Introduction
1À la charnière du xixe et du xxe siècle la population européenne d’Algérie est en pleine expansion. Elle est alimentée par la natalité des colons arrivés au cours des décennies précédentes, à partir des années 1830. Elle est également alimentée par l’arrivée continue de migrants venus pour l’essentiel de France et de pays riverains du bassin méditerranéen, notamment Espagne, Italie et Malte. De ce fait, la population européenne atteint l’effectif de 486 000 individus en 1891 et 584 000 en 1901, soit une croissance de 20 % en une décennie. Sur ce territoire, cette population d’origine européenne cohabite avec une petite minorité de religion juive, environ 57 000 individus au recensement de 1901, dont les familles sont présentes depuis de nombreuses générations. Elle voisine également avec une importante population musulmane dont l’effectif est connu avec moins de précision mais est de l’ordre de 4 millions d’individus, soit environ 87 % de l’ensemble de la population du territoire.
2La question de la nuptialité de cette population européenne a été l’objet d’études dès le milieu du xixe siècle, avec des interrogations portant notamment sur la possibilité et l’intérêt pour la France d’intégrer, par le mariage, les migrants venus d’autres pays (Ricoux, 1880 ; Wahl, 1889 ; Demontès, 1906). Elle a plus récemment fait l’objet d’une étude quantitative sur la période 1830-1899 (Brunet et Kateb, 2018). En revanche, la question du divorce au sein de cette population d’origine européenne n’a pas été traitée, que ce soit par les auteurs anciens ou par les historiens des dernières décennies. Sur ce terrain vierge, de nombreuses questions, classiques en démographie historique, peuvent être abordées. Quelle est la fréquence du divorce dans cette partie de la République française au sud de la Méditerranée, et comment évolue-t-elle dans les décennies suivant la mise en place de la loi sur le divorce votée en 1884 à l’initiative d’Alfred Naquet ? La société européenne d’Algérie est-elle « contaminée », comme le craignaient certains auteurs du xixe siècle, par la mauvaise influence des populations locales, juive et musulmane, qui pratiquaient une forme de répudiation (Wahl, 1886, 193-206 ; Doane, 2012 ; Vana, 2019) ? Quelles sont les principales caractéristiques socio-démographiques des hommes et des femmes dont le couple est rompu par le divorce ?
3Pour répondre à ces questions l’analyse portera sur les mariages enregistrés dans les trois principales villes du territoire – Alger, Oran et Constantine – au cours des années 1883, 1893 et 1903 [1]. L’étude de ces mariages permettra également d’observer si les couples qui divorcent présentaient lors du mariage des caractéristiques qui les distinguaient de l’ensemble des couples mariés. Il est également possible de mesurer la durée de vie des couples avant le divorce et, pour certains d’entre eux, de rechercher la naissance d’enfants. La source permet également de s’interroger sur la mobilité géographique des couples dans la mesure où le lieu dans lequel le divorce a été prononcé est connu. Dans le cas spécifique de la société algérienne de cette époque il est également possible de proposer une analyse différentielle entre couples dit « européens » et couples dits « israélites » [2] et de percevoir si le recours au divorce est identique ou non au sein de ces deux groupes.
4Après avoir proposé un rapide état de la question et décrit la source utilisée, un bilan global du divorce en Algérie sera proposé à partir des statistiques agrégées publiées à l’époque par la Statistique générale de l’Algérie (SGA). Une étude socio-démographique de cette pratique, reposant notamment sur l’âge au mariage, la durée de mariage avant divorce, la profession des conjoints ou leurs origines géographiques, sera ensuite menée.
État de la question et sources : une recherche inédite et difficile à mener
5La question du divorce au xixe siècle en France a été étudiée par les historiens, essentiellement au cours de la période 1970-1990 (Dombrowski-Keerle, 1972 ; Ronsin, 1990). Les évolutions législatives sont bien connues, avec la loi du 20 septembre 1792 qui a autorisé le divorce pour de nombreux motifs, dont le consentement mutuel, et a permis ainsi la dissolution de nombreux mariages conclus sous l’Ancien Régime (Dessertine, 1981). Les modifications successives apportées à la loi sous le Directoire, puis sous l’Empire, ont réduit les motifs de divorce recevables, puis la Restauration a supprimé toute possibilité de divorce en 1816, ne laissant aux couples désunis que la possibilité de la séparation de corps. Après plusieurs tentatives de rétablissement d’une législation sur le divorce lors des flambées révolutionnaires (1830, 1848, 1870), l’activisme de quelques militants, dont Léon Richer, qui proposa dès 1872 un projet de loi, et Alfred Naquet, permit de faire évoluer la législation. Au terme d’une dizaine d’années de lutte, et après avoir vu ses deux projets initiaux repoussés, Alfred Naquet parvient à faire adopter en 1884 un projet modéré, proche des règles présentes dans le Code civil de 1804. Si cette loi autorise effectivement le divorce, elle en donne une vision très restrictive, mettant en œuvre le divorce en tant que sanction contre un conjoint fautif : adultère, violence, etc. Le consentement mutuel et l’incompatibilité d’humeur ne constituent pas des motifs recevables par les tribunaux. En outre, cette loi est déséquilibrée et favorise l’homme par rapport à la femme [3] (Ronsin, 1992 ; Segalen, 1988).
Le divorce sur le territoire algérien
6Dans le cas particulier de la population « européenne » d’Algérie la question n’a pratiquement fait l’objet d’aucune recherche. Parmi les auteurs des années 1880-1914, le divorce est essentiellement perçu de manière réprobatrice dans une dimension morale.
7Maurice Wahl, dont la vision de la société algérienne est marquée par la xénophobie à l’égard des migrants d’origine espagnole ou italienne, se limite à mettre en avant des anecdotes survenues en territoire militaire, montrant le fonctionnement erratique des autorités locales par rapport au divorce : « Les commandants de place réunissaient tous les pouvoirs, civils et judiciaires ; ils en usaient quelquefois d’une manière tout à fait étrange ; celui-ci s’en référait à une ancienne édition du code, la seule qu’il possédât, pour prononcer des divorces ; tel autre, voyant des époux qu’il avait unis faire mauvais ménage, trouvait tout simple d’arracher du registre d’état civil la feuille où le mariage avait été porté » (Wahl, 1889, 247).
8Un des plus fins connaisseurs de cette population, qui a largement étudié le mariage, Victor Demontès, ne parle que marginalement du divorce. Il s’interroge sur la fragilité des couples formés d’un conjoint français de naissance avec un conjoint naturalisé ou étranger, ce qu’il appelle le « croisement » ou la « fusion des races » : « Le croisement ne saurait ainsi être considéré comme la cause occasionnelle du divorce ; si le nombre des mariages dissous atteint une moyenne inattendue et pour quelques moralistes alarmantes, n’en accusez pas cette fusion des races » (Demontès, 1906, 240). Cet auteur poursuit en cherchant d’autres causes possibles au niveau réputé élevé du divorce parmi les « Européens » d’Algérie : « voyez-y plutôt l’influence d’un climat qui énerve les sens et provoque les chutes, voyez-y la contagion de l’exemple donné aux Européens par les populations indigènes » (Demontès, 1906, 240).
9Ce même auteur reprend dans son ouvrage les statistiques officielles établies par la SGA, sans faire de commentaire : « en 1903 180 divorces, dont 125 entre deux Français, 9 entre Français et Naturalisés, 17 entre Français et Étrangers » (Demontès, 1906, 239). Au final, son constat souligne le fait que le recours au divorce reste modéré parmi les Européens d’Algérie : « L’Algérie s’achemine donc vers un état social semblable à celui de la France ou à celui des principaux États européens. Les divorces n’y atteindront point cependant suivant toute vraisemblance les proportions constatées soit en Suisse, soit dans les États-Unis » (Demontès, 1906, 239).
10Les recherches sur les populations de l’Algérie menées par les historiens ont renouvelé les problématiques à partir des années 1980. Parmi les travaux qui ont une dimension démographique on peut citer notamment ceux de Jordi (1986), de Prochaska (1990), de Kateb (2001), de Robert-Guiart (2009), de Vermeren (2015), ou encore de Brunet et Kateb (2018). Au-delà de leurs qualités indéniables et de la contribution à la connaissance sur ces populations qu’elles représentent, ces études ont en commun de ne pas envisager la question du divorce alors que la question du mariage y est abordée. Par ailleurs, les auteurs de la belle synthèse que constitue l’Histoire de la Population Française (1988) avaient fait le choix de ne pas étudier la population des départements français d’Algérie aux xixe et xxe siècle. C’est donc un terrain pratiquement vierge qui est abordé dans cet article.
