CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Une des principales conséquences de la conquête du territoire algérien par l’armée française, à partir de 1830, a été l’ouverture de ce territoire à la colonisation européenne. Celle-ci débuta rapidement grâce à l’arrivée de migrants provenant essentiellement de France et d’Espagne. Des années 1840 aux années 1880, des colons, en moindre nombre, provinrent également de nombreuses régions d’Europe et notamment d’Italie, de Malte, des territoires germaniques et de Suisse. La colonisation fut rurale, sur des terres confisquées aux tribus indigènes, mais aussi urbaine, et une nouvelle population se développa, alimentée par la natalité des colons et la poursuite de l’immigration en provenance d’Europe (Sessions, 2011?; Vermeren, 2012). Les Juifs, désignés comme «?indigènes israélites?», dont la présence sur ce territoire remonte à plusieurs siècles, obtinrent la citoyenneté française par le décret Crémieux de 1870. Les «?Indigènes musulmans?», pour la plupart arabes et berbères, restèrent par contre dans un statut inférieur, celui de «?sujets?» n’ayant pas les droits de citoyens. Ils restèrent séparés de cette population d’origine européenne naissante.

2Les premiers chiffres établis au cours du xixe siècle et, en particulier, avant la Troisième République, par l’administration française sont incertains, mais, selon des estimations récentes, la population européenne serait passée de 96?000 individus en 1846 (dont seulement 48,2?% de Français), à 465?000 en 1886 et 680?000 en 1906 (Kateb, 2001, 187). Pendant longtemps, les villes sont restées modestes, voire ont connu une certaine régression à cause des crises économiques du début du xixe siècle. La principale ville, Alger, compte environ 40?000 habitants «?européens?» en 1866 et 71?000 en 1882. Dans le même temps, la seconde ville, Oran, passe de 22?100 habitants en 1866 à 58?500 en 1882. Certaines villes naissent à partir d’un noyau de population faible. Par exemple, dans l’est, le modeste bourg de Bône voit sa population européenne passer de 750 habitants en 1833 à 10?000 en 1861 et les activités portuaires et de pêche, mais aussi les cultures maraîchères, y prospèrent avec l’afflux de migrants italiens et maltais (Prochaska, 1990).

3Ainsi, les grands traits de l’histoire de la population européenne en Algérie au xixe siècle sont connus, mais, exception faite du travail sur la ville de Bône mentionné ci-dessus, les études approfondies font défaut. La question de l’illégitimité, en particulier, qui a été une préoccupation importante d’auteurs de la fin du xixe et du début du xxe siècle, n’a pas fait l’objet d’études récentes. Il a été observé, sur d’autres territoires, que le contexte colonial pouvait être propice à une certaine liberté de mœurs par rapport aux conventions sociales des métropoles (Gourdon, Ruggiu, 2011). Aux Antilles françaises par exemple (Élisabeth, 2003, 196?; Prudhomme, Delisle, 2009, 42), ou en Australie (Morhange, 1869, 59?; Hoffmann, 2010, 65?; Kippen, Gunn, 2011), la proportion de naissances hors mariage a été élevée par rapport au niveau relevé aux métropoles. Dans cet article, on s’attachera à cerner le niveau de l’illégitimité dans les villes algériennes du xixe siècle à partir des statistiques sur les naissances et de témoignages de contemporains, mais aussi à partir de l’analyse d’actes de mariage. Au-delà de la proportion des naissances hors mariage au sein de la natalité globale, on s’intéressera au déroulement de la vie des couples qui légitiment un ou plusieurs enfants lors de leur mariage. Ceci permet, dans une certaine mesure, d’aborder la question du concubinage ainsi que de s’interroger sur la durée des relations «?illégitimes?» avant le mariage. Dans quelle mesure ces colons européens ainsi que leurs descendants nés sur le sol algérien adoptent-ils un comportement différent de ceux observés en métropole, et comment ce comportement évolue-t-il au cours de la seconde moitié du xixe siècle?? L’analyse de quelques milliers d’actes de mariage [1], célébrés dans les neuf principales villes algériennes en 1867 et dans la ville d’Alger de 1868 à 1901, permet d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions [2].

