CAIRN.INFO : Matières à réflexion

La santé de la reproduction en Afrique

1Au cours des vingt dernières années, la santé de la reproduction est devenue une des priorités des institutions internationales en matière de développement des pays du Sud. Dans le programme d’action de la Conférence internationale sur la population et le développement, tenue au Caire en septembre 1994, le terme de santé de la reproduction est défini comme « le bien-être général, tant physique que mental et social, de la personne humaine, pour tout ce qui concerne l’appareil génital, ses fonctions et son fonctionnement et non pas seulement l’absence de maladie ou d’infirmité » [Nations unies, 1997]. Une telle conception introduit un champ d’intervention très large, en même temps qu’elle s’adresse désormais à d’autres populations que le traditionnel couple mère-enfant, puisqu’elle inclut les adolescents, les hommes, les femmes ménopausées, les populations déplacées et réfugiées.

2Cette définition met aussi l’accent sur le principe « du droit fondamental de tous les couples et les individus de décider librement et avec discernement du nombre de leurs enfants et de l’espacement de leurs naissances et de disposer des informations nécessaires pour ce faire, et du droit de tous d’accéder à la meilleure santé en matière de sexualité et de reproduction ». Ceci implique en d’autres termes que tous, hommes et femmes pris individuellement ou en couple, puissent disposer du même droit d’être informés, d’accéder à des services de santé et de faire un libre choix des recours qui s’offrent à eux. Ainsi, cette notion de santé de la reproduction nécessite un préalable majeur : celui d’une répartition équitable du pouvoir et des responsabilités entre les sexes, en particulier entre les conjoints au sein des unions. Cette nécessité est d’ailleurs exprimée dans les recommandations du Caire qui stipulent que « ces politiques et programmes favorisent l’établissement de relations de respect mutuel et d’équité entre les sexes ».

3En Afrique subsaharienne, la réalisation d’une telle condition n’est pas sans poser problème, comme l’ont montré les débats houleux sur cette question particulière de l’égalité des droits en matière de reproduction lors de la conférence africaine préparatoire à la Conférence mondiale de Beijing sur les femmes en 1995. En effet, les représentants des États africains réunis pour cette occasion ont eu bien des difficultés à trouver un consensus sur la forme que devrait revêtir l’égalité entre les sexes dans ce domaine et les moyens d’y parvenir [Sow, 1995], Les enjeux résident dans la perspective d’un empowerment des femmes qui leur permettrait d’avoir accès et de contrôler les ressources [Batliwala, 1994]. Cet aspect ne représente qu’un élément d’un vaste processus de renforcement des droits des femmes qui s’étend à différents domaines de la vie économique, sociale et politique : éducation, formation, emploi, propriété, liberté de mouvement et d’action politique, reproduction [Dixon-Mueller, 1998].

Un domaine encore préoccupant malgré des progrès certains

4Malgré d’importants progrès réalisés dans le domaine de la santé de la reproduction depuis les années cinquante, l’Afrique se distingue des autres parties du monde en développement par des taux élevés de mortalité. Entre 1990 et 1995, le niveau de mortalité infantile est estimé dans cette région à 93 décès pour 1000 naissances vivantes, contre 65 pour 1000 en Asie [Nations Unies, 1995]. Certains pays d’Afrique subsaharienne connaissent même une stagnation des progrès en matière de mortalité des enfants, voire une hausse de cette mortalité. En Côte-d’Ivoire notamment, les résultats de l’enquête démographique et de santé de 1998-1999 montrent que la mortalité infantile est passée de 85 pour 1000 pour la période de dix à quatorze ans précédant l’enquête à 112 pour celle des cinq dernières années, et la mortalité juvénile est passée de 53 pour 1000, à 77 pour 1000 [Ministère de la Planification et de la Programmation du développement, 1999].

5En Afrique subsaharienne, le niveau de la mortalité maternelle, qui constitue un indicateur sensible des conditions sanitaires d’un pays (insuffisance des soins pendant la grossesse, complications liées à l’accouchement…), est particulièrement élevé [Nations unies, 1997]. L’extension particulièrement rapide du sida en Afrique au cours des dernières années aggrave la situation [Barbieri, Vallin, 1996]. La pandémie du sida a en effet des conséquences désastreuses, tant pour les individus et les familles qui en sont les premières victimes [Dozon, Guillaume, 1994] que pour les gouvernements souvent mal armés pour lutter contre ce fléau [Banque mondiale, 1993]. Les femmes sont particulièrement vulnérables au VIH d’un point de vue biologique mais aussi du fait de leur position sociale : leur pouvoir parfois limité de négociation dans leur relation sexuelle ainsi que le risque de transmission mère-enfant, en cas d’infection, les placent dans une situation sociale et familiale difficile [Welfens Ekra et alii, 2000].

6La faible prévalence contraceptive en Afrique explique un nombre important de grossesses non désirées. Des études montrent que, ces dernières années, l’avortement provoqué est devenu une pratique courante [Guillaume, 2000]. Encore illégale dans bien des pays, l’interruption volontaire de grossesse manque d’encadrement biomédical et est souvent la cause d’importantes complications pour la santé des femmes [Bledsoe, Cohen, 1993], Selon une enquête menée dans les hôpitaux d’Abidjan, 70% des décès maternels seraient dus à des complications d’avortement provoqué [Thonneau et alii, 1996].

7Si l’on admet le principe induit dans le discours des agences internationales selon lequel l’amélioration de la santé de la reproduction en Afrique subsaharienne passe par un meilleur équilibrage du pouvoir entre hommes et femmes, il importe aujourd’hui de mieux connaître les chances réelles d’un tel changement. Dans cette perspective, l’analyse en termes de relations de genre offre une grille de lecture intéressante qui révèle toute la complexité des dynamiques sociales et familiales qui conditionnent les valeurs et les pratiques. Elle se prête tout à fait à l’étude des sociétés rurales où le mode d’organisation économique et social tend à privilégier un rapport homme-femme inégalitaire [Boserup, 1995].

