CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le vieillissement de la population affecte la plupart des pays d’Asie. En Thaïlande ce phénomène est récent et particulièrement prononcé, suite à une transition démographique d’une rapidité sans précédent [Attané et Barbieri, 2009]. De plus, la Thaïlande est également l’un des pays d’Asie le plus touché par le VIH. Depuis le début de l’épidémie, parmi ses 64 millions d’habitants, près d’un million de personnes y ont été infectées et 460 000 en sont décédés [UNAIDS et WHO, 2008]. Fin 2007, l’OMS estime que 610 000 personnes âgées de plus de 15 ans vivent avec le VIH-sida en Thaïlande, ce qui représente une prévalence d’environ 1,4 %  [1]. Elle a eu un impact considérable sur les familles, touchées autant sur le plan économique, social que sur le plan affectif. C’est dans ce contexte que, depuis 2003, le gouvernement a donné accès gratuitement aux traitements du sida et les a deux ans plus tard intégrés dans la couverture universelle de soins, souhaitant ainsi « protéger » sa force de travail et réduire les conséquences économiques néfastes de la maladie [Mead Over, 2007].

2 Dans la littérature existante concernant l’impact de l’épidémie de VIH-sida sur les personnes âgées dans les pays du Sud, l’hypothèse dominante est celle du déséquilibre, sinon du renversement des rôles : les parents des patients se retrouvant en situation de prendre en charge leurs enfants adultes et leurs petits enfants, au moment où eux-mêmes sont vieillissants et requièrent de l’aide [Merli et Palloni, 2006]. Concernant la Thaïlande et l’Asie du Sud-est, l’accroissement de la vulnérabilité des parents des victimes de l’épidémie a été largement documenté [Knodel et Im-Em, 2004 ; Knodel et Saengtienchai 2004 ; Knodel, 2008]. Néanmoins ces études, entreprises avant la diffusion généralisée des traitements antirétroviraux, ne rendent pas compte de la situation récente. À partir de données d’enquêtes originales, nous détaillons ici les relations entre générations au sein des familles affectées dans un contexte où les patients reçoivent des traitements. Pour appréhender ces échanges, nous adopterons le cadre d’un modèle microsocial de la solidarité intergénérationnelle proposé par l’équipe de Bengston à la fin des années 1970 [Bengtson et al., 1976]. L’examen des différentes dimensions de la solidarité intergénérationnelle et l’évaluation de la direction des échanges nous permettent ainsi de donner un éclairage inédit sur l’impact indirect des traitements pour les parents âgés des patients.

3 Dans la première partie de cet article nous présentons le contexte général du vieillissement dans ce pays d’Asie sous l’angle particulier des relations intergénérationnelles. Au moment où la Thaïlande fait figure de pays pionnier pour la généralisation des traitements antirétroviraux, et alors que l’épidémie a déstabilisé les échanges intergénérationnels, nous examinons ensuite la nature des échanges au sein des familles affectées par l’épidémie de VIH-sida au cœur d’une des régions les plus touchées, le nord de la Thaïlande, en faisant ressortir le rôle des traitements antirétroviraux.

Vieillissement de la population et relations intergénérationnelles en Thaïlande

4 Du point de vue de son évolution démographique générale, la Thaïlande, comme la Chine et la Corée du Sud, suit un modèle de transition rapide illustré par une chute spectaculaire de son indice synthétique de fécondité passé de 6,4 enfants par femme au milieu des années 1960 à 1,8 depuis 2005. Dans le même temps, l’espérance de vie à la naissance qui se situait autour de 55 ans dans les années 1960 est aujourd’hui estimée à 69 ans [Attané et Barbieri, 2009]. Ainsi la proportion des plus de 60 ans qui représentaient 10 % de la population en 2000, triplera d’ici 2050. Ces transformations structurelles sont directement liées aux transformations au sein des familles : alors qu’en 2007 les Thaïs âgés ont en moyenne quatre enfants, du fait de la chute de la fécondité, 60 % d’entre eux n’en compteront que deux en 2020. À ce rythme, dans une décennie, les plus de 60 ans seront plus nombreux que les moins de 15 ans alors que la population d’âge actif restera largement majoritaire : cette situation démographique particulière où le rapport de dépendance des moins de 15 ans et les plus de 60 ans sur les actifs est minimal constitue un environnement favorable à l’accélération de la croissance économique et du développement humain.

5 Bien qu’à son stade initial, le vieillissement en Thaïlande est bien documenté par une série d’enquêtes nationales permettant de décrire la situation des personnes âgées depuis 1986. La dernière enquête, collectée en 2007 auprès d’un échantillon national représentatif de 30 000 personnes âgées de plus de 60 ans (the 2007 National Survey of Older Persons), a fait l’objet d’un rapport détaillé du FNUAP [Knodel et Chayovan, 2008] à partir duquel nous présentons les spécificités du vieillissement en Thaïlande.

L’entourage résidentiel

6 Traditionnellement en Thaïlande, les parents âgés vivent à proximité de leurs enfants. Leur état de santé leur permet de rester autonomes pour la majeure partie de leur vieillesse (la proportion des répondants des National Surveys of Older Persons déclarant être en bonne ou très bonne santé a augmenté au cours des dernières années) et en cas de nécessité ils déclarent compter sur leur conjoint, leurs enfants ou leurs beaux-enfants. La composition des ménages comprenant des personnes de plus de 60 ans  [2] confirme l’importance de la corésidence entre générations : près de 60 % des Thaïs âgés vivent avec au moins un de leurs enfants (Tableau 1). Néanmoins, rien de permet de distinguer dans cette enquête ceux qui vivent chez leurs enfants de ceux qui les accueillent. D’autre part, seulement 8 % d’entre eux vivent seuls, cet « isolement » n’étant que relatif puisque plus de la moitié de ceux qui ne vivent pas avec leurs enfants vivent en fait à proximité. Ainsi, la corésidence ou la proximité résidentielle des personnes âgées avec leur (s) enfant (s) constitue la situation la plus fréquente (70 %).

