CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les modes de subsistance des personnes âgées ne tirant plus leurs revenus de leur travail sont communément pensés à partir d’un principe de substitution entre solidarités publiques et solidarités privées. L’État, en instituant un système de pension vieillesse ou de retraite, suppléerait aux défaillances des familles prises dans le processus de modernisation. Familles et personnes âgées se désengageraient alors mutuellement encore davantage et deviendraient plus indépendantes et autonomes.

2 Dans les pays où seule une part minime de la population perçoit une pension de retraite (versée sur la base des contributions passées), ce sont les effets des pensions non contributives (pensions vieillesse) qui font débat, tout particulièrement depuis le rapport de la Banque mondiale sur les systèmes « multipiliers » à mettre en place pour soutenir financièrement les personnes âgées [James, 1994]. Parmi les pays concernés, l’Afrique du Sud est devenue un laboratoire pour l’étude des implications socio-économiques des pensions vieillesse. La population âgée y bénéficie en effet de pensions vieillesse présentées comme relativement généreuses. Le « laboratoire » est donc tout à fait singulier en Afrique subsaharienne, du point de vue de la politique sociale. C’est aussi le cas du point de vue économique : la République sud-africaine est l’une des seules économies du continent à être classée par la Banque mondiale parmi les pays à « revenus moyens supérieurs » en 2009. Cependant, même si la pauvreté absolue a baissé pendant la transition de l’apartheid à la démocratie au cours des années 1990 et que les inégalités entre groupes ethniques se sont réduites, le niveau global d’inégalité est demeuré particulièrement élevé, voire se serait accru, le taux d’emploi est resté très faible, les richesses sont toujours concentrées avant tout dans la population blanche et les Noirs Africains continuent à être beaucoup plus souvent confrontés à la pauvreté que les autres populations.

3 À partir d’une revue de littérature pluridisciplinaire, mobilisant principalement des études économiques et sociologiques, cet article a pour objectif de comprendre comment s’articulent solidarités publiques et solidarités privées/transferts publics et transferts privés dans le contexte particulier de l’Afrique du Sud. La double référence disciplinaire amène à utiliser un double vocabulaire. Économistes et sociologues étudient les « transferts », à savoir la transmission de biens financiers, matériels ou de services d’une entité (collectivité, individu ou ménage) à une autre. Le terme de « solidarités », spécifique à la sociologie, renvoie aux liens sociaux que génèrent ou manifestent les transferts.

4 En questionnant l’articulation entre pratiques publiques et pratiques privées, le présent article s’appuie successivement sur les apports des deux disciplines. Après une présentation du système de pension vieillesse, l’article se base dans une deuxième partie sur des études économétriques et interroge l’articulation financière : les pensions vieillesse réduisent-elles les transferts privés versés aux personnes âgées, selon un principe de substitution ? Ont-elles un effet sur les transferts privés versés par les personnes âgées aux autres générations ? Dans les deux cas, les transferts publics vers les personnes âgées, qui semblent de prime abord viser les conditions de vie de cette population, ont des effets sur les conditions de vie des plus jeunes générations par le biais des redistributions privées : c’est ce que montre cette deuxième partie. Si redistribution il y a de la part des pensionnés, on peut se demander quels sont leurs motivations et les effets attendus, en particulier sur les transferts à leur égard. La troisième partie apporte des éléments de réponse à partir d’enquêtes sociologiques et d’analyses des politiques publiques, révélant une articulation socio-politique entre solidarités publiques et privées. De manière transversale, nous montrerons que les articulations financières comme socio-politiques reposent sur les femmes : la complémentarité entre transferts publics et transferts privés est une manifestation des inégalités de genre.

Un système de pension vieillesse rare

5 Même si des systèmes contributifs de retraite  [1] ont été instaurés dans les pays africains, ils ne couvrent qu’une petite minorité de la population, en particulier en Afrique subsaharienne. En Afrique du Sud, la situation est très inégalitaire selon le groupe ethnique, conséquence de très fortes inégalités d’accès au marché de l’emploi : alors que plus de 50 % des hommes blancs et 30 % des femmes blanches de 65 ans et plus perçoivent une pension de retraite, c’est le cas de moins de 10 % des hommes noirs africains et d’environ 5 % des femmes noires africaines des mêmes âges, d’après le Labour Force Survey de 2000 [Lam et al., 2005].

6 Cependant, l’Afrique du Sud figure parmi les rares pays africains possédant un système non contributif [2]. Le système sud-africain est exceptionnel par la combinaison de son ampleur et de sa – très relative – générosité qui opère, en pratique, une certaine redistribution de la population blanche vers la population africaine, indienne ou des Coloureds  [3] : financées par des taxes plus souvent payées par les Blancs en raison des inégalités d’accès au marché de l’emploi, les pensions vieillesse sont aussi soumises à des conditions de ressources. Même si celles-ci ne sont pas systématiquement examinées, les taux de bénéficiaires selon les groupes ethniques montrent que la redistribution est effective (Figure 1). Selon certains auteurs, les conditions de ressources sont telles que la pension vieillesse est aujourd’hui quasi universelle dans la population noire africaine, en particulier féminine, spécialement confrontée à la pauvreté : le seul critère d’éligibilité serait finalement l’âge – ce qui permet de mener des études sur des bases simplifiées. Soulignons que les ressources censées être prises en compte sont celles de la personne âgée et de son éventuel époux, et nullement celles des autres membres du ménage : cette disposition n’incite pas aux migrations ni à la dissolution du ménage, ce qui est important pour la question des transferts intra-ménages.

Figure 1

Taux de bénéficiaires de la pension vieillesse (Old Age Grant) selon le sexe et le groupe ethnique en 2007 (%)

Hommes de 65 ans et plus Femmes de 60 ans et plus
Noirs Africains 81,9 88,4
Coloureds 75,6 79,4
Indiens/Asiatiques 61,6 72,3
Blancs 24,6 25,5
Ensemble 65,6 75,0
figure im1

Taux de bénéficiaires de la pension vieillesse (Old Age Grant) selon le sexe et le groupe ethnique en 2007 (%)



Community Survey 2007.

