1De nombreuses études épidémiologiques, sociodémographiques et comportementales sur la sexualité, dans le cadre de la problématique du VIH/Sida, ont été menées en Afrique, mais elles sont restées focalisées sur l’hétérosexualité. Si la question des homosexualités est une thématique de recherche ancienne dans les pays du Nord, elle n’émerge que récemment dans quelques pays d’Afrique. Elle a été éludée parce qu’on a longtemps pensé que les pratiques homosexuelles y étaient inexistantes ou parce qu’on a refusé de les reconnaître. Pourtant, dès la fin des années 1950, Michael Crowder [1959, cité par Niang et al., 2003 : 500] avait révélé l’existence de relations homosexuelles fortement ancrées dans la société sénégalaise. Plus récemment, les travaux de Stephen O. Murray et Will Roscoe [1998] documentent l’existence de pratiques homosexuelles masculines et féminines dans une cinquantaine de pays d’Afrique, montrant qu’elles s’inscrivent bien dans les cultures africaines, mais qu’elles n’y ont aucune visibilité car socialement ou juridiquement réprimées.
2Depuis la fin des années 1990, le contexte de l’épidémie de sida stimule les recherches sur les comportements homosexuels dans ces pays et la mise en place de programmes spécifiques de prévention. Plusieurs travaux mettent en lumière la vulnérabilité des hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH [1]) en Afrique [Baral et al., 2007 ; Van Griensven, 2007 ; Broqua, 2008], en Afrique de l’Ouest [Broqua, 2004 ; Niang et al., 2004] et plus particulièrement au Sénégal [Teunis, 2001 ; Niang et al., 2002, 2003 ; Sappe, 2002].
3Parmi les études disponibles, rares sont celles qui analysent en détail les pratiques hétérosexuelles des HSH, cependant évoquées dans diverses publications, dont deux concernant le Sénégal. En effet, Niels Teunis a remarqué que les partenaires « actifs » dans la relation homosexuelle masculine étaient souvent mariés ou avaient des « petites amies » [2001 : 177]. Robin Sappe a aussi observé des comportements bisexuels mais, en mettant l’accent sur les identités sexuelles des hommes, il les réduit à une union hétérosexuelle qui serait une « couverture sociale » au sein de laquelle les maris ont des relations cachées avec des hommes, assurant que cette « double vie » leur accorderait une liberté qu’ils n’auraient pas s’ils demeuraient célibataires [2002 : 16-17]. Il faudra attendre l’enquête ethnographique et par questionnaire de Cheikh I. Niang et al. [2003], mise en œuvre par le Population Council et menée en 2000-2001 à Dakar, pour avoir une première estimation des pratiques hétérosexuelles chez les HSH au Sénégal. Les auteurs révèlent que 88 % des 250 hommes interrogés ont déclaré avoir eu au moins un rapport vaginal avec une femme, dont 21 % qui ont donné de l’argent en échange et 13 % qui en ont reçu [2003 : 505]. Ils n’explorent cependant pas plus avant les caractéristiques des femmes concernées mais, parallèlement, présentent deux types de « partenaires féminines » qui n’impliquent pas de rapports sexuels : une « jigeen [2] », ou « sœur », ou une « mère de goor jigeen [3] », expression souvent traduite en français par « grande dame [4] », type de relation, selon Cheikh I. Niang et al., plutôt connu dans les années 1950-1960 [2003 : 506-507].
4Une étude épidémiologique, sociodémographique et comportementale menée en 2004 par Abdoulaye S. Wade et al. [2005] dans cinq villes du Sénégal dont Dakar, confirme l’implication des HSH dans des relations avec des femmes. Elle a révélé, en effet, que 94 % d’entre eux déclarent avoir eu des « partenaires féminines » au cours de leur vie, dont 74 % au cours des 12 derniers mois, et enfin que 54 % des rapports vaginaux sur le dernier mois n’étaient pas systématiquement protégés. L’enquête n’a pas permis de connaître les types de partenaires féminines, mais il ne pouvait s’agir uniquement des épouses, car seuls 7,8 % des hommes étaient mariés au moment où ils ont été interrogés. Il apparaissait donc crucial de mieux comprendre qui étaient ces femmes partenaires d’hommes ayant par ailleurs des rapports sexuels avec des hommes.
