1La démographie du passé est caractérisée par certains phénomènes qui ont évolué de la même manière, mais dans des contextes sociaux et environnementaux différents. La mortalité maternelle, dans la mesure où l’on dispose d’une documentation adéquate, est l’un de ces phénomènes. Dans l’ensemble du monde occidental, les taux de mortalité maternelle sont restés substantiellement élevés (plus de 2,5 ‰ au moins) et très stables du début du xixe siècle jusque vers la fin des années 1930, mais avec des différences marquées entre les nations (Loudon, 2000). À partir de la fin des années 1930, les taux de mortalité maternelle ont commencé à diminuer partout et, en une vingtaine d’années, les différences entre les pays ont presque disparu et la mortalité maternelle s’est stabilisée autour de 1‰. Cependant, les recherches ont mis en garde contre des conclusions hâtives étant donné le rôle que la qualité de la documentation, la précision et le détail des données disponibles, ainsi que les critères adoptés pour définir la mortalité maternelle, peuvent jouer sur la reconstruction de l’évolution temporelle du phénomène. Même si cela est à prendre avec prudence, les principales causes de la baisse de la mortalité maternelle semblent avoir été à la fois les progrès médico-scientifiques (l’introduction d’antibiotiques) et une amélioration des soins standards avant et pendant l’accouchement (De Browere, 2007). De toute évidence, des facteurs plus généraux tels que l’amélioration des conditions de vie et de travail, ainsi que la nutrition et l’alimentation, ont également joué un rôle important dans la baisse du taux de mortalité maternelle.
2Le bilan reste cependant incertain, en particulier pour la période précédant l’affirmation de statistiques précises, régulières et comparables sur la mortalité par cause.
3Le présent travail vise à proposer une contribution sur l’évolution chronologique de la mortalité maternelle en Italie à l’échelle d’une séquence temporelle précédant et suivant le déclin global de ce type de mortalité à la fin des années 1930, soit de 1887 à 1955. Notre objectif est d’observer le phénomène sur le temps long pour mettre en évidence les étapes du déclin de la mortalité obstétricale en Italie en lien avec les avancées de la médecine et de l’hygiène, mais, par-dessus tout, souligner les effets des dynamiques régionales dans un tel mouvement. Les régions de l’Italie ont toujours présenté des différences substantielles en termes de structure économique, de degré de qualité de vie et de niveau d’instruction, avec des conséquences évidentes sur les mécanismes et les modèles démographiques régionaux.
4Nous avons donc pour but de vérifier si l’analyse de la mortalité maternelle, comme celle d’autres événements démographiques, fait ressortir des différences à l’échelle territoriale, particulièrement en rapport avec l’influence de la mortalité liée aux infections puerpérales. Notre analyse se concentre ensuite sur les aspects démographiques comme le taux de mortalité générale d’une part et sur les aspects socio-économiques comme la diffusion des structures hospitalières et assistancielles et les formes du travail féminin, de l’autre. Nous faisons l’hypothèse que ces deux types d’aspects comptent parmi les facteurs les plus importants de différenciation territoriale.
5Ce travail se situe donc dans le prolongement logique d’une précédente recherche sur la mortalité maternelle en Italie, menée à partir de données à une échelle micro et sur des communautés de petite taille, qui avait pour but d’étudier finement les mécanismes qui réduisaient ou accroissaient, à une échelle individuelle et familiale, les décès en couches (Manfredini et al., 2019).
6À l’inverse, les données que nous mobilisons pour cette nouvelle étude renvoient aux premières statistiques sur les causes de décès produites par le nouveau royaume d’Italie. Ces dernières, comme nous le verrons, ont des limites même si, grâce à une reconstruction de l’Istituto Centrale di Statistica (ISTAT, 1958), elles ont été lissées pour la période 1887-1955. Notre enquête ne porte pas sur les décennies suivantes car, en plus d’avoir fait l’objet de trois études spécifiques aux niveaux national et régional (Parazzini et al., 1988 et 1989 ; Biaggi et al., 2004), ces dernières portent sur une réalité en mutation rapide et complète, non seulement du point de vue social et économique, mais aussi, si l’on peut dire, sur le plan culturel pour ce qui a trait à la naissance. Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans presque toute l’Italie, les femmes, dans leur immense majorité, accouchaient à la maison. Or, ce pourcentage avait été ramené à 85 % en 1951 pour tomber à 67 % en 1958. Le contexte de référence a donc été radicalement modifié, créant avant tout une grande variabilité régionale et territoriale : l’accouchement en milieu hospitalier s’est développé plus lentement dans le Sud et dans les zones rurales du pays.
