1L’historiographie de la race a connu ces dernières décennies un important développement, en particulier dans les mondes anglophones et latino-américains. La France, pour des raisons qui mériteraient d’être explorées, y est restée plus fermée, même si les choses semblent changer. Mais l’afflux de travaux sur ce thème ne s’est pas toujours accompagné de la clarté méthodologique nécessaire. Nombre d’ouvrages utilisent la notion de race sans la problématiser. Il suffit, par exemple, qu’on ait affaire à des « gens de couleur » pour qu’elle semble légitime : qu’importe si, dans les faits, le référent mobilisé par les acteurs n’était jamais la race. Il semble qu’entre race et couleur la connexion se fasse si naturellement qu’on ne s’interroge plus, ni sur son caractère historiquement contingent et les conditions complexes de cette liaison, ni sur les effets spécifiques (épistémologiques et politiques) qui en découlent. On le verra : on peut repérer, dans l’histoire, des concepts hétérogènes de race, qui ne renvoient ni aux mêmes grammaires, ni aux mêmes enjeux. À chaque fois, la race est liée à des modes de raisonnement déterminés, à une manière de voir et de penser les sujets qui n’a rien de neutre. Il faut donc se demander ce qu’ajoute la race à la couleur : quels modes de raisonnement ont permis cette connexion et selon quelles règles spécifiques (car il y a plusieurs manières d’articuler race et couleur [2]) ; et surtout, dans quels contextes stratégiques précis s’opèrent ces connexions, avec quels effets ? De même, l’étude de groupes dits « racisés », parce qu’ils font l’objet d’exclusion et de domination fondées sur des stéréotypes naturalisés, justifie la mobilisation de la notion. Là encore, il faut éviter de présupposer deux choses : d’une part, du point de vue historique, on ne peut réduire la race à un instrument ou à une catégorie de domination et d’exclusion. Ce serait mal comprendre les conditions de son développement et de son succès que d’en rester là : elle fut aussi (et reste parfois) le support d’identification positive, d’inclusion et de lutte contre des dominations. D’autre part, on ne peut rabattre toute situation de domination, de hiérarchisation ou d’exclusion fondée sur une naturalisation sous la catégorie de race, au risque de méconnaître les spécificités des pratiques politiques visant la race comme sujet/objet bien particulier. Il n’est pas neutre qu’à un moment donné, sous des formes définies, la notion de race entre dans des pratiques politiques. La confondre avec tout dispositif d’exclusion ou de domination fondé sur des catégories naturalisées, c’est prendre le risque de banaliser le sens des politiques raciales proprement dites.
2D’autres travaux s’interrogent sur la pertinence de mobiliser la catégorie pour décrire une matière historique antérieure au XVIIIe siècle. Ils prennent parfois pour titres : Was there race before X ? ou The invention of race in X, X pouvant référer au XVIIIe siècle, à l’époque moderne, au Moyen Âge voire à l’Antiquité. Ils se confondent souvent avec d’autres qui posent cette question à propos du racisme, les deux questions étant présentées comme nécessairement liées [3]. Or la manière dont le problème est posé fait qu’il n’a souvent guère de sens. On laisse entendre que la race renvoie à une idée univoque et homogène, dont on peut identifier l’origine ou l’invention, et que l’on peut retrouver, sous des formes plus ou moins identiques, à travers l’histoire. Tout dépend alors de l’idée que l’auteur se fait de la race. En fonction de la définition a priori qu’il adopte, sa réponse sera positive ou négative. Longtemps, la réponse fut négative car l’idée à laquelle on se référait se réduisait à la notion « biologique » de race (souvent décrite de manière caricaturale) telle qu’elle fut définie à la fin du XVIIIe siècle : ce qu’on appelait « l’idée moderne de race ». Les races désigneraient des entités classificatoires radicalement distinctes présentant des différences biologiques fixes et jugées naturellement supérieures et inférieures. Dès lors, ou bien on montrait, comme certains l’ont tenté, que cette idée était préparée voire déjà présente dans un ensemble de discours avant le XVIIIe siècle [4] ; ou bien il paraissait évident qu’il n’y avait ni race, ni racisme (scientifique, ajoutait-on parfois) avant la fin du XVIIIe siècle. Mais l’on se demande au nom de quoi ce concept naturaliste devrait bénéficier d’un tel privilège : peut-on dire que « l’idée moderne de race » s’est jamais limitée à cette conception biologique (par ailleurs, répétons-le, très caricaturale) [5] ? La tendance actuelle consiste à remonter, bien en amont du XVIIIe siècle, à un ensemble d’autres sources de l’idée de race : limpieza de sangre au XVe siècle, stéréotypes nationaux au Moyen Âge, distinctions de couleurs dans les empires coloniaux, etc. Cette tendance, légitime jusqu’à un certain point, se fait néanmoins au prix de l’arasement de différences conceptuelles non négligeables, et de la négligence de ruptures radicales au point de vue des rationalités politiques et des problèmes pratiques dans lesquels la race s’insère. S’il ne fait aucun doute que la catégorie de race existe avant le XVIIIe siècle, cela ne nous dit pas de quel concept de race il s’agit, dans quelles grammaires précises il fonctionne, dans quelles rationalités politiques et quels enjeux pratiques déterminés il s’inscrit. Cette historiographie repose en outre souvent sur une définition a priori de l’idée de race qui, d’un côté, autorise une extension très large, effaçant les spécificités de la catégorie de race par rapport d’autres catégories, mais occulte surtout, d’un autre côté, bien d’autres lieux d’élaboration et d’usages effectifs de la notion de race. Ce recours à un modèle a priori et unitaire se fait à un double prix : épistémologique, au sens où il masque certaines des conditions de formation des différents concepts de race ; et politique car il occulte systématiquement tout un ensemble de rapports de pouvoir et de domination liés à certaines conceptualisations de la race. D’où une double nécessité que nous défendrons : (1) développer une histoire épistémologique des différents concepts de race ; (2) penser les rapports entre cette histoire épistémologique et une histoire politique dont on esquissera brièvement les contours.
1.Histoire épistémologique de la race et histoire du racisme
3Il faut d’abord distinguer l’histoire épistémologique de la race d’une histoire du racisme : elle n’a ni la prétention de se substituer à cette dernière, ni ne porte exactement sur les mêmes objets, ce qui n’empêche pas qu’elle puisse contribuer de manière critique à cette histoire. Pour diverses raisons, subordonner une histoire de la race à une histoire du racisme empêche de rendre compte de la complexité des conditions d’émergence de la race comme objet/sujet de savoirs divers et de pratiques politiques différenciées : il semble donc important de ménager, dans l’historiographie, une place à une histoire qui s’intéresse spécifiquement à ces enjeux. La notion de racisme est complexe à manier, notamment pour des investigations historiques. Comme le note Taguieff (dont l’œuvre illustre à elle-seule ces ambiguïtés), la notion fut, dès ses premiers usages, dotée d’une double fonction : descriptive et polémique [6]. La notion de racisme a été forgée dans les années 1920-1930 pour décrire, et dénoncer du même coup, de manière spécifique, la doctrine de certains nationalistes allemands. Or – c’est le point qui importe ici – cette fonction dénonciatrice se double souvent d’un effet d’exonération : elle permet de rejeter sur l’autre l’accusation de racisme et de s’exonérer soi-même. Cet effet d’exonération entre en contradiction avec sa fonction descriptive en instituant d’emblée une terra incognita (car terra sacra) à l’analyse historique et à l’examen critique. C’est vrai dès les années 1920, où l’accusation de racisme projetée sur l’Allemagne, liée à une généalogie qui oppose le différencialisme germain, marqué par le protestantisme et le romantisme, et l’universalisme catholique ou républicain, marqué par un humanisme foncier, nécessairement indemne de racisme, va de pair avec une exonération du racisme colonial ou de l’importante contribution de la République française, par exemple, à la formation de la « doctrine des races ». Cette ambiguïté se retrouve dans la première historiographie du racisme proposée par Simar [7] et se prolonge bien au-delà. Ce phénomène indique une antinomie constitutive de l’historiographie du racisme dont il est difficile de s’affranchir. Bien des histoires du racisme fonctionnent sur des jeux d’oppositions binaires : universalisme/différencialisme, humanisme/déshumanisation, monogénisme/polygénisme, républicanisme-libéralisme/pensée réactionnaire et hiérarchique, perfectibilité/fixité, Lumières/anti-Lumières, et présupposent que la partie gauche du couple est indemne de toute contribution aux mécanismes de domination raciale, sauf à titre de trahison ou de contradiction. On peut pourtant montrer qu’historiquement, les choses sont plus intriquées. Il faut donc, a minima, adopter une prudence critique vis-à-vis de cette historiographie et se demander quels effets d’exonération produit la définition du racisme qu’elle adopte plus ou moins explicitement.