8Cet article propose précisément d’analyser les mécanismes qui régissent les rapports sociaux de sexe en milieu rural africain et leurs implications sur les comportements et les attitudes en matière de santé de la reproduction. Les changements d’ordre socio-économique qui se sont produits dans les campagnes africaines au cours des deux dernières décennies ont affecté les rapports de production et de reproduction entre les hommes et les femmes. Nous considérons la place qu’occupent l’homme et la femme dans l’espace social et économique comme un élément qui conditionne leurs perceptions et leurs comportements en matière de soins aux enfants, de sexualité et de fécondité.

9Dans un premier temps, nous situons la problématique des relations hommes-femmes dans le contexte social et économique propre aux sociétés rurales basées sur l’exploitation des cultures d’exportation. Une fois posé ce décor, nous abordons la question des types de recours aux soins des mères et de leurs enfants et du partage des responsabilités parentales dans le domaine. Sont passés en revue les modes féminins et masculins de représentation de la sexualité et des maladies sexuellement transmissibles. L’accent est mis ensuite sur les enjeux sociaux et identitaires que soulève la question de la régulation des naissances dans une société où les descendances nombreuses restent prisées. Nous proposons pour finir une conclusion récapitulative et prospective de la situation.

Données et méthodes [*]

L’étude s’appuie essentiellement sur les données d’enquêtes qualitatives menées en 1994 et 1995 dans la région de Sassandra dans le Sud-Ouest de la Côte-d’lvoire. Elle a couvert neuf villages de la région et quelques îlots de la ville de Sassandra. Dans chacun des lieux sélectionnés, des entretiens ont été réalisés auprès d’hommes et de femmes pris individuellement ou en groupe. Les entretiens de groupe ont mis en évidence les normes sociales, les pratiques et les stéréotypes relatifs aux rôles masculins et féminins, spécifiquement dans les domaines de la sexualité, de la fécondité et du recours aux soins. Les entretiens individuels approfondis menés auprès des femmes et de leurs maris ont permis de lire, à la lumière des dynamiques de genre, les attitudes et les comportements respectifs des conjoints sur ces mêmes thèmes.
Des données collectées dans les centres de santé des différents villages étudiés (entretiens auprès du personnel et observation participante lors des consultations) alimentent également notre analyse. Enfin, nous utilisons des données d’enquêtes quantitatives réalisées entre 1988 et 1993 auprès de femmes en âge fécond et portant sur leur fécondité et la santé de leurs enfants.

Contexte socio-économique et rapports sociaux de sexe à Sassandra

10La région de Sassandra constitue l’ultime zone de déploiement du front pionnier de production de café et de cacao dans le pays. Au cours des années soixante-dix, période de prospérité économique à l’échelle nationale mais aussi mondiale, la production de cacao connaît un véritable essor dans cette région. Vers la fin des années quatre-vingt, l’effondrement des prix des cultures d’exportation sur les marchés mondiaux vient porter un sérieux coup à cet élan économique [Léonard, Oswald, 1993].

11À Sassandra comme dans d’autres régions agricoles africaines, l’apparition de l’économie de plantation marque le passage d’une gestion collective de la terre, dont l’exploitation et la distribution sont contrôlées par les chefs de lignage, à une forme d’appropriation privée de la terre et des produits de sa culture. La terre, qui n’avait pas de valeur marchande, devient alors un objet de revendication. Ce phénomène contribue à remodeler les structures familiales : le groupe domestique, restreint à la famille nucléaire et organisé comme unité autonome de production, devient le modèle dominant [Quesnel, Vimard, 1988]. En l’absence de techniques agraires très avancées, l’homme qui crée sa plantation s’appuie sur la force de travail de son groupe domestique composé de sa femme et de ses enfants, s’il est marié, de quelques frères cadets ou de salariés agricoles qu’il rémunère en part de récolte ou en cession de terre.

12L’apparition des cultures de rente introduit par ailleurs un mode d’organisation des tâches productives différent de celui qui prévaut en économie de subsistance. Elle réduit les distances entre les sphères de production féminines et masculines [1]. Les femmes continuent de s’occuper de la production vivrière (riz, bananes, manioc, ignames, condiments, etc.), mais en plus, elles secondent leur mari pour les travaux d’entretien et de récolte du café et du cacao.

13L’économie marchande a donc introduit des pratiques sociales nouvelles qui tendent à rapprocher les modèles matrimoniaux des formes de conjugalité où devrait prévaloir une plus grande cohésion entre mari et femme (émergence du groupe domestique restreint fondé sur la cellule nucléaire, participation conjointe des époux aux travaux de l’exploitation). Cependant, le contrôle exclusif des hommes sur la gestion des terres, sur la production et sa commercialisation, la soumission de la force productive des femmes à l’autorité du mari sont des éléments qui font obstacle à l’instauration de relations égalitaires [Adjamagbo, 1999].

14Dans cette zone à dominante patrilinéaire et où la modalité résidentielle du mariage est virilocale, la femme mariée est considérée par ses alliés comme une étrangère et possède peu de droits dans le village. Ses opportunités d’émancipation économique sont faibles et dépassent rarement le cadre domestique. De fait, rares sont celles qui exercent une activité économique de manière indépendante : en 1993, elles ne représentent que 12% [2] sur un échantillon de 1705 femmes âgées de 15 à 49 ans. Hormis quelques rares cas de femmes qui sont parvenues à développer leur propre activité de commerce de vivres en marge de la cellule domestique villageoise, la grande majorité des femmes de Sassandra (80%) travaille dans le secteur agricole en tant qu’aides familiales, c’est-à-dire qu’elles cultivent avec et pour le compte d’une autre personne. Ce chiffre atteint près de 86% lorsqu’elles sont mariées avec un agriculteur indépendant.

15La femme qui travaille sur la plantation de son mari reçoit de celui-ci une contrepartie financière au moment de la traite, établie généralement au prorata de la récolte. Mais ce qu’il est commun d’associer à un salaire est en fait rarement utilisé à des fins propres, autres que ménagères. Par ailleurs, bien qu’elles jouent un rôle essentiel pour la consommation du ménage, la transformation et la commercialisation du vivrier, autres activités strictement féminines génératrices de revenus, sont avant tout considérées comme des tâches domestiques. Dans cette zone relativement enclavée, où les réseaux de commercialisation locaux sont limités, les revenus qu’elles génèrent sont le plus souvent modestes et ne constituent guère qu’un petit apport en numéraire destiné à l’achat de condiments, de pétrole, de savon, etc.