7 Cette proximité résidentielle généralisée qui favorise les échanges intergénérationnels est renforcée par la diffusion massive et rapide de moyens de communication peu coûteux tels que le téléphone portable (76 % des plus de 60 ans en possèdent un), permettant aux anciens dont les enfants sont éloignés de rester en contact. Ainsi au total, seulement 1 % des enquêtés de plus de 60 ans déclarent n’avoir eu aucun contact dans l’année écoulée avec leurs enfants et encore moins n’avoir eu ni contact, ni reçu d’aide financière.

Tableau 1

Répartition des types de ménages comprenant des personnes âgées de plus de 60 ans en Thaïlande

Corésidence
avec enfants
Vit seul Vit en
couple
« Génération
intermédiaire
manquante »
Autre
Zones
urbaines
64,6 % 7,4 % 12,9 % 9,8 % 5,3 %
Zones
rurales
57,3 % 7,7 % 17,7 % 16,1 % 1,2 %
Total 59,4 % 7,6 % 16,3 % 14,3 % 2,4 %
figure im1

Répartition des types de ménages comprenant des personnes âgées de plus de 60 ans en Thaïlande



Enquête Personnes âgées 2007 [Knodel et Chayovan, 2008].

8 Enfin, il faut noter que dans les régions pauvres de la Thaïlande où les jeunes adultes en quête de travail migrent vers les zones industrielles, on observe de plus en plus de ménages réunissant les grands-parents et les petits enfants en l’absence de génération intermédiaire. Il est intéressant de noter que ce type de migrations favorise l’épidémie de sida, qui en retour contribue également à la formation de ce type de ménage en décimant les jeunes adultes.

Les ressources des plus de 60 ans

9 Plus de 50 % des 60-69 ans ont encore une activité rémunératrice. Néanmoins, les conditions de vie des plus de 60 ans en Thaïlande dépendent largement de l’aide matérielle apportée par leurs enfants qui vient compléter leurs propres revenus. De ce point de vue, l’enquête de 2007 montre qu’en dépit des changements sociaux rapides, la « responsabilité filiale » attendue ne faiblit pas : non seulement la grande majorité des parents âgés reçoivent une aide financière de leurs enfants, mais la proportion de ceux qui déclarent cette aide comme leur unique revenu est stable depuis une dizaine d’années. Le détail des revenus des personnes âgées est récapitulé dans le Tableau 2, chaque individu ayant pu bénéficier de plus d’une source de revenus pendant l’année précédant l’enquête. On observe que ces sources sont effectivement diversifiées : elles proviennent de leur activité (plus dans les campagnes qu’en ville et plus pour les hommes que pour les femmes), de leur famille (surtout de leurs enfants), mais également de sources privées telles que l’épargne, la retraite ou la solidarité publique sous forme d’allocation vieillesse.

Tableau 2

Sources de revenus des personnes âgées de plus de 60 ans en Thaïlande l’année précédant l’enquête (% des enquêtés recevant des revenus de chaque source)

Total
Femmes
Hommes
Zones
urbaines
Zones
rurales
Leur
travail
37,8 %
27,2 %
51,0 %
28,7 %
41,4 %
Retraite
et
minimum
vieillesse
29,8 %
28,4 %
31,6 %
26,3 %
31,2 %
Épargne,
rentes
diverses
31,7 %
30,1 %
33,8 %
36,8 %
29,7 %
Époux
23,3 %
22,1 %
24,8 %
20,3 %
24,5 %
Enfants
82,7 %
85,3 %
79,5 %
77,6 %
84,8 %
Autre
membre
de la
famille
11,0 %
12,3 %
9,5 %
11,0 %
11,1 %
Autre
1,5 %
1,7 %
1,3 %
1,7 %
1,5 %
figure im2

Sources de revenus des personnes âgées de plus de 60 ans en Thaïlande l’année précédant l’enquête (% des enquêtés recevant des revenus de chaque source)



Enquête Personnes âgées 2007 [Knodel et Chayovan, 2008].

10 Du point de vue des dispositions collectives, les personnes âgées ont accès gratuitement, comme l’ensemble des Thaïs, aux services de santé, dont les dispensaires (le premier établissement de soins dans un système hiérarchisé partant du centre de santé primaire jusqu’à l’hôpital provincial) sont implantés dans chaque localité. Ils sont très accessibles et fournissent un suivi sanitaire efficace. D’autre part, un quart des plus de 60 ans (un tiers des plus de 70 ans) reçoivent une allocation vieillesse  [3]. Au fil du temps, la part des allocataires s’est accrue, les plus vulnérables ayant plus de chance d’en être bénéficiaires qu’auparavant [Knodel et Chayovan, 2008] et le gouvernement envisage actuellement un système de retraite généralisé.

Une qualité de vie dominée par les échanges interpersonnels

11 La société Thaï est largement régie par des valeurs bouddhistes qui exacerbent l’importance des interactions familiales et préconisent selon le statut des personnes (jeune / adulte / personne âgée ; parent de versus enfant de) des directions à ces échanges. De façon plus précise, des études ethno-psychologiques menées sur la qualité de vie des personnes âgées en Asie [Ingersoll-Dayton et Saengtienchai, 1999], et plus généralement comparatives des perceptions occidentales et orientales [Ingersoll-Dayton et al., 2001] nous permettent de dresser un profil des attentes et besoins des personnes âgées par rapport à leur entourage.