4Comme nous l’avons montré ailleurs [8], l’une des caractéristiques les mieux partagées des histoires du racisme consiste à partir d’une définition surdéterminée par ce que nous appelons le problème de l’altérité. Faire l’histoire du racisme, c’est faire l’histoire de discours et de pratiques qui absolutisent la différence, traitent les « Autres » comme radicalement autres et pensent ces différences comme originelles, fixes, indélébiles et non modifiables. Ce qui caractériserait le racisme, ce sont les opérations suivantes : absolutisation et naturalisation des différences ; mise en cause de l’unité de l’espèce et déshumanisation. Ce sont ces principes qui fonderaient les dispositifs de domination et d’exclusion visant les races humaines. On verra que cette surdétermination par l’altérité retentit aussi sur la manière de faire l’histoire de « l’idée de race ». Répétons qu’il ne s’agit pas pour nous de contester en absolu la pertinence de cette analyse, qui décrit assurément tout un ensemble de mécanismes essentiels aux dominations raciales. Ce que nous pointons en revanche, c’est son côté partiel, la sélection muette qu’elle opère et les partages auxquels elle aboutit ; ce sont les exonérations qui en procèdent et ce qu’elle contribue à masquer, de fait, de la complexité des mécanismes effectifs de domination raciale. Car, s’il y a bien un racisme de l’altérité, il y a aussi ce que nous appelons un racisme de l’altération, c’est-à-dire un ensemble de discours et de stratégies qui, d’une part, ne posent pas la différence raciale comme un absolu, mais comme un écart, une déviation, une dégradation, voire une quasi-pathologie de l’identité humaine ; ou comme une fixation, un retard, un archaïsme dans le développement d’une humanité à réaliser. D’autre part, ils fondent les pratiques de domination, y compris les plus radicales, sur la possibilité (et la nécessité) de corriger ces déviations, de régénérer ces dégradations, de perfectionner ces archaïsmes, d’humaniser et d’émanciper ces attardés. Insistons-y : s’il ne fait aucun doute qu’un ensemble de pratiques de dominations raciales se sont fondées sur le principe d’une altérité radicale et de différences non modifiables, bien d’autres se sont fondées sur le principe d’une identité humaine commune mais altérée et sur la possibilité (le devoir) de modifier ces altérations. Entre ces deux branches, il n’y a d’ailleurs pas opposition stricte : l’affirmation d’une altérité radicale a procédé souvent des obstacles prétendument relevés dans le travail d’humanisation et d’inclusion [9]. L’un des intérêts d’une histoire épistémologique et politique de la race est d’éviter l’antinomie constitutive d’une histoire du racisme et les partages binaires sur lesquels elle fonctionne : il s’agit de décrire les manières plurielles dont la race devient objet/sujet de savoirs spécifiques et de modalités de gouvernement déterminées ; il s’agit de voir comment ces pratiques peuvent induire des rapports de domination qui sont parfois plus complexes et plus diffus que les seuls rapports d’exclusion, de ségrégation et d’exploitation, ce qui ne les rend pas moins justiciables de critiques et d’autant plus pernicieux qu’ils sont moins immédiatement dénonçables.
2. Histoire épistémologique des concepts de race et histoire de l’idée de race
5D’autre part, l’histoire épistémologique de la race n’est pas une histoire de l’idée de race. L’histoire épistémologique s’inscrit dans une filiation méthodologique qui la rattache soit à l’histoire canguilhemienne des concepts et à l’archéologie foucaldienne des discours, soit à une analyse historique des jeux de langage d’inspiration wittgensteinienne. Mais dans les deux cas, elle se distingue radicalement, dans ses fondements et ses méthodes, d’une approche en termes d’histoire des idées. Il faut insister sur ces différences parce qu’elles permettent de mieux saisir ce qu’on entend par histoire épistémologique des concepts de race.
A. Référent idéel contre positivité des énoncés
6Faire l’histoire de l’idée de race, c’est présupposer l’existence d’un référent sous-jacent, unitaire et homogène (« l’idée ») : une réalité mentale ou un ensemble d’opérations générales (essentialisation, naturalisation, catégorisation, hiérarchisation, absolutisation, etc.) qu’on repère sous les énoncés les plus divers, indépendamment des différences radicales, tant des jeux de langage et des règles qui organisent ces énoncés, que des enjeux stratégiques ou des rationalités politiques dans lesquels ils s’inscrivent. Certains, dès lors, érigent la race en catégorie naturelle présente dans toute société humaine du fait de l’universalité de ces opérations [10]. D’autres l’identifient à certaines traces (les Égyptiens ne distinguaient-ils pas déjà, dans leurs bas-reliefs, des hommes de couleurs différentes [11] ?) ou à certaines opérations générales (« classer » les hommes selon des caractères naturels ; affirmer l’existence de plusieurs souches d’hommes ; dresser des stéréotypes, etc.) qui témoignent de l’existence continue de l’idée, en dépit de l’absence d’un usage plus ou moins systématisé de la notion, et surtout de la radicale hétérogénéité des systèmes d’énonciation et des enjeux pratiques. L’idée de race constitue un principe herméneutique qui permet de rapporter une matière historique hétérogène à un même référent homogène et continu, défini a priori : elle efface les spécificités. Mais elle permet aussi, du même coup, d’opérer des tris entre énoncés. Alors même que la catégorie de race est effectivement mobilisée, de manière systématique et répétée, selon des règles discursives parfaitement repérables, on dira qu’elle ne correspond pas à l’idée de race (parce que les différences décrites ne sont pas fixes et indélébiles ou que l’on clame l’unité de l’humanité) ou à l’idée moderne de race (parce que celle-ci désignerait des « ethnies » et non des familles ; ce serait une catégorie taxinomique et non généalogique [12]).
7Faire l’histoire de l’idée de race, c’est donc d’abord ne pas s’intéresser aux usages effectifs, pluriels et dispersés, du terme « race » et considérer que ces usages sont, en soi, indifférents. Peu importe le fait que la race fasse explicitement objet de discours et de savoirs particuliers, parfois bien structurés ; peu importe que ces usages soient toujours situés dans des grammaires et des enjeux précis. Ce qui compte, comme le dit Guillaumin, ce n’est pas le « sens conscient, qui est celui du mot race » : c’est le « sens latent », « l’univers inconscient », la « forme symbolique » auxquels peuvent, dès lors, renvoyer une grande variété de « catégories altérisées ». Ce sens latent est celui de l’idée de race entendue, dans le cas de Guillaumin comme bien souvent, comme la « radicalisation de toute différence, son inscription dans l’inchangeable [13] ». Sous l’histoire de l’idée de race se retrouve le grand récit homogène de l’altérité et de l’exclusion. Le risque est évident : quand bien même on croit faire une histoire critique, on est pris au piège d’un ensemble d’idées préconçues qu’on a sur la race, qui impliquent souvent des effets d’exonération ; et l’on s’interdit, ce faisant, d’interroger radicalement l’évidence de la catégorie, la contingence et la complexité du processus de sa formation. On prend le risque de simplifier non simplement les conditions historiques de formation de la catégorie de race, mais surtout les mécanismes historiques des dominations raciales, en empêchant de ressaisir de manière critique certaines de leurs racines profondes et, ce faisant, en les laissant prospérer jusque dans l’actualité. On reviendra sur ce point. Mais prenons dès maintenant deux exemples.