7Le présent travail est organisé en trois parties. La première décrit la nature et les caractéristiques des sources officielles utilisées. Dans la seconde, nous proposons un premier aperçu de l’évolution chronologique de la mortalité maternelle pour l’ensemble du pays entre 1887 et 1955. Dans la troisième, nous analysons les différences territoriales au niveau régional. Dans ce cas, une comparaison est également proposée avec les valeurs observées dans certaines communautés italiennes au cours de la période 1861-1935, valeurs reconstituées dans le cadre d’enquêtes portant spécifiquement sur ce sujet.
Les données de l’enquête
8Le royaume d’Italie commença à recueillir des données sur les causes de décès à partir de 1881, mais se limita aux principales villes. L’enquête à l’échelle nationale et concernant l’ensemble du territoire italien (espaces urbains et ruraux) ne débuta qu’en 1887. En 1958, l’Istituto Centrale di Statistica (ISTAT) publia un volume de synthèse et rétrospectif des données agrégées sur les décès par cause de 1887 à 1955. L’intérêt de cette publication, dont sont extraites les données brutes utilisées pour l’analyse de la mortalité à l’accouchement, est de classer de manière homogène et rétrospective les décès selon la 6e révision de la Classification statistique internationale des maladies (CIM), établie en 1948 par l’Organisation Mondiale de la Santé et adoptée en Italie depuis 1951.
9Malgré l’absence de définition claire de la mortalité maternelle avant la 9e révision de la CIM (Laurenti et Buchalla, 1997), la 6e révision inclut de manière générique dans les morts maternelles tout décès d’une femme dans l’année qui suit l’accouchement pour toute cause dite « maternelle » (Hoyert, 2007). La classification regroupe plus précisément les décès des mères sous la dénomination « Complications de la grossesse, de l’accouchement et du post-partum » (CIM, 640-689). Dans cet ensemble, un sous-groupe renvoie à la « septicémie » et aux « infections puerpérales » (CIM, 651, 680-684). Ces deux catégories constituent la base des données de notre analyse historique de l’évolution de la mortalité en couches en Italie.
10Nous avons eu recours à trois autres volumes de l’ISTAT pour vérifier les niveaux de mortalité maternelle au cours des années suivant 1955 : les Annuaires des statistiques de la santé de 1960 (ISTAT, 1963), 1961 (ISTAT, 1964) et celui relatif aux années 1970-1971 (ISTAT, 1974). Toutes les données publiées dans ces volumes font référence aux actes de décès de l’état civil [1].
11Toutefois, il convient de souligner qu’en raison des difficultés intrinsèques liées à la collecte de données, à la couverture de l’ensemble du territoire national mais surtout à la détermination correcte de la mortalité maternelle (causes directes / indirectes, causes obstétricales / non obstétricales), les statistiques officielles de l’époque posaient des problèmes de sous-estimation.
12Dans deux cas en particulier, le décès d’une femme en âge de procréer pouvait ne pas être mis en rapport avec l’accouchement. D’une part, le cas le plus typique était celui du « maternal depletion syndrome » (Jellliff et Maddocks, 1964), une pathologie associée à une détérioration progressive de la santé de la mère au cours de sa vie reproductive (Imhof, 1984 ; Manfredini et al., 2019 ; Perrenoud, 1981), souvent marquée par un épuisement tant physique que psychologique (Higgins et Alderman, 1997 ; Merchant et al., 1990). Ces décès, dont la cause n’était pas directement et immédiatement liée à l’accouchement ou à la grossesse, étaient donc rarement classés parmi les morts maternelles. On peut ensuite citer les avortements illégaux qui, jusqu’aux premières décennies du xxe siècle, provoquaient la mort de nombreuses femmes en âge de procréer, morts dont la cause officielle n’était pas associée à l’accouchement, en grande partie pour des raisons de convenance sociale [2].
13Il faut néanmoins convenir que, malgré ces imprécisions et sous-estimations, les données officielles contenues dans les annales de l’ISTAT constituent la meilleure source à notre disposition pour analyser la mortalité en couches dans l’Italie d’après l’Unité. Nous les avons confrontées aux données conclusives de quelques enquêtes commandées par le Parlement comme l’« Enquête sur les conditions d’hygiène et sanitaires des communes du Royaume en 1884-1885 » (1886), et nous avons constaté que ces dernières se concentraient plus sur les aspects médico-hospitaliers de la mortalité en couches et, de ce fait, surtout sur les infections puerpérales, plutôt que sur le phénomène de la mortalité maternelle dans sa globalité. En somme, c’est seulement en partant des données de l’ISTAT qu’il est possible de traiter l’ensemble de la question et donc d’en tirer des considérations sur l’évolution de la mortalité maternelle.
14Il convient enfin de souligner que cette étude n’inclut pas les décès dans les territoires non soumis à la juridiction italienne de manière continue entre 1887 à 1955, ni dans les régions du Trentin Haut-Adige et du Frioul-Vénétie Julienne.