Sources et dispositif de recherche
11Les registres d’état civil ont été tenus sur le territoire algérien sur le modèle métropolitain. Ces registres sont en général de bonne qualité, bien que celle-ci soit parfois moindre dans les villages éloignés des grandes villes comportant une faible population d’origine « européenne ». Le principal problème pour leur exploitation en démographie historique vient de la perte d’une partie d’entre eux. Ceux qui existent encore et sont bien identifiés sont conservés en Algérie dans des locaux administratifs. La plupart de ceux-ci ont été numérisés dans les années 1967-1972, et sont accessibles en ligne sur le site des Archives nationales de l’Outremer [4]. C’est sur cette collection que nous avons travaillé pour réaliser l’enquête portant sur un échantillon d’environ 13 000 mariages enregistrés dans treize des principales villes du territoire entre 1833 et 1899 (Brunet et Kateb, 2018).
12Conformément à la loi, une fois prononcé par un tribunal, le divorce fait l’objet de l’inscription d’une mention en marge de l’acte de mariage. Cette mention est lapidaire mais précieuse. En effet sont reportés le nom du tribunal ayant prononcé le divorce ainsi que la date du jugement. Malheureusement le motif invoqué et le fait que le divorce soit demandé par l’époux ou par l’épouse ne sont pas indiqués, ce qui limite notre connaissance et les analyses possibles [5].
13Pour cet article ont été extraits de la base de données les mariages enregistrés dans les trois principales villes – Alger, Oran et Constantine – en 1883 et 1893. Ces actes ont été complétés par le dépouillement systématique des mentions marginales de divorce. Afin d’obtenir une vision de plus long terme sur la pratique du divorce, les mariages enregistrés dans ces trois villes en 1903 et suivis d’un divorce ont également été dépouillés.
14Ce sont ainsi trois cohortes de mariés qui peuvent être étudiées : 1883, 1893 et 1903. La première cohorte est concernée par la mise en place de la loi Naquet très peu de temps après la formation des couples. La seconde cohorte s’est formée alors que la loi Naquet était encore récente, tandis que la troisième cohorte s’est formée alors que la notion de divorce était déjà enracinée dans les mœurs. Il est ainsi possible de comparer les comportements au fil de ces décennies.
15Ponctuellement, lors de la tentative de suivi de la vie des couples divorcés, les actes de naissance inscrits dans les registres d’état civil ont également été utilisés.
16Rappelons que les registres d’état civil tenus en Algérie ne concernent pas toute la population présente, et que les « indigènes musulmans » ne sont pas pris en considération. Font l’objet d’une inscription les citoyens français, de naissance ou naturalisés, de même que les étrangers d’origine « européenne ». Sont également inscrits les mariages des « Israélites » qui ont collectivement obtenu la citoyenneté française par le Décret Crémieux de 1870 [6].
17Soulignons également que les catégories définies par l’administration française, « Européens », d’une part, et « Israélites », d’autre part, ne sont pas de même nature (Kateb, 2001 ; Simon, 2003). La définition repose pour les uns sur une origine géographique personnelle ou familiale, tandis que, pour les autres, elle renvoie à une pratique religieuse. Si l’attachement à la foi ne fait guère de doute, à cette époque, pour la minorité juive d’Algérie, rien ne nous permet de présumer la pratique religieuse des « Européens ». Sans doute certains sont-ils, de manière plus ou moins forte, proches de la religion catholique, tandis qu’une minorité est plutôt de foi protestante, et qu’une partie non mesurable est détachée de toute pratique religieuse. En outre, les immigrés venus de France sont issus d’une société qui a rendu possible le divorce, tandis que les autres immigrés, venus d’Italie, de Malte ou d’Espagne, sont issus de sociétés plus proches de la religion catholique et n’ayant pas à cette époque de loi nationale autorisant le divorce [7].
18Avant les années 1870, dans certaines villes comme Alger ou Constantine, les actes concernant la population « israélite » faisaient l’objet de registres d’état civil particuliers. Dans ce cas l’appartenance de ces familles à la catégorie administrative « israélite » ne fait aucun doute. Dans d’autres villes ils étaient inscrits dans les mêmes registres que les actes concernant les « Européens ». Par contre, après 1870, les actes concernant ces deux groupes de population sont inscrits dans l’ordre des déclarations, quel que soit la religion ou le statut des uns et des autres. Rien ne distingue alors les « Israélites » des « Européens » au sein de ces registres, si ce n’est la mention israélite ou isr parfois inscrite en marge des actes.
19Pour identifier les actes de mariage « israélite » de manière systématique nous avons utilisé les patronymes. En effet, à cette époque, les populations venues d’Europe et celles – « musulmane » et « israélite » – déjà présentes depuis longtemps sur le territoire algérien, présentent deux stocks patronymiques totalement différents. Les travaux réalisés par M. Einsenbeth (1936) et D. Donath (1964) listent les patronymes et les prénoms des familles « israélites » d’Afrique du nord. Ces auteurs expliquent également la manière dont ces noms se sont mis en place, avec, par exemple, l’adoption de patronymes arabo-berbères : « les Israélites semblent avoir simplement adopté les noms des tribus au milieu desquels ils vivaient, ou encore les noms d’hommes courants, soit sous leurs formes simples ou sous les formes avec désinence ethnique ; plus rarement ils ont adopté des noms de lieu […] enfin leur choix s’est également porté sur des noms de métiers, de particularité, etc. » (Eisenbeth, 1936). Pour sa part, D. Donath, pour expliquer cette proximité onomastique, met en avant la vie et les coutumes communes aux « Musulmans » et aux « Israélites » ; les références symboliques (culte des saints, mythes bibliques communs etc.), l’usage de la langue arabe comme langue de communication inter-communautaire, ainsi que les conditions socioéconomiques similaires conduisent à des systèmes d’identification relativement proches (Donath, 1964).
20Nous avons également répertorié les noms des familles présents dans les registres « israélites » spécifiques antérieurs à 1870 pour identifier ces familles dans les registres postérieurs à cette date.
21Nous avons ainsi considéré que les individus nés sur le territoire algérien et porteurs de noms tels que Benayoum, Aouizerath, Benhammou, Zerbib ou Sebaouni appartenaient à la population « israélite » plutôt qu’à la population immigrée récemment d’Europe. Il en va de même pour les porteurs de prénoms tels que Chaloum, Eliaou, Haïm, Mardochée ou Maklouf pour les hommes, ou Sultana, Aziza, Nedjema, Semah ou Messaouda pour les femmes. Cette classification a parfois été confirmée par des mentions professionnelles telles que « rabbin », pour des pères de conjoints, ou « élève rabbin » pour des conjoints masculins. Ce mode opératoire n’a laissé subsister que de très rares cas d’ambiguïté, qui ont été levés en examinant l’ensemble des informations présentes dans l’acte de mariage (noms, prénoms, lieux de naissance et professions des parents).
La pratique du divorce en Algérie à partir des statistiques agrégées de la SGA
22Une première approche de la fréquence du divorce en Algérie est autorisée par les statistiques agrégées publiées par la SGA (Statistique générale de l’Algérie). Celle-ci fonctionne sur le modèle de la SGF (Statistique générale de la France) et produit les statistiques correspondant au territoire algérien [8].
Une augmentation lente du nombre de divorces
23Grâce à ces données, il est possible de comparer, année par année, le nombre de mariages et de divorces enregistrés en Algérie au cours de la période étudiée.
24Ainsi, pour la période 1897-1904, le nombre annuel moyen de mariages est de 4 177, et celui des divorces de 156. La tendance du nombre de mariages est globalement à la hausse, avec un maximum (4 563) enregistré en 1902, et il en va de même pour celui des divorces avec un maximum de 180 en 1903 et 1904 (tableau 1). La comparaison de ces nombres annuels montre que le nombre des divorces correspond à 2,8 % de celui des mariages en 1897 et à 4,1 % en 1904. Ce rapport, qui sur l’ensemble de la période est de 3,7 %, progresse lentement entre 1897 et 1904.
Nombre de mariages et de divorces en Algérie, 1897-1904
Nombre de mariages | Nombre de divorces | Rapport divorces/mariages | |
---|---|---|---|
1897 | 3838 | 110 | 2,8 % |
1898 | 3895 | 132 | 3,4 % |
1899 | 4211 | 120 | 2,8 % |
1900 | 4079 | 125 | 3,0 % |
1901 | 4132 | 134 | 3,2 % |
1902 | 4563 | 165 | 3,6 % |
1903 | 4436 | 180 | 4,0 % |
1904 | 4347 | 180 | 4,1 % |
Ensemble | 33421 | 1246 | 3,7 % |
Nombre de mariages et de divorces en Algérie, 1897-1904
25Les chiffres fournis par l’Annuaire Statistique du Ministère du Travail et de la Prévoyance Sociale sont assez nettement différents, puisque celui-ci comptabilise 204 divorces pour l’année 1904 [9]. Selon cette dernière source, par la suite le nombre annuel de divorces est globalement à la hausse mais fluctue selon les années : 166 divorces seulement en 1905, mais 214 en 1906 (ASMTPS, 1908, 335).