8En partant d’une définition qui pose d’emblée que l’idée de race, c’est l’affirmation de différences originelles et indélébiles et la contestation radicale de l’unité de l’humanité ; en écartant d’emblée de cette histoire tout usage effectif de la notion qui ne corresponde pas à cette idée, aussi systématisé soit-il, on se condamne à être (au moins) doublement aveugle. On perd de vue le rôle fondamental (et non accidentel) joué par un discours monogéniste religieux dans la diffusion d’une grammaire particulière de la race envisagée comme une lignée, issue d’un ancêtre tutélaire, qui est collectivement marquée par le péché ou l’élection de cet ancêtre et hérite de son statut spirituel (ainsi que de marques physiques qui en témoignent). Discours religieux qui s’applique d’abord pour penser la manière dont l’humanité est issue de la « race d’Adam » et hérite, ce faisant, collectivement du péché originel ; mais aussi pour d’autres lignées secondaires (race de Caïn, race de Cham, etc.) qui héritent collectivement du statut spirituel de leurs ancêtres. Ces taches héréditaires ne sont pas nécessairement indélébiles et réserver l’idée de race à ceux qui les déclareraient telles (par exemple, contesteraient la puissance du baptême pour effacer lesdites taches [14]), c’est adopter un point de vue partiel et choisir une position possible au sein d’une grammaire plus générale qui imprègne une multiplicité de discours théologiques et a incontestablement joué un rôle fondamental, à l’époque moderne, pour diffuser un style d’analyse des groupes humains comme des races, issues d’ancêtres différents, porteuses de marques héréditaires particulières, héritant de statuts spirituels et temporels hiérarchisés, tout en partageant une humanité et une origine communes. Ce style d’analyse, notons-le, fonde aussi des rapports de pouvoir spécifiques (légitimité du pouvoir spirituel de l’Église et nécessité souvent d’y adjoindre le glaive du pouvoir temporel, légitimité d’une soustraction violente à son pays d’origine et d’une réduction en esclavage au nom d’un horizon théorique de conversion).
9On se condamne de même à perdre de vue le rôle fondamental (et non accidentel) joué, dans ce genre discursif particulier qu’est l’histoire naturelle, par les monogénistes, dans l’émergence du concept naturaliste de race. Contrairement à une vulgate bien établie, le concept de race en histoire naturelle a initialement servi à penser non des différences absolues, originelles et irréductibles, mettant radicalement en cause l’unité de l’humanité (on pouvait se satisfaire pour cela du concept d’espèce et dire qu’il y avait plusieurs espèces d’hommes), mais il a servi pour décrire des variétés accidentelles, produites dans la nature et dans l’histoire, qui s’inscrivent ensuite dans la génération naturelle et se reproduisent de manière relativement constante, et penser ainsi ces lignées constantes sans remettre en cause l’unité et la stabilité de l’espèce [15]. De même, postuler d’emblée que l’idée de race correspond à une volonté de classer les hommes sur des critères naturels, faire de l’idée de race une catégorie immédiatement taxinomique, c’est s’interdire de saisir les difficultés qu’il y a eu à introduire la notion de race dans les classifications naturalistes où elle n’avait aucune place avant le XVIIIe siècle. Loin d’être homogène à une « pensée classificatoire », la notion de race lui est initialement étrangère : elle renvoie, quel que soit le concept auquel on se réfère avant le XVIIIe siècle, à un style de raisonnement généalogique. Son entrée en histoire naturelle est liée à l’entrée de ce raisonnement généalogique, visant à fonder les catégories classificatoires sur la transmission des caractères à travers les générations et sur des relations de parenté. Manquer ce point en postulant d’emblée son caractère taxinomique, c’est mal saisir ce que sera son importance épistémologique en biologie aux XVIIIe-XIXe siècles, et les débats qu’elle a suscités à son entrée. Et c’est, du coup, se faire prendre au piège d’une histoire qui a cru, un peu vite, que la race avait été éliminée des discours scientifiques en même temps que la critique du raisonnement « typologique » de l’anthropologie physique par la génétique des populations. On se condamne alors à ne pas comprendre grand-chose aux conditions du fameux « retour de la race » dans les sciences biomédicales actuelles, en lien avec la question des ascendances biogéographiques [16].
10L’histoire épistémologique des concepts de race part de principes inverses : elle s’intéresse d’abord à la positivité des énoncés sur la race et vise à décrire les usages pluriels, dispersés, de la notion. Elle accepte de partir de la multiplicité de ces usages et ne cherche ni à les ramener à un référent unitaire (l’idée de race ou l’idée moderne de race) qui en épuiserait le sens, ni à trier entre les énoncés au nom d’une idée a priori. Elle se refuse de commencer par se donner une définition a priori de l’idée de race, déjà constituée, qu’elle retrouverait (ou non) à travers les systèmes d’énonciation et les enjeux pratiques les plus divers. Elle part du principe que le fait que la race soit énoncée à tel moment, que ce soit cette catégorie – et non une autre – qui soit mobilisée dans un système discursif particulier, au sein d’une grammaire bien définie – et non en général – et en lien avec des enjeux pratiques déterminés – qui ne se limitent pas au grand discours homogène de l’exclusion et de l’altérité et qui, d’ailleurs, ne concernent pas seulement les hommes [17] – n’a rien d’indifférent. Donc : principe de positivité discursive.
11 D’où un corollaire : il s’agit de s’intéresser à la manière dont un concept de race est toujours mobilisé en rapport (d’opposition, de distinction, d’implication, d’interception) avec d’autres concepts [18] et de se demander le « plus de sens » qu’il apporte quand il est mobilisé, la différence qu’il introduit dans un champ discursif donné. Par exemple, en histoire naturelle, il faut s’interroger sur la manière dont le concept de race acquiert une positivité propre en distinction avec l’alternative habituelle espèce/variété. Qu’apporte la race comme contenu différentiel qui n’était pas contenu dans les notions d’espèce et de variété ? Sous quelles conditions, dans quel contexte stratégique est-elle mobilisée ? Avec quels effets épistémologiques ? Qui avait de « bonnes raisons » pour investir ce concept et qui, au contraire, s’y est opposé ? Sur quels principes ? On peut montrer ainsi que ce sont les monogénistes qui, de Buffon à Kant, Blumenbach ou Prichard, ont investi le concept de race en histoire naturelle parce qu’il permettait de déjouer l’alternative espèce/variété, en décrivant des variétés héréditaires, relativement constantes, sans mettre en cause l’unité et la stabilité de l’espèce, et que la même stratégie se retrouve indépendamment du cas de l’espèce humaine – par exemple chez Duchesne pour les fraisiers. On peut montrer inversement que ceux qui se sont le plus opposés à l’introduction du concept sont certains « polygénistes » qui y voyaient une notion suspecte, introduisant des problèmes (généalogiques) étrangers à l’histoire naturelle (de Forster à Bory de Saint-Vincent) [19].
12S’intéresser au « plus de sens » qu’introduit la race dans des champs discursifs et des jeux de pratiques toujours singuliers, c’est aussi, par exemple, éviter de ranger d’emblée sous la catégorie globale de race l’ensemble, complexe et hétéroclite, du lexique servant à exprimer les différences de qualités et de rangs dans l’univers colonial (par exemple, ibéro-américain) et s’interroger sur la place, initialement localisée et restreinte, de la notion de race (raza, raça, race) dans un lexique où coexistent les notions de couleur, qualité, nation, casta, etc. [20] Il faut à la fois s’interroger sur les spécificités que recouvre la race par rapport à ces notions – qui font que, pendant longtemps, dans l’espace ibéro-américain, elle s’applique de manière privilégiée aux descendants de juifs, de morisques et d’hérétiques ; sur les conditions et les contextes stratégiques de son extension au cours du XVIIIe siècle, et finalement du recouvrement d’un ensemble d’autres catégories ; et surtout, sur les effets politiques et épistémologiques de ce recouvrement. Il faut donc s’intéresser à la positivité des pratiques discursives et à la spécificité des usages de la race dans des champs discursifs, des enjeux stratégiques et des contextes sociopolitiques localisés – l’une des questions fondamentales étant de se demander ce qu’apporte le concept de race dans une pratique déterminée, ce qu’il découpe comme objet de savoir et sujet de pouvoir particuliers.