15Pour ce qui concerne la diffusion des structures hospitalières dans les différentes régions, nous avons tiré profit de deux rapports de la Direction centrale de la statistique, l’un de 1886 déjà évoqué (« Enquête sur les conditions hygiéniques et sanitaires des communes du Royaume en 1884-1885 »), l’autre de 1934 intitulé « Statistique des hôpitaux et des autres institutions publiques et privées d’assistance sanitaire hospitalière pour l’année 1932-XI » (ISTAT, 1934). Il n’existe malheureusement pas de statistiques continues et homogènes à l’échelle nationale sur les hôpitaux, les structures d’assistance et la disponibilité en nombre de lits. Par conséquent, nous devons nous fier à des rapports et des enquêtes ponctuels. Il en est de même pour ce qui relève des formes du travail féminin qui, à l’échelle régionale, sont définies avant tout à partir des recensements nationaux. Dans notre analyse, nous avons utilisé les informations fournies par la collecte détaillée des données sur les professions et les occupations présentes dans le recensement extraordinaire de 1936.
16Enfin, les données des communautés locales ont été obtenues à partir des reconstitutions nominatives appuyées sur les registres paroissiaux, comme nous l’avons décrit dans notre précédent article sur la mortalité en couches (Manfredini et al., 2019).
17Du point de vue de la méthode, nous avons classiquement utilisé le taux de mortalité maternelle (TMM) dont la formule est la suivante :
18TMM = (nombre décès maternels) / (nombre de naissances vivantes).
19Cet indice n’est pas fourni par les statistiques officielles italiennes, sauf pour quelques années, et il a donc été indispensable de le reconstruire et de le calculer à partir de la collecte et de la mise en forme des données fournies par les registres de naissances de l’état civil, produites annuellement par l’ISTAT, que ce soit à l’échelle nationale ou régionale. Ces statistiques permettent de distinguer les naissances vivantes des mort-nés, accroissant donc la précision de nos calculs.
La mortalité maternelle en Italie : évolution de 1887 à 1955
20Comme mentionné, la mortalité maternelle en Italie commence à être enregistrée dans tout le pays en 1887. Avant cette date, il n’existait que quelques données chiffrées officielles sur les capitales de province et pratiquement rien sur la période avant l’unification de l’Italie (c’est-à-dire avant 1861), à l’exception de quelques reconstructions nominatives de communautés individuelles (Gatti, 1999 ; Silini, 1990) ou d’ensembles constitués de plusieurs populations locales (Manfredini et al., 2019).
21La figure 1 décrit l’évolution chronologique du taux de mortalité maternelle de 1887 à 1971, avec une courbe représentant les données annuelles et une autre représentant la moyenne mobile à cinq ans pour montrer plus clairement les différentes phases de la tendance. Les données officielles agrégées montrent un premier déclin marqué des décès maternels entre 1887 et le début de la Première Guerre mondiale où le TMM passe de 3 décès ‰ environ à 2,2‰ en 1915 (–26,7%). La réduction de la mortalité maternelle au cours de cette période pourrait être le résultat d’une combinaison de facteurs. En premier lieu, dans les années 1880, on a introduit dans les hôpitaux publics italiens, comme ailleurs en Europe, les premières techniques antiseptiques (Loudon, 1992). Cela s’est surtout fait sentir dans les services d’obstétrique où la fièvre puerpérale représentait la cause la plus fréquente de mortalité maternelle (Beauvalet, 1994, 1999). Elle provoquait de véritables épidémies qui décimaient les parturientes dans les établissements hospitaliers. En second lieu, dans les premières années du xxe siècle, les autorités étatiques, aiguillonnées par des enquêtes qui avaient mis en lumière les conséquences de certains emplois, surtout industriels, sur la santé maternelle, promulguèrent les premières lois de protection des femmes au travail, lois qui fixaient un plafond horaire au temps de travail dans les usines (Angeli et Salvini, 2001).
Taux de mortalité maternelle (TMM) et moyenne mobile d’ordre 5. Italie, 1887-1971

Taux de mortalité maternelle (TMM) et moyenne mobile d’ordre 5. Italie, 1887-1971
22Au cours de la période, le taux de mortalité maternelle se stabilise avant de montrer une légère augmentation avec un pic à 3,7‰ environ à la fin de la Grande Guerre (1918). Bien que l’on ne puisse totalement exclure un effet de l’épidémie de grippe espagnole, cette augmentation pourrait découler du fait que les femmes continuaient majoritairement à accoucher à domicile. Dans ce contexte, elles ne bénéficiaient pas des avantages des techniques antiseptiques, tandis que les docteurs et infirmières diplômées n’étaient pas encore bien acceptés, surtout en milieu rural où l’on se tournait plutôt vers des accoucheuses non diplômées.