En 2007, une nouvelle enquête a été menée auprès de 500 HSH, dans quatre villes du Sénégal dont la capitale, pour mesurer les évolutions des prises de risque par rapport au VIH [5]. L’étude, conçue selon une double approche quantitative et qualitative, comportait un volet qualitatif consacré aux comportements bisexuels. Ce sont les résultats de ce volet spécifique sur les partenaires féminines des HSH qui sont présentés ici.
Méthodologie
5La méthode de travail adoptée pour ce volet qualitatif a été l’entretien exploratoire. Douze entretiens ont été menés auprès d’hommes déclarant une ou plusieurs partenaires féminines et douze autres auprès de femmes déclarées partenaires féminines par des HSH. Les personnes enquêtées ont été recrutées à partir de l’enquête quantitative épidémiologique et comportementale : lorsque, dans le questionnaire quantitatif, les hommes déclaraient des rapports sexuels avec des hommes et des femmes, on leur demandait leur accord pour prendre rendez-vous pour un entretien approfondi et pour que l’équipe prenne contact pour un entretien avec une partenaire féminine qu’ils avaient déclarée.
6L’entretien a été présenté aux partenaires féminines comme s’inscrivant dans le cadre d’une étude concernant la santé de la reproduction. Les questions ont porté sur quelques caractéristiques sociodémographiques (âge, statut matrimonial, histoire génésique, niveau d’instruction, profession, lieu d’habitation). Puis ont été explorés : le type de relation entretenue avec l’homme référent, la sexualité éventuelle dans cette relation et dans d’autres relations, la contraception, l’expérience de grossesses et d’IST [6]. Enfin, ont été abordées : la perception de leur propre risque en matière d’IST et de VIH et la connaissance éventuelle de l’existence d’autres fréquentations sexuelles de l’homme référent, ou du partenaire sexuel s’il ne s’agissait pas du même individu. À aucun moment, il n’a été fait allusion aux pratiques homosexuelles de l’homme référent.
7Les questions aux hommes ont porté sur leur compréhension spontanée du terme « partenaire féminine », le type de relations entretenues avec chacune des femmes déclarées telles, l’implication ou non de rapports sexuels, la protection éventuelle de ces rapports, et les différences d’attitude et de stratégie en fonction du type de relation.
8Dans l’ensemble, les enquêtés parlaient français et l’entretien a eu lieu sans la présence d’une tierce personne. Seuls quelques entretiens ont nécessité de l’interprétariat qui a été assuré par un membre du personnel de la Division Sida/IST de l’Institut d’Hygiène Sociale de Dakar. Il n’y a eu qu’un seul entretien par enquêté, d’une durée moyenne d’une heure environ. Se sont ajoutées à ces entretiens des conversations informelles avec des HSH rencontrés dans la salle d’attente d’un lieu de consultations médicales qu’ils fréquentent.
9Tous les entretiens formels ont été enregistrés, après accord de la personne à interroger qui avait été au préalable informée oralement des modalités de l’enquête et avait signé un formulaire de consentement éclairé. Les personnes ayant accepté l’entretien se sont vues attribuer une prime de transport, rebaptisée « prime de motivation » lorsque l’équipe d’enquête s’est déplacée dans les quartiers. Chaque entretien a été retranscrit dans son intégralité lorsqu’il a été mené en français ; quand il y a eu traduction, seule la partie en français a été retranscrite. Après transcription, réalisée en fichier Word, anonymisée, codée par mots-clés puis résumée, l’enregistrement a été effacé.
Qui sont les partenaires féminines des HSH ?
Préliminaire : la difficulté d’interroger des partenaires féminines
10Le mode de recrutement des femmes, via leurs partenaires masculins, ne permettait pas à l’équipe de recherche de maîtriser la façon dont les hommes référents ont présenté l’étude à leurs partenaires féminines. Il est fort peu probable que les femmes aient accepté l’entretien en pleine connaissance de cause ; certaines ont d’ailleurs dit avoir été peu ou mal renseignées sur les tenants et les aboutissants de la proposition d’entretien. Lors de la première mission de collecte, les entretiens ont eu lieu à la Division Sida/IST, ce qui a pu instaurer un climat de méfiance, ces locaux se trouvant dans l’enceinte d’une polyclinique connue pour être un centre de santé de référence pour les prostituées. Mais rencontrer les femmes dans les quartiers d’habitation, comme cela a été fait dans quelques cas lors de la seconde mission de collecte, n’a pas vraiment dissipé la méfiance.