B. Unité de l’idée et pluralité des concepts
13Nous touchons à un second point de différence avec l’histoire de l’idée de race. Cette dernière est souvent unitaire, continue, voire téléologiquement orientée vers une fin (« l’idée moderne de race », le « racisme scientifique » des XIXe-XXe siècles) censée la résumer. Elle suppose l’unicité d’une idée, qu’on va retrouver ça et là, et qui forme le modèle auquel rapporter discours et pratiques. Elle postule l’homogénéité des opérations qui seraient constitutives de cette idée, de leur signification et de leur valeur quels que soient le système d’énonciation et les enjeux dans lesquels elles s’inscrivent. Affirmer l’existence de plusieurs souches originelles d’hommes (ce qu’on appelle le polygénisme) aura la même signification chez La Peyrère, qui l’inscrit dans une exégèse des textes bibliques et une stratégie plaidant pour la conversion des juifs, chez Giordano Bruno, où elle s’insère dans une réflexion sur la pluralité des mondes, ou chez Bory de Saint-Vincent, naturaliste matérialiste et révolutionnaire. En dépit du fait qu’ils ne procèdent ni des mêmes pratiques discursives (les uns excluent les arguments bibliques, les autres les mobilisent), ni des mêmes genres discursifs (entre l’histoire naturelle de l’Homme et les textes de La Peyrère, il y a un gouffre), ni ne s’inscrivent dans les mêmes enjeux stratégiques.
14Ce principe de continuité diachronique se double parfois d’un postulat d’homogénéité synchronique qui donne l’impression qu’il existe une idée de race ou – plus souvent – une idée moderne de race, dont il est possible de retracer l’origine, retrouver la matrice unique, voire des inventeurs, des précurseurs : ceux qui, du fond des âges, ont préparé les drames qui se joueront au XXe siècle. La quête de ces origines et de ces matrices, de ces moments fondateurs, a abouti à suffisamment de lignes divergentes pour établir sa vanité. Il n’y a pas plus une unique matrice de la race qu’il n’y a une seule idée de race, pas même une seule idée moderne de race. Il faut d’autant plus souligner ce dernier point que notre travail a pu être lu ainsi. Ce n’est pas parce qu’on s’intéresse en propre aux conditions d’émergence du concept naturaliste de race – c’est-à-dire à la manière dont la notion de race va définir, à partir du XVIIIe siècle et pas avant, dans un système discursif précis (l’histoire naturelle), des variétés héréditaires à l’intérieur de l’espèce, si bien que s’opère un lien étroit entre la problématique de la race et celle de l’espèce ; si bien aussi que s’établit un système de hiérarchisation qui inscrit ces races sur le plan de l’espèce naturelle ; ce n’est pas parce qu’on s’intéresse à la manière dont ce savoir naturaliste sur les races humaines va être mobilisé dans les analyses sociopolitiques (au début du XIXe siècle et pas avant), que l’on affirme que ce concept naturaliste fait le tout de « l’idée moderne de race ». Au contraire, de même que nous avons souligné qu’il existe, avant le XVIIIe siècle, une pluralité de concepts de race qui ne renvoient ni aux mêmes grammaires, ni aux mêmes enjeux pratiques, mais peuvent s’articuler de diverses façons, de même il n’y a aucune homogénéité de l’idée de race à partir du XVIIIe siècle comme si, miraculeusement, le concept naturaliste venait recouvrir tous les autres. Pour ne prendre qu’un exemple, le concept nobiliaire de race, où les races désignent d’abord des lignées, dotées d’ancêtres illustres et d’un rapport héréditaire à la vertu, subit au long du XVIIIe siècle une série de transformations et de redéfinitions qui vont permettre sa recapture et son retournement stratégique, au début du XIXe siècle, par un discours libéral et républicain mêlant analyses historique et politico-économique. Ce discours, qui a sa propre généalogie, et qui définit un concept de race très particulier, ne va s’articuler au concept naturaliste que dans les années 1830, mais sans jamais s’y réduire. De même, le concept religieux que nous avons évoqué plus haut ne disparaît aucunement et va être, au contraire, massivement réactivé lors des débats sur l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Il peut parfois s’articuler au concept naturaliste mais est loin de s’y réduire. Rien n’est donc plus éloigné de notre projet que de ramener l’histoire de la race à l’analyse des conditions d’émergence du concept naturaliste. Ce qui n’empêche en revanche que l’émergence de ce concept puis l’introduction, dans les analyses sociopolitiques, d’une science de l’homme entendue comme « science des races » et son institutionnalisation, marquent des ruptures considérables qu’il faut prendre au sérieux. Elles retentissent sur les autres concepts, d’autant plus que la race fait alors l’objet de savoirs institutionnalisés qui la prennent comme objet propre et clament une expertise à son sujet.
15 L’histoire épistémologique des concepts de race est donc pluraliste. Ce qui existe, ce sont des concepts de race hétérogènes. Ces concepts sont inséparables de grammaires déterminées, qui impliquent des règles de construction d’objets/sujets spécifiques, et ils ne peuvent être isolés d’enjeux stratégiques qui varient selon les époques et les échelles auxquelles on se situe. Une histoire épistémologique de la race consiste à décrire ces différents concepts et à définir les systèmes de discours, plus ou moins délimitables, plus ou moins homogènes, réglés et institutionnalisés, dans lesquels ils fonctionnent. Elle doit aussi penser la manière dont ces concepts peuvent se trouver mobilisés et travaillés dans une variété d’enjeux pratiques qu’il faut se garder de réduire hâtivement au grand récit commode de l’altérité. Cette histoire épistémologique des concepts de race implique au moins deux dimensions.
16(1) Une histoire interne à tel champ discursif, qui décrit la façon dont tel concept de race y est défini en rapport et en tension avec d’autres concepts ; comment il y fonctionne ; comment il implique une certaine manière de découper son objet ; ce qu’il peut recouvrir et ne peut pas recouvrir, c’est-à-dire les obstacles qui font que, dans tel jeu de discours, la notion de race peut s’étendre à tel domaine d’objets mais non à tels autres, et sous quel mode particulier elle le fait. Cette histoire interne est inséparable d’une analyse des acteurs qui mettent en œuvre telle grammaire particulière de la race, comment celle-ci suppose des savoirs particuliers, plus ou moins institutionnalisés, et s’insère dans des champs et des problèmes pratiques définis. Il faut noter qu’il s’agit d’une histoire dynamique au sens où l’un des enjeux en est d’étudier comment tel concept de race se transforme à l’intérieur d’un champ discursif donné. Il faut toujours se demander ce que peut et ne peut pas recouvrir tel concept, en fonction des règles d’usage qui lui sont propres, des formes de discours dans lesquels il s’inscrit, et des rationalités politiques dans lesquelles il fonctionne.
