una opción frente a la pobreza. Impacto socioeconómico de las remesas en el área metropolitana de La Paz, La Paz, PIEB, 108 p.
  • En ligneAsis M. [2006], « Living with migration. Experiences of left-behind children in the Philippines », Asian population studies, vol. 2, n° 1, p. 4567.
  • Baby-Collin V., Cortes G., Sassone S. [2008], « Mujer, movilidad y territorialización. Análisis cruzado de las migraciones internacionales en México y Bolivia », in Godard H., Sandóval G. (dir.), Migración transnacional de los Andes a Europa y Estados Unidos, Lima, IFEA, PIEB, IRD, p. 135-166.
  • Baby-Collin V., Cortes G., Miret N. [2009], « Les migrants andins en Espagne. Inscriptions spatiales et repérages de filières », Mélanges casa de Velázquez, vol. 39, n° 1, p. 115-140.
  • En ligneBastia T. [2007], « From mining to garment workshops : Bolivian migrants in Buenos Aires », Journal of ethnic and migration studies, vol. 33, n° 4, p. 655-669.
  • En ligneBastia T. [2009], « Women’s migration and the crisis of care : grandmothers caring for grandchildren in urban Bolivia », Gender and development, vol. 17, n° 3, p. 389-401.
  • En ligneBastia T. [2012], « “I am going, with or without you” : autonomy in Bolivian transnational migrations », Gender, place and culture : a journal of feminist geography, vol. 20, n° 2, p. 160-177.
  • Cepal [2006], América latina y el caribe : migracion international, derechos humanos y desarrollo, Documentos de proyectos, Santiago de Chile, CEPAL, 368 p.
  • Coe C., Reynolds R., Boehm D., Hess J., Rae-Espinoza H. [2011], Everyday ruptures. Children, youth, and migration in global perspectives, Nashville, Tennessee, Vanderbilt University Press, 240 p.
  • Comunidad andina [2010a], Cartilla de Remesas, IV Trimestre de 2009, 2 p. :http://estadisticas.comunidadandina.org/eportal/contenidos/1038_8.pdf(page consultée le 22 septembre 2013).
  • Comunidad andina [2010b], Cartilla de Remesas, III Trimestre de 2009, 2 p. :http://estadisticas.comunidadandina.org/eportal/contenidos/1037_8.pdf(page consultée le 22 septembre 2013).
  • Comunidad andina [2010c], Cartilla de Remesas, II Trimestre de 2009, 2 p. :http://estadisticas.comunidadandina.org/eportal/contenidos/1036_8.pdf(page consultée le 22 septembre 2013).
  • Comunidad andina [2009], Cartilla de Remesas, I Trimestre de 2009, 2 p. : http://estadisticas.comunidadandina.org/eportal/contenidos/1035_8.pdf (page consultée le 22 septembre 2013).
  • En ligneCortes G. [2011], « La fabrique de la famille transnationale. Approche diachronique des espaces migratoires et de la dispersion des familles rurales boliviennes », in Razy E., BabyCollin V., « La famille transnationale dans tous ses états », Autrepart, n° 57-58, p. 95-110.
  • En ligneDechaux J.H. [2009], « Les femmes dans les parentèles contemporaines : atouts et contraintes d’une position centrale », Politiques sociales et familiales, n° 95, p. 7-17.
  • En ligneDreby J., Stutz L. [2012], « Making something of the sacrifice : gender, migration and Mexican children’s educational aspirations », Global networks, vol. 12, n° 1, p. 71-90.
  • Glick Schiller N., Basch L., Szanton Blanc C. [1992], Towards a transnational perspective on migration : race, class, ethnicity and nationalism reconsidered, New York, Annals of the New York Academy of sciences, 259 p.
  • En ligneGraham E., Jordan L.P. [2011], « Migrant parents and the psychological well-being of left behind children in Southeast Asia », Journal of marriage and family, n° 73, p. 763-787.
  • Grossetti M., Bessin M., Bidart C. [2010], Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, Paris, La Découverte, 402 p.