16Le contexte de crise renforce les inégalités statutaires entre hommes et femmes, caractéristiques du système de production des cultures de rente. À partir de la seconde moitié des années quatre-vingt, les premiers signes de dégradation du contexte économique apparaissent. La disparition rapide du couvert forestier, liée au système extensif de production, la chute vertigineuse des cours mondiaux du café et du cacao compromettent l’avenir du système d’économie de plantation dans la région. Les revenus des paysans accusent à cette période une baisse de l’ordre de 60 à 80% [Ruf, 1991]. À cela s’ajoutent d’autres contraintes liées aux transformations de l’environnement écologique et biologique qui conduisent à une baisse graduelle de la productivité du travail.

17Face à la dégradation de leur pouvoir d’achat et à l’augmentation des prix pratiqués sur les marchés, les ménages agricoles tendent à réduire l’essentiel de leur consommation alimentaire aux seuls produits de leur récolte [Adjamagbo, 1997]. Les microstratégies de survie conduisent ainsi à l’élargissement des surfaces réservées à la production vivrière. Conscientes des difficultés économiques, les femmes souhaitent contribuer davantage aux revenus du ménage par le biais de la commercialisation des produits qu’elles cultivent. Mais leur accès limité à la terre réduit leur éventail d’actions. Leurs initiatives sont souvent court-circuitées par les hommes qui s’accaparent des friches et des bas-fonds, habituellement réservés aux femmes pour les cultures vivrières, afin de les louer aux étrangers venus s’installer dans la région. Toute entreprise des femmes allant dans le sens d’un accroissement de leur rôle économique est ainsi susceptible de se heurter aux prérogatives masculines. Lorsqu’il y a une trop forte incompatibilité entre les projets que l’homme et la femme souhaitent mettre en œuvre, il est clair que c’est la femme qui renonce. L’absence de projet conjoint entre les époux dans la recherche d’une amélioration des conditions de vie souligne avec éclat la relative faiblesse des liens conjugaux dans la région.

18La dynamique des statuts féminin et masculin observée à Sassandra est donc révélatrice d’un déséquilibre flagrant du partage du pouvoir économique et social entre les sexes. Il convient de voir à présent quelles sont les retombées d’un tel déséquilibre statutaire sur les attitudes et comportements dans le domaine de la santé de la reproduction.

Rapports de genre et recours aux soins

19L’accès aux soins biomédicaux des mères, et de leurs enfants, est conditionné par leur statut mais aussi par l’offre de services sanitaires. Les principales infrastructures sanitaires de la zone sont le centre hospitalier général, situé dans la ville de Sassandra et la base de secteur de santé rurale (BSSR). La maternité et le service de protection maternelle et infantile (PMI) constituent deux volets importants des activités de l’hôpital qui attire les populations de la ville et des villages environnants. Les activités de la BSSR se concentrent davantage vers les populations rurales grâce aux antennes mobiles qui interviennent dans les campagnes les plus isolées. Si ces deux infrastructures ont joué un rôle important dans l’amélioration des conditions de santé dans la région, de nombreuses lacunes persistent : manque de personnel, budgets de fonctionnement en baisse, dotation en médicaments insuffisante, vétusté des bâtiments, etc.

20Des obstacles importants portent atteinte à la fréquentation des structures de soins : éloignement des centres de santé, insuffisance des moyens de transport mais aussi coûts prohibitifs des frais d’hospitalisation et des médicaments. Jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, le gouvernement ivoirien assurait la gratuité des soins à travers son programme de santé publique. Les centres de santé ruraux les plus enclavés étaient régulièrement approvisionnés en médicaments par l’État. Dès la fin des années quatre-vingt, les mesures de restriction budgétaire ont mis progressivement fin à ce programme de subvention de la santé. Au moment de nos enquêtes, les stocks dans les centres de santé sont épuisés depuis des mois. Dans les villages, les infirmiers privés de matériel et de médicaments essentiels doivent envoyer les patients s’approvisionner dans les officines privées où les coûts sont élevés. Tous les actes de soins sont à la charge des populations.

21Dans une société où l’homme est le principal pourvoyeur d’argent dans le ménage c’est aussi lui qui assume l’essentiel des dépenses de santé. Au sein du ménage, les choix thérapeutiques des femmes vont être conditionnés par l’entourage. Lorsqu’elles, ou leurs enfants, tombent malades, ou en cas de grossesse, le recours aux soins biomédicaux, les plus onéreux, va requérir l’accord préalable du mari.

22En 1988, près de 60% des femmes enceintes ont déclaré s’être fait suivre dans un centre de santé. Cependant, le nombre moyen de consultations prénatales est faible. Il oscille entre 1 et 3 et il n’est pas rare que les femmes ne viennent consulter qu’en fin de grossesse, à quelques semaines seulement de l’accouchement [Guillaume et alii, 1997]. En cas de problèmes pendant la grossesse, 30% des femmes se réfèrent aux conseils d’une personne de leur entourage immédiat, le plus souvent une femme, soit sa belle-mère ou sa (ses) coépouse(s) lorsqu’elle est mariée et 5% à un tradipraticien. L’automédication familiale (au moyen de médicaments modernes ou de la pharmacopée locale) constitue ainsi une alternative à la consultation dans un centre biomédical.

23Pour soigner leurs enfants, près de deux tiers des femmes (64%) se rendent en consultation dans des centres de santé (figure 1), mais la prise en charge des problèmes de santé au sein de l’unité familiale reste importante puisque 30% des enfants ont reçu des soins prodigués par un membre de la famille, par automédication ou traitement par les plantes. L’automédication familiale à base de produits pharmaceutiques est assez répandue (7% des cas), elle est favorisée par la vente de médicaments par des colporteurs qui sillonnent les villages ou sur les marchés locaux [Delcroix, Guillaume, 1993].