17 Prenons un cas exemplaire : plutôt que de tracer une ligne continue entre « l’idée de race » présente dans les discours nobiliaires des XVIe-XVIIe siècles et le racisme moderne ou, au contraire, de dresser une frontière imperméable entre eux, il faut s’interroger sur les obstacles qui font qu’on ne peut pas établir sans discontinuités cette dérivation, même s’il existe des points de continuité. On peut soutenir que le partage vertical noble/ignoble, selon lequel les races nobles se définissent par un lien particulier à la vertu et aux actions illustres, par opposition aux activités viles (mécaniques et mercantiles) et à une origine obscure, constituait un obstacle à l’extension de l’identité raciale telle qu’elle se trouve redéfinie progressivement sur des critères de couleur, de traits naturels héréditaires ou de communauté de souche. Même dans les colonies, cette redéfinition n’était pas évidente et a pu entrer en tension avec d’autres modes de taxinomie sociale réactivant ce partage vertical entre extraction noble (y compris indigène) et extraction vile (où convergeaient les basses couches de la population de manière indifférenciée). Il faut donc s’interroger sur les conditions qui ont rendu possible le relatif effacement de ce partage ou son déplacement sur un autre référent. On peut dire que, dès le début de l’époque moderne, le principe de limpieza de sangre dans l’univers ibérique offre un exemple – limité et relatif – de cet effacement au profit de la question du statut spirituel de la lignée. Mais ce modèle est resté relativement circonscrit, y compris dans les colonies ibéro-américaines où il ne se superpose pas si aisément aux cas d’extraction indigène ou africaine [21]. On peut soutenir aussi que le XVIIIe siècle est marqué par un ensemble de transformations plus larges et profondes – autour du problème de la vertu et de la nation, de la valorisation du commerce et de la production, de la critique des privilèges artificiels, de la mise en avant des capacités et déterminants naturels, en particulier de la génération naturelle et la nécessité de la gouverner pour améliorer la race – qui rendent possibles la formation de nouveaux concepts de race à la fin du XVIIIe siècle : concept naturaliste d’un côté, concept lié à l’histoire et à l’économie politique de l’autre [22]. On peut par ailleurs soutenir que le problème posé par la croissance des « libres de couleur », théoriquement citoyens mais issus d’esclaves, et la fragilisation – puis la disparition – des frontières juridiques entre esclaves et non-esclaves, a conduit, au même moment, à mobiliser l’argument de la marque héréditaire liée à une ascendance servile (l’argument de la race au sens nobiliaire stricto sensu) en l’articulant à la question des différences naturelles et de la couleur en particulier [23]. Il est important, en tout cas, de pouvoir suivre ces déplacements de manière fine et complexe plutôt que de postuler des dérivations homogènes ou des discontinuités absolues. Cela n’empêche de repérer en outre d’autres niveaux de continuités : que ce soit dans l’univers colonial ou chez les nazis, certaines composantes nobiliaires de la race sont loin de disparaître.
18(2) Une histoire externe, qui analyse la manière dont s’articulent (sous quelles conditions, avec quelles transformations, au prix de quelles tensions, avec quels rapports de dominance) des concepts de race hétérogènes, s’inscrivant dans des univers pratiques et des grammaires disparates. Il s’agit de s’interroger sur leur coexistence (car, répétons-le, il n’y a pas une idée univoque de race) et les modalités de leurs rapports à une époque donnée. Par exemple, entre la conception nobiliaire qui suppose que les races nobles ont un lien héréditaire à la vertu qui justifie un accès privilégié aux charges civiles ; une conception religieuse, qui pose la question de la qualité spirituelle des ancêtres et soulève, parfois explicitement, le problème du statut spirituel comme condition à l’accès aux charges ; et une conception humaniste qui pose la question de la noblesse et de la servitude naturelles, du mérite et des capacités, en tension parfois fortes avec le principe d’hérédité des charges, il existe des points de convergence et des points de tension qu’il faut se garder d’effacer, car elles définissent autant de modes de raisonnement et de taxinomie sociale, potentiellement contradictoires, qu’on retrouve ensuite à travers l’histoire.
19La difficulté consiste à penser à la fois les continuités et les discontinuités, les points de ressemblance et les profondes différences qui existent entre les divers concepts de race à travers l’histoire, en se prémunissant d’une double tentation : celle qui consiste à effacer les discontinuités radicales au profit des continuités ténues (en gros, de la limpieza de sangre à la science raciale du XIXe siècle ou aux lois de Nuremberg, on suit des lignes continues), comme celle qui consiste à nier des effets de rémanence ou la continuité de certains enjeux sous des modalités néanmoins très différentes (en gros, entre la notion de race telle qu’elle fonctionne à l’époque moderne et celle qui apparaîtrait à la fin du XVIIIe siècle, dresser une discontinuité infranchissable). Si plastique, si diverse et hétérogène qu’elle soit, la race détient une forme d’unité, mais celle-ci doit être pensée à la manière de l’unité du concept de nombre chez Wittgenstein, comme un entrecroisement de fibres distinctes qui se sont nouées au fil de l’histoire. Bien évidemment, il y a entre ces lignes des points d’accroche et des zones de contact, des jeux de ressemblances et de rémanences, mais ceux-ci ne se laissent pas aisément capturer dans une matrice unique ou un modèle général sous-jacent. Ce qui importe, c’est d’analyser historiquement les conditions de possibilités de ces chevauchements et de ces entrecroisements sans effacer les radicales hétérogénéités qui existent entre ces concepts. À la rigueur, on peut soutenir que la plupart des usages de la notion renvoient à un style de raisonnement généalogique qui pose le problème de l’origine et de la lignée, de la transmission héréditaire des qualités (morales et physiques) et des rapports de parenté. Mais ces ressemblances ne nous disent pas grand-chose : un style de raisonnement généalogique n’a ni le même sens ni la même valeur, ni les mêmes conséquences épistémologiques et politiques, selon qu’il est mobilisé pour décrire des variétés héréditaires qui se transmettent à l’intérieur d’une espèce et sont susceptibles d’en altérer profondément la composition biologique (ce qui implique des mesures biopolitiques particulières, visant précisément la race) ; ou s’il est mobilisé pour exclure de charges civiles tel lignage au nom de qualités morales héréditaires supposées.
C. Misère de l’opposition entre concepts et pratiques
20Certains historiens aiment opposer histoire des idées et histoire sociale ou micro-histoire, laissant entendre que l’histoire des idées, c’est l’histoire des grandes théories à laquelle il faut opposer le fourmillement et la complexité des pratiques, la réalité de ce que font les acteurs. Cela vaut peut-être pour l’histoire des idées mais moins pour l’histoire des concepts. Des confusions méritent ici d’être clarifiées. D’abord, les discours sont des pratiques comme les autres, qui s’insèrent au sein d’autres pratiques et sont mobilisés par les acteurs dans des stratégies diverses. Il est d’ailleurs difficile aux historiens, même les plus attentifs aux « pratiques des acteurs », de se passer de ce niveau spécifique de pratiques que sont les discours, vu qu’ils recourent le plus souvent à des archives, écrites ou orales, pour atteindre aux « faits ». Pour saisir, en particulier, le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques, il est plus prudent de se fonder sur leurs discours que de se lancer dans une herméneutique fondée sur des idées a priori. Ainsi, dire que les usages précèdent le concept [24] ne signifie rien, un concept n’étant rien d’autre, du point de vue de l’histoire épistémologique, que les usages plus ou moins systématisés d’une notion ; et il n’y a pas, on l’a vu, le concept de race mais des concepts de race. À moins qu’on n’entende par cette formule qu’il existe des pratiques muettes qui mettent en œuvre l’idée de race avant toute énonciation. Nous retombons alors dans les apories de l’histoire des idées : pour identifier ces pratiques, il faut avoir une idée de ce qu’on entend par race indépendamment de ce qu’en disent les acteurs. Or, avant d’utiliser cette idée, il faut s’assurer qu’elle n’est pas surchargée de présupposés qui méritent d’être critiqués au préalable via une histoire épistémologique des concepts ; au risque, précisément, de délaisser bien des acteurs qui se sont emparés de la race comme objet explicite de leurs pratiques.