11Comme nous nous y attendions, mener des entretiens auprès des partenaires féminines s’est révélé un exercice périlleux. Il fallait ne trahir en aucun cas la confiance qu’avaient faite à l’équipe de la Division Sida/IST, des HSH qui avaient accepté de référer une partenaire féminine et garantir l’absolue confidentialité de ce qui était dit par l’un ou l’autre enquêté à l’équipe de recherche. Dans les entretiens avec les femmes, il ne fallait rien laisser transparaître de la connaissance que nous avions des pratiques homosexuelles de l’homme référent. Quelques entretiens avec des femmes ont été de courte durée, non pas parce que les interrogées refusaient de répondre aux questions, mais parce qu’elles se sont rapidement révélées peu expérimentées en matière de sexualité – plusieurs ont déclaré être vierges –, peu informées des risques sanitaires liés à la sexualité, et surtout loin de se douter des pratiques homosexuelles de leur référent. L’entretien n’a pas été approfondi afin d’éviter d’introduire le moindre doute dans leur esprit.
12D’autre part, le terme même de « partenaire féminine » s’est avéré problématique. Déjà, lors du contrôle des premiers questionnaires de l’enquête quantitative, il est apparu que certains hommes déclaraient être mariés, mais ne déclaraient pas de partenaires féminines. Après discussion avec l’équipe d’enquête, il est ressorti que les épouses n’étaient pas considérées comme des « partenaires féminines » (même si des relations sexuelles existaient entre les enquêtés et ces épouses), ce terme étant jugé inapproprié pour des épouses. Ce premier indice d’une confusion possible autour du terme a été renforcé par les entretiens menés auprès des trois premières « partenaires féminines » qui nous ont été référées. Elles ont déclaré spontanément être au courant des pratiques homosexuelles de l’homme référent, ne partager avec lui aucune sexualité et ne pouvoir envisager la moindre sexualité avec un HSH. Les deux premières ont aussi déclaré avoir des partenaires hétérosexuels et des partenaires lesbiennes. Il nous a alors paru indispensable d’explorer spécifiquement, auprès des hommes ayant déclaré des partenaires féminines, ce qu’ils entendaient par ce terme.
L’analyse des entretiens révèle un large éventail de types de partenariat, certains aux contours parfois flous ; elle confirme qu’une partenaire féminine déclarée par un HSH n’est pas obligatoirement une partenaire sexuelle et qu’une partenaire sexuelle n’est pas nécessairement une partenaire féminine. Nous présentons ici les principales catégories de partenaires féminines qui se dégagent de cette analyse. On trouvera en figure 1 un schéma synthétique de ces catégories.
Les partenaires féminines qui ne sont pas partenaires sexuelles
13Plusieurs types de partenaires féminines déclarées comme telles dans l’enquête quantitative auprès des HSH ne sont en fait pas leurs partenaires sexuelles. Dans une relation fraternelle ou sororale, l’homme appelle jigéen [7], « sœur, pour un homme », celle qu’il considère comme une partenaire féminine et pour qui il est càmmiñ, « frère, pour une femme ». Ces termes rendent impossible la relation sexuelle, dans le respect de l’interdit de l’inceste, qui serait ici de l’ordre du symbolique puisqu’il y a absence de lien biologique entre les partenaires.
14Dans une relation de complicité, de connivence, la partenaire féminine sait que l’homme a des rapports sexuels avec d’autres hommes ; elle peut être une jeeg, « dame, femme, femme qui n’est plus vierge », c’est-à-dire une femme d’expérience, en général plus âgée que l’homme, ou encore une gwin [8], ou « lesbienne », pour qui le HSH peut être un jango, ou « protecteur ». En effet, homosexuels masculins et féminins se rencontrent volontiers, fréquentent les mêmes bars et boîtes de nuit, dans un esprit de solidarité de groupe et pour échapper à la discrimination très violente dont ils font l’objet au Sénégal. Cette solidarité peut aussi prendre la forme d’entraide financière, d’hébergement, de protection ; les relations sont du registre de l’amitié, de l’attachement, de l’estime, mais pas du sentiment amoureux ni de l’attirance sexuelle.
15Les HSH peuvent aussi entretenir des relations privilégiées avec une mère de góor-jigéen. Sa bonne connaissance des milieux de la prostitution et de l’homosexualité lui permet de jouer un rôle d’entremetteuse, notamment en mettant en relation des individus sexuellement orientés vers les personnes du même sexe. Elle-même aurait souvent recours aux conseils des HSH pour son habillement, sa coiffure, l’organisation de fêtes et aussi pour combattre une éventuelle rivale, en échange de quoi ils recevraient compensation financière et soutien moral [Niang et al., 2003 : 506]. Ce terme que l’on trouve dans les publications sur l’homosexualité masculine au Sénégal n’a qu’une seule occurrence dans nos entretiens, utilisé par une femme pour parler d’une tante qui l’a introduite dans ce monde.