7 Le système sud-africain est souvent décrit comme généreux. La plupart des pensionnés touchent la somme maximale, à savoir 940 rand par mois par pensionné en 2008, ce qui équivaut à un peu plus de deux fois le revenu médian par tête des ménages noirs africains, une fois celui des Couloureds, moins de la moitié de celui des Indiens/Asiatiques, et un cinquième de celui des Blancs (d’après les données du National Income Dynamics Study de 2008). Le montant des pensions semble donc relativement généreux par rapport au revenu médian du groupe de population le plus pauvre, mais très faible par rapport à celui des autres groupes. En outre, les pensionnés vivent souvent dans des ménages de cinq ou six personnes avec qui ils partagent leur pension, et nombreuses sont les grands-mères qui ont à leur charge des petits-enfants confiés par des parents en migration de travail, ou devenus orphelins à cause de l’épidémie de sida notamment, très virulente dans la région. Dans ce dernier cas, la prise en charge des enfants n’est pas compensée par des transferts d’argent des parents, comme dans le cas des migrations de travail (Marais, 2005). La générosité du système est pour le moins relative, même si, comme nous le verrons plus loin, il permet une certaine réduction de la pauvreté.

8 Financé publiquement, quasi universel dans la population noire africaine, procurant une certaine protection sociale contre la pauvreté, le système est proche du modèle social-démocrate proposé par Esping-Andersen pour classer les systèmes de protection sociale des pays occidentaux [Esping-Andersen, 1990]. Il s’en distingue cependant par une quasi-absence d’action de l’État concernant les soins de santé et les services aux personnes âgées [Lloyd-Sherlock, 2002].

9 Bien que le système soit ancien (1928), sa redistributivité est récente. S’il a toujours visé à venir en aide aux personnes âgées pauvres sans pension de retraite, c’était à l’origine à condition qu’elles soient Blanches ou Coloureds [Sagner, 1998], jusqu’à l’extension aux Noirs Africains en 1944 (Pensions Laws Amendment Bill). Le nombre de bénéficiaires augmenta rapidement, malgré les efforts du nouveau gouvernement formé autour du parti national (1948) pour restreindre l’éligibilité. Les Noirs Africains âgés se virent ainsi interdire de rejoindre leurs enfants en ville, et d’importantes différences dans les montants des pensions furent instaurées selon le groupe ethnique : les Blancs recevaient quatre fois plus que les Noirs Africains et deux fois plus que les Coloureds et les Indiens. À partir de la fin des années 1970, les différences se sont graduellement réduites, d’abord par addition de nouvelles allocations. Au cours des années 1980, les montants versés aux Noirs Africains furent doublés et ceux versés aux Blancs réduits de 40 % [Ferreira, 1999]. En 1985, les Blancs touchaient 2,5 fois plus que les Noirs Africains, 1,5 fois plus que les Coloureds et les Indiens [Schlemmer et Møller, 1997]. En 1992, le Social Assistance Act fixa comme objectif de déracialiser les pensions et d’atteindre l’équité, ce qui fut fait en 1993 [Van der Berg, 1998].

10 Une inégalité de traitement subsistera cependant jusqu’en avril 2010 : entre les hommes et les femmes. Supérieur de 5 ans pour les hommes, l’âge d’éligibilité à la pension est progressivement ramené à 60 ans, comme pour les femmes – égalisation déjà établie par certaines autorités locales [Bertrand et al., 2003].

11 En 2007, le Community Survey évaluait à 2,4 millions le nombre de femmes de 60 ans et plus et d’hommes de 65 ans et plus percevant l’Old Age Grant, ce qui représentait respectivement 75 et 66 % de la population âgée selon le sexe (Fig. 1). Quasiment les trois-quarts des pensionnés sont des femmes (73,4 %), résultat d’un cumul d’inégalités de genre jouant en ce sens : les femmes sont surreprésentées chez les personnes âgées en raison de leur plus grande espérance de vie, elles peuvent percevoir plus précocement l’OAG, bénéficient moins souvent de pensions de retraite et sont plus souvent pauvres. Les taux de bénéficiaires par région sont liés à la répartition spatiale des groupes ethniques. D’après une étude menée sur les données de 2004, le taux de bénéficiaires variait de 54,4 % dans la province du Western Cape, à population majoritairement blanche et coloured, à 85,0 % dans celle de Limpopo, à population majoritairement noire, ce qui reflète avant tout des taux d’éligibilité différents [Noble et al., 2006]. La ruralité et l’analphabétisme, très répandus dans la population, ne semblent pas constituer des freins au bénéfice de la pension : celle-ci serait versée à tous grâce à une organisation efficace  [4] [Case et Deaton, 1998]. Cette affirmation est cependant à tempérer : en 2004, quasiment 20 % des personnes éligibles à la pension vieillesse (OAG) ne la percevaient pas [Noble et al., 2006].

Substitution ou complémentarité entre familles et État ?

12 Alors que les pensions sont versées aux personnes âgées, les études menées sur les effets du système se sont davantage intéressées aux impacts sur les autres générations que sur les personnes âgées elles-mêmes. Elles permettent de tester les hypothèses formulées en économie sur la corrélation entre transferts publics et transferts privés. Deux grandes hypothèses s’opposent : celle de substitution ( « crowding-out ») et celle de complémentarité ( « crowding-in »).

13 Il y a substitution si les transferts publics sont négativement corrélés aux transferts privés : plus les transferts publics sont importants, plus faibles sont les transferts privés. Les deux types de transferts sont supposés être des ressources alternatives, de même qualité, si bien que le niveau total des transferts reste constant. Deux variantes peuvent être distinguées en fonction de la succession temporelle des phénomènes [Daatland et Lowenstein, 2007] : le remplacement des transferts privés par les transferts publics survient lorsque le développement des seconds rend les premiers inutiles ou leur enlève leurs motivations morales ; la compensation correspond à l’instauration de politiques publiques parce que les familles sont défaillantes. C’est cette hypothèse qui est sous-jacente dans la théorie de la modernisation : selon celle-ci, les phénomènes sociaux caractéristiques de la modernité (industrialisation, urbanisation, nucléarisation de la famille) sont à l’origine d’un « abandon » des vieux dans des sociétés où ils auraient été traditionnellement entourés. L’État serait donc appelé à compenser le retrait des familles [Aboderin, 2004]. Il y a au contraire complémentarité entre les deux types de transferts lorsqu’ils sont positivement corrélés, soit que les transferts publics servent à alimenter les transferts privés (redistribution), soit sur un plan plus qualitatif, que l’État fournit des transferts de natures complémentaires à ceux de la famille.