21Il est donc souhaitable d’en finir avec l’opposition stérile entre discours et pratiques. Mais sans doute faut-il entendre la critique autrement. Le concept renverrait à l’abstraction et aux discours éthérés : ceux des intellectuels et des scientifiques, nécessairement sans efficace sur la pratique. Les usages, ce serait le bon niveau d’analyse des discours, mené par le vrai historien : celui de la complexité de pratiques localisées, exhumées patiemment de la poussière des archives. Mais il n’y a aucune raison de réserver la notion de concept aux discours des intellectuels ou des scientifiques : ce qui définit un concept, ce sont les usages, plus ou moins réglés et systématisés d’un terme, inscrit dans un jeu différentiel avec d’autres termes, et dans des pratiques discursives déterminées. Raison pour laquelle nous avons analysé bien d’autres pratiques discursives que les discours « scientifiques », dans lesquelles la race était prise comme objet explicite et conceptualisé : sermons, traités de noblesse, textes agronomiques, récits missionnaires, relations de voyage, etc., et sans avoir jamais prétendu à l’exhaustivité. Notre méthodologie est plutôt un appel à démultiplier les enquêtes qui, depuis les archives d’un tribunal local, de telle administration coloniale ou de divers actes notariés, jusqu’aux textes de dictionnaires ou aux ouvrages publiés, proposent des études lexicographiques et conceptuelles visant à décrire comment, effectivement, la catégorie de race est mobilisée par les acteurs, dans quels contextes, selon quelles règles, et avec quels enjeux ; en tension ou en rapport avec quelles autres catégories. Plutôt que de répéter l’éternelle antienne qui oppose l’histoire « par le haut », nécessairement fausse et simpliste, et « l’histoire par le bas », nécessairement vraie et plus riche, il serait intéressant de voir comment des concepts de race différents sont liés à des pratiques discursives différentes, examiner ces divers niveaux de pratiques discursives et comment ils s’insèrent dans un réseau plus général de pratiques et d’enjeux stratégiques.
22Il faut bien sûr distinguer entre les niveaux de discours. Certains genres discursifs sont faciles à délimiter parce qu’ils obéissent à une structure interne assez rigide, relèvent de formes codifiées, nettement réglées, de savoirs définis, et sont parfois fondés sur des réseaux d’acteurs institutionnalisés : professions, écoles, disciplines, etc. Dans ce cas, parler de concept de race ne fait guère de difficultés parce que les usages sont relativement contrôlés, les règles auxquelles ils obéissent possibles à définir – ce qui ne signifie pas, loin de là, qu’il y ait homogénéité absolue du concept. On sait bien qu’y compris en histoire naturelle puis en anthropologie physique, coexistent des concepts de race qui ne sont pas homogènes. Notons que la « science » n’est pas le seul espace discursif nettement normé où le concept de race se trouve défini : le droit, et les traités de noblesse qui se développent à la fin du XVIIe siècle par exemple, constituent un lieu où la race prend un sens relativement précis (notamment via la catégorie de « noblesse de race »). On pourrait en dire autant des pratiques d’élevage. Toutefois, la plupart des usages n’obéissent assurément pas à des règles si strictes. En outre, les acteurs peuvent s’en emparer de manière variée. On peut donc repérer des niveaux de discours plus ou moins lâches. S’il ne fait donc aucun doute que la race est l’exemple d’un concept à bord flou et que ses usages sont relativement plastiques, il reste qu’à nos yeux, il est possible d’identifier les règles présidant à ces usages (y compris, à la dispersion de ces usages) et le travail de l’histoire épistémologique est de restituer ces règles et les conditions de possibilité de certains usages ; d’examiner les modes particuliers de raisonnement (mais aussi les grammaires particulières du social) qu’ils impliquent. Des usages en apparence identiques peuvent renvoyer à des jeux de règles très différents ; certains usages ne sont rendus possibles que sous certaines conditions. Et l’analyse de ces jeux de règles et de ces conditions est inséparable d’une histoire politique de la race.
3. Histoire épistémologique et histoire politique de la race
23Il faut ici préciser les termes car, au-delà du slogan, on peut entendre bien des choses par histoire politique de la race. D’abord, ce terme peut désigner une histoire qui prend place, de fait, dans un champ saturé d’enjeux politiques où s’affrontent aujourd’hui, pour le cas français, des camps difficiles à concilier, sur les ruines de l’antiracisme des années 1980 qui semble aujourd’hui se fracturer. De ce point de vue, l’histoire épistémologique de la race est nécessairement politique de par son objet. Mais son souhait est justement de proposer une prise de distance et un effort critique radical, visant à restituer toute la complexité de l’histoire de la formation de la catégorie de race : un refus de la soumettre à l’histoire manichéenne dans laquelle elle est, de part et d’autre, souvent prise. En plaidant pour une histoire de la race qui ne se limite pas à une histoire du racisme et se libère des a priori associés à l’idée de race ; en refusant de simplifier l’histoire au nom de stratégies politiques aussi légitimes qu’elles soient, elle s’expose à être attaquée de tous côtés. La prise de distance n’est-elle pas incompatible avec la lutte ? Disons qu’elle en est parfois une condition : déconstruire patiemment l’ensemble des partages binaires sur lesquels reposent bien des histoires de la race, même celles qui se croient très critiques ; révéler les effets d’exonération et de simplification qu’elles produisent, est essentiel pour mieux éclairer les débats actuels. À un modeste niveau, cela participe d’une lutte politique.
24Histoire politique de la race laisse cependant entendre autre chose : il faudrait faire l’histoire de la race comme catégorie politique, comme sujet/objet de pratiques politiques. Or qu’entendre par là ? Comment la mener ? Il y a bien des manières de procéder… Une première consiste à faire de la race l’éternel objet de pratiques d’exclusion et de domination, plus ou moins homogènes les unes aux autres : inscrire la race dans la longue durée et manifester des invariants qui traversent les pratiques politiques, a minima depuis l’aube de l’âge moderne. Nous avons évoqué les problèmes posés par cette approche : elle risque de perdre de vue les spécificités de la race comme objet/sujet de politiques déterminées et surtout comment des manières différentes de caractériser le sujet/objet race l’intègrent dans des politiques hétérogènes, qu’historiquement on ne doit pas confondre. Cette analyse tend en outre à faire de la race un objet/sujet politique purement « négatif », marqué uniquement par des pratiques d’exclusion et de domination. Or l’histoire montre que si la race s’est imposée comme un objet/sujet incontournable de tout un ensemble de pratiques politiques, en particulier à partir du XVIIIe siècle, c’est aussi parce qu’elle a fait l’objet d’investissements « positifs [25] » visant son amélioration, son hygiène, sa régénération. C’est aussi parce qu’elle est devenue, au début du XIXe siècle, un sujet politique fondamental, en particulier pour un certain discours libéral et républicain : elle permettait de donner une identité collective aux vaincus de l’Histoire, avec un corps et une généalogie, une mémoire et des archives ignorées de l’histoire officielle écrite par les vainqueurs ; une identité héritière de luttes sourdes pour l’émancipation. Dans un tel cas (et ce n’est pas le seul exemple qu’on pourrait fournir), la race fut investie comme un support positif d’identité et de combat, comme un moyen de ralliement contre des dominations. Plus généralement, il ne faut pas oublier que si, d’un côté, la race implique, comme nombre de supports identitaires, l’exclusion de certains et leur dévalorisation, elle implique aussi, d’un autre côté, l’inclusion de certains, leur adhésion, leur exaltation, et un lien très particulier : se dire « de la même race » est un mode d’identification qui n’a rien d’anodin et qui mérite qu’on en analyse les conditions de possibilité et les effets politiques, qui varient selon le concept de race en jeu, selon la grammaire à l’œuvre.
25Une seconde approche consiste à faire de la race non pas l’objet éternel des mêmes pratiques d’exclusion et de domination, mais un sujet/objet politique particulier, qui n’est rien d’autre qu’un instrument aux mains d’intérêts et de groupes spécifiques qui l’utilisent, de manière univoque, dans des stratégies de réaction, pour préserver des privilèges ou maintenir des hiérarchies. C’est l’interprétation qu’en font Devyver ou Shalk à propos de la réaction nobiliaire qui aurait donné lieu aux préjugés de race dans la noblesse du XVIIe siècle [26] ; c’est l’interprétation, surtout, qui prédomine dans une histoire événementielle du politique qui fait du « moment 1800 » un tournant, moment de trahison et de réaction vis-à-vis des idéaux des Lumières, aboutissant au rétablissement de l’esclavage et à l’émergence de la science des races [27]. La catégorie de race est ici un masque sans consistance qui se plie au gré d’intérêts politiques ponctuels, et toujours dans le même sens : celui de la réaction.