26En France métropolitaine on dénombre en moyenne 3 880 divorces par an au cours des années 1885-1888, et 7 885 au cours des années 1899-1903. Rapporté au nombre de mariages, cela donne une proportion de divorces très faible : 0,53 % puis 0,99 %. Cependant le recours au divorce est plus fréquent dans les grandes villes, avec des proportions de 1,97 % au cours des années 1885-1888, et de 2,77 % au cours des années 1899-1903 (Segalen, 1988, 431). Une étude récente sur le divorce à Paris et dans ses banlieues établit ce rapport à 5,8 % à Paris au cours des années 1885-1889, puis à 6,4 % au cours des années 1890-1894, et enfin 6,3 % au cours des années 1895-1899 [10].
27Si on considère ces chiffres comme étant fiables, ils signalent que le recours au divorce est légèrement plus fréquent dans les principales villes du territoire algérien que dans les villes de métropole, mais plus rare qu’à Paris.
28Toutefois cette mesure est grossière et ce rapport, mettant en relation les mariages et les divorces enregistrés une même année ne peut pas être considéré comme un taux de divortialité.
Alger, Constantine et Oran, trois villes différentes par leur démographie
29Les trois villes étudiées représentent une part importante de la population « européenne » et « israélite » du territoire algérien. Selon le recensement de 1901, Alger compte 97 400 habitants, Oran 89 253 et Constantine 48 911. À elles trois, elles comptent pour environ un tiers de la population « européenne » et de la population « israélite », qui, toutes deux, sont plus concentrées dans les villes que la population « musulmane », vivant quant à elle en majorité dans les zones rurales. Mais le poids de ces catégories de population est différent dans chacune des trois villes dont les marchés matrimoniaux sont contrastés. En effet la population « européenne » d’Oran compte une forte proportion d’immigrés venus d’Espagne, plus nombreux que les immigrés venus de France métropolitaine. Constantine est, des trois villes, celle au sein de laquelle la population « israélite » est la plus importante (environ 13,6 %), et on n’y trouve que peu d’immigrés italiens ou espagnols. Enfin, Alger compte une population plus composite, avec également une forte minorité « israélite » (9,2 %).
30Regroupant une partie importante de la population, ces trois villes enregistrent également une part importante des mariages et des divorces (tableau 2).
Comparaison entre les trois villes étudiées et l’ensemble de l’Algérie, mariages et divorces enregistrés en 1893
Nbre de mariages | Nbre de divorces | Rapport divorces / mariages | Proportion de mariages dans les trois villes | Proportion de divorces dans les trois villes | |
---|---|---|---|---|---|
Ensemble de l’Algérie | 4431 | 180 | 4,1 % | – | – |
Alger, Oran et Constantine | 1528 | 119 | 7,8 % | 34,4 % | 66,1 % |
Comparaison entre les trois villes étudiées et l’ensemble de l’Algérie, mariages et divorces enregistrés en 1893
31Ainsi, pour l’année 1893, ces trois villes regroupent plus du tiers des mariages du territoire algérien (34,4 %). Mais surtout elles regroupent les deux tiers des divorces (66,1 %). Le rapport entre le nombre de divorces et le nombre de mariages enregistrés cette année est de 7,8 % dans ces trois villes, contre 4,1 % dans l’ensemble du territoire civil algérien. On retrouve ici la même tendance qu’en France métropolitaine : les divorces sont plus fréquents dans les grandes villes que dans les villes plus petites et que dans les zones rurales.
Les couples au moment du mariage : des caractéristiques propres aux futurs divorcés ?
32Bien entendu, dans la rédaction de l’acte de mariage, le jour où l’union est enregistrée à l’état civil, rien ne permet de prédire quelle sera l’issue de la vie du couple. Tous les actes sont identiques dans leur structure, et seules varient les informations personnelles concernant les conjoints, leurs parents et les témoins. Est-il possible cependant d’identifier des caractéristiques propres aux couples qui divorcent ultérieurement, ou du moins une fréquence plus élevée de telle ou telle variable ? Ce sont essentiellement quatre critères qui peuvent être examinés : le pays de naissance des individus, leur activité professionnelle, l’âge au mariage de l’homme et de la femme, et la présence éventuelle d’enfants légitimés lors du mariage.
Des différences importantes selon l’origine géographique des conjoints
33Comme nous l’avons vu plus haut, la population des trois villes étudiées est composite, comprenant des immigrés nés dans divers pays ainsi que des individus nés sur le territoire algérien, qui sont eux-mêmes soit des descendants de colons venus d’Europe, soit des « Israélites ». Aussi est-il intéressant d’examiner la pratique du divorce en fonction de l’origine géographique des conjoints.
34Pour cela il est possible de comparer la distribution de l’ensemble des conjoints mariés et de ceux, parmi eux, qui ont divorcé ultérieurement (tableau). Parmi les migrants, les contrastes sont importants entre ceux qui sont nés en France métropolitaine et ceux qui sont nés en Espagne. Alors que les conjoints, hommes et femmes, nés en France métropolitaine sont légèrement sur-représentés parmi les divorcés, au contraire, les conjoints nés en Espagne recourent rarement au divorce. Peut-être ce comportement peut-il être expliqué par le fait que le divorce n’existe pas en Espagne, tandis que l’emprise de la religion catholique, opposée au divorce, est très présente dans ce pays,
Répartition des hommes et des femmes, mariés et divorcés, selon le territoire de naissance, mariages de 1883 et 1893
Territoire de naissance | Ensemble des hommes mariés | Hommes divorcés seulement | Ensemble des femmes mariées | Femmes divorcées seulement |
---|---|---|---|---|
Algérie | 45,7 % | 56,0 % | 57,8 % | 69,8 % |
Espagne | 15,3 % | 2,6 % | 18,8 % | 6,0 % |
France | 31,2 % | 34,5 % | 17,7 % | 20,7 % |
Italie | 3,7 % | 3,4 % | 3,1 % | 4,0 % |
Autres pays | 4,0 % | 3,4 % | 2,6 % | – |
Ensemble | 100,0 % | 100,0 % | 100,0 % | 100,0 % |
Répartition des hommes et des femmes, mariés et divorcés, selon le territoire de naissance, mariages de 1883 et 1893
35Comme les conjoints venus de France, ceux nés sur le territoire algérien sont sur-représentés parmi ceux qui divorcent ultérieurement. Ce fait est à mettre, parmi eux, au compte de la minorité « israélite » dont les membres recourent plus souvent que les autres au divorce. Habitués de longue date à la pratique de la répudiation de la femme par son mari (Wegner, 1982, 1988 ; Vana, 2019) certains « Israélites » sont réceptifs à cette possibilité légale [11].
36Au final, en fonction de l’origine géographique des conjoints, les couples sont plus ou moins intensément concernés par le divorce. Dans l’échantillon étudié, la proportion de couples divorçant ultérieurement est de 6,8 % parmi ceux formés de deux immigrés nés en France, de 5,7 % parmi ceux formés de deux natifs du territoire algérien, et de seulement 0,4 % parmi ceux formés de deux conjoints nés en Espagne.
Un recours différentiel au divorce selon le milieu socio-professionnel ?
37Les indications professionnelles des femmes étant, comme souvent dans cette source, peu nombreuses et imprécises, l’étude est limitée aux indications concernant les hommes. La structure professionnelle qui apparaît correspond à une société au sein de laquelle toutes les activités et tous les niveaux hiérarchiques sont représentés [12]. Cette société coloniale « européenne » n’est donc pas une société de « nantis » qui se concentrerait dans des activités rémunératrices, voire dans un état de rentier ou de propriétaire.
38Parmi l’ensemble des hommes mariés ce sont les employés non qualifiés qui sont les plus nombreux, avec un quart de l’ensemble. Les artisans et commerçants représentent chacun environ un cinquième du total. Enfin, les hommes occupant un emploi qualifié ou membres de l’armée, de la police et des douanes sont moins nombreux, représentant chacun un dixième des conjoints (tableau 4).