Une substitution partielle entre transferts financiers publics et privés

14 Se servant d’une part des transferts privés effectués par les travailleurs migrants vers leurs parents, d’autre part des transferts publics reçus par les pensionnés, Jensen teste l’hypothèse de substitution dans la province de Limpopo, ancien homeland de Venda, très rural, où le taux d’emploi est faible et où la population dépend fortement des migrations de travail et des transferts d’argent des migrants [Jensen, 2003]. Une substitution partielle est observée : les transferts privés reçus baissent autour de l’âge d’éligibilité à la pension, pour les hommes comme pour les femmes, et beaucoup plus fortement en 1992, alors que les pensions ont été relevées, qu’en 1989. Pour chaque rand de pension perçu, l’auteur estime que les femmes âgées reçoivent 0,30 rand privé de moins, et les hommes 0,26 rand. Loin d’être négligeable, la substitution n’est pas non plus complète : on peut considérer que le système de pension bénéficie financièrement aux trois-quarts à la population âgée et à un quart aux générations en migration de travail, en raison de la réduction de leurs versements au ménage parental.

La redistribution vers les adultes du ménage

15 La redistribution opérée vers les adultes a également été étudiée, à partir de son éventuel impact sur leur offre de travail. Deux articles sont parus, réalisés à partir de la même enquête, l’Integrated Household Survey de 1993, sur la même population, les ménages noirs africains à trois générations, avec des méthodes économétriques semblables, mais des résultats et présupposés contradictoires. Le premier [Bertrand et al., 2003] considère la redistribution comme un effet pervers du système et montre que dans un contexte de faible taux d’emploi (23 %) et de taux élevé de chômage (21 %), les adultes de 16-49 ans des ménages « pensionnés » ont moins souvent un emploi et travaillent moins d’heures par semaine que ceux des ménages non pensionnés. L’offre de travail s’effondre nettement quand un homme ou une femme du ménage atteint l’âge d’éligibilité à la pension. Les auteurs concluent que « bien que le programme de pension sud-africain ait été introduit pour améliorer le niveau de vie des personnes âgées qui n’ont pas accès à une pension privée, les résultats montrent que la redistribution intra-ménage réduit substantiellement la part des transferts vers ce groupe démographique. Une part de l’argent de la pension finit dans un groupe qui n’était pas originellement visé : les hommes et les femmes adultes qui vivent avec les pensionnés » [Bertrand et al., 2003, p. 49, traduction par nous]. Le second article [Posel et al., 2006] repose au contraire sur une méfiance envers les discours affirmant que la sécurité sociale engendre de la dépendance et s’appuie sur une autre définition du ménage, prenant en compte les membres non-résidents et par là même, le travail des migrants. Les auteurs montrent alors un effet positif des pensions perçues par les femmes âgées sur les migrations de travail des femmes plus jeunes.

16 Si les deux articles diffèrent dans leurs fondements et leurs conclusions, ils s’accordent sur l’effet du genre du pensionné : l’impact sur l’offre de travail (qu’il soit positif ou négatif) est plus important quand le pensionné est une femme. Autrement dit, les femmes partagent davantage leur pension, de manière directe ou indirecte. Les bénéficiaires ne sont cependant pas identiques dans les deux études, et les utilisations divergent : les hommes les plus âgés résidant dans le ménage réduisent leur offre de travail [Bertrand et al., 2003], alors que les femmes l’augmentent en dehors du ménage, soit parce que la garde de leurs enfants est facilitée, soit parce que le coût initial de la migration est couvert [Posel et al., 2006]. La mise en commun des transferts publics est loin d’être automatique et uniforme, ce qui suggère des logiques normatives ou des pouvoirs de négociation différenciés selon le genre et l’âge au sein des ménages.

17 Le partage est d’ailleurs très réduit voire inexistant pour 11 % des ménages enquêtés dans les provinces du Cap en 2002-2003 [Ferreira, 2006], chiffre qui montait à 20-25 % dans une autre enquête, réalisée dans un district du Cap Occidental en 1999 [Case, 2001]. Selon cette dernière enquête, les conséquences sur la santé des membres du ménage sont très nettes. Si la santé perçue des adultes est globalement meilleure dans les ménages comportant au moins un pensionné, ce n’est en fait le cas que si les revenus sont partagés. Sinon, seule la santé des personnes âgées est améliorée, et de manière beaucoup plus importante que si elles redistribuent une partie de leurs revenus (en dépenses courantes ou en investissements pour le logement) [Case, 2001].

Les effets positifs des pensions vieillesse sur les enfants.

18 L’auteur montre dans cette même étude l’impact favorable des pensions sur la santé des enfants de moins de cinq ans, appréhendée par leur taille. Une étude plus poussée, prenant comme indicateurs la taille et le rapport poids/taille des enfants de 6 à 60 mois, conclut que seule la santé des filles est meilleure dans les ménages comprenant au moins un pensionné, et à condition que le pensionné soit une femme [Duflo, 2003]. Le versement d’une pension à un homme n’a pas d’effet favorable sur la santé des enfants, et dans tous les cas, les garçons ne semblent pas en tirer de bénéfice. On retrouve la redistribution différenciée selon le genre soulignée à propos de l’offre de travail des adultes, mais plus étonnantes sont les différences selon le genre des enfants. Nous y reviendrons plus loin.