23En 1935, toutefois, le taux de mortalité maternelle se situe toujours autour de 3 ‰. À partir de ce moment, il marque une baisse continue, légèrement affectée par une courte remontée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et précisément en 1945, année où il atteint la valeur de 1,9‰.
24Au-delà de 1955, la mortalité maternelle connaît une nouvelle baisse. En 1961, le nombre de décès de femmes pour des raisons liées à l’accouchement s’élevait à 1 naissance vivante sur 1000 ; en 1971, cette valeur avait déjà diminué de plus de moitié, pour atteindre 0,4‰.
25Cet effondrement rapide, grâce auquel, en environ 35 ans (de 1935 à 1971), la mortalité en couches a pratiquement disparu en Italie, est principalement lié à l’utilisation dans le traitement des infections de sulfamides, dont la production et la diffusion à grande échelle ont eu lieu juste autour de 1937.
26Cette observation est confirmée par la figure 2, où est mise en évidence la tendance des deux grands ensembles de causes de mort maternelle, la septicémie et les infections puerpérales d’un côté, et toutes les autres causes de l’autre. L’effondrement des décès par septicémie à la fin du xixe siècle qui est lié surtout, mais pas seulement, au renouvellement des méthodes de désinfection hospitalière, fait passer pour la première fois en 1905 le nombre des décès dus à des infections puerpérales en dessous du nombre renvoyant aux autres causes. Ces dernières sont aussi les principales responsables de la légère augmentation de la mortalité maternelle entre les deux conflits mondiaux. Dans tous les cas, à partir de 1937, l’introduction des sulfamides accélère la baisse des décès maternels par septicémie.
Nombre de décès par septicémie et autres causes. Italie, 1887-1971

Nombre de décès par septicémie et autres causes. Italie, 1887-1971
27Entre 1937 et 1955, le nombre de décès dus à la septicémie est passé de 1 052 à 148, soit une diminution de 85,9 %. Le déclin se poursuit, conduisant à la quasi-disparition des décès maternels dus à la septicémie dès 1960 (28 cas) et plus encore en 1970 (18). Si nous considérons que le nombre de décès de femmes pour cette cause particulière s’élevait à 4 793 en 1887, soit 69,1% de tous les décès liés à l’accouchement, l’amélioration apparaît aussi remarquable qu’irréversible.
28En fin de compte, le modèle évolutif de la mortalité maternelle italienne au cours de la période considérée semble plutôt bien s’adapter à ce que Loudon (1988 et 1992) a déjà souligné, quand il décrivait une première phase de déclin dans les pays occidentaux entre 1880 et 1900-1910, une stagnation jusqu’en 1935-1940 et une diminution définitive après la Seconde Guerre mondiale.
29L’étude de Loudon (1992) permet également de situer le niveau de mortalité maternelle italien dans un contexte international plus large. Il présente ainsi les valeurs de la mortalité maternelle en 1920 pour un certain nombre de pays occidentaux. Ces valeurs renvoient à des pays déjà avancés dans la lutte contre la mortalité liée à l’accouchement, comme la Suède et les Pays-Bas dont les taux de mortalité maternelle sont égaux voire inférieurs à 2-3‰ ; d’autres pays se révélant moins efficaces dans la lutte contre ce fléau, comme la Belgique, l’Angleterre et le pays de Galles, l’Irlande et les États-Unis, qui présentent des valeurs plus élevées et comprises entre 4 et 10‰. En 1920, selon les statistiques officielles décrites ci-dessus, l’Italie se situe à 3‰, et apparaît donc plus proche des niveaux des pays nordiques que de ceux estimés pour les autres pays occidentaux. Compte tenu du retard économique et social de l’Italie dans l’entre-deux-guerres [3] – avec un taux d’analphabétisme de 28% (ISTAT, 1928), une large majorité d’actifs travaillant dans l’agriculture (59,1% en 1921), un taux très élevé de naissance à domicile (96,0 % en 1930) marqué par une quasi absence d’accompagnement médical (5,1 % des accouchements sont accompagnés par un-e professionnel-le de santé mais 90 % d’entre eux le sont par des accoucheuses non diplômées) – la position de l’Italie parmi les pays occidentaux en matière de mortalité maternelle est surprenante.
30Nous essaierons, dans les sous-parties suivantes, d’expliquer ce phénomène mais il ne faut pas sous-estimer le rôle très probable des différentes manières de définir, classer et compter les causes de décès liées à l’accouchement dans différents pays (notamment en ce qui concerne les causes directes et indirectes, obstétriques et non obstétricales) (Andersson et al., 2000 ; Loudon, 1992), dans l’explication des variations nationales.