Distribution des hommes selon les activités professionnelles déclarées lors du mariage, mariages de 1883 et 1893
Ensemble des hommes mariés | Ensemble des hommes divorcés | Hommes divorcés « européens » | Hommes divorcés « israélites » | |
---|---|---|---|---|
Agriculture et pêche | 4,9 % | 5,2 % | 6,8 % | – |
Artisanat | 20,2 % | 23,2 % | 19,2 % | 35,7 % |
Ouvriers | 10,0 % | 5,2 % | 6,8 % | – |
Commerce | 18,5 % | 22,4 % | 17,3 % | 39,3 % |
Emplois non qualifiés | 25,1 % | 17,3 % | 15,9 % | 21,4 % |
Emplois qualifiés | 8,7 % | 18,0 % | 22,7 % | 3,6 % |
Armée, police, douanes | 9,7 % | 7,8 % | 10,2 % | – |
Autres et non déclarées | 2,9 % | 0,9 % | 1,1 % | – |
Ensemble | 100,0 % | 100,0 % | 100,0 % | 100,0 % |
Distribution des hommes selon les activités professionnelles déclarées lors du mariage, mariages de 1883 et 1893
39La comparaison avec l’ensemble des hommes divorcés ne révèle pas de différence importante. Parmi les employés, ceux qui occupent un emploi qualifié semblent un peu plus souvent recourir au divorce, tandis que ceux qui occupent un emploi non qualifié semblent avoir le comportement inverse [13]. Les artisans et les commerçants sont un peu sur-représentés parmi les divorcés, tandis que les ouvriers semblent moins sujets à ce comportement. Mais les écarts sont bien faibles.
40Par contre, ces données mettent en évidence une différence de structure professionnelles entre « Européens » et « Israélites ». Parmi les divorcés, ceux-ci sont concentrés dans trois activités : l’artisanat, notamment avec de nombreux cordonniers, le commerce, souvent de niveau modeste semble-t-il [14], et les emplois non qualifiés. Mais ce même constat s’applique de fait à l’ensemble des hommes « israélites », divorcés ou non. Les divorcés « européens » quant à eux, majoritaires parmi les divorcés, présentent les mêmes caractéristiques que l’ensemble des divorcés, avec une sur-représentation des emplois qualifiés.
41Au terme de cet examen des activités professionnelles déclarées lors du mariage, ce dernier point est le seul qui peut indiquer une différence de recours au divorce : les plus qualifiés seraient les plus enclins à divorcer un jour [15].
De futurs divorcés souvent mariés jeunes
42L’étude de l’âge moyen au mariage montre un âge relativement élevé pour les hommes, à peu près dans la norme urbaine française de l’époque : 30,4 ans pour les hommes nés en Europe, et 25,2 ans pour les femmes de même origine [16]. L’étude des mariages dans les villes du territoire algérien avait montré que les natifs de France se mariaient en général pour la première fois plus tard que ceux nés en Espagne ou en Italie : 30 ans pour les premiers, contre respectivement 29 ans et 27,2 ans pour les autres (Brunet et Kateb, 2018, 177-178). Les conjoints définis comme « israélites » se marient en moyenne un peu plus tôt : 29,6 ans pour les hommes, et 22,5 ans pour les femmes [17]. De ce fait, l’écart moyen d’âge entre les conjoints est plus élevé parmi les couples « israélites » (7,1 ans) que parmi les couples « européens » (5,4 ans).
43Les conjoints qui divorcent ultérieurement se sont globalement mariés plus tôt que les autres (tableau 5). Parmi les hommes cet écart est modéré parmi les immigrés venus d’Europe (1,4 an en moyenne), plus net parmi les « israélites » (3,4 ans). Parmi les femmes, l’écart est assez faible parmi les « Israélites » (0,6 an), mais nettement plus important parmi les femmes venues d’Europe (3,3 ans). Ainsi il apparaît que l’âge au mariage des femmes qui divorcent ultérieurement est bas, 21,9 ans seulement, quelle que soit l’origine géographique. L’âge précoce au mariage de la femme apparaît comme un élément potentiel de fragilité des couples, en particulier pour les femmes venues du continent européen [18]. Par exemple, parmi les 14 femmes venues d’Europe mariées à l’âge de 15 ans, 5 divorcent ultérieurement. La proportion de « futures divorcées » parmi les femmes d’origine européenne mariées à l’âge de 16 ans est moins élevée, mais tout de même de 7 sur 62, soit nettement plus que sur l’ensemble des femmes de même origine.
Âge moyen au mariage selon le sexe et l’issue du mariage, « Européens » et « Israélites », mariages de 1883, 1893 et 1903
Hommes « européens » | Femmes« européennes » | Hommes « israélites » | Femmes« israélites » | |
---|---|---|---|---|
Ensemble des couples mariés | 30,4 | 25,2 | 29,6 | 22,5 |
Couples divorcés uniquement | 29,0 | 21,9 | 26,2 | 21,9 |
Âge moyen au mariage selon le sexe et l’issue du mariage, « Européens » et « Israélites », mariages de 1883, 1893 et 1903
44Un autre signe d’une éventuelle différence initiale entre les couples qui divorcent ultérieurement et l’ensemble des couples peut être recherché dans l’écart d’âge entre les conjoints lors du mariage. Parmi l’ensemble des couples mariés, l’homme est plus âgé que son épouse dans 83,0 % des cas, et la situation est identique parmi les couples amenés à divorcer (82,8 %). L’écart moyen d’âge entre conjoints dans l’ensemble des couples est de 5,7 ans, et de 5,6 dans les couples qui divorcent ultérieurement, soit un écart minime. Cet écart est légèrement plus important parmi les couples « israélites » que parmi les couples « européens », 6,0 ans contre 5,7 ans.
45Par contre, une différence sensible de cet indicateur apparaît, au sein des couples qui divorcent, entre les deux catégories définies. Les couples « européens » qui divorcent présentent un écart de 6,1 ans entre les conjoints, soit à peine plus que dans l’ensemble des couples. Les couples « israélites » qui divorcent ultérieurement présentent pour leur part un écart de 4,0 ans seulement. Cet écart réduit provient essentiellement du fait que la femme est plus âgée que son époux dans un tiers de ces couples « israélites » (35,7 %), alors que ce n’est le cas que dans un dixième (11,4 %) des couples « européens » [19]. Peut-être ce fait constitue-t-il un signe de fragilité de l’union au sein des couples « israélites » : un homme marié plus jeune que la moyenne, avec une épouse qui est plus souvent plus âgée que lui, situation qui ne correspond pas au cas général [20].
Peu de couples divorcés avaient légitimé un enfant lors du mariage
46Le lien entre la présence d’enfants nés avant le mariage et légitimés par celui-ci et le recours au divorce a été discuté dans quelques études portant sur le xixe siècle (Matthijs et al., 2008). La légitimation d’enfants par mariage étant un fait aussi fréquent sur le territoire algérien que dans les villes de métropole, environ 10 % des couples mariés à Alger à la fin du xixe siècle légitiment au moins un enfant (Brunet, 2014, 105-106), Cette hypothèse a été testée pour les couples mariés dans les trois principales villes du territoire algérien. De fait sur les 115 couples mariés en 1883 et 1893 qui divorcent ultérieurement, seulement deux avaient légitimé au moins un enfant né auparavant. Tous deux se révèlent correspondre à des situations tout à fait particulières.
47Messaoud Cabessa, « Israélite », est instituteur et âgé de 33 ans lorsqu’il se marie en 1893. Il épouse Maria Carmen Sanchez, alors âgée de 23 ans, née à Oran mais issue d’une famille originaire de la province de Murcie en Espagne. Ce couple est donc un des rares à franchir la barrière religieuse, et en outre il présente un écart d’âge entre les conjoints plus élevé que la moyenne. Il légitime deux enfants nés à Oran en 1889 et 1890, c’est à dire déjà âgés de 4 ans et de 2 ans lors du mariage. Le couple divorce au bout de 7 années de vie conjugale.
48Le second couple légitimant est celui formé de Louis Relin et de Joséphine Ruiz, mariés en 1883 à Constantine. L’homme, né dans les Vosges est alors âgé de 33 ans. Il travaille comme horloger et ses deux parents sont décédés en France métropolitaine. Son épouse, qui est alors âgée de 29 ans, est née en Espagne, dans un village de la province d’Alicante, et se déclare sans profession. Elle était elle-même née de père inconnu, et sa mère, qui résidait à Philippeville, était consentante mais n’avait pas fait le déplacement pour le mariage [21]. Ce couple « croisé », pour reprendre le terme des auteurs du xixe siècle, légitime un enfant né en 1877 à Philippeville, sur la côte méditerranéenne à une centaine de kilomètres au nord de Constantine. Toujours est-il que le tribunal civil de Nîmes, dans le Gard, prononce le divorce du couple quatre ans après le mariage.
49Ces deux cas, hors normes pour des raisons différentes, ne permettent en aucun cas de conclure à un effet de la naissance d’enfants avant le mariage sur le recours ultérieur au divorce dans le cas de cette société coloniale. Ils illustrent la diversité des situations conjugales au sein des couples qui sont amenés à divorcer.