24Bien qu’il incombe aux femmes de s’occuper des enfants, elles n’ont pas une totale autonomie de décision quant aux types de soins à leur prodiguer : si elles décident de la façon de soigner leur enfant dans 52% des cas, c’est le père de l’enfant qui s’en charge dans 43% des cas et d’autres personnes du ménage dans 5% des cas. Lorsque la décision des soins émane de la mère de l’enfant, elle choisit plutôt la médecine traditionnelle : les soins dans la famille (37%) ou par consultation des thérapeutes traditionnels (6%). Le paiement des soins est, dans la majorité des cas, assumé par le père de l’enfant, mais quand la mère décide du type de soin, elle recherche leur gratuité.

Figure 1

Comportements thérapeutiques des femmes envers les enfants de moins de 5 ans, lors du dernier épisode morbide au cours des douze derniers mois

Figure 1

Comportements thérapeutiques des femmes envers les enfants de moins de 5 ans, lors du dernier épisode morbide au cours des douze derniers mois

* L’information sur le second recours thérapeutique ne concernait qu’un très faible pourcentage d’individus, nous n’avons donc retenu que le premier recours cité et appréhendé la combinaison des pratiques à travers la variable « traitements ».

25Les données recueillies ne nous permettent pas de mesurer l’impact relatif de la crise sur les services de santé reproductive par rapport à d’autres domaines de la santé. Néanmoins, il semble évident que l’augmentation des coûts de la santé et la diminution simultanée des revenus des paysans, depuis la crise agricole, laissent peu d’espoir à l’amélioration des conditions d’accès aux services de santé maternelle et infantile. Le prix d’un accouchement (frais d’hospitalisation et paiement des médicaments) s’élève, au moment de nos enquêtes, à 2500 francs CFA, ce qui représente le quart du revenu mensuel d’un salarié agricole dans la région. Le mari, qui prend habituellement en charge les dépenses de santé, ne dispose pas toujours de cet argent. Il se tourne alors vers la matrone du village qui accouchera sa femme moyennant une somme modique, ou un cadeau en nature. Les plus démunis se sentent souvent dépourvus face aux coûts des soins entourant la grossesse et l’accouchement, tel Chaka, ce jeune salarié agricole de 30 ans, père de deux enfants, qui évoque la question des contraintes financières en ces termes :

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« Avant, une femme enceinte pouvait faire neuf mois, il n’y avait pas affaire d’hôpital, il n’y avait pas de vaccination. Mais maintenant, tout ça là c’est différent, une fois enceinte, après trois mois, elle commence à aller à l’hôpital. Bon et toi aussi, tu n’as pas d’argent, ce qui fait que vraiment, avoir des enfants, là, ce n’est pas une petite affaire. »

Sexualité et maladie, une communication difficile

27En dehors des barrières liées au faible pouvoir d’achat des chefs de ménage ou au faible pouvoir de décision des femmes, la fréquentation des services de santé de la reproduction est conditionnée par des facteurs d’ordre psychologique et culturel qui laissent transparaître là encore les inégalités entre les sexes. Celles-ci sont perceptibles sur la question des maladies sexuellement transmissibles (MST) où interviennent, la pudeur, le manque de communication entre hommes et femmes, ou encore la peur de voir son statut social menacé.

28Dans certains villages, à dominante musulmane notamment, les rares équipes de sensibilisation ont du mal à réunir les hommes et les femmes dans des réunions communes. Là où les femmes sont admises à participer aux réunions publiques avec les hommes, plusieurs leaders ont déploré la platitude des débats : les hommes se montrant sceptiques et les femmes osant rarement poser des questions. Parfois, les populations affichent nettement leurs réticences. L’un des infirmiers assurant un programme de sensibilisation à la prévention des MST témoigne :

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« Vous voyez ces trucs-là sur la table [il me montre une pile de dépliants sur lesquels une bande dessinée explique comment poser un préservatif], tu leur tends, ils te disent : moi je ne prends pas. »

30Quand on lui demande comment il peut expliquer cette attitude, il avance les arguments suivants :

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« Beaucoup d’hommes ne veulent pas croire à la maladie du siècle [le sida], ils pensent que c’est un truc inventé par les Blancs pour les empêcher de prendre plusieurs femmes. »

32Les recommandations faites lors des campagnes de sensibilisation suscitent la méfiance des populations, en particulier des hommes qui sentent leurs valeurs menacées. En les mettant en garde contre les risques d’une sexualité à partenaires multiples, ils ont le sentiment qu’on cherche à leur enlever des prérogatives qui leur sont chères.

33Le thème des MST est de manière générale délicat à aborder dans les entretiens individuels car il touche à l’intimité profonde de la personne. Nous avons abordé plus facilement ce sujet en nous entretenant avec les personnels de santé ainsi que lors de nos séances d’observation participante dans les centres médicaux et à l’hôpital de Sassandra. Selon les sages-femmes, pour des raisons diverses attribuables à de l’ignorance, de la pudeur ou de la honte, rares sont les femmes qui viennent consulter spécialement pour des problèmes de MST. Celles-ci sont d’ailleurs mal répertoriées dans les statistiques sanitaires. Les centres de santé ruraux, qui établissent mensuellement un relevé de leur activité, citent rarement les consultations pour ce genre de maladies. Éventuellement, les femmes profitent d’une consultation prénatale pour en parler. Mais c’est surtout la sage-femme qui constate elle-même la maladie à l’occasion de l’examen du col de l’utérus, auquel il est systématiquement procédé lorsque la femme enceinte vient consulter. Un traitement est alors prescrit à la patiente, mais dans tous les cas, le personnel de santé reconnaît ne rien prescrire pour le mari, la femme se voyant simplement conseiller d’arrêter quelque temps les relations sexuelles.