Enfin, dans une relation d’amitié, l’HSH et celle qu’il peut considérer comme une partenaire féminine seront tous deux désignés par le terme xarit, « ami(e) ».
Les partenaires sexuelles déclarées comme partenaires féminines
16Avec les partenaires féminines qui s’avèrent être effectivement des partenaires sexuelles, plusieurs types de relation peuvent exister : dans une relation amoureuse, affective, en dehors du mariage, la partenaire est gel [9] ou coro, « amie, copine, petite amie » ; lorsqu’il y a projet de mariage, elle peut être une « fiancée » ou une « promise ». L’homme est surtout désigné par le mot far, « petit ami, fiancé, promis », voire « amant ». Dans ce type de relations, les rapports sexuels sont possibles et parfois fréquents. Ils ne sont pas toujours socialement sanctionnés dans un couple de fiancés ou de promis, c’est-à-dire dans une relation prémaritale, mais des jeunes femmes adeptes de la virginité au mariage les refusent, surtout par conviction religieuse.
17Dans une relation à caractère érotique, la partenaire féminine peut être une jeeg ou kooba [10]. Ces femmes sont en général au courant de l’orientation sexuelle des partenaires masculins avec qui elles échangent uniquement du plaisir sexuel, essentiellement au cours de « folies [11] ». Dans ce cadre précis, il n’y a en général ni sentiment amoureux ni monétarisation des rapports, et toutes les pratiques sexuelles sont permises. Les partenaires de « folies » peuvent aussi être des prostituées ou des lesbiennes, mais ce type de partenariat n’a été évoqué que dans des conversations informelles, sans doute parce que peu fréquent et extrêmement transgressif.
18Au Sénégal, hommes et femmes peuvent obtenir un soutien financier ou des biens de consommation en échange d’une relation sociale impliquant des rapports sexuels occasionnels ou réguliers. Ce type de relation est désigné par le terme mbaraan [12], ce que Christine Salomon [cf. ce volume] traduit par « drague intéressée », dans le cadre du tourisme sexuel de femmes européennes dans des stations balnéaires. Les hommes bénéficiaires impliqués dans ce type de relations sont désignés par le terme wolof francisé « mbaraneur », parfois par le mot « gigolo », à connotation très péjorative. Dans notre étude, nous retrouvons quelques HSH dans des relations transactionnelles où ils reçoivent une compensation financière ou matérielle d’une femme aisée, mariée, veuve, divorcée ou célibataire, africaine ou européenne. Pour parler de la femme qui achète les services sexuels du « mbaraneur », on trouve, dans la littérature liée au tourisme sexuel, le terme sugar mummy [Gysels, 2005 ; Salomon, 2007] ; le terme « mbaraneuse » est réservé à la femme qui soutire d’un homme un soutien matériel.
Les partenaires sexuelles non déclarées comme partenaires féminines
19Enfin, nous avons réalisé que deux types de partenaires sexuelles, l’épouse et la prostituée, ne sont pas systématiquement déclarées partenaires féminines.
20Dans une relation conjugale officialisée par un mariage civil ou religieux, l’épouse est désignée par le terme jabar et l’époux par celui de jëkkër. Cette relation peut être ou non animée du sentiment amoureux, elle est avant tout empreinte de respect. Impliquée de fait dans une relation sexuelle à but essentiellement procréatif, l’épouse n’est pas obligatoirement considérée comme une partenaire féminine, contrairement à la fiancée ou la promise.
21En wolof, il existe plusieurs termes pour désigner la prostituée, ou travailleuse du sexe (TS), dont le plus connu est caga. Mais les HSH lui préfèrent les termes jeegu guddi, « femme de nuit », ou gànc [13], qu’ils jugent plus respectueux. La relation entre HSH et prostituées ne se limite pas à des services sexuels vendus par la femme et achetés par l’homme, puisque nous avons vu qu’elles peuvent participer à des « folies » où il n’y a aucun échange d’argent.
22La figure 1 situe ces différents types de partenaires féminines selon deux axes : l’implication ou non de l’affectif dans la relation établie avec cette partenaire et la possibilité ou non de rapports sexuels.