Natalité, moralité et nationalité dans l’Algérie coloniale selon quelques observateurs contemporains

4Durant les premières décennies de la colonisation, la nuptialité des Européens a connu de nombreuses perturbations. D’abord peu élevé, en raison du faible nombre de femmes venues d’Europe et de la rareté des unions légales avec des «?Indigènes?», le nombre de mariages a crû grâce à l’immigration. Cependant, il est longtemps resté tributaire des perturbations politiques, économiques et sanitaires, parmi lesquelles les choléras de 1847 et de 1854, les opérations de conquête de la Kabylie, les révoltes des «?Indigènes?», la famine et le typhus de 1867. À l’échelle de tout le territoire algérien, le nombre annuel de mariages «?européens?» est passé d’environ 2?500 dans les années 1870 (2?436 en 1875 et 2?708 en 1878), à environ 4?200 à la charnière des xixe et xxe siècles (4?211 en 1899 et 4?079 en 1900). Comparant le taux de nuptialité sur le territoire algérien et dans les différents pays d’Europe, le docteur René Ricoux aboutissait en 1880 à la conclusion suivante?: «?Ainsi donc en Algérie on se marie plus qu’en Europe?». Pour sa part, en 1906, le professeur Victor Demontès, enseignant au lycée d’Alger, contestait cette conclusion, arguant du fait que, avant le début de la IIIe?République, la population était encore en formation et que la classe des jeunes adultes était surreprésentée par rapport à la situation en Europe, ce qui induisait une nuptialité élevée. Observant la période 1874-1903, Demontès établit le taux de nuptialité à 73?p.10?000 (fourchette de 69 à 79, par périodes quinquennales), Selon lui, la valeur de la nuptialité observée parmi les Européens vivant en Algérie à la fin du xixe siècle était logiquement proche de la moyenne des valeurs observées en France, en Espagne et en Italie (Demontès, 1906, 198-200). Ainsi, il affirmait que les Français avaient sur le sol algérien la même nuptialité qu’en métropole (77 p.10?000 habitants). Concernant les Espagnols, il estimait que «?la pauvreté qui les avait empêchés de contracter un mariage en Espagne n’existant plus, ils se marient plus facilement?» (Demontès, 1906, 198-200).

5Le comportement moral et sexuel de cette population d’origine européenne implantée en terre nord-africaine a intrigué les observateurs contemporains, qu’il s’agisse d’administrateurs, de médecins ou d’enseignants présents sur le sol algérien. Ils ont en général noté une évolution par rapport aux règles en place dans leurs pays d’origine. Nous retenons ici cinq témoignages, publiés de 1853 à 1906, qui nous semblent particulièrement importants et qui couvrent la totalité de la période 1830-1900.

6Le témoignage du médecin militaire Jean-Christian-Marc Boudin, qui date de 1853, porte sur les premières décennies de la colonisation. À cette époque, la population d’origine européenne est encore très faible (environ 130?000 Européens en 1851), et les hommes sont nettement plus nombreux que les femmes. Par ailleurs, dans l’ensemble des Européens, les Français sont alors minoritaires. Son ouvrage, fondé sur les données statistiques officielles, est bref, essentiellement constitué d’une succession de chiffres, avec peu de commentaires. Boudin se borne à observer des faits qui ressortent de la documentation dont il dispose. Il signale (pages 8 et 29) que la natalité est plus élevée en Algérie qu’en France. Ainsi, il établit que de 1847 à 1851 la natalité est de l’ordre de 46?‰ en Algérie, contre 29?‰ en France. Pour ce qui est de l’illégitimité, il observe qu’elle est nettement plus forte en Algérie, et en particulier parmi les Français. Selon lui, en France, 1 naissance sur 13 est illégitime, alors que c’est 1 naissance sur 7 en Algérie parmi les étrangers, et 1 naissance sur 4 parmi les Français. Boudin distingue ainsi le niveau de l’illégitimité selon la nationalité des migrants, mais sans faire de commentaires à portée morale sur ce comportement.