Le manque d’éducation : une situation invalidante

34Le faible niveau de scolarisation des femmes mariées accentue les problèmes de communication et les empêche d’acquérir un plus grand contrôle de leur santé dans le domaine de la reproduction. Dans notre zone d’étude, le taux d’alphabétisation des épouses des chefs de ménage est particulièrement faible : en 1993, 79% d’entre elles ne sont jamais allées à l’école, 15% ont atteint le niveau primaire et 5% pour cent le niveau secondaire [3]. Les femmes appartenant à la catégorie du secteur agricole sont sensiblement moins instruites que les autres : plus de 80% d’entre elles sont analphabètes. Dans les populations venues de l’étranger, le taux d’analphabétisme des femmes peut atteindre 97%.

35Pour les migrants, qui constituent la moitié de la population de la zone, le problème de la langue se pose avec acuité lors des consultations. Ne connaissant souvent ni la langue locale, ni le français, les femmes sont dans l’impossibilité d’aller consulter seules dans les centres de santé. Certaines se font alors accompagner par une personne de la maison, une femme de leur ethnie plus éduquée généralement, ou encore par le mari. Dans ce dernier cas, il ressort de nos observations que l’entretien se passe le plus souvent entre le mari et l’infirmier, sans qu’aucune question ne soit posée directement à la femme : elle quitte le cabinet de l’infirmier sans avoir pris la parole.

36L’illettrisme est régulièrement cité par les personnels de santé comme un obstacle majeur à la diffusion de l’information. Les difficultés que rencontrent les femmes à comprendre les traitements qu’on leur prescrit alimentent chez eux un certain agacement. Une sage-femme nous dit par exemple :

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« Comme elles sont illettrées, c’est difficile de collaborer avec elles. Quand bien même on écrit sur l’ordonnance les moyens d’utilisation d’un médicament, on leur demande aussi de demander à quelqu’un d’autre de leur expliquer, mais elles reviennent toujours nous voir. »

38Les problèmes et les attentes des femmes ne sont pas toujours bien compris par le personnel de santé qui, il est vrai, travaille dans des conditions difficiles. Souvent submergé, le personnel de santé ne prend guère le temps d’écouter les éventuelles doléances des patientes. D’ailleurs, hormis pour le toucher vaginal qui est effectué à l’abri des regards, les consultations prénatales se font dans l’absence totale d’intimité, ce qui n’incite pas les femmes à confier leurs problèmes. Le manque d’instruction des femmes est également un obstacle à la prescription de certaines méthodes contraceptives, limitant ainsi leur choix : en général la pilule n’est prescrite qu’aux femmes instruites et l’injection aux illettrées ou aux femmes d’un faible niveau d’instruction.

Sexe, infidélité et mariage : des valeurs qui changent

39Si les femmes peuvent se montrer réticentes à parler des questions relatives au sexe en présence de leur mari, ou dans les centres de santé, lors des entretiens de groupe exclusivement féminins organisés au village, elles nous sont apparues moins timorées et mieux informées qu’on ne le croit. Les jeunes femmes mariées en particulier sont bien conscientes des modes de transmission des maladies sexuelles et des risques qu’elles encourent lorsque leur mari leur fait des infidélités. Bernadette, 29 ans, mariée à un planteur de cacao, mère de trois enfants, nous dit :

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« Il y a des filles, tu vois leur corps, tu dis : “yes, c’est la miss”, mais en bas, au fond, elle est malade et ton mari peut aller se jeter dans elle pour prendre la maladie qu’on appelle chaudepisse[4]. Et toi la pauvre, tu es à la maison et il vient te donner son chaude-pisse. En plus si le garçon est malade, ses parents dans la cour vont dire que c’est toi qui lui as donné ça, alors que toi dans la nuit tu dors pendant que le gars se promène dans le vent. »

41Le thème de l’infidélité masculine revient souvent dans nos entretiens de groupe, que ce soit chez les femmes âgées de 40 ans ou plus ou chez les plus jeunes. Le risque de contamination par voie sexuelle n’est cependant pas la seule raison invoquée par les femmes pour dénigrer le mari adultère. Cette pratique facilement tolérée par la société lorsqu’il s’agit d’un homme est mal perçue venant d’une femme. Les jeunes femmes savent bien que leur statut social peut être terni par un comportement adultérin et si elles s’abstiennent, elles s’attendent à se faire traiter réciproquement par leur mari [5]. Pour elles, l’infidélité du mari les met en danger : la maîtresse est perçue comme une coépouse potentielle. Le terme de « rivale », communément utilisé pour désigner la maîtresse, est révélateur de cet état d’esprit. Nous avons recueilli maintes anecdotes de rixes impliquant le mari, la femme et la maîtresse.

42Invariablement, les débats sur l’infidélité débouchent sur la question de la polygamie. Il s’opère manifestement un changement dans l’attitude des jeunes femmes vis-à-vis des modèles d’union, dans le sens d’une plus grande revendication de la monogamie et de la fidélité des conjoints. Si la polygamie est également dépréciée par les femmes plus âgées, il semble qu’aujourd’hui la différence réside dans le fait que les jeunes s’accordent plus facilement le droit de s’y opposer. Les femmes plus âgées déplorent d’ailleurs ce qu’elles appellent le « tapage » que font les jeunes filles lorsqu’elles apprennent que leur mari fréquente une autre femme, évoquant le temps où elles ne concevaient pas l’idée de pouvoir contrer si ouvertement leur mari. Voici ce que dit Paule, 52 ans, veuve, mère de neuf enfants :

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« Nous aussi, on faisait la jalousie, mais on était plus sérieuses, on ne criait pas comme les jeunes d’aujourd’hui. Les filles de maintenant, elles font du tapage. Nous, quand le mari sortait avec une autre fille, on l’attendait à la maison. Quand personne ne peut voir, là on lui dit : chéri, vraiment je souffre. Mais crier comme elles font : d’où tu viens hein, d’où tu viens ? Ah, non ! il faut le laisser, c’est un homme. En notre temps là, on savait comment parler à nos maris. »

44Les jeunes femmes sont moins résignées que leurs aînées quand il s’agit de s’interposer à la venue d’une nouvelle épouse dans le ménage. Il faut dire que les enjeux sont réels : en plongeant les ménages dans la précarité, la crise tend à accentuer les tensions entre coépouses. Aussi, beaucoup se déclarent foncièrement prêtes à se rebeller contre une situation qu’elles perçoivent comme une dégradation de leur statut économique. Christine, par exemple, âgée de 28 ans, mariée à un jeune cultivateur, mère de deux enfants, est bien consciente des enjeux :