19 Loin de considérer les pensions vieillesse comme destinées aux seules personnes âgées, l’auteur les appréhende ici comme des « instruments de transfert de ressources vers les jeunes enfants » [Duflo, 2003, p. 22, traduit par nous]. Au vu de l’importance du genre du bénéficiaire, et même si la discrimination entre hommes et femmes est contraire à la constitution, elle estime que celle qui existe déjà – l’âge d’éligibilité plus précoce des femmes – pourrait être renforcée.

20 Mais comme elle le souligne également, les pensions perçues par les hommes peuvent jouer sur d’autres aspects des conditions de vie des enfants. C’est le cas pour le travail et la scolarisation des enfants, d’après une analyse du Survey of the Activities of Youth de 1999 [Edmonds, 2006]. Pour les enfants de 13-17 ans des zones rurales, les taux de scolarisation augmentent et les taux d’activité baissent lorsqu’un homme du ménage atteint l’âge d’éligibilité à la pension. Ces changements sont plus importants pour les garçons que pour les filles, et ne sont pas observés lorsque le pensionné est une femme. Il faut préciser que ces changements amènent en fait les taux de scolarisation et d’emploi des enfants vivant avec un homme éligible aux mêmes niveaux que ceux des enfants vivant avec une femme éligible ou bientôt éligible : les arbitrages concernant le travail et la scolarité des enfants diffèrent selon le genre avant perception de la pension. L’auteur interprète ces différences comme une plus grande contrainte de liquidité s’exerçant sur les hommes, en raison de leur espérance de vie plus faible (moins de retour sur l’investissement dans l’éducation des enfants) et de leur moindre accès au crédit.

Les effets sur la cohabitation intergénérationnelle

21 Les effets des pensions vieillesse sur les conditions de vie des enfants et des adultes du ménage apparaissent le plus souvent conditionnés par la cohabitation intergénérationnelle – même si des effets ont pu être montrés pour des membres du ménage non-résidents [Posel et al., 2006 ; Jansen 2003]. La fréquence de la cohabitation en Afrique du Sud est ce qui permet à la fois les études suscitées (effectifs élevés) et un impact conséquent des pensions sur la population générale. Les Sud-Africains âgés vivent en effet rarement seuls, ni même à deux (respectivement 9,8 et 19,2 % des personnes de 65 ans et plus d’après le recensement de 2001). Les pratiques de cohabitation sont toutefois très différenciées selon le groupe ethnique : les deux tiers des Blancs âgés vivent seuls ou à deux, ce qui est le cas de moins d’un Noir Africain sur cinq, plus de la moitié des Noirs Africains vivant dans des ménages d’au moins six personnes (recensement de 2001). Quant aux enfants de moins de 5 ans et de 5 à 13 ans, ils sont respectivement 40,6 % et 31,1 % parmi les Noirs Africains à vivre dans un ménage tenu par leur grand-parent ou arrière-grand-parent (contre seulement 9,2 % et 5,1 % parmi les Blancs), ce qui sous-estime la cohabitation avec les aïeux. Les études ayant principalement porté sur la population noire africaine et ayant montré des effets différenciés selon le genre du pensionné, précisons que parmi les personnes âgées de 65 ans et plus, 68,9 % sont classées comme Noires Africaines, 21,6 % comme Blanches et que 63,4 % sont des femmes.

22 La cohabitation intergénérationnelle peut s’inscrire dans une continuité temporelle (ménage à trois générations que les enfants n’ont jamais quitté), une discontinuité (recohabitation) ou ne concerner que des petits-enfants, pris en charge par leurs grands-parents parce que leurs parents sont décédés – du sida notamment – ou en migration de travail (ménages à « saut de génération ») [Zimmer et Dayton, 2005]. Si la cohabitation permet une redistribution de la pension vers les autres générations à l’intérieur même des ménages, on peut se demander si la perception d’une pension ne constitue pas inversement un motif de cohabitation. Les ménages « pensionnés » sont en effet plus souvent à trois générations ou à saut de génération que l’ensemble des ménages, et, chez les Noirs Africains, comptent plus de membres, y compris d’enfants [Case et Deaton, 1998].

23 Néanmoins les études « toutes choses égales par ailleurs » sur les transferts financiers des migrants [Jensen, 2003] et sur le travail et la scolarisation des enfants [Edmonds, 2006] n’ont pas trouvé de changements significatifs de la taille des ménages au moment où un membre devient éligible à la pension. En revanche, une étude approfondie sur la question a conclu à des effets significatifs sur la composition des ménages [Edmonds et al., 2005]. Fondée sur un échantillon de femmes noires africaines du recensement de 1996, l’analyse montre une stabilité de la taille des ménages mais une augmentation du nombre d’enfants de moins de cinq ans, en particulier de garçons, et du nombre de femmes de 18-24 ans, probablement les mères des enfants. Ces arrivées s’accompagnent de départs de femmes de 30-39 ans, sans doute moins souvent mères de jeunes enfants et plus productives que leurs cadettes sur le marché du travail : encore une fois, il semble que la pension perçue par les femmes âgées favorise le travail des femmes en dehors du ménage [Posel et al., 2006]. Ces résultats pourraient également expliquer pourquoi on observe un effet de la pension sur la santé des filles et non des garçons [Duflo, 2003] : contrairement aux filles qui sont moins nombreuses à rejoindre les ménages pensionnés, les garçons seraient choisis en raison de leur mauvaise santé (effet de sélection) et l’amélioration de leur santé passerait alors inaperçue.

Une réduction de la pauvreté des ménages

24 Destinées aux personnes aux faibles ressources, les pensions procurent une certaine protection contre la pauvreté. Les ménages pensionnés demeurent plus pauvres que les autres ménages mais la part des ménages pauvres serait plus importante si l’on enlevait la pension de leurs revenus : 40 % des ménages auraient ainsi été pauvres en 1993 (avec un seuil de pauvreté fixé à un dollar par personne par jour), contre 35 % en réalité [Case et Deaton, 1998]. L’enquête dans les provinces du Cap en 2002-2003 montrait que dans les ménages les plus pauvres (1er quintile), la pension comptait pour la moitié des revenus du ménage [Ferreira, 2006]. En l’absence de pension, la part des ménages pauvres (avec des revenus par tête inférieurs au montant de la pension) aurait été de 1,9 point plus élevée, et celle des ménages indigents (seuil de la moitié du montant de la pension) aurait été supérieure de 2,3 points. La pension permet également de stabiliser la situation financière des ménages : les personnes âgées pensionnées sont un peu moins nombreuses que leurs homologues non pensionnées à déclarer que leur situation a empiré au cours des trois dernières années (- 8,9 points).