7Le docteur René Ricoux, médecin à l’hôpital civil de Philippeville, ville côtière du Constantinois, et membre de la Société d’Anthropologie de Paris, publie en 1880 un ouvrage plus étoffé, qui couvre la période 1841-1876. Le docteur Jacques Bertillon, auquel Ricoux avait envoyé la version préliminaire de son ouvrage, en définit ainsi le contenu et les perspectives?: «?L’amour de votre double patrie, la France et l’Algérie, vous a fait oser beaucoup et vous a poussé à de grandes hardiesses?: avec des documents insuffisants et au-dessous du médiocre, vous vous attaquez aux plus graves, aux plus difficiles questions de la démographie. Quelles sont les chances d’acclimatement des races européennes sur le sol africain?? Quelles sont les qualités des types croisés?? Quelle opportunité y a-t-il d’en stimuler le développement, et enfin quel est l’avenir de notre colonie algérienne au point de vue du développement de la population européenne […]?» (Ricoux, 1880, vii-viii). Au-delà des statistiques officielles, le docteur Ricoux utilise des sources originales, notamment les registres d’état civil à partir desquels il réalise ses propres comptages.

8Sur la question de l’illégitimité, le docteur Ricoux établit que, sur le territoire algérien, la proportion de naissances illégitimes décline dans le temps?: 16,5?% en 1841-1850, 14,8?% en 1851-1860, 12,6?% en 1861-1867, 12,4?% en 1868-1871 et 9,2?% en 1873-1876. Ainsi, après une période initiale, marquée, selon ses termes, par l’arrivée d’aventuriers et par la faiblesse des structures administratives et religieuses, les comportements se seraient progressivement rapprochés de ceux des métropoles.

9Comme Jean-Christian-Marc Boudin avant lui, René Ricoux souligne des différences selon la nationalité?: parmi les Allemands, la fréquence des naissances illégitimes serait de 15,7?%, parmi les Français de 13,5?%, parmi les Espagnols de 9,0?%, parmi les Italiens de 7,6?%, et parmi les Maltais de 3,7?%. Il conclut ainsi que «?Ce sont les Allemands qui ont l’illégitimité la plus considérable, les Maltais la plus faible, celle des premiers étant quatre fois plus forte que celle des derniers?» (Ricoux, 1880, 120).

10Cette classification par nationalité masque cependant deux problèmes?: d’une part, selon les années la nationalité des parents n’est pas indiquée de manière systématique, et d’autre part, se pose la question des couples dans lesquels homme et femme n’ont pas la même nationalité.

11Le docteur René Ricoux s’intéresse ensuite plus en détail à la ville de Philippeville. Dans le cadre monographique de cette ville côtière de l’est algérien, il confirme la hiérarchie nationale déjà observée globalement?: l’illégitimité serait plus forte parmi les Allemands, et elle irait en déclinant au fil du temps pour toutes les nationalités (tableau 1).

Tab. 1

Proportion de naissances illégitimes (en pourcentages), selon la nationalité, à Philippeville de 1854 à 1877, d’après les données du docteur René Ricoux

Tab. 1
1854-1863 1864-1872 1873-1877 Allemands 25,6 15,8 18,5 Français 18,9 13,3 10,7 Espagnols 5,5 13,7 11,8 Italiens 17,7 13,7 8,7 Autres 4,4 2,2 2,1

Proportion de naissances illégitimes (en pourcentages), selon la nationalité, à Philippeville de 1854 à 1877, d’après les données du docteur René Ricoux

Source?: Ricoux, 1880, 120.

12Le docteur Ricoux se demande d’où vient la faible illégitimité parmi les Maltais. Il envisage l’intensité de la foi catholique, mais réfute cette hypothèse car, selon le docteur C. Ély, «?de tout temps Malte a été citée pour la facilité de ses mœurs?» (Ricoux, 1880, 121). Le docteur Ricoux avance alors sa propre explication?: «?La vérité, c’est que la Maltaise n’a rien de séduisant (celle du moins qui, aux premières années, venait en Algérie)?; d’aspect sauvage, de tenue un peu sordide, elle est fort peu recherchée en mariage par les Français et même les Italiens et les Espagnols. On s’explique que les mêmes raisons puissent faire rares les rapprochements hors mariage?» (Ricoux, 1880, 121). Il note toutefois que les jeunes filles maltaises nées en Algérie «?sont sous tous les rapports supérieures à leurs mères […] quelques-unes ont pu céder à des alliances illégales?».