12 Un premier constat révèle que, moins que la réalisation de soi, importe la qualité des relations avec autrui. Ainsi contrairement à une vision occidentale qui privilégie les objectifs personnels, l’héritage bouddhiste valorise l’individu dans sa relation aux autres. La qualité de vie des personnes âgées va donc dépendre largement des interrelations entretenues avec l’entourage, ainsi que le montre l’étude de psychologie sociale des composantes de la qualité de vie menée auprès de Thaïs de plus de 60 ans par Ingersoll-Dayton et al. (2001). En effet, les auteurs identifient six dimensions sur lesquelles repose le bien-être des Thaïs âgés qui sont l’harmonie, l’interdépendance, le consentement, le respect et les plaisirs simples ; toutes font appel aux échanges avec l’entourage de façon plus ou moins accentuée. En contraste, les études faites aux États-Unis [Ryff, 1995] mettent en évidence les axes majeurs que sont l’autonomie, la détermination, le développement personnel, l’estime de soi et la maîtrise de son environnement, presque exclusivement centrés sur l’individu, seule la dimension des relations harmonieuses avec autrui ayant une forte composante relationnelle.

13 Pour les Thaïs âgés [Ingersoll-Dayton et al., 2001], l’harmonie recherchée avec l’entourage découle du succès professionnel de leurs proches et implique l’évitement des conflits. L’interdépendance désigne la régulation complexe des échanges qui selon le cycle des aides prévoit la dépendance des plus âgés sur leurs enfants adultes. Le consentement, qui découle fortement des préceptes bouddhistes de renoncement et d’acceptation des circonstances conjoncturelles, permet de trouver la sérénité. Susciter le respect atteste de la reconnaissance et du succès dont on jouit au sein de la famille et de la communauté. Enfin, le plaisir, que l’on prend dans les activités quotidiennes et collectives contribue également à l’apaisement et à la sérénité.

Le sida en Thaïlande, une épidémie qui touche indirectement les personnes âgées

14 La Thaïlande a été le premier pays d’Asie touché par l’épidémie de sida à la fin des années 1980. L’épidémie s’est d’abord développée chez les usagers de drogues par voie intraveineuse, puis chez les prostituées et leurs clients [Weniger et al., 1991]. L’épidémie évoluant, la transmission hétérosexuelle est devenue le mode de transmission principal dans la population générale [World Bank, 2000]. La prévalence nationale estimée fin 2007 à 1,4 % est en conséquence contrastée selon les populations auprès desquelles elle est mesurée : plus élevée chez les prostitués (3,9 %) et les usagers de drogues (plus de 30 %), elle est estimée à 0,9 % chez les femmes enceintes qui reflète une estimation de la prévalence en population générale. Le nord de la Thaïlande, rural et pauvre a été particulièrement touché, chez les femmes enceintes la prévalence actuelle, estimée à 1,2 reste supérieure à la prévalence nationale. Le gouvernement a répondu rapidement à l’épidémie en mettant en place, dès 1989, un programme multisectoriel de lutte contre le sida. Ces efforts se sont révélés fructueux pour réduire l’incidence du VIH dans la population générale [Nelson et al., 1999 ; Hanenberg et al., 1994]. Mais avant la mise au point de traitements efficaces, on constate que l’épidémie décime les adultes jeunes, les services de santé étant débordés par la demande en soins palliatifs. Les combinaisons de traitements antirétroviraux efficaces arrivent sur le marché en 1996 dans les pays du Nord. Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’ils deviennent accessibles dans les pays du Sud où les patients sont les plus nombreux. En 2003, la Government Pharmaceutical Organization Thaï lance la production d’une formulation générique, une combinaison de trois antirétroviraux en un seul comprimé, qui a facilité grandement la politique d’accès aux traitements.

15 La plupart des travaux sur l’impact de l’infection à VIH concernent les jeunes adultes qui sont touchés, tués par la maladie, ou qui laissent derrière eux des orphelins. Pourtant, ce n’est que récemment, qu’on a commencé à reconnaître l’impact de l’épidémie sur les personnes âgées, pères ou mères d’adultes infectées [Knodel, 2005]. L’implication des parents des patients a été extensivement étudiée en Thaïlande avant la mise en place des traitements. Ils intervenaient dans les soins à leurs enfants (surtout les mères), les hébergaient, s’endettaient pour les funérailles, prenaient en charge leurs petits-enfants. En plus du chagrin lié au décès de leur fils ou de leur fille, avec eux, ils perdaient parfois leur principale source de soutien financier [Knodel et Im-Em, 2004].

L’infection à VIH en Thaïlande, une épidémie qui vieillit...

16 Depuis 2003, le gouvernement a rendu accessibles gratuitement les traitements antirétroviraux pour les patients et les a depuis intégrés dans le cadre de la couverture universelle des soins  [4]. En réduisant de façon spectaculaire la morbidité et la mortalité liée au VIH-sida, les traitements antirétroviraux ont transformé l’infection à VIH en une maladie chronique. La baisse de la mortalité induite par ces traitements, dans la mesure où le nombre de nouveaux cas d’infection reste stable, se traduit par une augmentation de la prévalence du VIH (nombre de personnes vivant avec le VIH-sida par rapport à la population). Les personnes infectées par le VIH vivent donc plus longtemps, et on observe un vieillissement progressif de cette population comme cela est déjà constaté en Europe et aux États-Unis [Kippax et al., 2007].

17 Avant l’avènement des traitements antirétroviraux, les enfants des patients étaient voués à devenir des orphelins à la charge de leurs grands-parents, des familles élargies ou de la société. Désormais les adultes traités peuvent se réinsérer dans la vie active, et assumer à nouveau leurs responsabilités familiales, en particulier élever leurs enfants et prendre en charge leurs parents parfois âgés.

Les relations intergénérationnelles dans les familles touchées par le VIH-sida

18 Dans notre étude, les questions posées par le vieillissement sont abordées du point de vue des patients qui reçoivent des traitements dans le nord de la Thaïlande (voir encadré).