50L’ensemble des observations sur les couples lors de leur formation ne constitue cependant que des indications fragiles, rien ne permettant de caractériser fermement des différences entre les couples amenés à divorcer ultérieurement et les autres au moment du mariage. Le seul point acquis est le fait que, parmi les couples « européens », les immigrés nés en Espagne divorcent très rarement, bien moins souvent que les autres immigrés venus des autres pays du continent. Les couples « israélites » présentent par ailleurs des caractéristiques d’âge et d’écart d’âge entre conjoints qui les distinguent des autres couples. Ceci étant, est-il possible d’identifier dans le déroulement de la vie des couples après le mariage des éléments annonciateurs d’une rupture ? Et, pour commencer, quelle est la fréquence précise du divorce parmi les couples formés dans ces trois villes au sein des trois cohortes étudiées ? Pour apporter des éléments de réponse à ces questions une approche longitudinale va être tentée dans le paragraphe suivant.
La vie des couples entre le mariage et le divorce
51Le suivi du déroulement de la vie des couples est extrêmement difficile, en particulier sur le territoire algérien, en raison de la perte de certains documents et de la mobilité géographique entre ces départements du sud de la Méditerranée et la métropole. Cependant, les dépouillements réalisés permettent de préciser la fréquence du divorce au sein des cohortes de mariage étudiées et d’établir quelques caractéristiques des couples qui sont rompus, plus ou moins rapidement, par un divorce.
Une fréquence assez élevée du divorce
52Parmi les 4 217 actes de mariage enregistrés à Alger, Constantine et Oran au sein des trois cohortes étudiées on relève 234 mentions marginales signalant le divorce du couple. Ce sont donc, au minimum, 5,5 % des couples de l’échantillon qui divorcent. Il est possible toutefois qu’une partie des divorces prononcés ne soit pas transcrite sur les registres de mariages du territoire algérien. Pour la France métropolitaine S. Ledermann estimait que, pour diverses raisons, environ 10 % des transcriptions n’étaient pas réalisées (Ledermann, 1948, 319). Peut-être cette proportion pourrait-elle être légèrement plus élevée sur ce territoire séparé de la métropole par la Méditerranée. En prenant en considération l’évaluation de S. Ledermann la fréquence du divorce monterait à environ 6,1 %.
53De nouveau on observe des différences entre les trois villes. Sur l’ensemble des trois cohortes le divorce apparaît un peu plus fréquent à Constantine (6,1 %) qu’à Alger (5,7 %) et Oran (5,0 %). A priori ce résultat est relativement surprenant dans la mesure où, comme nous l’avons vu, Constantine est la moins peuplée des trois villes. C’est donc dans un autre paramètre que l’effectif de la population qu’il faut chercher une explication, et par exemple dans la proportion des « Israélites » au sein de la population.
54En effet, les données collectées confirment que la population « israélite » recourt au divorce plus fréquemment que la population « européenne » (tableau 6). Globalement les « Israélites » ne représentent que 9,8 % de la population des trois villes, mais ils correspondent à près d’un quart des divorces (24,8 %).
Nombre de divorces parmi les « Européens » et les « Israélites », couples mariés en 1883, 1893 et 1903
Nombre de divorces parmi les couples « européens » | Nombre de divorces parmi les couples « israélites » | Proportion de couples « israélites »parmi les divorces | Proportion d’« Israélites » parmi la population recensée | |
---|---|---|---|---|
Alger | 67 | 23 | 25,6 % | 9,2 % |
Constantine | 44 | 19 | 30,1 % | 13,6 % |
Oran | 65 | 16 | 19,8 % | 10,0 % |
Ensemble | 176 | 58 | 24,8 % | 9,8 % |
Nombre de divorces parmi les « Européens » et les « Israélites », couples mariés en 1883, 1893 et 1903
55Constantine est la ville au sein de laquelle la population « israélite » est proportionnellement la plus nombreuse (13,6 %), mais les couples « israélites » représentent 30 % des divorces de cette ville (19 contre 44 parmi les « Européens »).
Des durées de vie de couple souvent brèves
56Les sources fournissant la date à laquelle le jugement de divorce a été prononcé, il est possible d’établir une durée de vie des couples. Toutefois, la procédure aboutissant au divorce peut être longue, et la durée calculée ici correspond à un maximum. Il est possible, voire probable, que de nombreux couples aient cessé la vie commune avant que le jugement soit prononcé.
57Près du quart (23 %) des couples qui divorcent le font dans les cinq ans qui suivent le mariage (tableau 7). Au dixième anniversaire du mariage la majorité (53,6 %) des couples qui divorcent l’ont déjà fait, et ainsi la durée médiane de vie des couples divorcés s’établit à 8,3 ans. La durée moyenne des mariages avant divorce s’établit à 10,7 ans [22].
Distribution (en pourcentages) des unions selon le délai entre le mariage et le divorce, comparaison « Européens » et « Israélites », mariages de 1883, 1893 et 1903

Distribution (en pourcentages) des unions selon le délai entre le mariage et le divorce, comparaison « Européens » et « Israélites », mariages de 1883, 1893 et 1903
58On peut observer des différences notables entre les couples « européens » et les couples « israélites ». Les mariages de durée brève (5-9 ans) et surtout les mariages de durée très brève (0-4 ans) sont proportionnellement plus nombreux parmi les couples « israélites » que parmi les couples « européens » (28,1 % vs 21,9 %). De ce fait la durée médiane de vie des couples « israélites » divorcés est de 6,9 ans seulement, contre 9,3 ans pour les couples « européens ».
59On peut examiner quelques cas de divorces extrêmement précoces dans ces deux groupes de couples, en particulier ceux, au nombre de cinq, survenus moins d’un an après le mariage. Étant donné la longueur de la procédure, cela signifie que la mésentente s’est établie dans le couple dès les premières semaines ou les premiers mois du mariage, voire dès avant le mariage.
60Le divorce le plus précoce est celui du couple Bussière-Raybaud marié à Oran le 16 mai 1903 et rompu par jugement rendu le 23 novembre de la même année par le tribunal civil de première instance d’Oran. Pourtant le couple ne présentait pas de signe distinctif lors du mariage : l’homme, conducteur au chemin de fer et âgé de 29 ans, et la femme, sans profession et âgée de 28 ans, étaient tous deux nés à Oran de parents venus de France métropolitaine. Un contrat de mariage avait été fait par les époux deux jours avant le mariage.
61Le mariage du couple Pechauzet-Etienne, célébré à Alger en 1903, a quant à lui duré 11 mois. On retrouve dans ce cas des âges au mariage bien inférieurs à la moyenne, l’époux étant âgé de 23 ans et l’épouse de 17 ans seulement.
62Mariage précoce également, que celui d’Angeline Sintès, mariée en 1893 à moins de 18 ans à Constantine, où elle était née en 1875. Son époux, Antoine Despréaux, venait du département de la Loire et était âgé de 26 ans, soit pratiquement 10 ans de plus. Le mariage a duré 4 ans, avant d’être rompu par jugement du Tribunal civil de Constantine.
63A contrario, certaines ruptures surviennent, ou du moins sont officialisées, nettement plus tardivement. Le divorce a-t-il alors la même signification ?
64Ainsi Jean-Marie Nicolleau et Louise Fabre, s’étaient mariés à Oran en 1893, alors qu’ils avaient le même âge que les conjoints du couple précédent : 26 ans pour l’homme et 16 ans pour la femme. Mais leur couple a duré jusqu’en 1925, soit 32 ans. Un faible âge au mariage est donc loin d’entraîner systématiquement un recours rapide au divorce.
65Quant à Nathan Dahan et Esther Teboul, « israélites » mariés à Oran en 1893, ils divorcent dans cette même ville après 12 ans de mariage. Dans ce cas particulier la femme, âgée de 25,5 ans lors du mariage, soit un âge plus élevé que la moyenne des femmes « israélites », avait 4,5 ans de plus que son conjoint, marié lui bien plus jeune que la moyenne.
66Au-delà des cas particuliers, la minorité « israélite » au sein de cette société coloniale tend donc globalement à avoir plus souvent recours au divorce que la majorité « européenne », et le divorce intervient plus tôt dans la vie de ces couples.
Une chronologie étalée des divorces
67Du fait de l’observation de trois cohortes distantes de 10 ans l’une de l’autre et de la distribution très étalée de la durée des mariages, les divorces surviennent à des dates elles-mêmes très différentes les unes des autres. Alors que le jugement de divorce le plus précoce est prononcé en 1884, pour un couple formé en 1883, le plus tardif est prononcé en 1934, un demi-siècle plus tard, pour un couple marié en 1903.