13À l’opposé, pour expliquer le niveau élevé de l’illégitimité au sein de la population d’origine allemande, le docteur Ricoux estime qu’il s’agirait de la transposition d’un comportement de la métropole?: «?Rappelons que les Allemands habitant l’Algérie sont presque exclusivement Bavarois et Badois. Or en Bavière, près du quart des enfants sont nés hors mariage?; en Algérie, ils dépassent souvent cette proportion. C’est la législation odieuse des mariages, particulière à ce pays, qui est considérée comme la cause de ce phénomène. Dans ce pays le mariage est, du moins était, car la loi a été dans une certaine mesure modifiée en 1862, un privilège?; il fallait certaines conditions de fortune pour être admis à le contracter?» (Ricoux, 1880, 121) [3].

14Pour les Français, Ricoux compare la situation observée en Algérie et celle de la métropole. Il écrit ainsi que «?L’illégitimité des Français en Algérie est excessive, ce qui s’explique dans un pays en voie de formation et où le sentiment et le besoin de la famille n’ont pu se développer que lentement et progressivement?» (Ricoux, 1880, 122). Il observe que la fréquence de l’illégitimité décroît parmi les Français en Algérie (de 148?‰ en 1843-1850 à 92?‰ en 1871-1884) alors qu’elle augmente en métropole (de 71,5?‰ en 1843-1850 à 75,7?‰ en 1861-1870).

15Pour les Italiens et les Espagnols présents en Algérie, Ricoux observe au contraire une certaine progression de l’illégitimité, ce qui les amène à rejoindre ou à dépasser les Français.

16Les travaux de Maurice Wahl relèvent d’une approche différente, beaucoup plus globale. Celui-ci est normalien, agrégé d’histoire, et a enseigné dans plusieurs lycées d’Afrique du Nord. Il propose, en 1889, une synthèse sur l’Algérie, abordant les aspects géographiques, historiques ou politiques [4]. La quatrième partie de son ouvrage est consacrée aux habitants du territoire, et Wahl ne néglige pas la composante indigène, en distinguant différentes catégories?: «?Arabes?», «?Berbères?», «?Maures?», «?Coulourlis?», «?Nègres?», «?Israélites naturalisés?». Concernant les Français et les Européens, Wahl souligne lui aussi les caractéristiques spécifiques des mœurs dans les premiers temps de la colonie, et notamment l’importance du concubinage parmi les officiers?: «?Les mœurs ont eu longtemps assez méchante réputation?; une colonie nouvelle n’a jamais la tenue d’une société bien assise […] Les ménages réguliers étaient en petit nombre?; pendant longtemps, on fut obligé d’admettre dans les réunions officielles avec les maris gradés les épouses d’occasion?» (Wahl, 1889, 220). À ces premiers temps, Wahl oppose la situation qu’il observe dans les premières décennies de la Troisième République?: «?La famille s’est enfin constituée. La proportion de naissances illégitimes, autrefois formidable, s’est abaissée à un taux presque normal?: de 165?‰, elle est descendue à 99 (de 1882 à 1886)?; elle est à peine supérieure à ce qu’on observe en France?» (Wahl, 1889, 220).

17Une douzaine d’années plus tard, le docteur Louis Bertholon, médecin militaire en Tunisie, membre de la Société d’Anthropologie de Paris, voit dans le niveau élevé de l’illégitimité en Algérie au cours des premières décennies de l’occupation européenne un effet du laisser-aller et de la difficulté de se procurer les papiers nécessaires au mariage. Il écrit ainsi que «?L’étude de la population européenne en Algérie met bien en évidence cet état de choses. Au début, les colons arrivent un peu de partout. Il est difficile de se procurer les papiers nécessaires, laissés soit en France, soit ailleurs. Les colons vivent maritalement, mais ne se marient pas. Dans la période de 1830 à 1847, la proportion des naissances illégitimes est de 121?‰?» (Bertholon, 1901, 170).