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« Si une autre femme arrive à la maison, toi qui étais la première, maintenant tu sais que tu es la dernière. S’il te donnait 10000 francs avant, aujourd’hui que vous êtes deux, il te donne 5 000. S’il amène un pagne à la maison, quand il fait nuit, toi tu dors et lui, il va le donner à cette sauvage-là et il lui dit de le cacher pour ne pas que toi tu voies ça. Donc moi, je peux faire mille ans, je ne peux pas accepter une rivale. »

46Cependant, beaucoup sont contraintes de vivre en union polygame. Elles s’accordent à dire qu’elles n’ont pas d’autre choix que d’accepter la rivale que leur impose le mari, invoquant la crainte de devoir laisser les enfants à une autre femme. Vivre en union monogame est une position difficile à maintenir pour une femme. Bien que la loi ivoirienne ne reconnaisse pas la polygamie, ce modèle reste prisé par les hommes qui sont les premiers à le défendre en faisant valoir le besoin de main-d’œuvre pour les travaux agricoles.

47On ne saurait pour autant interpréter les rivalités entre coépouses uniquement en termes économiques. Au-delà de cet aspect, les revendications des jeunes femmes en faveur de la monogamie reflètent un processus de changement social plus profond qui touche la dimension sexuelle des relations conjugales. La période entourant la naissance d’un enfant est souvent identifiée par les femmes comme la plus propice à inciter l’homme à chercher une seconde épouse. Cette période correspond en effet au moment où la femme est la moins à même d’effectuer les travaux des champs et la moins disponible sur le plan sexuel. L’une des façons pour une femme d’éviter que l’homme aille « voir ailleurs » consiste notamment à ne pas pratiquer une trop longue période d’abstinence après la naissance d’un enfant. Lors des entretiens les jeunes femmes ont été claires sur ce point. Célestine 36 ans, mariée, mère de trois enfants, nous dit par exemple :

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« Moi, si j’accouche, un mois après, je partage le lit de mon mari, parce que tu ne peux pas laisser ton mari comme ça, sinon il s’en va prendre une rivale ailleurs. »

Fécondité, le rôle prépondérant de l’homme

49Les données d’enquête collectées dans la région sur le thème des attitudes et comportements en matière de planification familiale ont montré que le nombre idéal d’enfants auxquels aspirent les hommes et les femmes se situe à un niveau relativement élevé : autour de sept enfants pour les femmes et neuf pour les hommes [Adjamagbo et alii, 1997]. Il existe cependant une demande de planification familiale qui s’exprime chez les femmes en faveur d’une contraception d’arrêt. En effet, en 1993, 25% d’entre elles souhaitaient arrêter de procréer. Les hommes, quant à eux, indiquent vouloir en moyenne 1,3 enfant de moins que ce qu’ils ont effectivement (l’indice synthétique de fécondité des hommes étant de 10,2 enfants en moyenne en 1993).

Un faible accès à la planification familiale

50En dépit de cette demande, l’utilisation de la contraception (toutes méthodes confondues) est peu répandue. En 1993, elle ne concerne que 8% des chefs de ménage mariés et 4% des femmes en âge de procréer [Adjamagbo et alii, 1997]. Parmi ces méthodes, la contraception moderne (préservatif, pilule, stérilet et injection) tient une faible part : 5% chez les hommes, 2% chez les femmes. L’abstinence périodique est en revanche relativement répandue chez les utilisatrices : la moitié des femmes âgées de 30 à 49 ans utilisant un moyen pour réguler leur fécondité y recourt. La faiblesse du recours à la contraception moderne observée dans la région de Sassandra doit être mise en rapport avec l’insuffisance des programmes de planification familiale, ou encore, le manque d’information, cité par 34% des hommes et des femmes pour justifier l’absence de recours [Vimard et alii, 2001]. Les populations peuvent néanmoins accéder à la contraception en s’adressant aux sages-femmes et aux infirmiers de la maternité et du centre de protection maternelle et infantile de l’hôpital de Sassandra.

51S’il est un domaine où les pratiques sont fortement tributaires de la répartition du pouvoir entre les conjoints au sein des unions, c’est bien celui du recours à la planification des naissances. Les entretiens qualitatifs menés en ville et dans les villages auprès des couples ont mis en lumière un manque général de concertation entre époux sur la question de la constitution de la descendance. En effet, dans la plupart des cas, les personnes interviewées ignorent le nombre idéal d’enfants que souhaite leur conjoint et reconnaissent ne jamais en parler. Beaucoup d’hommes interrogés sur ce thème ont réagi avec surprise à l’idée qu’on puisse même s’interroger sur le nombre d’enfants qu’une femme peut désirer. À leurs yeux, la constitution de la descendance est une affaire qui les concerne seuls. Cette attitude est en partie liée à leur rôle économique : assumant l’essentiel des dépenses liées à l’entretien des enfants, ils s’imposent comme seuls détenteurs du pouvoir de décision en matière de fécondité.

52Joseph, 39 ans, planteur de cacao, père de cinq enfants, à qui l’on demande quelle serait sa réaction s’il apprenait que sa femme a décidé de ne plus avoir d’enfants, s’exclame :

53

« Moi, d’abord, si ma femme me dit qu’elle est fatiguée de faire des enfants, je vais lui poser la question : pourquoi elle ne veut plus faire d’enfants ? Parce que c’est moi qui fais les dépenses à la maison ! Et je vais lui demander si peut-être elle est malade. Si c’est du côté santé, là je suis obligé peut-être de le faire. »

54Karim, un douanier âgé de 40 ans, père de trois enfants, est catégorique sur ce point :

55

« Ma femme, elle ne peut pas arrêter de faire des enfants sans mon consentement. Enfin, elle me connaît, c’est ma décision qui compte. Si elle doit prendre une décision, elle doit me consulter d’abord, c’est normal. Parce que, c’est moi le chef de famille, si tu dois faire telle ou telle chose, tu me consultes. »