19 Nous proposons donc d’analyser la situation des parents âgés des patients à partir de ce que ces derniers nous en disent et de leur évaluation de la nature et de la direction des échanges au sein de la famille. Les patients sont de fait placés au centre des échanges intergénérationnels, comme enfant de leur parent (s) survivant (s) et parent de leur (s) propre (s) enfant (s). Pour effectuer cette analyse, nous travaillons nécessairement sur l’échantillon des patients dont au moins un des parents est survivant ce qui représente 72 % de l’ensemble de notre population. Ce pourcentage était similaire à celui observé dans notre échantillon enquêté en population générale (individus non infectés) (73 %). Lorsque l’on exclut ceux qui ont perdu leurs deux parents, le profil socio-démographique des patients rajeunit légèrement, mais reste inchangé. Leur âge moyen est de 38,9 ans et 41 % d’entre eux est âgé de plus de 40 ans et 6 % ont plus de 50 ans.

Le projet Living with Antiretrovirals (LIWA-ANRS)

L’objectif du projet de recherche intitulé « Vivre avec des antirétroviraux (Living with antiretrovirals, LIWA*) est d’étudier l’impact de l’accès aux soins pour les patients infectés par le VIH en Thaïlande du Nord, une des régions les plus affectée du pays. À cet effet, une série d’enquêtes a été menée, d’autres, plus qualitatives, sont en cours. Une première enquête biographique rétrospective a été collectée en 2007 auprès de l’ensemble des patients adultes (n=513) traités par antirétroviraux dans quatre hôpitaux de district de la région de Chiang-Mai. Afin de resituer cette population par rapport à la population générale des mêmes localités, une seconde enquête a été effectuée en 2008 selon la même méthodologie auprès d’un échantillon en population générale (n = 500) (non infectés par le VIH). Le tirage de ce dernier échantillon a été fait au hasard dans les centres de santé primaire dont dépendent les patients de la première enquête, en respectant une répartition comparable par sexe et âge.
Le questionnaire recueille la composition du ménage, l’histoire maritale et la naissance des enfants, l’histoire résidentielle et professionnelle, ainsi que le niveau d’éducation. La situation financière des répondants y est explorée en détail (revenus, possessions, dettes), ainsi que les possibilités de soutien en cas de besoin. L’histoire médicale est également rapportée, avec une attention particulière pour l’histoire du VIH. On reconstitue ainsi la date d’infection éventuelle, du diagnostic et de la mise sous traitement, avec l’état d’avancement de la maladie au moment de la mise sous traitement.
* financé par l’Agence Nationale de Recherches sur le Sida et les Hépatites Virales ANRS (12 141) qui réunit des chercheurs de l’IRD UR 174, de l’INED, de l’université de Montpellier et du Social Research Institute à l’université de Chiang Mai.

20 Replaçons maintenant la situation familiale des patients ayant au moins un parent survivant, en comparaison avec notre échantillon en population générale (non infecté par le VIH) dans la même situation. Leurs parents sont âgés en moyenne de 66 ans pour les pères (38 % plus de 70 ans) et de 63 ans pour les mères (30 % plus de 70 ans) que ce soit pour les patients ou en population générale. Le pourcentage des patients qui vivent en couple est plus faible qu’en population générale (48 % contre 78 %), ce qui s’explique notamment par leur plus fort taux de veuvage, conséquence de la maladie (42 % contre 6 %). De même, seulement 61 % de ces patients avec au moins un parent vivant ont des enfants contre 81 % des personnes dans la même situation interrogées en population générale, leurs enfants sont d’ailleurs plus âgés (64 % ont plus de 12 ans contre seulement 58 % en population générale). Les patients recevant des traitements antirétroviraux sont le plus souvent des femmes (51 %) ce qui résulte d’un dépistage des femmes plus fréquent et plus précoce (du point de vue de l’infection) en particulier dans le cadre des programmes de suivi des grossesses (voir Le Cœur et al., 2009 pour une étude des différences de genre dans l’accès aux traitements). Le niveau d’instruction de ces patients est un peu plus bas que celui des enquêtés en population générale : 35 % des patients ont poursuivi leur formation au-delà de l’école primaire contre 49 % en population générale. Il est également important de retenir que 87 % d’entre eux ont un emploi rémunéré (94 % en population générale) et qu’avant l’initiation des traitements antirétroviraux leur état de santé était déjà très dégradé (46 % avaient un nombre CD4 inférieur à 50 traduisant une atteinte sévère du système immunitaire). Leur statut VIH est connu de leur entourage (famille et voisinage étendu, communauté villageoise) pour 72 % d’entre eux. Les patients étant moins souvent en couple, ils ont donc moins de recours possibles en cas de problème, et leurs enfants, selon leur âge, peuvent être considérés soit comme une source potentielle de soutien, soit comme une charge supplémentaire.

21 Le modèle micro-social de la solidarité entre générations proposé par l’équipe de Bengston à la fin des années 1970 [Bengtson et al., 1976 ; Bengtson et Roberts 1991] nous permet d’appréhender les relations et les échanges au sein de la famille. Il distingue 6 dimensions de la solidarité qui se prêtent à la mesure (Tableau 3). Nos données nous permettent de construire des indicateurs pour 4 des dimensions proposées. Néanmoins, l’information concernant le partage des normes ou le degré de consensus et de conflit entre les membres de la famille n’est pas disponible dans nos enquêtes.