26Il faut souligner deux choses. D’une part, réduire la race à un simple masque idéologique d’intérêts politiques particuliers, c’est négliger le fait qu’elle a une épaisseur propre qui ne saurait se réduire à un rôle instrumental. Les « préjugés de race » nobiliaires relèvent d’un style de raisonnement et d’une manière de penser le pouvoir et l’ordre social qui ne se laissent aucunement réduire à un épiphénomène déterminé univoquement par certains intérêts. Ils sont inscrits profondément dans les pratiques et définissent un horizon stratégique général au sein duquel des positions divergentes peuvent être prises. Ils impliquent un ensemble de règles et de valeurs partagées par la plupart des acteurs de l’époque, et il est simpliste de réduire « l’idée de race » à certaines positions au sein de cette grammaire. La même remarque vaut a fortiori pour rendre compte de l’émergence de la science des races et de son introduction dans les pratiques politiques. La science des races a une généalogie et une autonomie propres : elle obéit à des enjeux, y compris épistémologiques, qui ne peuvent être rabattus, simplement et univoquement, sur des orientations idéologiques ou des intérêts déterminés. Ceux qui croient pouvoir la conjurer en disant qu’elle « mime » ou « imite la science [28] » se trompent lourdement : le concept de race est inscrit au cœur des pratiques scientifiques de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle pour de multiples raisons qu’on ne peut réduire à une instrumentalisation idéologique. Le partage entre science et idéologie est bien difficile à établir de ce point de vue et ne permet guère de faire avancer la critique. Par ailleurs, il serait vain de chercher une superposition mécanique entre telle position « scientifique » et telle orientation politique (ceux, en particulier, qui croient qu’on peut opposer les méchants polygénistes aux bons monogénistes en seront pour leurs frais, car on peut citer bien des monogénistes qui soutiennent l’infériorité naturelle de certaines races humaines et certains polygénistes qui, au contraire, comptent parmi les rares à la récuser). Quant à se figurer que la notion de race et le discours racial en général viennent univoquement se superposer à la réaction, à la trahison des idéaux des Lumières ou de la Révolution, c’est précisément de cette illusion qu’il est urgent de se débarrasser. Car le fait est que, parmi les auteurs qui, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, vont mobiliser intensément la notion de race et les savoirs sur les races pour penser l’ordre social, l’histoire et le destin des sociétés, la plupart sont des républicains, des libéraux ou des saint-simoniens. Mieux, on peut montrer que ce rapport n’est ni de l’ordre de l’accident, ni de l’ordre de la trahison ou de la contradiction, mais que la race, comme sujet/objet politique, trouve un ensemble de places possibles, cohérentes – mais non univoques – au cœur des réflexions libérales et républicaines ou des projets d’organisation sociale.
27Tel serait l’intérêt d’articuler histoire épistémologique des concepts de race et histoire politique de la race. Il s’agirait de faire une histoire politique qui analyse les places possibles de la race, comme objet/sujet de savoirs et de pratiques divers, toujours spécifiques, à l’intérieur de traditions, de rationalités et d’horizons politiques déterminés. À un premier niveau, on peut ainsi s’intéresser à la manière dont, dans la pratique quotidienne des acteurs, dans un espace social déterminé, la race joue comme catégorie spécifique et se trouve mobilisée pour assigner des places et fixer des identités, penser des conflits, revendiquer un statut, etc. À un second niveau, il est essentiel d’examiner sous quelles conditions, dans quel jeu de règles, dans quelle grammaire particulière du social ces usages s’inscrivent, car il est important de bien distinguer des systèmes de règles qui ne sont pas homogènes. C’est là que la question des rationalités et des horizons politiques plus larges entre en jeu. L’objet/sujet race ne se découpe pas de la même manière, il n’occupe pas les mêmes places, il ne relève pas des mêmes enjeux, il n’est tout simplement pas objet des mêmes politiques ni des mêmes savoirs, selon la rationalité et l’horizon sur lequel il se projette. De ce point de vue, une histoire politique de la race devrait insister, a minima, sur deux principes.
28D’une part, marquer les discontinuités : s’il est tout à fait certain que la race est un objet/sujet politique avant le XVIIIe siècle, on ne saurait nier les ruptures considérables introduites à partir du moment où se met en place un horizon biopolitique qui pose au cœur des pratiques politiques la question de l’amélioration ou de la lutte contre la dégénérescence de l’espèce et des races (animales comme humaines) par des moyens proprement temporels et, en particulier, intervenant sur la génération naturelle. Cet horizon suppose la mobilisation de nouveaux savoirs (l’histoire naturelle, l’agronomie, l’hygiène publique) et de nouvelles techniques de pouvoir. Ces biopolitiques de la race prennent un sens très précis à partir du moment où on exige des individus et des familles qu’ils subordonnent leurs pratiques d’alliance à la protection de la qualité de l’espèce. De même, l’idée que les races constituent des variétés héréditaires dont il faut contrôler la propagation et les mélanges à travers des politiques déterminées a des conséquences considérables. On peut dresser toutes les continuités qu’on veut avec les concepts de race tel qu’ils s’inscrivent dans une série de pratiques avant le XVIIIe siècle, il reste qu’on a ici un point de discontinuité, quant à la définition de la race comme objet/sujet politique, absolument fondamental, qui retentit sur la plupart des concepts de race existants. À cela s’ajoute, deuxième point de rupture qu’il n’est pas possible de négliger, le principe selon lequel c’est dans la société civile, et en l’occurrence dans les rapports sous-jacents de races (lutte, mélange, association, etc.), non dans le Souverain ou les institutions juridico-politique, qu’il faut chercher la base de l’histoire et du destin des sociétés politiques. Ce moment central d’anthropologisation du politique doit être souligné. Il caractérise en effet le début du XIXe siècle, où il s’agit de dire que ce sont les masses humaines, dans leurs caractéristiques physiques et morales, qui déterminent le destin des sociétés politiques et qu’elles doivent faire, pour cette raison, l’objet de savoirs particuliers et être investies dans des dispositifs de pouvoir spécifiques. Ces ruptures dans les horizons politiques constituent des discontinuités qu’il n’est pas possible de négliger.
29D’autre part, établir des conditions de possibilités : plutôt que d’invoquer hâtivement le discours, sans doute rassurant, de la contradiction et de la trahison, il nous semble utile de poser la question des places possibles de la race, comme objet/sujet particulier, au sein de certaines traditions ou rationalités politiques. Le cas des libéralismes et des républicanismes à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle en offre un cas d’école sur lequel nous reviendrons ailleurs [29]. Il faut se prémunir ici de deux facilités : soit recourir à l’argument de la trahison et de l’accident (la race n’a aucune place, sinon négative, contradictoire et accidentelle, dans les discours libéraux et républicains) ; soit recourir à l’argument de la nécessité (la race – entendons : la domination et l’exclusion raciales – est le corrélat nécessaire, le revers négatif du libéralisme et du républicanisme) [30]. Il faut tenter plutôt de ressaisir les conditions qui font que la race n’est ni un objet accidentel ou contradictoire, ni un impensé de ces réflexions, mais qu’elle y trouve tout un ensemble de places effectives ; des places qui, par ailleurs, ne peuvent être réduites à une nécessité ou à un corrélat uniquement négatif. Pour le dire autrement, on peut montrer, nous semble-t-il, que certains modes de raisonnements, certains concepts et certaines logiques propres aux discours libéraux et aux discours républicains (dans leur grande hétérogénéité) ont constitué autant de lieux possibles pour que la question des différences et des inégalités de races s’y développe. Repérer ces points, c’est aussi donner la possibilité de les isoler et, sait-on jamais, d’en faciliter l’identification et la critique jusque dans l’actualité. Car ce n’est ni en masquant ces problèmes sous des exonérations ou des oppositions faciles, ni en les recouvrant de dénonciations péremptoires, que l’on en finira avec certains mécanismes de racialisation, aujourd’hui bien présents, y compris au cœur des discours de personnes qui se déclarent sincèrement « républicaines » ou engagées dans la défense et la promotion des libertés.