56La prédominance des prérogatives masculines en matière de contrôle des naissances empêche les femmes de faire valoir leur opinion. Pour Niamba, jeune ménagère de 36 ans, mère de cinq enfants, mariée à un planteur de cacao, il est clair que c’est son mari qui décide :

57

« Moi personnellement, avec mes cinq enfants, j’en ai assez, je voudrais bien arrêter mais monsieur a dit de continuer, il a dit qu’on va arrêter après un certain nombre. »

58Également tributaires des valeurs dominantes, les hommes travaillant dans les centres de santé ont parfois du mal à faire passer un message qui peut heurter la norme. Ils éprouvent alors bien des difficultés à faire de la sensibilisation à la planification des naissances auprès de leurs semblables. Leur attitude fait souvent preuve de résignation face à des valeurs solidement ancrées dans les consciences. Un jeune infirmier nous dit par exemple :

59

« Tu ne peux pas dire à un monsieur qui veut beaucoup d’enfants de limiter ça. C’est sa richesse, alors quand tu lui dis de limiter, il dit : non, ce n’est pas toi qui les nourris. Ou bien il va te dire : si mes parents avaient limité, est-ce que je serais là aujourd’hui ? »

60De fait, une telle conception se manifeste par les réticences du personnel de santé à prescrire un contraceptif à une femme mariée sans l’autorisation de son mari. De nombreuses femmes se sont plaintes de s’être vu refuser des contraceptifs car leur mari n’était pas avec elles. Beaucoup n’osent d’ailleurs rien demander en l’absence de celui-ci. Juliette est une jeune mère au foyer âgée de 32 ans. Elle a six enfants dont un en bas âge. Pendant tout l’entretien, elle s’occupe du plus petit (le lave, le change, prépare des plantes pour ses lavements). Juliette vit dans une maison qui grouille d’animation. Elle semble fatiguée et avoue qu’elle voudrait bien ne plus avoir d’enfants :

61

« En tout cas, cette année, je ne voulais plus faire d’enfants mais c’est Dieu qui m’a donné. » [On lui demande alors si elle a dit à son mari qu’elle ne veut plus d’enfants.] « Hum hum [elle fait non de la tête et hésite]. Je vais peut-être lui dire que je suis fatiguée et qu’il n’a qu’à m’envoyer à l’hôpital. Parce que si j’y vais seule, sans mon mari, les gens ne vont pas vouloir me donner quelque chose. S’il vient avec moi, peut-être qu’ils vont accepter. L’autre jour, j’étais partie là-bas [elle pointe du regard l’hôpital de Sassandra] et puis ils m’ont dit de revenir avec mon mari. »

La difficile acceptation du recours à la contraception moderne par les hommes

62Dans un contexte où les hommes tiennent un rôle prépondérant dans les décisions en matière de constitution de la descendance, les chances d’une plus large diffusion des méthodes de contraception modernes reposent en grande partie sur leur attitude vis-à-vis de celles-ci. Nos observations ont montré que, pourvu que ce soit eux qui décident, les hommes ne sont pas dans l’ensemble foncièrement opposés à la planification familiale. La crise économique a même suscité chez les chefs de ménage une prise de conscience de la charge que représente l’entretien d’une descendance nombreuse. Néanmoins, nombreux sont ceux qui éprouvent une certaine méfiance à l’égard de pratiques qu’ils connaissent mal. Camille par exemple, un cultivateur de 51 ans, père de 11 enfants, nous dit à propos de la pilule :

63

« La pilule, ce n’est pas bon, parce que ça risque de la [sa femme] détruire. Non moi je lui conseille de suivre son cycle. Vous savez, il y a une période de fécondité que tout le monde connaît qu’il faut sauter. Mais prendre des médicaments là ce n’est pas bon, parce que vous prenez des pilules et puis ça ne convient pas à votre sang, ça fait grossir, où alors, ça fatigue. Faut rester naturel, ça c’est bon. »

64D’autres affichent un total manque d’assurance face à une démarche encore peu répandue et qui va à contre-courant de leur rôle socialement reconnu de père de famille : Benjamin, jeune planteur de 32 ans, marié, père de trois enfants, exprime ses réticences en ces termes :

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« Ce qui est certain, je ne peux pas me mettre debout devant un docteur pour dire que : bon monsieur le docteur voilà : quelle chose on peut faire pour que ma femme arrête de faire des enfants ? Ah, vraiment, je trouve que c’est… c’est anormal. En tout cas, moi je ne peux pas le dire. »

66Clément, 46 ans, père de sept enfants, se sent lui aussi mal à l’aise face à l’idée de demander un service en planification familiale :

67

« Même si ma femme me le demande, je ne peux pas aller devant un docteur pour dire : docteur, puisque ma femme ne veut plus d’enfant, donnez-nous un moyen d’arrêter. Moi, je ne peux pas le faire. Donc elle, son moyen qu’elle veut, elle n’a qu’à le trouver. »

68Le recours aux services de planification familiale comporte donc pour les hommes un « coût psychologique et social » certain. Faire la démarche de s’adresser au médecin pour demander un moyen de contraception pour sa femme est perçu comme un comportement déviant encore difficile à assumer. Le passage du désir exprimé de réduire sa descendance à l’exercice effectif d’une régulation des naissances par l’usage de la contraception moderne n’est donc pas assuré.

69*

70À Sassandra, comme dans d’autres zones rurales africaines, l’amélioration de la santé de la reproduction est fortement conditionnée par l’évolution des relations de genre. Le mode d’organisation sociale privilégie une faible cohésion entre les conjoints. Alors que les structures familiales ont évolué vers le modèle nucléaire, cela n’a pas entraîné pour autant un partage égalitaire du pouvoir entre l’homme et la femme, dans le domaine de la propriété et du contrôle de la terre notamment.

71La logique patriarcale observée sur le plan économique se reflète également dans la sphère domestique et privée. L’homme qui contrôle la production et la commercialisation des cultures de rente est le principal pourvoyeur de liquidités dans le ménage et joue un rôle essentiel dans la prise en charge des dépenses de santé, dans le choix des structures de soin, mais aussi dans le domaine de la régulation des naissances. De telles conditions rendent incertaine l’émergence d’un modèle conjugal où prédominent le respect mutuel et l’équité des sexes, condition jugée nécessaire par le Programme du Caire pour l’exercice « de choix libres et conscients » en matière de santé de la reproduction.