Une analyse régionale de la mortalité maternelle
31Comme nous l’avons rappelé dans l’introduction, les phénomènes démographiques en Italie se caractérisent souvent par des différences territoriales importantes, liées aux niveaux inégaux de développement des régions italiennes, non seulement du point de vue socio-économique mais tout autant du point de vue culturel. La mortalité en couches n’échappe pas à l’influence de ces éléments et elle fait apparaître des différences dans le taux de mortalité maternelle que ce soit à un niveau géographique ou chronologique, tout en présentant des particularités par rapport à d’autres phénomènes démographiques (tabl. 1).
Taux de mortalité maternelle (× 1 000 naissances) par région

Taux de mortalité maternelle (× 1 000 naissances) par région
32Afin de mieux interpréter la tendance et de simplifier la lecture, nous avons décidé de concentrer notre analyse chronologique sur cinq périodes : le début de la période analysée (1887-1890), le début du xxe siècle (1897-1900), la période de la Première Guerre mondiale et de la grippe espagnole (1916-1920), celle qui précède le début de la Seconde Guerre mondiale (1936-1940) et, enfin, l’après-guerre (1951-1955). Ces cinq périodes couvrent les trois phases de l’évolution chronologique déjà décrite.
33Il y a deux aspects à retenir des données présentées dans le tableau 1 : tout d’abord, la différence du rythme de la baisse selon les régions ; et ensuite, ce qui est lié à l’aspect précédent, la réduction de la variabilité régionale au fil du temps.
34Concernant le premier aspect, il apparaît que pour la période 1887-1890, les valeurs de mortalité en couches les plus basses en moyenne sont présentes dans le Sud et dans les îles (TMM = 5,1 ‰), tandis que les valeurs en moyenne les plus élevées le sont dans le Centre (TMM = 5,7). La Sicile est même la région présentant le taux de mortalité maternelle le plus bas d’Italie avec 4,31 décès maternels ‰. À partir de 1900-1904, les valeurs diminuent partout de manière importante mais particulièrement dans le Nord et le Centre de l’Italie (fig. 3), inversant la situation précédente. Les valeurs les plus faibles se situent en Toscane (2,01) et en Vénétie (2,11), qui sont aussi les régions où la réduction est proportionnellement la plus forte, entre 55 et 60 % de baisse par rapport aux données de 1887-1890. La séquence 1916-1920 s’inscrit dans la phase plus large de légère remontée de la mortalité maternelle déjà signalée, d’autant que ces cinq années se caractérisent par le double impact de la Première Guerre mondiale et de l’épidémie de grippe espagnole (environ 10 % de plus par rapport aux données de 1900-1904). C’est le Centre de l’Italie qui paie le prix le plus élevé avec une augmentation de 16 % tandis que les autres régions connaissent une augmentation plus contenue tournant autour de 9 %. La Vénétie et les Pouilles sont les deux régions où le taux de mortalité maternelle est le plus modéré. À la veille du second conflit mondial (1936-1940), la mortalité maternelle reprend sa décrue grâce à l’introduction des sulfamides pour lutter contre les infections bactériennes. Le paysage régional continue de varier, avec un déclin plus marqué cette fois-ci dans le Sud, tandis que, comme précédemment, la Vénétie (2,07) et les Marches (2,16) présentent les taux régionaux les plus faibles. Enfin, pendant la période 1951-1955, on assiste à une convergence générale des régions vers un taux de mortalité en couches avoisinant les 1,3 à 1,5 décès ‰.
Taux de mortalité maternelle (pour 1000 naissances vivantes) par zone géographique

Taux de mortalité maternelle (pour 1000 naissances vivantes) par zone géographique
35Dans cette tendance à un nivellement global des valeurs régionales, l’évolution chronologique de la Sardaigne se distingue. Cette région montre en fait un lent déclin jusqu’à la période 1916-1920 qui confirme son statut de région d’Italie présentant les taux les plus élevés de mortalité en couches. Les taux de mortalité maternelle pour les périodes 1900-1904 et 1916-1920 sont nettement supérieurs aux données nationales, respectivement de 41 % et de 30 %. Les valeurs se rapprochent de la courbe générale entre 1936 et 1940, ne la surpassant plus que de 6 %, et elles passent même en dessous des données nationales (–13 %) pendant la période 1951-1955. Mis à part le retard social et économique qui caractérise la région, une des raisons susceptibles d’expliquer une telle différence pourrait être liée à l’ouverture tardive d’écoles d’accouchement en Sardaigne à la fin des années 1880 et au fait que le manque de sages-femmes diplômées locales nécessitait de faire venir des sages-femmes non sardes. Le refus d’une partie de la population locale de recourir à des sages-femmes diplômées venues du continent ou à la médecine officielle en général peut en partie expliquer le retard de la Sardaigne dans le déclin de la mortalité maternelle (Orrù et Putzolu, 1994).