25 Une limite de ces estimations est qu’elles ne tiennent pas compte des changements survenant dans le ménage en raison de la perception de la pension. Ainsi, si on ne prend pas en compte la substitution partielle entre la pension et les transferts des migrants, on peut évaluer à 57 % la part des ménages pensionnés sous le seuil de pauvreté (1 dollar par jour) en l’absence de pension, contre 24 % en réalité. Mais en prenant en compte la substitution, la part hypothétique de ménages pauvres serait « seulement » de 50 %. L’effet des pensions est réduit mais reste important [Jensen, 2003].

Le « louable » double circuit des transferts publics et des transferts privés

26 Contrairement à ce que suggère la théorie de la modernisation, les aides versées par l’État aux personnes âgées ne se substituent que partiellement aux aides fournies par les familles et n’engendrent pas une plus grande indépendance entre les générations, bien au contraire. Comme cela a pu être montré pour d’autres pays [Attias-Donfut, 1995], transferts publics et transferts privés fonctionnent selon un double circuit : l’argent versé par l’État aux personnes âgées bénéficie aux autres générations à l’intérieur du ménage (augmentation des transferts par les personnes âgées), ou à l’extérieur du ménage (réduction des transferts vers les personnes âgées). Pour Barrientos, les études vont contre l’idée reçue selon laquelle les programmes tournés vers les personnes âgées seraient moins efficaces que ceux tournés vers les jeunes, d’une part parce que la pauvreté n’est pas forcément moins répandue parmi les vieux, d’autre part parce que les vieux participent à l’économie des ménages et du pays à travers leurs pratiques de redistribution privée [Barrientos, 2002].

27 Alors que l’allocation enfant (Child Support Grant) a été mise en place et diffusée récemment [Noble et al., 2006] et que son montant est quatre fois plus faible que celui de la pension vieillesse, ces résultats montrent, aux yeux des promoteurs de la Banque mondiale, qu’un système présenté comme « généreux » envers les personnes âgées n’est paradoxalement pas source d’iniquité intergénérationnelle : il « suffit » que les personnes âgées se montrent à leur tour généreuses envers leur famille... Dans les pays en développement, l’accent est habituellement mis par les organisations internationales sur la lutte contre la pauvreté des enfants et l’amélioration de la santé des mères et des enfants. Les pensions vieillesse, parce qu’elles réduisent la pauvreté de ménages où vivent de nombreux enfants et améliorent la santé de toutes les générations, restent finalement dans la même logique. Barrientos conclut qu’il faut reconsidérer le faible intérêt accordé aux transferts publics vers les personnes âgées dans les pays en développement.

Logique altruiste, logique de réciprocité et logique d’État

28 Dans le double circuit financier décrit ci-dessus, les transferts privés sont surtout appréhendés dans le sens descendant (des générations âgées vers les plus jeunes) et la question de leurs motivations n’apparaît qu’en filigrane derrière les différences de genre.

29 Deux grandes logiques des transferts privés descendants peuvent être distinguées. Selon la logique altruiste, les parents sont soucieux du bien-être de leurs enfants et donnent en fonction de leurs besoins [Becker, 1991]. Ils n’attendent pas de contrepartie de leurs dons. Dans la logique d’échange, c’est au contraire une réciprocité qui est attendue, selon un principe de don-contre-don [Mauss, 2007] : les transferts descendants sont compensés par des transferts ascendants, immédiats ou différés, de même nature ou d’une autre nature (aide dans les tâches domestiques par exemple) [Cox, 1987 ; Wolff et Attias-Donfut, 2007]. Dans cette dynamique, l’articulation est plus riche que celle mise en évidence sur le plan financier, puisque les transferts publics nourrissent des transferts privés à double sens : descendant, comme le montre l’articulation financière, mais aussi, en contrepartie, ascendant.

30 Les pressions normatives sont transversales aux deux logiques : l’obligation de soutien familial intergénérationnel (qu’il vienne en réciprocité ou non) expose celui qui la transgresse à des sanctions morales et sociales. Les motivations des transferts privés dépassent ici clairement les simples relations entre donateur et donataire, par le jeu de l’imposition collective de normes. Celles-ci peuvent notamment être énoncées dans les discours politiques : les transferts publics sont alors pensés comme devant nourrir les transferts privés. Plus encore, la solidarité envers les personnes âgées qu’exprime la collectivité à travers les pensions doit servir à établir ou renforcer les liens ou solidarités dans la sphère privée. Cette dimension normative de la « logique d’État » est complétée par les choix publics en termes de distribution des aides (financières ou de service).

31 C’est donc l’articulation sociologique entre solidarités publiques et solidarités privées qu’explore cette partie, à partir des motivations de la redistribution privée. Si les logiques à l’œuvre peuvent avoir une dimension universelle, elles prennent néanmoins tout leur sens dans le contexte particulier de l’Afrique du Sud post-apartheid.

Grands-parents et petits-enfants : un soutien incontournable ?

32 Mis en évidence par les études économiques, le soutien financier apporté par les grands-parents aux petits-enfants qui vivent avec eux est confirmé par les entretiens [Møller et Sotshongaye, 1996, Bohman, 2008]. En réalité, l’aide fournie par les grands-parents est plus large, et surtout le fait des grands-mères, comme cela est mis en évidence par les inégalités de genre dans les pratiques de redistribution de la pension : dans les ménages à saut de génération, les grands-mères sont souvent de véritables mères de substitution, prenant en charge les soins physiques aux petits-enfants. Dans le recensement annuel d’Agincourt de 2003, 26,5 % des ménages avec une femme âgée comptaient au moins un enfant confié (dont la mère est en vie), 15,9 % au moins un enfant orphelin de mère [Schatz, 2007].