Tableau 3

Les différentes dimensions de la solidarité entre générations mesurées dans l’enquête LIWA

DIMENSIONS
du modèle de Bengston
DÉFINITION INDICATEURS
EMPIRIQUES
disponibles dans LIWA
Structurelle Type de famille et
proximité des lieux de
résidence
– Corésidence entre
générations
Associative Modes d’interaction entre
les membres de la famille
– Fréquence d’interaction
(visites, téléphone...)
Fonctionnelle Système d’échanges de
services et d’assistance
entre les membres
– Fréquence de l’entraide
et
– Transferts financiers
Affective Proximité affective et
émotionnelle entre les
membres de famille
– Personnes ressources en
cas de crise
Consensuelle Convergence de valeurs
parmi les membres de la
famille
Normative Normes de solidarité
partagées par les membres
du groupe familial
figure im3

Les différentes dimensions de la solidarité entre générations mesurées dans l’enquête LIWA


22 Nous allons explorer les dimensions structurelle et associative des relations entre les membres de la famille des patients en examinant les types de ménages dans lesquels ils résident et le rythme des contacts. Le questionnaire permet également d’élaborer des indicateurs mesurant les aides et les transferts financiers, ainsi que les personnes proches mobilisables en cas de problème financier et affectif. De plus, grâce au faisceau d’informations complémentaires recueillies, nous pouvons établir la direction des échanges et ainsi identifier le rôle des parents des enquêtés.

Corésidence et proximité intergénérationnelle

23 Comme nous l’avons dit plus haut, la corésidence entre générations est très répandue en Thaïlande allant de pair avec une grande proximité résidentielle des ménages dans le cas où ils vivent indépendamment. C’est notamment le cas de la région nord de la Thaïlande, dans le contexte semi-rural traditionnel où résident les patients et leur famille. Résider ensemble est l’un des moyens de prendre en charge les parents âgés, et réciproquement c’est également pour les parents âgés une façon de venir en aide à ses enfants adultes lorsque la nécessité se fait sentir que ce soit pour des raisons financières, familiales (lors d’une séparation, d’un deuil) ou encore de santé. Dans notre étude, la corésidence concerne 48 % des patients (38 % dans l’échantillon en population générale dont les enquêtés sont plus souvent en couple) et 60 % de ceux qui vivent indépendamment déclarent visiter leurs parents au moins une fois par semaine. Ceux qui corésident avec leurs parents sont plutôt des hommes qui bénéficient un peu moins fréquemment de revenus d’une activité, et sont moins souvent en couple ou avec des enfants que ceux qui vivent indépendamment (Tableau 4). Ces résultats indiquent donc une autonomie résidentielle plus grande de ceux qui ont constitué leur propre famille et disposent d’un revenu.

Tableau 4

Caractéristiques des patients selon leur corésidence avec leurs parents

Corésidents
n = 176
Non Corésidents
n = 194
p values
% hommes 56,3 42,3 0,007
% en couple 33,5 66,0 0,000
% ayant des enfants 48,9 71,7 0,000
% en emploi 83,0 90,2 0,040
figure im4

Caractéristiques des patients selon leur corésidence avec leurs parents



Champ : Patients ayant au moins un parent vivant.
LIWA survey of patients on ARV, 2007.

24 Néanmoins afin de vérifier si cette corésidence correspond à des situations particulières dues à l’infection VIH, nous avons examiné les caractéristiques décrivant l’état de santé des patients selon leur statut de résidence. En effet, on aurait pu penser que les patients dans un état de santé détérioré auraient tendance à rester chez leurs parents pour bénéficier d’une attention particulière et de leurs soins. Ce n’est pas ce que nous avons observé puisqu’aucune des caractéristiques de santé des patients corésidents n’est différente de celles des patients vivants indépendamment, ni leur histoire médicale, ni leur état immunitaire avant la mise sous traitement  [5], ni leur couverture sociale, ni même leur observance du traitement (Tableau 5). Néanmoins, l’état immunitaire des patients qui résident avec leurs parents tend à être moins souvent normalisé au moment de l’enquête, alors qu’ils disent un peu plus souvent que le traitement est très facile à suivre.

Tableau 5

Indicateurs de l’état de santé des patients et du suivi de leur traitement selon leur corésidence avec leurs parents

Patients p value
Corésidents
avec leurs
parent (s)
(n = 176)
Non
corésidents
(n = 194)
A eu des symptômes 89,2 87,1 0,535
A été hospitalisé (e) du fait du VIH 60,8 57,2 0,485
Statut immunologique très
détérioré au début du traitement
(CD4 < 50 cellules/mm3)
43,5 49,2 0,289
Statut immunologique normalisé
au moment de
l’enquête (CD4 > 200 cellules/mm3)
79,5 85,8 0,121
Couverture sociale universelle [6] 92,6 90,7 0,310
Suivi du traitement
Très facile
69,9 59,8 0,128
Aucune dose oubliée 75,0 74,7 0,998
figure im5

Indicateurs de l’état de santé des patients et du suivi de leur traitement selon leur corésidence avec leurs parents




Champ : Patients ayant au moins un parent vivant.
LIWA survey of patients on ARV, 2007.

25 Pour essayer de distinguer les situations de corésidence où les parents âgés accueillent leur enfant infecté par le VIH de celles où les enfants accueillent leurs parents, nous avons examiné le statut par rapport au logement : qui est le propriétaire du logement ? D’une part, 64 % des patients qui corésident avec leur (s) parent (s) vivent dans un logement qui appartient à leur famille (52 % en population générale) comparé à 36 % de ceux qui vivent indépendamment. Il reste néanmoins que 33 % des patients corésidents sont propriétaires de leur maison. Cet indicateur suggère ainsi que dans un tiers des cas de corésidence, le patient est celui qui héberge ses parents et que cette solidarité structurelle forte représentée par l’hébergement de plusieurs générations dans un même logement n’est pas uniquement descendante, des parents âgés vers leurs enfants adultes mais également, dans le cas des familles affectées par l’épidémie, ascendante des enfants adultes (ici des patients) prenant en charge leurs parents âgés.

Les aides financières

26 Le questionnaire de l’enquête LIWA auprès des patients, dans son module revenus et endettement explore la question des dettes contractées, des emprunts et de leurs motifs ainsi que des transferts financiers effectués par les patients. Le questionnaire explore aussi quelles personnes les patients pensent pouvoir mobiliser en cas de problème financier (Tableau 6).