Notes
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[1]
Cet article développe certains points méthodologiques abordés dans notre livre L’homme altéré. Races et dégénérescence (XVIIe-XIXe s.) (Ceyzérieu, Champ Vallon, 2016) auquel nous renvoyons pour plus de précisions et pour une analyse historique détaillée des divers concepts de race ici évoqués.
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[2]
On peut, par exemple, envisager la race comme une lignée issue d’un ancêtre tutélaire, héritière des péchés commis par cet ancêtre et du statut spirituel et temporel qui en découle : la couleur est alors la marque héréditaire qui résulte de ce péché et le signe de son héritage. On peut penser la race comme un lignage dont le caractère noble ou ignoble dépend d’un rapport héréditaire à la vertu et aux actions nobles ou, au contraire, aux activités viles et mécaniques, et envisager la couleur comme témoignage d’une lignée souillée par des activités viles, comme la servitude des ancêtres. On peut envisager la race comme une variété héréditaire au sein de l’espèce humaine, de même qu’il en existe dans les espèces animales, dotée de capacités naturelles et d’une organisation particulières, et voir dans la couleur un trait physique héréditaire qui permet d’identifier cette variété. Ce sont là trois formes très différentes d’articulation de la race et de la couleur : elles n’ont ni les mêmes conditions, ni la même histoire, ni surtout les mêmes effets politiques.
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[3]
Cf. entre autres Benjamin H. ISAAC, The Invention of Racism in Classical Antiquity, Princeton, Princeton Univ. Press, 2004 ; David NIRENBERG, « Was there Race before Modernity ? The Example of ‘Jewish’ Blood in Late Medieval Spain » in The Origins of Racism in the West, Cambridge Univ. Press, 2009, p. 232-264 ; Joan-Pau RUBIÉS, « Were Early Modern Europeans Racist ? » in Ideas of ‘Race’ in the History of the Humanities, Palgrave, 2017, 33-87.
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[4]
Par exemple Ivan HANNAFORD, Race: The History of an Idea in the West, Baltimore, J. Hopkins Univ. Press, 1996.
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[5]
Cf. Ariela J. GROSS, What Blood Won’t Tell, Harvard, Harvard Univ. Press, 2009 qui montre combien, dans l’Amérique ségrégationniste, la race ne se limite en rien, dans ses déterminations légales, à la couleur ou au sang, mais renvoie à des dimensions morales et civiques.
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[6]
Pierre-André TAGUIEFF, La force du préjugé, Paris, Gallimard, 1987, p. 124. Pour une discussion détaillée de ces problèmes, cf. L’homme altéré, op. cit., p. 13-29.
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[7]
Théophile SIMAR, Étude critique sur la formation de la doctrine des races, Bruxelles, 1922. Fervent catholique et acteur d’un colonialisme belge qui n’est certes pas, en 1922, le moins marqué par la violence, Simar fait porter toute la faute de la doctrine des races sur l’esprit germain et le polygénisme.
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[8]
L’homme altéré, op. cit., p. 13-29.
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[9]
Cf. L’homme altéré, op. cit., qui analyse en propre l’histoire de ce modèle de l’altération à travers les rapports entre race et dégénérescence.
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[10]
Par exemple Ron MALLON, « Was race thinking invented in the modern West? », Stud. Hist. & Phil. Sci., 44, 2013, 77-88.
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[11]
Frédéric MONNEYRON & Gérard SIARY, L’idée de race. Histoire d’une fiction, Paris, Berg International, 2012.
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[12]
Cf. Ariette JOUANNA, L’idée de race en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, t. I, 1976, p. 2 ; Pierre-Henri BOULLE, Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 2007, p. 20.
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[13]
Colette GUILLAUMIN, L’idéologie raciste, Paris, Gallimard, 2002, p. 95-101.
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[14]
Selon une position qu’on retrouve dans certains textes sur la limpieza de sangre dans l’espace ibérique. Cf. par exemple Jean-Frédéric SCHAUB, Pour une histoire politique de la race (Paris, Seuil, 2015) qui fait de ce caractère indélébile un élément central.
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[15]
Sur ces points et ce qui suit, nous renvoyons à L’homme altéré, op. cit., p. 419-530.
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[16]
Ibid., p. 549-560.
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[17]
C’est l’un des traits les mieux partagés par les historiens de l’idée de race que d’oublier que la race est aussi un concept fondamental dans les pratiques d’élevage des animaux et que son introduction en histoire naturelle ne se limite pas aux hommes, mais concerne aussi les animaux voire les plantes. L’histoire proprement animale de la race est fondamentale, tant au point de vue des savoirs que des pratiques de gouvernement. Cf. L’homme altéré, op. cit., p. 173-285.
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[18]
Il n’est en effet pas question de confondre un mot et un concept : un concept renvoie ici à un terme tel qu’il est défini en relation systématique avec d’autres termes, selon des règles discursives qui peuvent être précisées, dans des champs discursifs qui peuvent être délimités, et référant à des domaines d’objets et des pratiques déterminés.
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[19]
Ibid., p. 419-504.
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[20]
Pour un travail de ce genre dans le monde latino-américain, voir Eduardo França PAIVA, Dar nome ao novo. Uma história lexical da Ibero-América entre os séculos XVI e XVIII, São Paulo, Autêntica, 2015.
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[21]
Cf., à ce sujet, Chloe IRETON, « ‘They Are Blacks of the Caste of Black Christians’: Old Christian Black Blood in the Sixtenth- and the Early Seventeeth-Century Iberian Atlantic », HAHR, 97-4, 2017, 579-612 ; Emiliano Frutta, « Limpieza de sangre y nobleza en el México colonial », Jahrbuch für Geschichte Lateinamerikas, 39, 2002, 217-235.
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[22]
L’homme altéré, op. cit., p. 118-126.
-
[23]
Pour les Antilles, cf. Frédéric RÉGENT, La France et ses esclaves, Paris, Grasset, 2007 et Silyane LARCHER, « L’égalité divisée », Le mouvement social, 252, 2015, 137-158.
-
[24]
« Les pratiques des acteurs ont été largement délaissées [...] les usages ne peuvent-ils pas avoir précédé le concept ? » (Marine DHERMY-MAIRAL, « Recension de L’homme altéré », Population, 72-1, 2017, p. 184).
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[25]
Nous n’utilisons évidemment pas ici « positif » dans un sens moral mais dans le sens où Foucault l’opposait à une conception négative du pouvoir envisagé simplement en termes d’interdit et de répression.
-
[26]
André DEVYVER, Le sang épuré, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1973 ; Ellery SCHALK, L’épée et le sang, Seyssel, Champ Vallon, 1996.
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[27]
Pierre SERNA, Comme des bêtes, Paris, Fayard, 2017, p. 320-364.
-
[28]
Ibid., p. 344-345.
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[29]
Claude-Olivier DORON, Race, libéralisme et républicanisme en France au début du XIXe siècle (à paraître). Cf. L’homme altéré, op. cit., p. 332-366.
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[30]
La première position est un lieu commun, en particulier en France. Pour la seconde, cf. en particulier Charles W. MILLS, The Racial Contract, Cornell Univ. Press, 1997. On peut s’inspirer sur ce point des propositions de Duncan Bell sur la manière de penser les rapports entre libéralisme et empire (Reordering the World. Essays on Liberalism and Empire, Princeton Univ. Press, 2016, p. 19-61).