36Les dynamiques régionales et géographiques décrites précédemment possèdent toutefois des spécificités propres en cela qu’elles ne reflètent pas l’évolution de la mortalité globale à l’échelle régionale. Le tableau 2 illustre les valeurs du coefficient ρ de Spearman pour la corrélation entre les niveaux régionaux de mortalité maternelle et leurs équivalents pour la mortalité globale pour chacune des cinq périodes considérées. Comme le montrent clairement les résultats de la corrélation, non seulement aucune valeur de ρ ne montre d’association forte entre les deux variables mais encore les coefficients ne sont pas même significatifs sur le plan statistique, ce qui constitue un signe clair d’indépendance des variables.
Mortalité en couches et mortalité globale à l’échelle régionale ; coefficient de corrélation ρ de Spearman

Mortalité en couches et mortalité globale à l’échelle régionale ; coefficient de corrélation ρ de Spearman
37S’il n’y a pas de lien entre les niveaux de mortalité maternelle et le niveau général de la mortalité, il doit donc exister des facteurs spécifiques capables d’expliquer les différences régionales et macro-régionales. Une interprétation possible réside soit dans la capacité de chaque territoire à offrir une assistance médicale et sanitaire, soit dans la diversité des formes du travail féminin dans les différentes zones du pays.
38Les régions du Sud, notoirement plus pauvres et dotées de niveaux d’instruction inférieurs, ont aussi souffert d’une moindre présence et diffusion des structures médico-hospitalières, tant en nombre d’hôpitaux qu’en nombre de lits disponibles, comme c’est visible dans le tableau 3. En 1885, soit quelques années avant le début de la période étudiée, dans les régions du Sud de l’Italie, il n’y avait jamais plus de 14 lits pour 10 000 habitants (Pouilles), tandis que certaines régions en comptaient au mieux 3 ou 5, comme en Basilicate et en Calabre. Dans le Nord et le Centre, à l’inverse, le taux n’est jamais descendu en-dessous de 23 lits pour 10 000 habitants (Émilie), avec des pointes à 32 (Ligurie) et à 34 (Toscane).
Assistance sanitaire par région. 1885 et 1932

Assistance sanitaire par région. 1885 et 1932
39La situation, en dépit d’une amélioration générale, n’a pas fondamentalement changé en 1932. Cette année-là, le nombre de lits disponibles s’élève à 41 pour 10 000 habitants en Campanie, un taux qui n’atteignait cependant même pas les plus mauvais taux du Centre-Nord, où la Ligurie, la Lombardie et la Toscane en avaient toutes plus de 80. Ces quelques données expliquent bien pourquoi les régions centro-septentrionales bénéficiaient d’indicateurs plus favorables pour la mortalité totale, mais elles servent aussi à expliquer pourquoi la mortalité en couches est restée, au moins dans la première partie de la période envisagée, relativement plus élevée dans ces régions que dans l’Italie du Sud (fig. 3). En fait, dans les régions méridionales, l’accouchement dans une maternité était sans contestation beaucoup plus rare que dans le reste de l’Italie. Il est donc possible que dans le Sud, un recours plus limité à une structure hospitalière ait épargné aux femmes le risque des épidémies de fièvre puerpérale qui se développaient surtout dans les maternités, justifiant un taux de mortalité maternelle globalement plus modéré. Le graphique suivant (fig. 4) montre clairement que pendant la période 1887-1890, dans le Sud et dans les îles, le taux de mortalité maternelle lié aux seules infections puerpérales (septicémie incluse) était inférieur à celui des autres zones d’Italie (3,4 dans le Sud contre des valeurs aux alentours de 3,8 dans le Centre et dans le Nord). La situation change nettement à partir de 1900, avec un nivellement à la baisse des différentes valeurs macro-régionales, convergence qui se maintient dans les décennies suivantes. Il semble donc que l’introduction, à la fin du xixe siècle, des techniques d’antisepsie dans les hôpitaux a permis une amélioration bien plus notable du taux de mortalité dans les régions septentrionales et centrale de l’Italie, c’est-à-dire là où la mortalité liée aux infections puerpérales était la plus élevée, entraînant un nivellement de son intensité sur tout le territoire.