  • Guaygua G., Castillo Herrera B., Prieto P., Ergueta Romero P. [2010], La familia transnacional. Cambios en las relaciones sociales y familiares de migrantes de El Alto y La Paz a España, La Paz, PIEB, 172 p.
  • En ligneHondagneu-Sotel P., Ávila E. [1997], « “I’m here, but I’m there” : the meanings of latina transnational mothershood », Gender and society, vol. 11, n° 5, p 548-571.
  • Hinojosa A. [2009], Migración transnacional y sus efectos en Bolivia, La Paz, PIEB, 46 p.
  • Hochschild A.R. [2001], « Global care chains and emotional surplus value », in Giddens A., Hutton W., On the edge. Living with global capitalism, London, Sage, p. 130-146.
  • Lagarde M. [1993], Los cautiverios de las mujeres. Madresposas, monjas, putas, presas y locas, México DF, UNAM, 884 p.
  • En ligneLahaie C., Hayes J.A., Piper T.M., Heymann J. [2009], « Work and family divided across borders : the impact of parental migration on Mexican children in transnational families », Community, work and family, vol. 12, n° 3, p. 299-312.
  • Landolt P. [2004], « La construcción de las comunidades en campos sociales transnacionales. El caso de los refugiados y repatriados en El Salvador », Estudios migratorios latinoamericanos, vol. 5, n° 5, p. 627-650.
  • En ligneLe Gall J. [2005], « Familles transnationales : bilan des recherches et nouvelles perspectives », Diversité urbaine, vol. 5, n° 1, p. 29-42.
  • En ligneLevitt P., Glick Schiller N. [2004], « Transnational perspectives on migration : Conceptualizing simultaneity », International migration review, vol. 38, p. 1002-1040.
  • Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) [2012], Perspectives des migrations internationales 2012, Paris, OCDE, 424 p.
  • Pessar P. [2005], « Women, gender and international migration across and beyond the Americas : inequalities and limited empowerment », Expert group meeting on international migration and development in Latin America and the Caribbean, Mexico City, United Nations Secretariat, Population division, 26 p.
  • En lignePoupeau F. [2010], « El Alto : una ficción política », Boletín del IFEA, vol. 39, n° 2, p. 427-449.
  • Román O. [2009], Mientras no estamos : migración de mujeres-madres de Cochabamba a España, Cochabamba, UMSS, CESU, 138 p.
  • En ligneRosenthal C.J. [1985], « Kinkeeping in the familial division of labor », Journal of marriage and the family, vol. 47, n° 4, p. 965-974.
  • Salazar C., Jiménez E., Wanderley F. [2010], Migración, cuidado y sostenibilidad de la vida, La Paz, CIDES-UMSA, 168 p.
  • Salazar Parreñas R. [2005], Children of global migration : transnational families and gendered woes, Stanford, Stanford University Press, 224 p.
  • En ligneVidal D. [2012], « Les immigrants boliviens à São Paulo : métaphore de l’esclavage et figuration de l’altérité », Critique internationale, n° 57, p. 71-85.
  • Vivier G. [2006], « Comment collecter des biographies ? De la fiche Ageven aux grilles biographiques. Principes de collecte et innovations récentes. Population et travail. Dynamiques démographiques et activités », Paris, Association internationale des démographes de langue française (AIDELF), actes du XIVe colloque de démographie, p. 119-131.
  • Zapata Martínez A. [2009], « Familia transnacional y remesas : padres y madres migrantes », Revista latinoamericana de ciencias sociales sobre niñez y juventud, vol. 7, n° 2, p. 1749-1769.
Robin Cavagnoud [*]
  • [*]
    Géographe, chercheur au Centre d’études himalayennes (UPR 299, CNRS) et chercheur associé à l’Institut français d’études andines (IFEA, UMIFRE 17 MAE – CNRS).
Tristan Bruslé [**]
  • [**]
    Sociologue, chercheur associé au laboratoire population environnement développement (LPED, UMR 151).
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/11/2014
https://doi.org/10.3917/autr.066.0115
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...