68La figure 1 témoigne de cet étalement dans le temps des jugements de divorce. Ceux correspondant à la cohorte de mariages de 1883 s’étalent jusqu’aux années 1920, ceux de la cohorte 1893 jusqu’au début des années 1930, et ceux de la cohorte 1903 jusqu’en 1934.
Distribution des divorces selon la cohorte de mariage et la période de prononciation du jugement de divorce, mariages de 1883, 1893 et 1903

Distribution des divorces selon la cohorte de mariage et la période de prononciation du jugement de divorce, mariages de 1883, 1893 et 1903
69La figure 1 montre également que les divorces sont de plus en plus nombreux d’une cohorte à l’autre, ce qui est à relativiser car le nombre de mariages augmente également et la proportion de mariages rompus par divorce ne croît que légèrement, ainsi que nous l’avons vu plus haut. Enfin on peut voir sur ce graphique que le nombre de divorces connaît son maximum dans la décennie qui suit le mariage, soit au cours de la période 1884-1893 pour les mariages de la cohorte 1883, au cours de la période 1894-1903 pour ceux de la cohorte 1893, et au cours de la période 1904-1913 pour ceux de la cohorte 1903. Il y a donc un double phénomène d’étalement des divorces dans le temps, mais en même temps de concentration de ceux-ci dans la décennie qui suit le mariage.
70De ce fait, l’âge des divorcés lors du jugement est également très étalé. S’il existait une relative concentration des âges au mariage, cela ne se retrouve pas lors du divorce, d’autant que, comme nous l’avons vu plus haut, les femmes mariées très jeunes ont tendance à divorcer plus rapidement que les autres.
71Ainsi les vies d’Anne-Marie Malonda et de Thérèse Schiano, toutes deux mariées à Alger en 1883, n’ont guère en commun que le fait que leurs unions se soient soldées par un divorce. La première, Anne-Marie Malonda, née dans un petit village de la province d’Alicante [23], était âgée de 23 ans lors de son mariage. Son mari, alors âgé de 21 ans, était né à Alger. Le divorce du couple est prononcé par le tribunal de première instance d’Alger seulement trois ans plus tard. Anne-Marie est alors une jeune femme qui ne semble pas avoir donné naissance à des enfants, aucun acte de cette nature n’ayant été retrouvé dans le registre de naissance d’Alger entre 1883 et 1888.
72La seconde, immigrée d’origine italienne, née à Procida [24] à proximité de Naples et ayant épousé un marin né au même endroit, vit en couple pendant 30 ans, avant de divorcer à Alger en 1914. Le couple a donné naissance à au moins 3 enfants nés à Alger en 1884, 1892 et 1894. Lors du divorce Thérèse est alors âgée de 54 ans et le couple a élevé des enfants dont les aînés sont déjà majeurs.
Des couples peu mobiles mais des itinéraires parfois inattendus
73La comparaison entre le lieu de mariage et le siège du tribunal qui prononce le divorce permet de percevoir, dans une certaine mesure, la mobilité géographique des couples dont la vie s’achève par un divorce. Toutefois, rien ne permet de savoir quand le déplacement a eu lieu, s’il s’est agi du seul déplacement, ni même si les deux conjoints résident encore ensemble lors du jugement. Les observations qui suivent doivent donc être prises comme de simples indications. La faiblesse de l’effectif interdit de croiser cette mobilité avec la durée du mariage, mais on peut supposer que les couples les plus durables ont eu une probabilité plus élevée de se déplacer.
74Pour la grande majorité des couples (85,9 %) c’est un tribunal du territoire algérien qui prononce le divorce, et il n’existe pas de différence entre les couples « européens » (85,7 %) et les couples « israélites » (86,4 %). C’est donc une minorité des couples divorcés qui quittent le territoire algérien au cours de leur existence. Sans surprise, quand un couple quitte le territoire algérien, la destination principale est la France métropolitaine : 14 villes sont mentionnées, avec la présence notamment de Paris, Marseille et Lyon. D’autres villes importantes, comme Nîmes, Reims ou Lille, sont citées, de même que des villes de moindre importance, comme Rochefort (Charente-Maritime), Bagnères de Bigorre (Hautes-Pyrénées) ou Briey (Meurthe-et-Moselle) [25]. Quelquefois il s’agit d’un retour au lieu d’origine familiale d’un conjoint, mais cela n’est pas toujours le cas. Par contre aucun élément ne permet de savoir pourquoi un couple « israélite », dont les ascendants avaient vécu en Afrique du nord depuis des générations, a décidé de s’installer à Lille, par exemple [26].
75Enfin, pour 7 couples « européens » le territoire algérien semble avoir été une étape entre deux migrations. Pour 6 d’entre eux, le divorce est prononcé ailleurs en Afrique du nord (Tunis [27] et Casablanca), mais un a poursuivi sa trajectoire jusqu’au Tonkin, le divorce étant prononcé par le tribunal civil d’Hanoï [28].
Des couples féconds ?
76La recherche de la naissance d’enfants au sein des couples qui divorcent ultérieurement est extrêmement difficile, notamment par le fait que certains registres de naissances du territoire algérien ont disparu. En outre, la base de données mise en ligne par les Archives Nationales de l’Outremer ne permet une recherche nominative que pour les actes enregistrés avant 1904. L’observation de la descendance de la cohorte 1903 est donc impossible, et celle de la cohorte 1893 limitée à la première décennie. En outre, comme nous l’avons vu ci-dessus, il existe une certaine mobilité géographique entre les départements algériens et la métropole, ce qui rend illusoire la recherche d’enfants nés sur le territoire métropolitain français, a fortiori en Espagne ou en Italie. Enfin, les immigrés venus d’Europe ont souvent introduit à plusieurs reprises un même patronyme, et de ce fait les cas d’homonymie sont nombreux.
77Étant donné ces circonstances peu favorables, la recherche de la descendance a été limitée aux couples « israélites » formés en 1883 et ayant divorcé ultérieurement. Et encore les résultats sont-ils fragiles, le fait qu’aucune naissance n’a été identifiée pouvant aussi bien résulter de la perte d’un registre de naissances que de la mobilité géographique du couple, ou de sa stérilité volontaire ou biologique.
78À titre d’exemple, huit couples « israélites » formés en 1883-1884 permettront d’illustrer la diversité des cas. Des enfants ont pu être identifiés pour trois de ces couples. Ainsi, Chemaoun Atllan et Beïa Deddouche, mariés à Constantine en 1884, donnent naissance à au moins quatre enfants, nés dans cette ville en 1886, 1888, 1892 et 1894. Messaoud Abécacis et Mounina Dahan mariés à Oran en 1883, donnent naissance à au moins trois enfants nés dans cette ville en 1885, 1887 et 1889. A contrario, pour trois couples aucun enfant n’a pu être identifié. Enfin, la recherche a été abandonnée pour deux couples dont les patronymes sont très fréquents et les naissances très nombreuses, avec des cas d’homonymie.
79La naissance d’enfants dans le couple renforce-t-il celui-ci ou le fragilise-t-il ? La stérilité est-elle un facteur de fragilité du couple, notamment pour les couples « israélites [29] » ? Ces données ne permettent en aucun cas de conclure, tout au plus permettent-elles de percevoir que chaque vie de couple présente ses propres caractéristiques et que la décision, un jour, de divorcer a sans doute des causes multiples et complexes, parfois propres aux individus.
… Et après le divorce ?
80Il serait bien entendu intéressant de poursuivre l’observation de ces couples au-delà du divorce, et d’aborder la question du remariage des divorcés. Dans le cas particulier étudié ici les conditions d’observations sont défavorables. Il est nécessaire non seulement que remariage il y ait, ce qui implique la survie des conjoints et la volonté et la possibilité de se remarier, mais encore que le remariage se produise avant 1904 (fin de l’indexation nominative des registres d’état civil par les ANOM). Ceci exclut les couples mariés peu avant 1904 et les couples mariés plus tôt mais ayant duré longtemps. En outre, il faut que le remariage ait lieu sur le territoire algérien, ce qui est loin d’être assuré, notamment pour les immigrés européens et pour les couples ayant divorcé en métropole ou en Tunisie. Enfin, il faut compter avec la perte de certains registres d’état civil du territoire algérien.
81En dépit de ces réserves, l’observation a été tentée pour les couples mariés en 1883 [30], dont les membres ont plus de probabilité de se remarier avant 1904. Pour ces 46 couples mariés et divorcés, le remariage de 18 individus, 7 hommes et 11 femmes, a été retrouvé avec certitude [31]. S’il est impossible d’établir une proportion précise de remariages, on peut affirmer qu’au moins une femme divorcée sur quatre se remarie [32].
