1Depuis plus de 40 ans, l’œuvre de Carmen Bernand se développe aux confins de l’histoire de l’Amérique latine et de l’anthropologie des religions, les deux domaines nourrissant réciproquement ses réflexions. On se souvient en particulier de l’ouvrage De l’idolâtrie (Paris, Seuil, 1989), rédigé avec Serge Gruzinski, qui interrogeait le concept même de « religion » à l’aune des écrits des missionnaires au Mexique et au Pérou des premiers siècles suivant la conquête. Les auteurs montraient bien comment l’ethnocentrisme européen pénétrait de part en part l’effort de définition par le clergé espagnol des pratiques spirituelles des Amérindiens, qualifiées d’idolâtrie en contraste avec la vraie « religion » catholique.
2La religion des Incas revient sur ce dossier, en le limitant au Pérou précolonial, et surtout en valorisant les chroniques en langue castillane et parfois en quechua. Ces dernières reposent sur des observations directes, à la manière de l’ethnographie contemporaine. En d’autres termes, alors que De l’idolâtrie avait pour ambition de faire « une archéologie des sciences religieuses » au moyen d’une critique de l’idéologie coloniale catholique, ce dernier ouvrage montre toute la richesse documentaire des premiers écrits sur les mœurs et les croyances des Péruviens des xvie et xviie siècles. Paradoxalement, en contrepoint du point de vue adopté dans l’ouvrage de 1989, l’autrice considère que c’est un atout épistémologique d’être chrétien pour ces chroniqueurs, car leur vision du monde n’exclut pas le surnaturel : à peine sortis du Moyen Âge, ils croient autant aux anges qu’aux démons. Même farouchement ennemis de l’« idolâtrie », ils lui accordent toute l’attention qu’elle mérite dans la perspective de l’évangélisation.
3En premier lieu, la civilisation inca n’est pas la première à se développer en Amérique du Sud ; elle est même assez tardive puisque leur empire n’est vraiment établi qu’au milieu du xve siècle ; il a fallu plusieurs siècles pour le construire. Les Incas sont donc les héritiers des religions qui les ont précédés, en particulier du culte des huacas, toujours bien vivant lors de la conquête espagnole. Les huacas sont des puissances telluriques ancestrales, matérialisées dans des lieux spécifiques : montagnes, mais aussi arbres, grottes, pierres, lacs, glaciers… Elles peuvent se métamorphoser en animal ou en humain. Les humains momifiés sont aussi des huacas. Il n’y a pas de solution de continuité ontologique entre les hommes et les choses, car les lignages sont sortis de la terre et restent donc liés à la terre. En d’autres termes, le temps et l’espace des Incas sont animés, même s’ils n’ont pas conservé les huacas de tous les peuples qu’ils ont conquis.
4Héritière des civilisations andines, la religion des Incas a néanmoins des spécificités. Carmen Bernand montre très bien qu’il s’agit d’une religion politique, au sens où le culte solaire est intrinsèquement le culte d’une dynastie. Les premiers Incas sont bien des autochtones, au sens où le mythe raconte qu’ils sont sortis de la terre, mais l’un d’entre eux, Manco Capac élève un temple au Soleil ; ce souverain conserve auprès de lui un oiseau appelé Inti (Soleil), son double et son frère. À sa suite, tous les souverains Inca se considèrent fils du Soleil. Si ce culte solaire émerge avec force comme élément central d’une royauté sacrée, il n’empêche pas non plus le maintien du culte de Viracocha, un héros civilisateur qui est aussi une sorte de huaca de la ville de Tiwanaku, culte en vigueur bien avant l’apogée de l’Empire inca (voir, de la même autrice, avec C. Escrive, Virachocha, le père du Soleil inca, Larousse, 2008). On peut ainsi considérer la religion inca comme un assemblage hiérocratique composé d’éléments andins anciens et nouveaux.
5Cuzco est ainsi à la fois la capitale politique et la ville sacrée de l’Empire. Les Incas y ont construit « un espace sacré à l’échelle impériale », écrit Bernand. La ville est une sorte d’« ombilic du monde », composée de 4 000 maisons, peuplée d’une population cosmopolite venant de toutes les parties de l’Empire. Ces étrangers pratiquent leur religion, qui reste néanmoins sous la tutelle des momies royales du temple du Soleil. Dans le jardin du temple, on pouvait voir des statues d’or de plantes et d’animaux. À l’intérieur se trouvaient des sculptures de Virachocha et du Soleil, en métal précieux. Il y avait aussi trois représentations du Soleil au temple de Cuzco, cette fois en tissus épais, dont la signification est incertaine. Le culte du Soleil et des momies inclut des sacrifices animaux et humains, des festins ; la bière, préparée par les prêtresses du Soleil, coule à flots et provoque l’ivresse collective. La ville, son architecture et ses rituels sont un modèle pour les autres cités de l’Empire. On construit dans les villes annexées un temple du Soleil, une grande place, des forteresses et des greniers, reliées par un réseau routier très remarquable qui va de la côte pacifique à l’Amazonie, et de la Colombie actuelle au Chili. Les quatre Quartiers du Monde – comme on nomme l’Empire – sont ainsi soumis à l’influence de la capitale des Incas.
6La religion inca est politique, mais il y a aussi une religion du peuple, peut-être moins « solaire », mais qui survivra à la conquête espagnole. Ce sont des pratiques et des représentations, pénétrant la vie quotidienne des villageois, afin de parer aux maladies et malheurs de toutes sortes. Carmen Bernand, historienne mais aussi ethnographe, a pu constater leur permanence au xxe siècle dans les Andes équatoriennes, ancien territoire de l’Empire inca (voir Pindilig, un village des Andes équatoriennes, Éditions du CNRS, 1992). Les êtres vivants ont une âme (parfois multiple) qui peut être altérée, « mangée » par un prédateur spirituel : un sorcier, un mort, un éclat de lumière ou une huaca. Pour le peuple andin, aujourd’hui comme à l’époque de l’Empire, il faut se protéger de ces dangers en évitant de laisser les mauvaises influences entrer par les orifices du corps. Il faut aussi se purifier des souillures qui provoquent les maladies. Les chamans pratiquent ainsi de nombreux rituels dans ce sens.
7L’ouvrage s’achève sur un chapitre portant sur l’usage des couleurs sacrées par les Incas, fort méconnu. On sait que ces derniers ne connaissaient pas l’écriture à proprement parler ; les quipus, cordelettes nouées, ressemblent plus à un système de comptabilité qu’à une transcription de la parole. En revanche ils dessinaient, tissaient, peignaient, gravaient. Les supports sont variés : étoffes, vases, pierres, murs des maisons. Ces actes esthétiques visent à animer les choses, tout comme le fit Viracocha lorsqu’il façonna les premiers êtres humains, et les peignit pour différencier les « nations » auxquels ils appartenaient. L’art est donc une création renouvelée au sens strict : l’inanimé prend vie par la sculpture, la peinture, la gravure ainsi que par la musique instrumentale, les chants et les danses.
8L’ouvrage réussit le tour de force d’être à la fois savant – l’autrice étant l’une des meilleures spécialistes du sujet –, accessible et innovant : ainsi en est-il de la mise en regard étonnante de certaines étoffes Inca et de peintures de Kandinsky. Carmen Bernand y repère un usage mystique comparable des couleurs et de la géométrie, à plusieurs siècles de distance, ce qui témoigne de l’universalité de cette culture andine.