18Avec l’ouvrage plus volumineux de Victor Demontès, professeur au lycée d’Alger, publié en 1906, c’est 70 ans de présence européenne qui peuvent être observés et commentés. Cet auteur replace le peuplement de l’Algérie dans un contexte plus vaste, celui de l’occupation de territoires extra-européens par des groupes de pionniers. En ce sens, les comportements vis-à-vis de l’illégitimité développés en Algérie seraient selon lui les mêmes que ceux observés dans les autres territoires colonisés?: «?Tous les peuples en voie de formation ont présenté un contingent anormal de naissances illégitimes. La famille fortement organisée et respectée ne se rencontre que chez les nations qui sont déjà arrivées à un haut degré de civilisation morale?» (Demontès, 1906, 259). Bien que légèrement différentes des précédentes, les statistiques présentées par Demontès confirment le très haut niveau de l’illégitimité en Algérie lors des premières décennies?: 165?p.?1?000 en 1841-1850 (contre 71 en France), 148 p. 1?000 en 1851-1860 (contre 74 en France). Demontès observe la baisse signalée par Ricoux, jusqu’à un minimum de 88 p. 1?000 en 1876-1880. Il explique également ce fait par la présence de nombreux «?aventuriers?» au début de l’occupation du territoire?: «?La société qu’ils formaient était de mœurs très libres, même dissolues?» (Demontès, 1906, 260). Il souligne en outre le rôle du déséquilibre des sexes, la présence de nombreux militaires, mais aussi «?l’action du climat humide et chaud qui avive les désirs sexuels et précipite les fautes?». La croissance ultérieure de la population, l’équilibre pratiquement retrouvé entre effectifs féminin et masculin, le plus grand respect des conventions sociales atténueraient ces excès et expliqueraient la baisse qui se poursuit jusqu’aux années 1890.

19Mais Demontès perçoit une remontée de l’illégitimité à la charnière du xixe et du xxe siècle?: la part des naissances hors mariage passe à 116 p. 1?000 en 1891-1895, à 121 en 1896-1900 et à 115 en 1901-1904 (Demontès, 1906, 259). D’après lui, cette remontée de la fin du xixe siècle s’explique par «?l’extension actuelle de la population urbaine sur laquelle s’exercent les séductions du luxe, avec les progrès de l’activité industrielle et la promiscuité des ateliers, avec l’audace croissante du vice […] ces agents de la désagrégation morale […] mouvement général qui emporte les vieilles sociétés de l’Europe?» (Demontès, 1906, 261). À côté de cette explication générale, souvent développée également pour la métropole, Demontès souligne la spécificité du territoire algérien?: «?Le désir de possession de la femme est ici si grand chez les hommes, la facilité de succomber si fréquente chez les femmes, que les Arabes ont couvert leurs femmes de voiles?» (Demontès, 1906, 261). Cette explication peut faire sourire, mais elle reflète une perception de la population «?indigène?» assez répandue dans la société coloniale au début du xxe siècle. Mettant son propre travail statistique en parallèle avec celui de Ricoux, publié un quart de siècle plus tôt, Demontès explique que, par rapport aux écrits de son prédécesseur, les mœurs et les comportements ont évolué?: les Allemands ont abandonné leur tendance à vivre en couple sans être mariés, tandis que «?les Maltaises ont acquis un peu de la grâce et de la tenue qui leur faisaient défaut?» (Demontès, 1906, 263). Il souligne que ce qu’il appelle les «?collectivités ethniques?» ont interagi les unes avec les autres et que les différences en fonction des nationalités d’origine des individus ou de leurs ascendants tendent à diminuer [5]. En mettant le focus sur les dernières années qu’il peut observer (1903-1904), il évalue la proportion de naissances illégitimes selon la nationalité de la mère?: 80?‰ parmi les Françaises de naissance, 112 parmi les Françaises par naturalisation, 120 en moyenne parmi les étrangères, avec un maximum de 127 pour les Italiennes et un minimum de 94 parmi les Maltaises (Demontès, 1906, 264). Ainsi, à cette époque, les Françaises de naissance donneraient moins fréquemment naissance à des enfants hors mariage que les Maltaises, et même moins que les Françaises vivant en France. Cela marquerait une nette évolution par rapport aux décennies précédentes, évolution que Demontès tente d’expliquer, notamment par des critères sociaux?: «?L’élément français est en Algérie la classe dirigeante, aisée, qui occupe toutes les fonctions administratives et la plus grande partie des fonctions libérales?; elle est obligée à une certaine réserve. Depuis une trentaine d’années, la situation matérielle et morale de ce groupe s’est singulièrement améliorée?» (Demontès, 1906, 264). La position intermédiaire des femmes naturalisées françaises s’expliquerait par l’interaction entre les groupes de population?: «?Le frottement de ces étrangers avec nos nationaux leur ont fait perdre un peu de la rudesse de leurs mœurs et leur ont inculqué quelques notions morales?» (Demontès, 1906, 265). À propos des Italiennes, qui auraient connu une forte augmentation de l’illégitimité, il mobilise une explication sociale?: «?Les Italiennes auront perdu le rang honorable qu’elles possédaient. Si tant est qu’elles se laissent plus facilement séduire que les autres étrangères, il faut surtout en accuser le milieu où elles vivent, milieu de pêcheurs, où règne la promiscuité la plus complète?» (Demontès, 1906, 266).