Taux de mortalité maternelle liée à la septicémie (pour 1 000 naissances vivantes) par zone géographique

Taux de mortalité maternelle liée à la septicémie (pour 1 000 naissances vivantes) par zone géographique
40Les données du Sud demeurent pourtant à ce même niveau, voire à un niveau inférieur à celui des autres macro-régions italiennes dans les périodes suivant la séquence 1900-1904. Cette différence pourrait être due, au moins en partie, aux formes du travail féminin dans ces territoires. Nombre d’enquêtes parlementaires ont, au fil du temps, mis en valeur le lien entre mortalité maternelle et conditions de travail de la femme. Les femmes qui travaillaient, surtout dans l’industrie, subissaient les conséquences de leurs horaires de travail et de cadences très lourdes, de très mauvaises conditions d’hygiène sur leur lieu de travail et d’un travail domestique qui reposait intégralement sur leurs épaules. Cela conduisit, comme on l’a noté précédemment, à l’adoption de lois pour la protection de la femme sur son lieu de travail, même si elles ont été peu appliquées. Ces conditions étaient typiques des zones septentrionales, les plus industrialisées du pays, comme en témoigne la figure 5 qui compare le pourcentage des femmes employées dans l’industrie et celui des non-actives à partir des données du recensement de 1936 (ISTAT, 1947). Comme on le voit, dans le Nord, 12% de la population féminine de plus de 9 ans travaillait en usine, tandis que le pourcentage de non-actives était de 65,5 %. Dans le Sud, la part des employées dans l’industrie se réduisait drastiquement (3,4 %) et augmentait par ricochet le pourcentage des femmes non actives (75,1 %). Les régions du Centre de l’Italie se situaient entre ces deux extrêmes.
Taux d’activité féminine dans le secteur industriel et pourcentage des femmes non actives selon la zone géographique

Taux d’activité féminine dans le secteur industriel et pourcentage des femmes non actives selon la zone géographique
41En conclusion, les deux facteurs évoqués ci-dessus, à savoir l’assistance hospitalière aux parturientes et les formes du travail féminin, peuvent en large part rendre compte des différences régionales de la mortalité en couches, même en l’absence de relation avec les différences de mortalité globale.
42Les remarques concernant la différence Nord-Sud, bien qu’elles trouvent une confirmation et une explication possible, mais partielle, dans les statistiques médico-sanitaires et dans la structure du travail, laissent toutefois encore la place au doute sur la fiabilité des statistiques officielles ou sur l’éventualité que de telles différences territoriales soient le résultat des diverses modalités et pratiques d’enregistrement des circonscriptions administratives italiennes.
43À cet égard, ces statistiques officielles ont été analysées et comparées aux données de certaines communautés locales reconstituées à un niveau nominatif à partir de sources tant religieuses que civiles [4] (Manfredini et al., 2019). Il est évident que ces comparaisons doivent être prises avec prudence, car non seulement la nature et les caractéristiques intrinsèques des sources officielles et reconstituées sont profondément différentes [5], mais il existe également des particularités socio-économiques et géographiques des communautés locales individuelles par rapport à l’ensemble du contexte régional. Cela dit, les valeurs locales (tabl. 4) montrent différentes variations par rapport aux données régionales officielles. Pour certaines communautés de la province de Parme, les données se rapportent à une période antérieure à celle couverte par les données officielles.
Taux de mortalité maternelle (pour 1 000 naissances vivantes) dans quelques communautés locales

Taux de mortalité maternelle (pour 1 000 naissances vivantes) dans quelques communautés locales
44Le chiffre, bien qu’il soit environ deux fois plus élevé que le niveau régional de 1887 (soit 12,3 décès maternels contre 6,9 ‰), n’en est toutefois pas trop éloigné compte tenu à la fois de la période analysée (1861-1883) et de la nature essentiellement montagnarde des communautés locales, avec moins d’installations de soins, un climat plus rude et une structure économique essentiellement agricole. Pour Civitella del Tronto, une communauté des Apennins des Abruzzes, les chiffres sont significativement différents des chiffres régionaux pour la période 1887-1899 (3,59 contre 4,33 décès ‰, p<0,001), bien qu’ils soient, au contraire, en accord avec ceux de la période 1900-1935 (3,26 contre 3,22 ‰, p=0,660). Au contraire, dans le cas d’Alghero, une ville de Sardaigne, les valeurs locales ne sont pas statistiquement différentes de celles officielles au niveau régional pour les deux périodes, respectivement, 6,58 contre 5,56‰ (p-value=0,083) pour 1887-1899 et 3,91 contre 3,84‰ (p-value=0,530) pour la période 1900-1935 [6].
45En conclusion, il semblerait que les valeurs officielles et les estimations obtenues sur les communautés locales ne divergent pas substantiellement. Plus précisément, elles sont décidément en accord pour le xxe siècle et seulement partiellement en désaccord pour le xixe siècle.
Conclusion
46À partir de 1887, l’Istituto Centrale di Statistica a commencé à recueillir et à publier des données officielles sur les causes de décès pour l’ensemble du territoire italien. Dans le présent travail, nous avons utilisé ces données pour décrire l’évolution de la mortalité maternelle en Italie entre 1887 et 1955, mais surtout les différences géographiques qu’elle pouvait présenter au niveau régional. Cette analyse historico-démographique est non seulement la première en Italie, mais aussi, à notre connaissance, la première concernant un pays du Sud de l’Europe. Au-delà des aspects purement descriptifs, cette étude constitue donc un premier effort visant à délimiter un aspect fondamental de la dynamique démographique du passé, à savoir un démarrage notoirement tardif et plus fragile de la transition démographique et socio-économique des nations du Centre-Nord de l’Europe.