82Le remariage survient souvent assez rapidement après le divorce. Sur les sept hommes, deux se remarient dans l’année, et trois laissent passer moins de deux ans. Sur les onze femmes quatre laissent passer un an, et trois deux ans seulement. A contrario un homme attend neuf ans et une femme dix ans avant de se remarier.
83Parmi les sept hommes, quatre se remarient avec une femme célibataire, deux avec une veuve (époux décédés depuis 1 et 2 ans) et un avec une divorcée (divorce prononcé 8 ans auparavant). Les écarts d’âge au sein des nouveaux couples sont parfois importants, et dans deux couples celui-ci est respectivement de 15 et de 22 ans. Il s’agit d’hommes quadragénaires épousant des célibataires nettement plus jeunes qu’eux. Le cas extrême est celui de Sadia Cohen, né en 1857, marié une première fois en 1883, divorcé en 1894, et remarié en 1896 avec une femme âgée de 17 ans seulement.
84Parmi les onze femmes, presque toutes (9) épousent des hommes célibataires, une seule un divorcé (divorce prononcé 5 ans auparavant) et une autre un homme veuf depuis 5 ans. Dans la majorité des cas (6 sur 11) l’homme est plus âgé que son épouse au sein de la nouvelle union, ces écarts variant de 2 à 19 ans. On observe tout de même quatre nouvelles unions dans lesquelles l’épouse est plus âgée que son second mari. Cet écart varie de 1 à 8 ans. L’écart de huit ans, hors norme, concerne Marie Françoise Angéli, née en 1856, mariée une première fois en 1884, divorcée en 1892, et remariée en 1898 avec un homme célibataire né en 1864 [33].
85Signalons enfin le cas de deux femmes qui, remariées après un premier divorce, divorcent une seconde fois. Caroline Trouin, née en 1863 et mariée une première fois en 1883, divorce en 1892 après huit ans de mariage et la naissance d’une fille en 1884. Remariée en 1897, elle divorce une seconde fois en 1900 après seulement trois ans de mariage. Marie Louise Scotti, née en 1865, mariée en 1883 et divorcée en 1893, se remarie en 1895 et divorce de nouveau en 1903. Aucune naissance d’enfant issue de ces deux couples successifs n’a été retrouvée.
86Ces quelques éléments confirment que la piste d’étude concernant le remariage des divorcés serait très intéressante à suivre, mais extrêmement difficile à réaliser de manière sérielle. Prendre en considération la durée entre le divorce et le remariage, la durée de l’union précédente, la naissance éventuelle d’enfants, l’âge et l’état matrimonial du second époux, fait que chaque parcours se différencie des autres et met en évidence l’absence de « modèle ». Peut-être les écarts d’âge entre époux dans les secondes unions, « post-divorce », sont-ils plus importants que dans les premières unions, et peut-être la femme est-elle plus souvent plus âgée que son époux, mais pour aller plus loin il faudrait disposer de données plus nombreuses, et la représentativité des quelques cas présentés ici est loin d’être assurée.
Conclusion
87Les premiers éléments sur le divorce des « Européens » et des « Israélites » d’Algérie qui ont pu être réunis pour cet article établissent que le divorce reste relativement rare sur ce territoire dans les décennies qui suivent le vote de la loi Naquet en 1884. Le rapport entre le nombre de mariages d’une année et le nombre de divorces enregistrés cette même année, mesure grossière mais permettant des comparaisons avec la métropole, montre une fréquence du même ordre dans ces trois villes et dans les principales villes de France métropolitaine. L’approche longitudinale, avec le suivi de la vie des couples, montre que le divorce survient souvent assez rapidement après le mariage, avec une durée médiane de vie des couples divorcés inférieurs à dix ans. Certains facteurs, et notamment la précocité du mariage pour certaines femmes, apparaissent comme un risque de fragilité des couples. Une comparaison entre couples « européens » et couples « israélites » établit que ces derniers recourent un peu plus fréquemment au divorce, et que celui-ci survient en général plus rapidement (durée médiane de vie des couples à peine supérieure à six ans). A-t-il existé, comme le redoutaient certains auteurs de la fin du xixe siècle, un effet d’entraînement, les « Européens » tendant à adopter le modèle de la répudiation telle que pratiquée par les « Israélites » d’Afrique du Nord [34] ? Rien ne permet de l’affirmer, et le relativement haut niveau du divorce parmi les « Européens » mariés en Algérie peut aussi provenir du contexte d’une société en construction et d’un moindre encadrement familial du fait de la relative coupure entre les jeunes couples et leurs parents parfois restés sur le continent européen.
88Le fait que les jugements de divorce ne soient pas disponibles laisse sans réponse des questions fondamentales, telles que le motif invoqué dans la procédure de divorce, ainsi que l’identité du conjoint à l’initiative de la demande, l’homme ou la femme. De fait, on trouve au fil des pages des registres de mariages quelques jugements de divorce retranscrits là pour une raison inconnue [35]. Par exemple, dans le registre de mariages de Constantine de l’année 1894 on trouve la transcription du jugement de divorce émis en juin 1893 par le tribunal civil de première instance de cette ville. On apprend ainsi que Thomas Martino et Marie Angéli, qui s’étaient mariés à Constantine en février 1884, divorcent « au profit de la demanderesse » et que les enfants du couple « resteront à la charge de la mère ». Le motif mis en avant par celle-ci n’est pas rappelé dans la transcription du jugement. La recherche de la descendance de ce couple révèle la naissance d’au moins quatre enfants, nés à Constantine, respectivement en 1884, 1887, 1889 et 1891. Elle nous apprend également que Marie Angéli était enceinte lors de son mariage, son premier enfant naissant seulement six mois plus tard. Voici donc un autre paramètre qui serait à prendre en compte dans la destinée des couples, et notamment de ceux qui divorcent ultérieurement. Un mariage précipité ou consenti pour cause de grossesse est-il plus fragile ? L’histoire des couples divorcés est, à n’en pas douter, compliquée à saisir dans son intégralité, et il faut se garder de tout déterminisme. Au-delà des quelques tendances générales soulignées dans cet article, chaque divorce peut, en croisant les nombreuses variables, dont certaines nous restent inaccessibles, constituer un cas particulier.
Notes
-
[1]
Pour la ville de Constantine, dans laquelle les mariages sont moins nombreux, l’étude porte sur les années 1883-1884, 1893-1894 et 1903-1904.
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[2]
Il s’agit des catégories définies par l’administration française du xixe siècle, utilisées ici avec recul critique car elles résultent d’une construction par cette administration. Aussi, tout au long de l’article, ces appellations seront-elles mises entre guillemets et feront-elles l’objet d’une discussion.
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[3]
Par exemple tout adultère commis par la femme est une cause de divorce, tandis que seul l’adultère commis par l’homme au domicile conjugal est pris en considération. Un homme peut utiliser la correspondance de son épouse pour établir l’adultère, la réciproque n’est pas vraie. Cette loi permet toutefois à la femme de prendre l’initiative en vue d’obtenir le divorce.
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[5]
Les documents judiciaires n’ont pas, à ma connaissance, été rapatriés. Ceux qui n’ont pas été perdus ou détruits doivent toujours se trouver en Algérie. Rappelons que, au cours de la période étudiée, le territoire algérien est divisé en différentes zones. D’une part, les trois départements d’Alger, d’Oran et de Constantine, situés au nord, relèvent des mêmes règles administratives et juridiques que ceux de métropole. D’autre part, les territoires situés plus au sud, restent alors sous autorité militaire.
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[6]
Toutefois, cette naturalisation collective ne concernait que les « Israélites » vivant en territoire civil, excluant ceux qui vivaient en territoire militaire, par exemple ceux installés dans le sud du pays, hors des départements d’Alger, d’Oran et de Constantine (Stein, 2014).
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[7]
En Espagne, la première loi sur le divorce a été mise en place par la République en 1931/1932 et a été révoquée par le régime franquiste en 1939. Ce n’est qu’en 1981, après la chute de ce régime, que le divorce a de nouveau été rendu légalement possible. En Italie, le Code civil promulgué après l’unification et la désignation de Rome comme capitale nationale, excluait toute possibilité de divorce. Ce n’est qu’en 1970 qu’une loi a rendu possible le divorce (Ondei, 1972).
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[8]
Cette similitude formelle recouvre de fait une volonté politique d’intégration mais aussi de domination du territoire algérien (Kateb, 2001). La collection de la SGA, dont des volumes sont présents dans différentes bibliothèques parisiennes, n’est malheureusement pas entièrement numérisée. Seuls quelques volumes sont accessibles sur le site de la Bibliothèque Nationale de France (https://gallica.bnf.fr).