33 Malgré les revenus de la pension, les grands-mères se sentent pauvres, éprouvent des difficultés à satisfaire les besoins de toute la famille et leurs besoins personnels sont négligés [Møller et Sotshongaye, 1996]. Responsables moralement de l’intérêt d’autrui, en particulier des leurs, elles sont censées, selon la norme d’interdépendance entre les personnes, faire passer les intérêts de la famille au-dessus des intérêts individuels, tout en établissant une hiérarchie entre ceux qui peuvent bénéficier de leur soutien [Sagner et Mtati, 1999]. Les petits-enfants viennent en priorité, puis les enfants, et enfin les beaux-enfants et autres parents. Les grands-mères sont ainsi investies de la responsabilité des petits-enfants qui leur ont été confiés et qu’elles considèrent comme leurs propres enfants [Schatz, 2007].

34 Les femmes âgées semblent donc agir selon une logique normative altruiste. Néanmoins, elles perçoivent une rémunération symbolique immédiate de leur dévouement et de leur conformation à la norme, en tirant plaisir et estime de soi de l’aide apportée aux plus jeunes générations [Møller et Sotshongaye, 1996]. Elles espèrent aussi en être récompensées dans leurs vieux jours, quand leurs petits-enfants leur apporteront assistance et paieront leurs funérailles [Schatz, 2007].

35 C’est cette logique de réciprocité différée qui est sous-jacente dans les explications données aux différences de genre dans les pratiques de redistribution. Les plus grands investissements effectués par les femmes dans la santé et l’éducation de leurs petits-enfants seraient motivés par leur plus grande espérance de retour sur investissement (sous la forme de soutien financier et physique), étant donné leur espérance de vie plus longue. Il faut sans doute y voir aussi des normes de soutien familial différentes selon le genre.

36 Le retour sur investissement n’apparaît pourtant pas forcément garanti, car les grands-mères s’attendent à ce que leurs petits-enfants quittent leur foyer lorsqu’ils seront devenus adultes [Bohman, 2008]. Au présent, la réciprocité n’est pas toujours effective non plus, au point que diverses maltraitances sont rapportées : délaissement, absence de soins par la famille une fois que la pension a été perçue [Burman, 1996], extorsion de la pension plutôt que partage consenti [Reddy, 2002], absence de pouvoir de décision dans le ménage alors que le partage de la pension est censé donner autorité dans le ménage et concourir au respect envers l’aîné [Sagner et Mtati, 1999]. Ce dernier exemple souligne la variété des réciprocités qui peuvent être attendues des transferts. Il semble par ailleurs aller dans le sens de la théorie de la modernisation, selon laquelle les solidarités fondées sur la norme filiale de responsabilité envers les parents s’effriteraient au profit de solidarités fondées sur l’affection, tandis que le pouvoir des vieux ne serait plus assuré [Aboderin, 2004]. Les entretiens ne permettent pourtant pas de conclure à des changements temporels.

37 Certaines femmes âgées interrogées à Agincourt bénéficient toutefois de réciprocités immédiates de la part de leurs petits-enfants [Schatz, 2007]. Lorsque ceux-ci sont assez âgés, ils apportent une aide dans des tâches domestiques qui peuvent être très pénibles physiquement (aller chercher de l’eau par exemple). Les grands-mères les ont d’ailleurs parfois fait venir exprès dans le ménage, ce qui a pu être facilité par la perception d’une pension vieillesse.

38 La pension est aussi utilisée pour les soins à une population que les études économiques n’ont pas abordée : les enfants adultes malades, notamment du sida [Schatz, 2007]. Les mères leur apportent un soutien à la fois financier (par exemple pour le paiement des soins médicaux) et physique (pour tous les actes de la vie quotidienne). Il n’est pas rare que les enfants cohabitent de nouveau avec leur mère pour être soignée par elle, ce qui peut aussi bien être décrit par les mères comme normal (responsabilité maternelle) que comme une contrainte résultant de la défection des belles-filles. Et de l’État, peut-on ajouter : la politique de soins post-apartheid, visant à la décentralisation, à des services plus équitables et à des économies budgétaires, a voulu soutenir les soins fournis par les communautés et les familles, et en a en fait transféré le coût et la mise en œuvre vers les femmes. C’est en effet principalement à elles qu’échoie la responsabilité des tâches de reproduction sociale, parmi lesquelles figurent les soins (Marais, 2005).

Partager les pensions pour établir les solidarités familiales

39 Comme souvent, il est difficile de trancher entre les logiques altruistes et d’échange car les deux motivations ressortent des analyses qualitatives. La logique d’échange prend pourtant un sens particulier dans le contexte sud-africain.

40 Pendant les longues décennies d’apartheid, les relations familiales ont été fortement mises à mal par les migrations de travail [Burman, 1996, Smit, 2001]. Les adultes étaient contraints de quitter leur ménage pendant de longues périodes pour travailler dans des mines, des ménages ou des régions où les Noirs Africains et leur famille n’avaient pas le droit de s’installer. L’abolition de l’apartheid n’a pas fait disparaître ce type de configurations car les difficultés économiques constituent un héritage beaucoup plus durable (chômage, coût des logements, pauvreté dans les anciens homelands). Les migrations de travail restent donc intenses et rendent toujours aussi difficiles la fondation d’une famille et le maintien des liens avec le conjoint et les enfants. Les relations familiales sont au mieux entretenues sur la base de visites mensuelles, voire annuelles, et de transferts d’argent de la part du migrant. Il n’est pas rare que les liens soient rompus pendant une longue période avant que le parent ayant cessé de travailler (ré) intègre le ménage de ses enfants [Sagner et Mtati, 1999].