Tableau 6

Transferts financiers, prêts, personnes-ressource en cas de problème financier

Proportion de personnes
(dont au moins un des parents
est vivant)
Patients
(n = 370)
Population
générale
(n = 363)
p value
ayant contracté un emprunt
versant de l’argent à un tiers en dehors
de leur ménage
sans personne-ressource
52 %
13 %
15 %
74 %
17 %
18 %
< 0,001
0,20
0,312
Personne (s)-ressource déclarée (s)
en cas de problème financier
Père ou mère
Conjoint
Frère (s) et sœur (s)
Autres Enfants
autres
Total
(n = 413)
37,0 %
10,4 %
32,2 %
2,9 %
17,4 %
100,0
(n = 393)
33,3 %
17,6 %
25,2 %
1,5 %
22,4 %
100,0 %
P = 0,270
figure im6

Transferts financiers, prêts, personnes-ressource en cas de problème financier



Champ : Patients et répondants en population générale ayant au moins un parent vivant.
LIWA survey of patients on ARV, 2007.

27 Avoir des dettes n’est pas une situation exceptionnelle et la moitié des patients sont dans cette situation. Il faut noter que le recours à l’emprunt est beaucoup plus répandu dans la population générale (74 %) pour la simple raison que la plupart des organismes ne prêtent pas aux personnes s’il s’avère qu’elles sont séropositives. En effet, parmi les raisons de se faire tester pour le VIH, la sous-cription d’un emprunt est invoquée fréquemment. Le fait d’être infecté réduit donc la possibilité et la probabilité d’endettement.

28 Néanmoins pour la majorité des patients qui en dépendent, ces prêts sont généralement contractés pour des dépenses de vie courante dans cette population dont les revenus moyens s’élèvent à 4 800 bahts  [7] mensuels (une population semi-rurale modeste), auxquelles s’ajoutent les frais de scolarisation pour les enfants et l’acquisition de moyens nécessaires à leur activité : achat d’engrais, d’une machine à coudre pour s’installer tailleur, d’animaux (vache, canetons, etc.). Le premier point à retenir est l’absence de mention des frais médicaux comme motif d’endettement. Ceci confirme que dans un contexte d’assurance sociale généralisée, les patients (dont 87 % disposent d’un revenu régulier) ne sont pas contraints de s’endetter pour faire face à des dépenses accrues de santé. Cette situation où l’ensemble des patients dispose d’un revenu régulier et de soins accessibles et gratuits, libère en conséquence leurs parents et plus largement leur famille de la charge financière que peut constituer l’épidémie dans d’autres contextes.

29 D’ailleurs, ces emprunts sont à 64 % contractés auprès de coopératives, banques ou fonds de solidarité villageois. La société civile offrant des services de microcrédit abordables vient donc en complément des services publics pour assurer aux individus et aux patients en particulier, des recours diversifiés. Ces résultats n’excluent pas que les patients puissent recevoir d’autres aides financières de la part de leurs parents qui ne seraient pas mentionnées au cours de l’interview. En effet, certaines aides jugées « évidentes » sont susceptibles d’être omises, en particulier les aides provenant des proches, néanmoins leur remarquable absence et le fait que les soins ne nécessitent pas ou peu de paiements, indique que le poids de la maladie, est grandement allégé. Auparavant, en l’absence de traitements, les parents âgés se retrouvaient dans une situation extrêmement difficile comme l’attestent de nombreux travaux [Knodel et Im-Em, 2004 ; Knodel, 2008]. La maladie, incapacitant leur (s) enfant (s), réduisait tout d’abord une de leur principale source de revenus, comme nous l’avons vu 83 % des plus de 60 ans dépendent de transferts en provenance de leurs enfants (Tableau 2). Puis, éventuellement s’ajoutait la prise en charge de leurs petits-enfants, mais aussi des traitements des infections récurrentes souvent débilitantes et enfin des soins palliatifs à prodiguer à leur (s) enfant (s) mourant (s), et des frais de funérailles. Depuis que les traitements antirétroviraux sont disponibles, et dispensés dans le cadre de la couverture sociale universelle du gouvernement, l’impact de la maladie sur les familles et notamment les parents âgés a donc radicalement été modifié.

30 Alors que l’épidémie ne constitue plus une charge financière supplémentaire pour les parents âgés des patients, une petite proportion de patients (13 %) verse de l’argent à ses proches, très majoritairement à ses parents, puis à ses frères et sœurs ou ses enfants. Cette proportion n’est que légèrement inférieure à celle que l’on observe en population générale (17 %). Ceci suit donc le schéma requis des échanges où un jeune adulte doit prioritairement soutenir ses parents puis ses plus jeunes frères et sœurs et ses propres enfants.

31 Une dernière indication sur la direction des échanges financiers entre les patients et leurs parents âgés peut être examinée à partir de la question posée aux enquêtés sur les personnes-ressource qu’ils peuvent éventuellement solliciter en cas de besoin. Si 15 % des patients n’ont déclaré aucune personne vers qui ils pourraient se tourner en cas de crise financière, les autres désignent leurs parents (dans 37 % des cas) puis leurs frères et sœurs (32 %) et enfin leur conjoint (Tableau 6). Ceci confirme la force des liens de solidarité fonctionnelle. Dans notre échantillon en population générale, la contribution des parents n’est que légèrement plus faible (33 %).