Les différents types de partenaires féminines selon l’implication ou non d’affection et la possibilité ou non de rapports sexuels

Les différents types de partenaires féminines selon l’implication ou non d’affection et la possibilité ou non de rapports sexuels
Quels types de relation existe-t-il avec ces partenaires féminines ?
23Dans la littérature sur l’homosexualité au Sénégal, on trouve une catégorisation en deux grands types identitaires sexuels : l’homosexuel passif qui s’identifie par le terme ubbi [14], (on trouve aussi ibbi) et qui se reconnaît comme homosexuel, et le partenaire actif qui s’identifie par le terme yoos [15], tout en ne se reconnaissant pas comme homosexuel, et pour lequel des HSH interrogés nous ont donné comme sens : « femme de mauvaise vie ». Dans notre étude, nous avons remarqué que les hommes ont utilisé spontanément différents termes d’identité sociale pour se désigner en tant qu’hommes ayant des pratiques homosexuelles : certains se disent « gay », ou « branché », d’autres utilisent le terme « MSM [16] », les termes de ubbi et yoos n’étant apparus qu’en réponse à une question sur leur rôle dans la relation homosexuelle.
Pour comprendre les différents types de partenariat que les HSH entretiennent avec les femmes, il n’est donc pas suffisant de s’en tenir à la catégorisation ubbi et yoos, même s’il semble que ce soit surtout le ubbi qui s’engage dans une relation fraternelle avec une jigéen, et de complicité avec une mère de góor-jigéen, peutêtre par solidarité liée à la construction sociale de leur identité partiellement féminine et de leur « rôle féminin » dans la relation homosexuelle. En fait, l’identité est probablement plus sociale que sexuelle, les pratiques effectives n’étant pas systématiquement corrélées au terme identificateur.
Le sentiment amoureux
24Lors de l’analyse des entretiens, la question du sentiment amoureux envisagé avec un homme ou avec une femme est apparue comme le principal élément différenciateur pour comprendre les stratégies partenariales des enquêtés.
25Quand la relation avec une femme est présentée comme une relation amoureuse, la fréquentation d’un partenaire masculin répond uniquement à la recherche du plaisir sexuel. Cette forme de comportement bisexuel est le plus souvent accompagnée d’un multipartenariat important, impliquant des partenaires des deux sexes, souvent dans des relations simultanées. Les rapports avec d’autres hommes, parfois directement présentés comme prostitutionnels, ou transactionnels, peuvent refléter une stratégie de contournement des difficultés économiques rencontrées par beaucoup de familles sénégalaises aujourd’hui. Les étudiants ou apprentis surtout y voient une façon de subvenir non seulement à leurs propres besoins mais aussi à ceux de leur famille, notamment en cas de vulnérabilité économique de la mère. Bien que n’apparaissant pas directement dans nos entretiens, on ne peut exclure la possibilité que le fait de monétariser les rapports sexuels avec les hommes puisse être une manière de « justifier » ces rapports.
Le mariage : désir de descendance ou échappatoire à l’homosexualité
26Les onze hommes non mariés émettent tous le souhait de se marier un jour afin d’assurer une descendance, ce qui leur semble inenvisageable hors du cadre du mariage. La conjugalité apparaît donc comme un projet nécessaire afin d’assurer la légitimité de la descendance.
27Les HSH qui désirent les personnes du sexe opposé envisagent un mariage hétérosexuel, même un mariage d’amour, comme une solution pour échapper à leurs pratiques homosexuelles dont ils tirent plaisir sexuel et/ou intérêt monétaire, mais dont ils ne sont ni fiers ni satisfaits. Les hommes sexuellement attirés par le même sexe mais sentimentalement attirés par le sexe opposé choisiraient des épouses plus expérimentées en matière de sexualité, avec qui ils ont pu entretenir une relation sexuelle de longue date.
28Les hommes qui envisagent une vie sentimentale avec un homme, et qui se désignent surtout par les termes de gay ou branché, envisagent le mariage plutôt comme un mariage « de raison », soit pour couvrir leurs pratiques homosexuelles, souvent facteur de forte culpabilité vis-à-vis de la religion ou de la famille, soit pour mettre fin à une pression familiale en faveur d’un mariage hétérosexuel. Certains osent rêver d’un mariage homosexuel, mais aucun ne pense que la législation sénégalaise le permettra dans un futur proche.