41 Dans ce contexte, la pension vieillesse peut avoir deux sens. Alors que la politique d’apartheid a sapé les bases matérielles des solidarités privées et a facilité l’exploitation des Noirs Africains tout au long de leur vie, les personnes âgées ne considèrent pas le soutien apporté par l’État comme stigmatisant des vieux qui n’auraient pas été prévoyants, mais comme une juste compensation [Sagner, 1998]. Dans cette perspective, le partage de la pension peut éveiller un sentiment d’injustice. Cependant, il peut aussi servir de « monnaie d’échange » pour s’intégrer à un ménage : plus que l’expression des solidarités familiales, il constitue un moyen de les établir. L’aide physique aux parents âgés par les enfants répond alors à une réciprocité guère différée dans le temps : ce sont les dons des parents dans un passé très récent qui comptent (avoir accepté de partager sa pension), et non les soins qu’ils ont apportés à leurs enfants quand ils étaient petits.

Les politiques publiques et l’indispensable solidarité familiale

42 L’établissement de solidarités intergénérationnelles dans les familles est d’autant plus indispensable à la prise en charge des personnes vieillissantes que l’alternative d’une aide par des services formels ou d’un accueil en institution n’est guère probable. Comme nous l’avons vu plus haut à propos de la prise en charge des personnes malades du sida, les politiques publiques promeuvent, depuis les années 1990, les soins communautaires et familiaux, et, pour les personnes âgées, le maintien à domicile. Si les soins en institution ont effectivement été réduits, les économies n’ont cependant pas été redirigées vers les aides à domicile [Reddy, 2002]. En outre, les établissements pour personnes âgées hébergent surtout la population blanche.

43 La promotion politique du maintien à domicile passe donc par un éloge de la famille et des soins familiaux : les familles sont appelées à compenser le retrait de l’État –on est donc loin d’une substitution de l’État à la famille... Le White Paper for Social Welfare de 1997 et son esquisse de 1995 font ainsi de la famille le soutien fondamental et naturel des personnes âgées [Oakley, 1998, Sagner et Mtati, 1999]. La philosophie Ubuntu est invoquée, selon laquelle « people are people through other people ». Popularisée par la Commission de la vérité et de la réconciliation, elle entre dans le cadre des discours sur la « renaissance africaine » qui exaltent la culture et la tradition africaine après qu’elles ont été falsifiées ou ignorées pendant des décennies par l’apartheid [Marais, 2003]. Elle est constituée en une « expression bienveillante de la communauté, représentant une vision particulièrement réifiée et romancée de la communauté rurale africaine basée sur la réciprocité, le respect pour la dignité humaine, le bien-être social, l’empathie et la solidarité » [Wilson, 1996, p. 11, traduit par nous]. Les freins à la fondation d’une famille et au maintien des relations familiales rencontrés par de nombreux travailleurs sud-africains sont donc occultés [Oakley, 1998].

44 Reste le ressort du partage de la pension auquel l’État encourage, toujours en vertu de l’Ubuntu [Sagner et Mtati, 1999]. L’accent est mis sur le soulagement de la pauvreté que peut apporter cette pratique, sur les rôles sociaux des personnes âgées (soutien de la famille) et sur leurs qualités « naturelles » (désintéressement, altruisme). Les discours accompagnant les politiques publiques jouent un rôle clairement normatif sur les solidarités privées. Les femmes, âgées ou non, sont les premières actrices de ces solidarités. Elles s’y trouvent doublement contraintes : par l’idéologie et les normes leur attribuant de grandes responsabilités dans la prise en charge d’autrui, et par le manque de solidarité publique dans ce domaine, en particulier dans les soins aux personnes âgées ou malades du sida.

Conclusion

45 Le système des pensions vieillesse en Afrique du Sud renverse le sens des transferts financiers habituellement observé dans les pays du Sud : lorsqu’ils commencent à percevoir la pension, les parents âgés reçoivent moins d’argent de leurs enfants migrants et soutiennent leurs descendants – des phénomènes semblables ayant été observés avec les pensions vieillesse du Brésil ou de Namibie par exemple (De Carvalho, 2008, Adamchak, 1999). Plus qu’un simple moyen de prise en charge publique des personnes âgées, les pensions vieillesse sont un moyen de prise en charge de l’ensemble des générations, s’appuyant sur l’articulation entre public et privé. L’État assiste financièrement les personnes âgées, tout en les encourageant à soutenir à leur tour les autres générations en difficulté et ne bénéficiant guère d’aides publiques, et en demandant aux familles d’apporter en retour aux parents âgés les services que l’État ne fournit pas, estimant avoir fait sa part du travail. La pension vieillesse versée par l’État constitue à la fois un outil pratique et idéologique des solidarités intergénérationnelles dans les familles, compensant un certain désengagement de l’État ou effritement des solidarités publiques. Les redistributions effectuées au sein des familles selon des logiques altruistes ou de réciprocité sont contraintes par une logique d’État qui agit à la fois sur un plan idéologique et normatif et en déterminant les ressources disponibles et non disponibles pour les différentes générations.

46 Les transferts publics reçus par les personnes âgées sous la forme de pensions vieillesse s’articulent avec des transferts privés à l’intérieur des ménages, produisant des « effets intergénérationnels secondaires » : les autres membres du ménage bénéficient d’une meilleure santé, sont moins pauvres, migrent davantage pour travailler, de jeunes enfants rejoignent le ménage et les enfants plus âgés sont davantage scolarisés. Certains y voient une perversion du système : la redistribution de la pension réduit l’amélioration des conditions de vie des personnes âgées que l’on pourrait attendre et elle est soupçonnée d’induire une dépendance économique des adultes. Dans ce positionnement, peuvent être occultés les éventuels « effets tertiaires », à savoir les aides physiques à celui qui partage sa pension - aides privées publiquement encouragées et rendues nécessaires par le manque de services destinés aux personnes âgées que dénoncent certains acteurs (Lund, 2006).