47Même dans un contexte de diminution de la mortalité maternelle similaire à celui d’autres pays, les données agrégées italiennes montrent paradoxalement un niveau plus proche de celui des pays scandinaves que de celui d’autres pays tels que la France et l’Allemagne. Comme nous l’avons déjà mentionné, ces comparaisons sont très influencées par les systèmes et les méthodes d’enregistrement des causes de décès dans les différents pays. Toutefois, dans ce travail, la comparaison entre les données officielles au niveau régional et celles reconstruites au niveau des communautés locales individuelles a permis de mettre en évidence une bonne cohérence entre les résultats aux deux échelles géographiques, apportant ainsi une confirmation aux analyses basées sur des données officielles.
48Par conséquent, ce que montrent les données officielles, c’est que la mortalité maternelle a suivi, en Italie, une évolution non uniforme, mais caractérisée plutôt par une temporalité et des modalités propres à chaque zone particulière, quand ce n’est pas à chaque région. Les différences régionales n’ont pas été la simple conséquence de la tendance de la mortalité globale mais plutôt une réponse aux logiques et aux caractéristiques propres à chaque région. Nous avons pu montrer en particulier que les niveaux relativement faibles de mortalité maternelle dans le Sud, inférieurs même à ce qu’on aurait pu attendre étant donné les caractéristiques socio-économiques des régions méridionales et les niveaux corrélés de mortalité globale, furent autant le résultat d’une assistance hospitalière très restreinte pour les femmes en couches qui réduisit l’impact des épidémies de fièvre puerpérale qui se développaient prioritairement dans ces institutions, que celui du niveau très faible de l’emploi industriel féminin, qui a permis aux femmes du Sud de ne pas subir les conséquences d’une activité laborieuse aux effets désastreux pour la santé des mères.
Notes
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[1]
Il convient de préciser que pendant la période de la Première Guerre mondiale (1915-1918), l’enregistrement à l’état civil n’incluait pas les morts dans les zones touchées par les opérations de guerre et en territoire étranger et que, pour la période 1917-1918, les civils décédés étaient également exclus dans les provinces de Vénétie sous contrôle étranger. Les morts survenus lors de la Seconde Guerre mondiale (1940-1945) dans des zones de guerre ont connu le même sort. En outre, les données n’incluent même pas les actes de décès, tant militaires que civils, datant de 1939 à 1945, pour des raisons de guerre en Afrique et en Espagne.
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[2]
Voir Reid et Garrett (2018) pour une discussion sur la qualité des statistiques officielles de la mortalité en couches.
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[3]
Lors du recensement de 1921, dans tout le Nord de l’Italie, le taux d’analphabétisme pour les individus âgés de plus de 6 ans était égal ou inférieur à 10 %, avec une différence selon le sexe plutôt réduite (1-2 %). Au contraire, en Italie du Sud, le niveau d’analphabétisme était égal ou supérieur à 50 %, et les femmes présentaient un taux supérieur de plus de 10 % à celui des hommes (ISTAT, 1928).
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[4]
Des calculs ont toujours été faits pour les décès de mères jusqu’à 42 jours après l’accouchement et pour quelque raison que ce soit. Cela est dû au fait que les sources utilisées ne signalent pas la cause du décès. Pour une description des villages et des communautés analysés dans cette étude, voir Manfredini et al. (2019).
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[5]
La reconstitution de la mortalité lors de l’accouchement à partir de sources non officielles qui ne signalent pas la cause du décès, se fait en combinant l’acte de naissance de l’enfant avec l’acte de décès de la mère et en vérifiant que la seconde est survenue dans les 42 jours suivant le premier. Cette méthodologie peut conduire à des différences substantielles avec les données officielles. Tout d’abord, l’impossibilité de distinguer les enfants mort-nés, à peine enregistrés dans les registres paroissiaux, des cas de mortalité néonatale précoce, rend les estimations de la mortalité par accouchement instable compte tenu du lien étroit qui existe entre les enfants mort-nés et les décès maternels. Deuxièmement, il est impossible de reconnaître comme morts maternelles les mères décédées pendant la grossesse en raison de l’absence de l’acte de naissance de leur enfant. La combinaison de ces deux effets pourrait donc modifier les estimations de la mortalité maternelle obtenues à partir de données reconstituées.
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[6]
La comparaison statistique a été effectuée à l’aide du test des rangs signés de Wilcoxon.