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[9]
Cette différence provient du fait que certaines statistiques sont élaborées dans l’urgence, parfois avant la réception et la vérification de toutes les informations. Ce sont ainsi parfois des chiffres provisoires qui sont publiés.
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[10]
Données établies par Brée et Gourdon dans le présent volume.
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[11]
Ces couples « israélites », mariés civilement et également très probablement religieusement, font donc la démarche de rompre civilement le mariage. Peut-être faut-il y voir un signe d’acceptation des lois de la République et d’intégration dans la société coloniale. Sur l’adaptation progressive des règles « israélites » d’Algérie au Code civil français, (Sarkis, 2010).
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[12]
Pour la construction des catégories socio-professionnelles (Brunet et Kateb, 2018, 365-367).
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[13]
Cette observation est compatible avec une analyse, portant sur les mariages à La Haye au xixe siècle, dans un contexte social bien différent (Van Poppel, 1997). Malheureusement peu de publications présentent des données de cette nature, limitant les possibilités de comparaison pertinente.
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[14]
Par exemple colporteur.
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[15]
Les conjoints espagnols sont également concentrés dans les activités les moins qualifiées et les moins rémunératrices. Ceci peut contribuer, au-delà du poids de la tradition religieuse, au faible recours au divorce des immigrés venus d’Espagne.
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[16]
La présence de quelques veufs et veuves augmente cet âge moyen au mariage donné ici, qui n’est pas un âge au premier mariage. Ces veufs et veuves sont trop peu nombreux pour être étudiés à part. Au cours des dernières décennies du xixe siècle, en France métropolitaine, l’âge moyen au premier mariage et de l’ordre de 28 ans pour les hommes et de 24 ans pour les femmes, mais ces moyennes incluent les régions rurales dans lesquelles le mariage est souvent plus précoce que dans les villes (Segalen, 1988, 427).
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[17]
Au cours de la période 1870-1889, près de la moitié des femmes célibataires « israélites » qui se marient sont âgées de moins de 20 ans. L’âge moyen au premier mariage est alors de 20,9 ans pour les femmes et 26,3 ans pour les hommes (Kateb et Brunet, 2018, 11-13).
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[18]
Peu d’études sur le divorce au xixe siècle évoquent un lien entre âge précoce au mariage et divorce, ce qui limite les possibilités de comparaison. C’est toutefois le cas de celle menée en Flandres, dans un contexte social certes bien différent, qui montre un possible rôle de l’âge précoce au mariage de la femme dans le recours au divorce (Matthijs et al., 2008).
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[19]
Peut-être le fait que les couples dans lesquels la femme est plus âgée que son mari recourent un peu plus fréquemment au divorce que les autres pourrait-il apparaître comme contradictoire avec le fait que les femmes mariées précocement divorcent également plus fréquemment que les autres, comme signalé plus haut. À mes yeux il ne s’agit pas d’une contradiction mais de deux réalités correspondant à des catégories différentes de couples, toutes deux plus fragiles que la moyenne pour des raisons différentes.
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[20]
Sans doute serait-il pertinent de connaître les raisons de ces mariages qui s’éloignent de la norme : alliances arrangées pour des raisons économiques (dot, commerce, union entre apparentés …) ? Les sources ne nous permettent pas une analyse aussi approfondie.
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[21]
Philippeville se trouve sur la côte méditerranéenne, à une centaine de kilomètres au nord de Constantine. C’était un important port de pêche et une porte d’entrée sur le territoire algérien pour de nombreux migrants venant d’Italie. Très peu d’Espagnols vivaient dans cette ville orientale du territoire algérien. Depuis l’indépendance de la République algérienne, la ville porte le nom de Skikda.
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[22]
En 1903, la durée moyenne des mariages avant divorce en France métropolitaine était de 11 ans et 6 mois (Statistique annuelle du mouvement de la population, 1904, XVIII). Entre 1890 et 1913 cette durée moyenne est de l’ordre de 11 ans dans le département de la Seine, et de 12 ans dans les autres régions urbaines de métropole (Brée et Gourdon, 2020). Le divorce dans ces trois villes du territoire algérien semble donc survenir un peu plus précocement.
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[23]
Cette province est connue pour avoir fourni la majorité des Espagnols immigrés en Algérie entre les années 1850 et 1890 (Jordi, 1986, 84 ; Brunet et Kateb, 2018, 61-64).
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[24]
L’immigration en provenance de Procida et de l’île voisine d’Ischia a a été très importante sur le territoire algérien, fournissant de nombreux marins et pêcheurs (Brunet et Kateb, 2018, 64-67).
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[25]
Le divorce est prononcé en 1910 par le Tribunal civil de Briey. Jean Aubert, marié en 1883 à Alger avec Joséphine Dassonville, était né en Meurthe-et-Moselle et ses parents y résidaient lors de son mariage. Il s’agit bien là d’un retour au lieu d’origine familial. Dans ce cas particulier le territoire algérien n’a été qu’un lieu de passage, peut-être involontaire, pour cet homme qui était sergent à l’état-major du recrutement à Alger. Il n’en va pas de même pour son épouse qui était née à Mustapha (banlieue d’Alger) et dont les parents habitaient à Alger lors de son mariage.
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[26]
C’est le cas de Isaac Chetrit, cigarier, né et résidant à Alger avec ses parents, et de Elisa Temine, cigarière, et vivant elle aussi à Alger avec ses parents, lors de leur mariage en 1893. Le père de l’épouse, marchand de chaussures au bazar Mantout à Alger, était bien installé dans cette ville. Or, c’est le tribunal civil de Lille qui prononce le divorce du couple, 13 ans plus tard, en 1906.
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[27]
Par exemple, Jean-Joseph Sibut, coiffeur né à Grenoble, et Rose Sauret, couturière née à Valréas, mariés à Alger en 1883, divorcent à Tunis en 1912. Il est impossible de déterminer la raison de cette mobilité géographique, alors qu’Alger est en pleine croissance démographique et offre sans doute de nombreuses opportunités professionnelles.
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[28]
Lors de son mariage à Constantine, en 1894, cet homme, né à Mustapha dans la banlieue d’Alger, se déclare lieutenant dans un régiment d’artillerie. Peut-être est-ce la poursuite de sa carrière miliaire qui l’a amené à séjourner en Indochine, où le divorce est prononcé en 1912. Lors du mariage cet homme était âgé de 30 ans, et son épouse de 18 ans seulement.
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Dans la tradition juive d’Afrique du nord la stérilité de l’épouse pouvait être utilisée par l’homme comme argument afin de répudier son épouse (Doane, 2012 ; Wegner 1982, 1988). Un exemple précis est fourni dans une étude récente : un juif algérien, marié depuis 30 ans, veut se remarier car sa femme ne lui a pas donné d’enfant (Schreier, 2010).
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[30]
1883 et 1884 pour Constantine.
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[31]
Dans deux couples divorcés les deux anciens conjoints se remarient tous deux. Après leur divorce prononcé en 1892, Jacques Millias se remarie en 1893 et son ex-épouse Marie Marguerite Rovasso en 1899. Après leur divorce en 1894, Sadia Cohen et Kamire Chikitou se remarient tous deux en 1896 avec de nouveaux conjoints.
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Comment expliquer que le remariage des femmes divorcées soit plus fréquent que celui des hommes divorcés, s’il se confirmait que tel est effectivement le cas ? On pourrait envisager les conditions matérielles de vie, certaines femmes étant sans activité professionnelle ou avec des activités peu rémunératrices. Mais cela est aussi le cas lors du veuvage : or, les femmes veuves se remarient dans une moindre proportion que les hommes veufs. Une autre approche pour évaluer le remariage des divorcés serait de mesurer l’effectif de divorcés de chaque sexe parmi l’ensemble des mariages. Parmi les 2 467 couples formés dans les trois villes en 1883 et 1893, on compte 19 hommes ayant divorcé auparavant pour 14 femmes : le remariage des hommes divorcés serait un peu plus fréquent que celui des femmes. Dans le même temps on enregistre le remariage de 219 hommes veufs et de 196 femmes veuves. C’est probablement la faiblesse des effectifs observés (7 hommes et 11 femmes) qui donne l’illusion d’un remariage plus fréquent des femmes divorcées.
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Au sein de son premier couple cette femme était déjà plus âgée que son conjoint, de 4 ans.
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L’influence de la pratique de la répudiation au sein de la population musulmane a également pu jouer un rôle. Mais la coupure entre celle-ci et la population « européenne », ainsi que le statut d’infériorité dans lequel les « Musulmans » étaient maintenus, ont probablement limité cette éventuelle influence.
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Ces transcriptions sont trop peu nombreuses pour autoriser une étude quantitative, et rien ne garantit leur représentativité.