Le soutien et la proximité affective

32 Le choc émotionnel que représente le fait de savoir un de ses enfants atteint d’une infection majeure et vitale est considérable. Abordant la question des solidarités intergénérationnelles, l’évaluation de la charge supplémentaire que l’épidémie de VIH fait peser sur les parents âgés des patients ne se limite pas aux transactions financières. Examinons en premier lieu le cercle avec lequel les patients partagent la connaissance de leur statut, sachant qu’ils ont été diagnostiqués en moyenne 6 ans avant l’enquête. Pour les trois quarts d’entre eux, leur séropositivité est connue de leur entourage et de leur communauté et la moitié fait partie d’une association de patients (Tableau 7). Ces groupes de PvVIH  [8] sont organisés et très actifs en Thaïlande ; ils militent pour la bonne prise en charge des personnes infectées et luttent contre la discrimination. Leur implication locale au sein des services de soins se traduit par une participation à l’accueil et au conseil des patients dans les centres de soins et aux groupes de discussion avec les équipes hospitalières. Ils interviennent également auprès des familles au cours de visites à domicile.

33 Si l’on examine plus précisément le rôle des parents dans les différentes étapes de la révélation du statut séropositif des patients, en particulier les circonstances de l’annonce du résultat positif, on observe qu’un tiers des patients n’étaient pas seuls à l’annonce des résultats de leur test et 56 % d’entre eux étaient accompagnés de leur conjoint, 15 % de leur mère ou dans 15 % des cas d’un de leurs frères ou sœurs. Ce moment particulier est indéniablement un temps fort de la solidarité affective principalement avec le conjoint et entre les membres de la famille.

Tableau 7

Divers indicateurs de l’entourage des patients

Proportion de
patients
dont le statut est connu
de son entourage
appartenant à un
groupe de personnes
vivant avec le
VIH-sida
ayant déclaré au moins
une personne-
ressource en cas de
crise émotionnelle
Personne (s)-
ressource déclarées
Père ou mère
Conjoint
Frère (s) et sœur (s)
Enfant (s)
Autres
Total
ayant au
moins un
parent
vivant
(n = 370)
72,4
50,3
82,4
n = 411
31,9
26,8
20,9
4,4
16,1
100,0
corésidents
avec leurs
parent (s)
(n = 176)
75,6
52,3
80,1
n = 203
39,4
17,2
22,2
2,0
19,2
100,0
Non
corésidents
(n = 194)
69,6
48,5
84,5
n = 209
24,4
35,9
19,6
6,7
13,4
100,0
p value*
0,199
0,463
0,264
< 0,001
Popula
tion
générale
avec au
moins un
parent
vivant
(n = 363)


83,2
n = 434
30,6
31,8
16,1
2,1
19,4
100,0
figure im7

Divers indicateurs de l’entourage des patients


* comparaison entre les corésidents avec leurs parents et ceux qui vivent indépendamment.
LIWA survey of patients on ARV, 2007.

34 Plus largement, les patients citent à plus de 80 % au moins une personne particulière vers qui se tourner en cas de crise (Tableau 7). Les personnes-ressource en cas de crise émotionnelle ne diffèrent pas considérablement en proportion de celles citées en population générale : les parents représentent 30 % des personnes-ressource. En revanche, les conjoints sont moins souvent cités par les patients (27 % contre 32 %) ce qui est bien normal puisqu’ils ont moins souvent des conjoints. Néanmoins, pour les patients qui vivent indépendamment de leurs parents, plus souvent en couple, la première personne vers qui ils se tournent en cas de crise est leur conjoint (36 %). Il apparaît donc que la présence d’un conjoint permet d’épargner ses parents âgés, car se confier préférentiellement à son conjoint domine les déclarations.

Un équilibre retrouvé pour les relations intergénérationnelles

35 Nous avons examiné à partir de l’information recueillie dans les enquêtes LIWA la nature et la direction des échanges au sein de la parenté. Dans le contexte actuel d’accès aux traitements antirétroviraux, compte tenu de la structure démographique où les personnes âgées peuvent potentiellement compter sur une descendance d’au moins 4 enfants et de l’essor économique du pays, nos résultats attestent d’un nouvel équilibre des échanges dans les familles touchées par l’épidémie du VIH (Figure 1). Si nos données ne permettent pas d’évaluer la situation des familles avant l’accessibilité des traitements, la littérature existante en atteste profusément [Knodel et Im-Em, 2004 ; Knodel et Saengtienchai 2004 ; Knodel, 2008] et décrit une situation où les parents âgés des jeunes adultes atteints par le sida, au-delà de leur investissement affectif, étaient contraints financièrement et dans certains cas acculés à des situations de pauvreté les rendant particulièrement vulnérables.

36 Les parents âgés des patients occupent indéniablement une place primordiale et ce d’autant plus que les patients sont moins souvent en couple et ont moins souvent fondé leur propre famille que les enquêtés en population générale. Nous interrogeant sur la direction des échanges, il apparaît que dans ce contexte nouveau de traitements antirétroviraux généralisés, les patients ne monopolisent plus l’ensemble des ressources de leur entourage ainsi que le montraient les études précédentes. Lorsqu’ils corésident avec leurs parents, une partie d’entre eux héberge leurs parents chez eux. Actifs dans leur très grande majorité grâce aux traitements, quelques transferts financiers ascendants sont observés, ainsi que de l’aide apportée à leurs propres enfants. Deux autres liens importants sont également révélés, ceux que l’on entretient avec ses collatéraux, frères et sœurs et conjoint. Ce sont eux vers qui les patients se tourneraient en second lieu après leurs parents en cas de problèmes financiers. En cas de problème affectif, le conjoint a une place prépondérante, ainsi que les frères et sœurs qui jouent un rôle important surtout auprès de ceux qui ne sont pas ou plus en couple (Figure 1). Ainsi, les parents âgés, très présents dans l’entourage des patients, peuvent être suppléés par les autres membres de la famille.

Figure 1

Schéma récapitulatif des échanges intergénérationnels dans les familles des patients.

figure im8

Schéma récapitulatif des échanges intergénérationnels dans les familles des patients.