72On ne saurait négliger les rôles des facteurs macroéconomiques dans l’attitude des hommes en matière de santé. La baisse sensible du pouvoir d’achat des agriculteurs depuis la chute des prix du café et du cacao, suivie par la dévaluation du franc CFA, la disparition du programme gouvernemental de subvention de la santé garantissant la gratuité des soins, tous ces facteurs ont sérieusement entamé la capacité des hommes à offrir un niveau de santé convenable à leur famille. La prise en charge des coûts liés au suivi médical des grossesses puis à l’accouchement et aux soins accordés aux petits enfants, devient de plus en plus difficile à assumer. Le manque d’infrastructures et la qualité relative des soins offerts dans les centres de santé disponibles constituent des obstacles importants à l’amélioration de la santé de la reproduction qu’il convient de ne pas oublier non plus.

73La crise économique et foncière a fait naître chez les hommes une prise de conscience de la lourde charge que représente l’entretien d’une famille nombreuse. Mais le recours à la contraception moderne a un coût psychologique et social non négligeable. Tant que dans l’esprit des hommes, principaux détenteurs du droit de décider en la matière, la contraception restera associée à un geste hors norme et mettant en péril leur statut d’homme et de père, il y a peu de chance qu’elle parvienne à prendre un réel essor.

74En dehors de ces considérations, la question de la condition des femmes reste essentielle. À l’heure actuelle, leurs chances d’accéder à une gestion plus autonome de leur reproduction restent faibles. Néanmoins, les relations sociales se modifient. Les jeunes femmes, en particulier, ont des revendications qu’elles expriment avec force, sous le regard offusqué de leurs aînées. Les conflits conjugaux autour de l’arrivée d’une seconde épouse dans le ménage en sont l’une des expressions. Bien plus qu’un simple réflexe de sauvegarde des acquis économiques du mariage, la ferme opposition des jeunes femmes à la polygamie témoigne d’une aspiration à une plus grande complicité dans les relations conjugales. Leur désir de prendre davantage part au revenu du ménage afin de soulager leurs maris des charges qu’ils assument désormais péniblement, participe de cette même tendance.

75L’instauration d’une plus grande cohésion entre les époux dans le mariage passe également par un réaménagement des relations sexuelles et, plus précisément, par une séparation de la sexualité et de la reproduction. Le désir qu’ont les femmes d’être plus rapidement disponibles sexuellement après la naissance d’un enfant (en dépit de l’importance bien perçue d’espacer des naissances) souligne tous les enjeux de la diffusion de la contraception. La question n’étant pas tant d’aider les femmes à avoir moins d’enfants que de donner aux couples l’instrument d’une plus grande marge de négociation dans leur sexualité. En ce sens, la relation entre l’égalité des sexes et l’amélioration de la santé de la reproduction n’est pas univoque : certes, la première peut être perçue comme un préalable à la seconde, mais il convient de ne pas oublier qu’en Afrique aussi, de meilleures conditions d’accès aux services de santé reproductive constituent un important catalyseur pour l’instauration d’une plus grande équité entre les sexes.

Notes

  • [*]
    Démographe à l’IRD, Dakar Hann, Sénégal.
  • [**]
    Démographe à l’IRD, Ceped, Paris.
  • [1]
    En économie de subsistance, l’organisation des tâches productives est protondément marquée par une séparation des sexes. Globalement, les hommes s’occupent de la chasse (et de la guerre) alors que les femmes prennent en charge la production agricole destinée à l’autoconsommation et les tâches domestiques [Schwartz, 1993].
  • [2]
    Enquête IRD-Ensea.
  • [3]
    Enquête IRD-Ensea, 1993. À titre de comparaison, selon la même source, 61% des chefs de ménage n’ont pas été scolarisés, 17% ont atteint le niveau primaire et une même proportion le niveau secondaire.
  • [4]
    Terme familier désignant la blennorragie.
  • [5]
    Les témoignages recueillis auprès des infirmiers des postes de santé font état néanmoins de cas, selon eux fréquents, de femmes mariées enceintes de leur amant et souhaitant avorter.
Français

Résumé

En 1994, le programme d’action de la Conférence internationale sur la population et le développement du Caire mettait en avant « le droit de tous, hommes et femmes, à accéder à une meilleure sexualité et santé de la reproduction » et identifiait comme prérequis l’établissement de relations de « respect mutuel et d’équité entre les sexes ». En Afrique subsaharienne, cette condition est loin d’être acquise. En milieu rural notamment, cette équité revêt des enjeux économiques, sociaux et identitaires qui rendent sa réalisation difficile. Cet article met en lumière ces enjeux en s’appuyant sur une étude quantitative et qualitative menée en Côte-d’Ivoire dans la région de Sassandra, spécialisée dans les cultures de rente. La dynamique des statuts féminin et masculin observée révèle un déséquilibre flagrant du partage du pouvoir économique et social entre les sexes. La logique patriarcale constatée sur le plan économique se reflète dans la sphère domestique et privée. L’homme qui contrôle la production et la commercialisation des cultures est le principal pourvoyeur de liquidité dans le ménage et joue un rôle essentiel dans la prise en charge des dépenses, les choix en matière de santé, ainsi que dans le domaine de la régulation des naissances. De telles conditions rendent incertaine l’émergence d’un modèle conjugal où prédominent respect mutuel et équité des sexes, jugés nécessaires pour l’exercice de choix libres et conscients en matière de santé de la reproduction.

Mots-clés

  • relations hommes-femmes
  • mode de production
  • accès aux soins
  • sexualité
  • régulation des naissances

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Agnès Adjamagbo [*]
  • [*]
    Démographe à l’IRD, Dakar Hann, Sénégal.
Agnès Guillaume [**]
  • [**]
    Démographe à l’IRD, Ceped, Paris.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.019.0011
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