29Les hommes attirés sentimentalement par d’autres hommes attendent assez aisément le mariage pour les premiers rapports sexuels avec l’épouse. Afin de contrôler la situation pour éviter que leurs pratiques homosexuelles ne soient dévoilées, ils choisiraient plutôt des femmes jeunes, soumises, ayant un faible niveau d’instruction, peu émancipées en matière de sexualité, issues de familles très religieuses prônant des normes strictes, et loin de se douter de leur entrée dans un réseau sexuel impliquant des hommes ayant des pratiques homosexuelles. L’idéal serait, pour ces hommes, d’épouser des femmes tolérantes, compréhensives, qui accepteraient leurs pratiques homosexuelles. Le seul HSH marié, depuis une quinzaine d’années, dit avoir choisi son épouse, au courant de sa sexualité orientée vers d’autres hommes, pour sa discrétion. Il maintient ses deux vies cloisonnées, recevant ses partenaires masculins dans une chambre qu’il loue à quelques centaines de mètres du domicile conjugal. Il n’a pas accepté de nous introduire auprès de son épouse.
30Trois entretiens font apparaître une stratégie maritale directement liée à la séropositivité au VIH. En effet, deux HSH vivant avec le VIH recherchent une épouse de même statut sérologique qu’eux, pour un mariage de « couverture », las des pressions de leur famille – au courant de leur mode de vie – qui espère que le mariage entraînera un renoncement aux pratiques homosexuelles. D’autre part, une jeune femme divorcée vivant avec le VIH s’est entendue proposer, par un médecin prenant en charge ce type de patients, un mariage avec un homme séropositif. Quand elle a découvert l’orientation homosexuelle de celui-ci, elle a mis un terme à ce projet.
31Pour conclure sur le type de relation que les HSH entretiennent avec les femmes, notons que celui-ci dépend fortement du sexe avec lequel une relation sentimentale est envisagée. Lorsque le sentiment amoureux porte sur un autre homme, la relation entre les deux hommes est quasi exclusive et implique peu de partenaires masculins. Les relations avec les femmes sont limitées à l’épouse, la fiancée ou la promise, même s’il peut y avoir relations sexuelles occasionnelles avec d’autres types de partenaires féminines, notamment lorsque l’homme pense qu’on attend de lui une démonstration de sa « normalité » hétérosexuelle, de sa « masculinité », ou encore au cours de « folies ». Par contre, lorsque le sentiment amoureux est orienté vers les femmes, la relation avec d’autres hommes est plus marquée par le multipartenariat où se conjuguent différentes pratiques visant à la recherche du plaisir sexuel maximal ou à des relations transactionnelles.
Les entretiens auprès des HSH révèlent l’implication de la plupart d’entre eux dans différents réseaux sexuels complexes, avec multipartenariat hétérosexuel et homosexuel, prostitution homosexuelle, fréquentation des prostituées ainsi que participation possible à des « folies » impliquant aussi lesbiennes et prostituées. Quant aux partenaires féminines, elles se montrent soit sexuellement très actives dans des relations de multipartenariat hétérosexuel, soit très ignorantes de la sexualité et des réseaux dans lesquels elles sont impliquées du fait de la sexualité de leur partenaire.
Conclusion
32Une méta-analyse à partir de 43 études dans des pays à niveau de vie faible ou moyen [Caceres et al., 2006] estime que le taux de comportements bisexuels [17] des HSH est de 10 à 50 % en Amérique Latine, de 30 à 70 % en Asie, – plus faible cependant au Sud (30-50 %) qu’à l’Est (60-70 %) –, et de 40 à 50 % en Afrique subsaharienne. Le taux mesuré par l’enquête de Abdoulaye S. Wade et al. [2005] chez des HSH au Sénégal se situe donc bien au-delà de ces estimations, puisque 94 % ont déclaré des partenaires féminines au cours de leur vie, dont 74 % au cours des 12 derniers mois. Notre étude qualitative propose plusieurs pistes d’explication au taux élevé de comportements bisexuels établi au Sénégal [18].
33Tout d’abord, elle nous conduit à souligner l’ambiguïté du terme « partenaire féminine » du questionnaire comportemental des deux enquêtes auprès d’HSH menées en 2004 et 2007 –questionnaire très largement inspiré de ceux conseillés par l’OMS et utilisés dans d’innombrables enquêtes de type KAPB [19] et PR [20] [Ferry et al., 1995]. Nous avons appris ici que les « partenaires féminines » déclarées comme telles ne sont en fait pas toujours des partenaires sexuelles, et que les partenaires sexuelles effectives, notamment épouses et prostituées, ne sont pas systématiquement considérées comme des « partenaires féminines ».