47 Les doubles effets des pensions, à la fois sur la population directement visée et sur les autres générations, sont décrits comme un bienfait économique et social par de nombreux acteurs, des analystes de la Banque Mondiale à une organisation non gouvernementale de défense des personnes âgées telle que Help Age International. Les études sont utilisées pour plaider en faveur de l’instauration de pensions vieillesse non contributives dans les pays en développement : les pensions aident à atteindre le premier objectif du Millénaire pour le développement (ONU, 2000), à savoir la réduction de l’extrême pauvreté et de la faim, elles améliorent les chances des orphelins et des enfants vulnérables (éducation, santé) et présentent l’avantage d’avoir un faible coût, tout en étant efficaces pour atteindre les ménages pauvres (Help Age International, 2004). En outre, l’association argue que le système contribue au respect des droits des personnes âgées, favorise leur citoyenneté et la cohésion sociale et au sein des ménages.

48 Il faut cependant attirer l’attention sur le fait que l’articulation entre transferts privés et transferts publics repose essentiellement sur les femmes, par le biais des responsabilités qui leur sont socialement attribuées dans les soins ( « care »). Les études ayant distingué les effets des pensions selon le genre du bénéficiaire montrent toutes, à quelques nuances près, que les pensions versées aux femmes ont davantage d’impact sur les autres membres du ménage que les pensions versées aux hommes. Les femmes âgées fournissent davantage d’aide financière ou sous la forme de services que les hommes âgés, notamment en assurant les soins ( « care ») aux enfants et petits-enfants. En pratique, ce sont donc les femmes âgées qui sont appelées à partager leurs pensions, à prendre en charge les enfants malades du sida et les petits-enfants orphelins, et l’aide qu’elles recevront en retour sera principalement celle des femmes adultes de leur famille – ces dernières semblant à certains égards davantage bénéficiaires des aides des femmes âgées (plus de migration de travail). Les effets redistributifs sont très dépendants du genre, ce qui ne constitue pas une exception, mais la compréhension des dynamiques socio-politiques à l’œuvre mériterait de plus amples approfondissements.

Notes

  • [*]
    Je remercie Nancy Stiegler pour sa disponibilité et ses commentaires éclairants.
  • [**]
    Post-doctorante, INED, 133 bd Davout, 75980 Paris cedex 20.
  • [1]
    Ils reposent soit sur l’assurance sociale, soit sur des fonds de prévoyance et permettent de bénéficier d’une pension de retraite régulière (cas des assurances sociales) ou d’une somme forfaitaire lors de l’arrêt de l’activité professionnelle (cas de nombreux fonds de prévoyance en Afrique). Les systèmes non contributifs (assistance sociale) sont financés par les taxes et impôts et sont basés sur des critères d’âge, de résidence, en général de nationalité et de niveau de ressources.
  • [2]
    Les autres pays sont le Botswana, le Lesotho, Maurice, la Namibie et la Tanzanie. La Namibie, 5e province de l’Afrique du Sud jusque 1990, bénéficie d’un système proche [Adamchak, 1999] qui se différencie par l’absence de conditions de ressources et des pensions beaucoup plus faibles. Un système non contributif existe également dans certains pays d’Amérique du Sud et d’Asie (notamment Argentine, Bangladesh, Bolivie, Brésil, Chili, Costa Rica, Inde, Népal, Sri Lanka, Uruguay).
  • [3]
    Le terme anglais de « Coloured » est difficilement traduisible, les spécialistes francophones de l’Afrique du Sud préfèrent l’usage du terme anglais. François Xavier Fauvelle-Aymar, dans son Histoire de l’Afrique du Sud (2006) utilise aussi le mot Coloured et précise que l’ « on cherche en vain l’équivalent de Coloured » en français, que les expressions de « Colorés ou gens de couleurs font trop porter l’accent sur l’aspect somatique, minimisant l’importance du sentiment d’appartenance à cette communauté ». Issus de mélanges de populations d’Europe, d’Afrique, d’Asie, les « Coloureds » ont été catégorisés comme tels par les lois d’apartheid, les distinguant des trois autres groupes raciaux constitués par le régime.
  • [4]
    Les auteurs soulignent que l’organisation du versement de la pension est d’autant plus intéressante que la fraude et l’inefficacité de l’administration sont souvent présentées comme des freins à l’adoption d’un système semblable dans d’autres pays. Un numéro d’identification est attribué aux personnes éligibles et leurs empreintes sont relevées. Le jour prévu, une équipe de l’administration se rend dans des lieux définis des zones rurales, avec des gardes armés et une machine identifiant les empreintes. D’autres auteurs sont cependant moins enthousiastes et relèvent d’importants dysfonctionnements, comme le report des pensions pour 400 000 personnes en 2001, la queue faite dans des conditions difficiles pour toucher l’argent, certains pensionnés dormant même sur place, les humiliations parfois infligées de la part du personnel, la nécessité pour les personnes hospitalisées de se rendre quand même sur place, la menace pour la sécurité des pensionnés que constitue le versement en liquide, les suspensions des pensions qui surviennent sans raison, l’anglais comme langue de communication alors que la majorité des pensionnés ne le parle pas [Reddy, 2001].
Français

Les personnes âgées en Afrique du Sud bénéficient d’un système de solidarité publique rare dans les pays du Sud, sous la forme de pensions vieillesse extensives. Plutôt que se substituer les unes aux autres, solidarités publiques et solidarités privées s’articulent de différentes manières. Les études montrent une redistribution directe ou indirecte des transferts publics grâce à des transferts privés : les personnes âgées pensionnées reçoivent un peu moins d’argent de leur famille et subviennent aux besoins de leur ménage, souvent plurigénérationnel. L’articulation est également socio-politique. La solidarité des personnes âgées envers les autres générations est motivée à la fois par des normes altruistes et par des logiques de réciprocité, le partage de la pension devant permettre de recevoir en retour des services qui ne sont pas fournis par l’État. Elle est encouragée par les politiques publiques qui y voient une manière d’améliorer les conditions de vie de toutes les générations, de souder les familles et de compenser le retrait de l’État. Elle repose essentiellement sur les femmes âgées.

Mots-clés

  • Afrique du sud
  • personnes âgées
  • solidarités intergénérationnelles
  • transferts publics
  • politiques publiques
  • familles
  • genre

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Claire Scodellaro [**]
  • [**]
    Post-doctorante, INED, 133 bd Davout, 75980 Paris cedex 20.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.053.0057
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