20Poursuivant son analyse, Demontès distingue ensuite selon que les enfants nés hors mariage sont reconnus au moment de la naissance ou non. Il observe ainsi, de nouveau, de nettes différences selon la nationalité des mères. Parmi les Françaises de naissance, plus du tiers des enfants (36?%) ne sont pas reconnus à la naissance, alors que cette proportion est de 29?% parmi les Françaises naturalisées et de seulement 23?% parmi les étrangères. L’explication serait encore sociale, liée au niveau moral plus élevé des Françaises de naissance?: «?Le sentiment de réprobation qui s’attache à la faute commise poursuit la mère lors même que l’enfant est reconnu, et ce sentiment est assez fort pour que la reconnaissance devienne impossible dans certains cas?» (Demontès, 1906, 265). Sur cet aspect, Demontès établit également une différence entre milieu urbain et milieu rural. Il observe que les «?réparations?», c’est-à-dire la reconnaissance par le père d’un enfant né hors mariage, sont plus fréquentes dans les campagnes. L’explication, de nature sociale et morale, porte condamnation d’un comportement spécifique des villes, lieux de comportement immoraux?: «?Les populations urbaines, où une liaison rompue est presque aussitôt suivie d’une liaison tout aussi passagère, présentent au contraire une proportion plus forte d’enfants non reconnus?» (Demontès, 1906, 267).

21Ces écrits sont intéressants à la fois par ce qu’ils décrivent de la société coloniale, et par ce qu’ils révèlent du regard porté par ces médecins et ces professeurs qui font eux-mêmes partie de cet univers. Ils nous montrent qu’avant la Première Guerre mondiale, des clivages tenant compte des origines migratoires sont encore très vifs à l’intérieur de cette société algérienne, même si la volonté d’assimilation des migrants d’origine européenne est certaine. Ces écrits nous montrent également que le regard porté sur les «?Indigènes musulmans?» est pour le mieux condescendant, encore empreint d’ignorance quant à la culture, à la religion et au mode de vie de ceux-ci. Enfin, ces écrits, fondés sur des observations ponctuelles ou très générales, selon les cas, méritent d’être confrontés aux données statistiques.

La fréquence des mariages légitimant dans les villes d’Algérie au cours des dernières décennies du xixe siècle

22Les travaux publiés à la fin du xixe et au début du xxe siècle peuvent être mis en perspective avec l’analyse des mariages enregistrés en Algérie à la même époque. En particulier, l’analyse de la reconnaissance et de la légitimation d’enfants lors du mariage de la mère peut apporter un éclairage nouveau sur l’illégitimité et les relations entre hommes et femmes dans ce contexte spécifique. Pour aborder cette question, nous analyserons trois corpus. Le premier correspond au dépouillement exhaustif des actes de mariages civils enregistrés dans les neuf principales villes, ou du moins celles qui comptent le plus grand nombre de mariages en 1867. Le deuxième corpus correspond au dépouillement systématique de tous les actes de mariages enregistrés dans la ville d’Alger de 1868 à 1894, dans la mesure où ces actes contenaient mention de la légitimation d’au moins un enfant. Le troisième corpus correspond au dépouillement systématique de tous les actes de mariages de la ville d’Alger de 1898 à 1901, qu’ils contiennent ou non une légitimation d’enfant.