37 L’épidémie de sida a, dans un premier temps, ponctionné les forces vives des pays concernés, laissant aux plus âgés peu nombreux et d’une santé précaire la charge de leurs petits enfants. Une « double peine » laissant les plus frêles aux plus vulnérables. La diffusion et la mise à disposition gratuite, dans le cadre des services de santé publique, de traitements antirétroviraux marquent une nouvelle ère. La nouvelle situation décrite dans les résultats de nos travaux montre que si la charge émotionnelle et les « coûts » individuels de la maladie persistent, les enjeux ont radicalement changé.

Conclusion

38 Bien qu’à un stade encore préliminaire, le vieillissement de la population Thaï progresse sous l’effet conjugué de la baisse spectaculaire de la fécondité et du recul de la mortalité. D’une certaine façon, cela traduit l’amélioration importante de la santé et du niveau de vie des Thaïs résultant du succès des politiques de santé publique et de planification des naissances. En 2007, 55 % des Thaïs de plus de 60 ans ont au moins 4 enfants vivants qui, nous l’avons vu, interagissent activement avec leurs parents âgés et contribuent souvent financièrement à leur bien-être.

39 Dans cet article nous avons examiné les relations intergénérationnelles dans les familles affectées par le VIH-sida. Ce prisme particulier nous permet de tester la force et la nature de ces échanges lorsque les jeunes adultes, actifs et centraux dans les relations sont affectés et que les liens sont mis sous tension. À partir des données des enquêtes du projet LIWA recueillies auprès d’un échantillon exhaustif de patients traités dans 4 hôpitaux au nord de la Thaïlande, où la prévalence du VIH est importante, et d’un échantillon apparié tiré en population générale, nous avons étudié les échanges entre les patients, leurs parents âgés et leurs enfants. Moins souvent en couple que les personnes du même âge en population générale, les patients sont plus tributaires de leurs parents même si leur état de santé recouvrée leur permet de travailler et de contribuer économiquement aux ressources de leur ménage et de leurs proches. Néanmoins, nos résultats montrent également qu’au-delà de l’aide privée qui s’exerce au sein de la famille, des ressources de solidarité publique sont disponibles dans la société civile, sous forme de l’accessibilité aux micro-crédits par exemple, et dans la sphère publique du fait de la gratuité des soins et des traitements. Cet environnement exceptionnel permet à la solidarité privée de fonctionner sans la contraindre outre mesure. Il soulage en effet les familles de la lourde charge financière que la maladie des jeunes actifs impose au groupe familial et prend le relai de celles-ci lorsque la famille est restreinte ou inexistante. Il permet ainsi aux individus de faire face à leurs obligations : devoir filial des patients envers leurs parents âgés, parental des parents âgés vers leurs descendants et des patients vers leurs propres enfants.

40 Cette analyse effectuée à partir d’une situation de tension créée par la maladie met en lumière les nécessaires complémentarités des solidarités familiales et sociales, publiques et privées pouvant contribuer à rééquilibrer les relations intergénérationnelles dans ce contexte de vieillissement de la population dans un pays asiatique.

Notes

  • [*]
    Institut National d’Études Démographiques (INED), 133 bd Davout, 75020 PARIS. Auteure de correspondance : eva@ined.fr
  • [1]
    La prévalence estimée à 1,4 % est donnée avec un intervalle de confiance à 95 % [0,9-2,1].
  • [2]
    Par référence aux directives des Nations-Unies, reprises par maints organismes internationaux produisant des tableaux statistiques, l’âge de 60 ans est couramment utilisé comme seuil pour définir la population des personnes âgées. Nous le reprendrons ici par souci de comparaison, sachant néanmoins que cet âge calendaire, certes pratique, ne présage pas de la situation, ni des besoins des individus concernés.
  • [3]
    L’allocation de vieillesse est d’environ 10 euros par mois.
  • [4]
    La couverture universelle des soins concerne l’ensemble de la population thai, les migrants et les minorités ethniques bénéficient en revanche d’une couverture moindre et discrétionnaire. Le taux de couverture des besoins en traitement antirétroviraux est estimé à 61 % (avec une estimation haute de 81 %) [UNAIDS et WHO, 2008].
  • [5]
    Le VIH detruit le système immunitaire des patients et s’attaque particulièrement aux lymphocytes CD4. Plus le nombre de lymphocytes CD4 est bas, plus l’état de la maladie est avancé.
  • [6]
    La couverture sociale universelle concerne les personnes qui ne sont pas couvertes par une autre assurance comme celle des fonctionnaires ou les assurances privées.
  • [7]
    Soit environ 100 euros.
  • [8]
    Personnes vivant avec le VIH (PvVIH).
Français

La Thaïlande est engagée dans un processus de vieillissement rapide, c’est également l’un des pays d’Asie le plus touché par l’épidémie de VIH-sida. Nous examinons ici la mise à l’épreuve des relations intergénérationnelles dans les familles affectées par la maladie dans un contexte où l’accès désormais quasi généralisé aux traitements antirétroviraux en a radicalement changé le pronostic. La littérature existante produite avant l’accessibilité des traitements atteste d’une situation laissant les plus âgés en charge de leur descendance. Il est donc crucial de réexaminer la situation des familles affectées par le VIH, et en particulier les relations entre les personnes infectées et leurs parents âgés. En comparant la situation des familles affectées à celle qui prévaut en population générale, nos analyses confirment que grâce aux traitements, les solidarités intergénérationnelles attendues vis-à-vis des plus âgés sont de nouveau rendues possibles et qu’un nouvel équilibre s’instaure.

Mots-clés

  • relations intergénérationnelles
  • VIH-sida
  • traitements antirétroviraux
  • Thaïlande
  • vieillissement

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Éva Lelièvre
Sophie Le Cœur [*]
  • [*]
    Institut National d’Études Démographiques (INED), 133 bd Davout, 75020 PARIS. Auteure de correspondance : eva@ined.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.053.0147
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