34Nous voyons, chez les HSH, une absence de lien systématique entre pratiques sexuelles et identité sexuelle, comme cela avait déjà été observé par Peter Aggleton [1996 : 56]. L’étude de Lane et al. [2008] menée en Afrique du Sud entre 2004 et 2005 auprès de 199 HSH révèle également que 12 % des hommes interrogés s’identifient comme « bisexuels », alors qu’ils sont 25 % à déclarer avoir eu des rapports sexuels avec une femme, et seulement 4 % à avoir une partenaire féminine au moment de l’enquête.
35Notre étude révèle encore une difficulté de tracer clairement les contours des types de partenariat, lesbiennes et prostituées apparaissant comme partenaires non sexuelles dans certaines situations et partenaires sexuelles dans d’autres. Elle dévoile également deux formes de comportement bisexuel : une forme choisie, avec les femmes qui déclenchent le sentiment amoureux et une monétarisation fréquente des rapports homosexuels, et une forme contrainte, avec en particulier le choix du mariage hétérosexuel comme stratégie de couverture sociale d’une attirance sentimentale et sexuelle pour des individus du même sexe. En Afrique du Sud, le taux de 25 % d’HSH déclarant des rapports sexuels avec une femme [Lane et al., 2008], donc beaucoup plus faible qu’au Sénégal, pourrait s’expliquer, partiellement du moins, par le fait que l’homosexualité n’y est pas illégale et que le mariage homosexuel y est juridiquement reconnu.
Notre travail oblige donc à réfléchir sur la portée de la terminologie utilisée dans de telles études et plus particulièrement sur la nécessité, pour l’avenir, d’une définition claire du concept de « partenaire féminine » préalable à toute enquête quantitative sur les comportements bisexuels des HSH. Il conduit aussi à considérer avec précaution les indicateurs de comportement bisexuel dans les enquêtes quantitatives calculés à partir des questions sur les « partenaires féminines », à suggérer de ne pas se limiter à des questions visant à dénombrer les « partenaires féminines », mais à poser des questions précises sur les pratiques sexuelles des HSH avec les femmes. Enfin, il confirme que la prévention du VIH/sida doit impérativement aller au-delà de l’analyse des pratiques pour intégrer les modes de construction des identités sexuelles.
Remerciements
Nous remercions l’Agence Nationale de Recherches sur le Sida pour avoir financé cette étude.Nous sommes infiniment redevables au Dr. Abdou Khoudia Diop, médecin de la Division Sida/IST, à l’Institut d’Hygiène Sociale, Dakar, pour son aide efficace dans le recrutement des personnes à interroger et, comme le Dr. Oulimata Diop, pour avoir souvent partagé avec nous leur riche expérience de la prise en charge de populations vulnérables.
Nous exprimons à Mme Khady Gueye, assistante sociale à la Division Sida/ IST, notre reconnaissance pour avoir organisé les entretiens et interprété pour nous les propos de certains enquêtés qui ne s’exprimaient pas en français.
Nous adressons des remerciements très sincères à toutes les personnes qui ont bien voulu répondre à nos questions, et en particulier à certains leaders d’associations de lutte contre le VIH/sida et les IST dans la communauté homosexuelle sénégalaise avec qui les échanges informels ont été particulièrement fructueux.
Nous tenons aussi à remercier Mme Aïssatou Wade, monitrice d’alphabétisation, chargée de la transcription d’entretiens en wolof pour un projet de recherche au Sénégal financé par la Communauté Européenne, qui nous a aidés dans la compréhension et la transcription des mots wolof apparaissant dans cet article.
Notes
-
[*]
Anthropologue, CEPED UMR Université Paris-Descartes-INED-IRD, enelc@orange.fr
-
[**]
Démographe, IRD, CEPED UMR Université Paris-Descartes-INED-IRD, joseph.larmarange@ ceped.org
-
[***]
Démographe, IRD, CEPED UMR Université Paris-Descartes-INED-IRD, annabel.desgrees@ ird.fr
-
[****]
Médecin, Division SIDA/IST, Institut d’Hygiène Sociale, Dakar, Sénégal.
-
[1]
Il s’agit de la version française du sigle MSM, acronyme de Men who have Sex with Men.
-
[2]
Nous reproduisons ici l’orthographe du texte original ; le dictionnaire wolof-français de Jean-Léopold Diouf l’orthographie jigéen. Ce mot a deux acceptions : il peut signifier une personne de sexe féminin ou une sœur, pour un homme.