23L’ensemble constitue un sondage non aléatoire dont l’objectif est de mesurer la fréquence de l’illégitimité et de la légitimation d’enfants par mariage dans les principales villes du territoire algérien au cours des quatre dernières décennies du xixe siècle. Nous avons ainsi délibérément laissé de côté la légitimation d’enfants dans les villages et les petites villes, ce qui s’explique par la moindre fréquence du phénomène dans ces communes et par la nécessité de constituer un échantillon face à une population nombreuse et en forte expansion au cours de la seconde moitié du xixe siècle.

Les principales villes algériennes en 1867

24L’étude porte ici sur les neuf villes algériennes qui ont enregistré le plus grand nombre de mariages en 1867. Elles se répartissent entre les trois principales régions occupées partiellement par une population d’origine européenne?: l’Algérois avec Alger et Blida, ville située à une quarantaine de kilomètres au sud d’Alger?; l’Oranais à l’ouest avec les villes d’Oran, Tlemcen, Mascara et Mostaganem?; le Constantinois à l’est, avec Constantine, Bône et Philippeville. La plupart de ces villes sont situées sur la côte méditerranéenne, reflet d’une pénétration européenne encore limitée à une bande côtière qui ne dépasse que rarement quelques dizaines de kilomètres. Alger, principale porte d’entrée, du moins pour les colons français, et lieu de brassage entre Européens, est la ville qui compte la plus forte population issue de l’immigration. Dans la seconde moitié du xixe siècle, les «?Européens?» y sont plus nombreux que les «?Indigènes?». Oran, également ville portuaire, située non loin des côtes de l’Espagne, voit affluer des migrants originaires de ce pays. Dans cette ville et plus largement dans l’Oranais, les colons d’origine espagnole sont aussi nombreux que ceux originaires de France. La troisième ville par sa population, Constantine, est très différente. En effet, elle est située à l’intérieur des terres, et les «?Indigènes?» y restent majoritaires par rapport aux colons venus d’Europe. Dans cette ville, comme globalement dans l’est du territoire, on compte une moindre proportion d’Espagnols mais en plus grand nombre des colons venus d’Italie et de Malte.

25C’est un millier de mariages qui ont été enregistrés dans ces neuf villes cette année-là. Globalement, dans presque un mariage sur dix (99/998), les conjoints déclarent reconnaître et vouloir légitimer un ou plusieurs enfants nés antérieurement (tableau 2). La fréquence des mariages légitimant ne semble différer ni selon le nombre de mariages enregistrés dans une ville ni selon la région. Avec 10,3?% de mariages légitimant, Alger et ses faubourgs ne se distinguent guère des autres villes.

Tab. 2

Nombre de mariages et nombre de mariages légitimant dans les différentes villes étudiées en 1867*

Tab. 2
Région Ville Population en 1882 Nombre de mariages Nombre de mariages légitimant Algérois Alger 70 700 388 40 Blida 11 000 59 11 Oranais Oran 58 500 177 16 Mascara 15 500 * 31 5 Mostaganem 12 700 47 7 Tlemcen 18 400 35 2 Constantinois Constantine 38 400 86 9 Bône 22 000 94 3 Philippeville 18 200 81 6 Ensemble 998 99

Nombre de mariages et nombre de mariages légitimant dans les différentes villes étudiées en 1867*

* Population en 1901
Source?: état civil, dépouillement de l’auteur.

26L’importance des mariages légitimant place ces couples européens vivant en Algérie pratiquement au même niveau que les couples vivant dans les plus grandes villes de métropole. La proportion obtenue est, par exemple, nettement supérieure aux 6,4?% relevés dans les banlieues ouvrières lyonnaises entre 1851 et 1881 (Brunet et al., 2002, 66), mais elle est inférieure aux 13,5?% observés une vingtaine d’années plus tard à Paris (Garden, 1998, 119). Pour faire écho aux hypothèses avancées par le docteur Ricoux et Victor Demontès, on peut considérer que cette fréquence assez élevée des mariages légitimant correspond à un mode de vie urbain européen transporté en territoire algérien.