-
[3]
Ainsi orthographié dans le texte original ; le dictionnaire wolof-français de Jean-Léopold Diouf l’orthographie góor-jigéen et donne comme sens « homosexuel ». Littéralement, góor-jigéen signifie « homme-femme », et désigne les hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes, terme qu’ils jugent très péjoratif et discriminant.
-
[4]
Cette expression peut être traduite littéralement par « mère d’homme-femme », ou par « mère d’homosexuel ». Elle désigne « des femmes dotées de pouvoir politique ou économique et pour lesquelles ils [les HSH] accomplissent d’importantes cérémonies et fonctions sociales » [Niang et al., 2002 :1]. Ce terme n’apparaît pas dans le dictionnaire de Jean-Léopold Diouf.
-
[5]
Projet ELIHoS : « Évaluer les interventions de prévention des IST et du VIH auprès des homosexuels masculins au Sénégal », Abdoulaye S. Wade, Annabel Desgrées du Loû et Souleymane Mboup. Projet ANRS 12139, 23 p.
-
[6]
Infection sexuellement transmise.
-
[7]
Pour la transcription des mots wolof, nous avons reproduit l’orthographe adoptée par Jean-Léopold Diouf dans son dictionnaire wolof-français. Nous avons laissé à l’appréciation de notre conseillère en langue wolof la transcription des mots non existants dans ce dictionnaire.
-
[8]
Mot d’origine française utilisé en wolof.
-
[9]
Déformation du mot anglais « girl ».
-
[10]
Les HSH utilisent ce terme pour désigner une femme très expérimentée en matière de sexualité et qu’ils considèrent comme amie ou complice. Pour Jean-Léopold Diouf, ce mot a deux significations :« antilope-cheval » et « caïd, champion ».
-
[11]
Il s’agit d’une partie de débauche érotique à laquelle peuvent participer des femmes, contrairement à ce que les HSH appellent « partouze », qui ne concerne que des personnes de même sexe. Les termes katt ou dàqaar sont rarement utilisés en wolof, car très tabous.
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[12]
Dans le dictionnaire de Jean-Léopold Diouf, ce mot n’apparaît que comme verbe, avec comme sens : « circonvenir ». Nous avons entendu l’expression : sama mbaraan la, qui signifie : c’est mon/ma mbaraan, montrant bien que le terme peut aussi être utilisé comme substantif pour désigner l’homme ou la femme dans ce type de relation. Ce mot devient en wolof francisé « mbaraneur » pour l’homme et « mbaraneuse » pour la femme bénéficiaires des faveurs accordées. Christine Salomon confirme cet usage [cf. ce volume].
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[13]
Jean-Léopold Diouf donne comme sens « putain, prostituée ».
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[14]
Jean-Léopold Diouf donne au verbe ubbi le sens « ouvrir », mais ne mentionne pas le substantif et son utilisation pour désigner le partenaire passif de la relation homosexuelle.
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[15]
Dans le dictionnaire de Jean-Léopold Diouf, ce mot, orthographié yóos, a deux acceptions : rougeole et menu fretin ; cette deuxième signification pourrait être à l’origine du terme qui nous intéresse ici. Aucune mention de l’utilisation du mot pour désigner le partenaire actif de la relation homosexuelle. Niels Teunis l’orthographie « yauss » et lui donne comme sens « the fallen women, bad women » [2001 : 77]. Cheikh I. Niang et al. [2003 : 505] ne donnent aucune étymologie du terme qu’ils orthographient « yoos ».
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[16]
Ce terme est plutôt utilisé par les HSH membres d’associations de lutte contre les IST et le VIH/sida.
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[17]
Il s’agit ici d’hommes ayant des rapports avec d’autres hommes qui ont eu au moins un rapport sexuel avec une femme au cours de leur vie.
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[18]
Nous sommes conscients que cette étude a ses limites, qui s’expliquent en partie par le fait qu’il s’agissait d’une enquête de commande visant à comparer les données recueillies en 2004 et 2007. Nous pensons cependant que l’ajout d’un volet qualitatif au quantitatif a permis de réinterroger les questionnaires utilisés.
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[19]
Acronyme de : Knowledge, Attitudes, Behaviors and Pratices, soit Connaissances, Attitudes, Comportements et Pratiques.
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[20]
Acronyme de : Partner Relations, soit Relations avec les partenaires.