Alger de 1868 à 1901

27La population de la ville d’Alger connaît une forte croissance, largement due à l’immigration, au cours des dernières décennies du xixe siècle. Cette immigration est en même temps celle de nouveaux colons en provenance d’Europe et celle d’«?Indigènes musulmans?» quittant les campagnes. La population globale passe de 65?000 habitants en 1866 (dont 80?% d’Européens), à 174?000 habitants en 1906 (dont 77?% d’Européens). Dans le même temps, le nombre de mariages «?européens?» et «?israélites?» augmente, tout en connaissant quelques à-coups. On en compte environ 310 par an dans les années 1868-1871, puis on observe une brusque croissance (418 en 1872, 457 en 1874), pour atteindre une moyenne de l’ordre de 440 dans les années 1878-1879. Par la suite, au cours de la dernière décennie du xixe siècle, la moyenne oscille autour de 520 mariages par an, avec un minimum de 467 en 1892 et un maximum de 564 en 1899. En 1900, on en compte près de 600 (598), puis 601 en 1900. Ces niveaux élevés de la nuptialité (taux brut de nuptialité d’environ 36?‰) s’expliquent notamment par la jeunesse de la population et par le fait que les nouveaux arrivants sont souvent de jeunes célibataires. Le marché matrimonial est ainsi fort actif, avec un léger déséquilibre entre les sexes parmi les migrants venus d’Europe (un peu plus d’hommes que de femmes), déséquilibre qui se résorbe progressivement au cours des dernières décennies du xixe siècle (Robert-Guiart, 2009, 17) [6].

28En dépit de fluctuations annuelles, la proportion de mariages légitimant est élevée pendant toute la période considérée, de l’ordre de 8 à 11?% (tableau 3). Sur la période 1868-1879, la proportion de mariages légitimant à Alger se situe à 9,1?%, soit un peu moins que ce qui était observé en 1867. Cela semble compatible avec la baisse globale des naissances illégitimes signalée par le docteur Ricoux en 1880. La légitimation apparaît moins fréquente au cours de la période 1880-1894, avant une nette remontée à la charnière des xixe et xxe siècles, corroborant la remontée globale de la proportion de naissances illégitimes que Victor Demontès signale pour cette période. Ainsi, sur les 2?267 mariages enregistrés à Alger de 1898 à 1901, 247 mariages sont des mariages légitimant, soit 10,9?%. Le commentaire formulé par cet observateur sur la difficulté de la démarche de reconnaissance peu après la naissance de l’enfant se vérifie ainsi peut-être [7].

Tab. 3

Nombre de mariages et de mariages légitimants enregistrés à Alger, fin du xixe siècle*

Tab. 3
Alger 1867 Alger 1868-1879 Alger 1880-1894* Alger 1898-1901 Nombre de mariages 388 4?654 7?110 2?267 Nombre de mariages légitimants 40 425 557 247 (10,3 %) (9,1 %) (7,8 %) (10,9 %)

Nombre de mariages et de mariages légitimants enregistrés à Alger, fin du xixe siècle*

* Il manque l’année 1884
Source?: état civil, dépouillement de l’auteur.

29À l’échelle de la France métropolitaine, y compris donc dans les régions rurales, la proportion de mariages légitimant est bien inférieure?: de l’ordre de 4 à 5?% dans les années 1860-1881, entre 5 et 6?% dans les années 1882-1893 et aux environs de 6 à 7?% dans les années 1894-1902 (Maksud, Nizard, 1977, 1176).

30De manière générale, la profession ou le milieu social des mères d’enfants illégitimes est mieux connue que celle des pères de ces mêmes enfants. Cela provient des sources utilisées?: actes de naissance, registres d’hôpitaux ou de maternité dans lesquels les pères ne sont que rarement mentionnés [8]. Travaillant ici sur des actes de mariage, nous faisons un constat inverse?: nous sommes mieux renseignés sur l’activité professionnelle des hommes que sur celle des femmes qui, comme cela est souvent le cas au xixe siècle, sont massivement déclarées comme «?sans profession?» ou «?ménagère?» [9]. Aussi, c’est par l’analyse des professions et états indiqués pour les hommes que nous tenterons de préciser les milieux sociaux les plus concernés par la légitimation d’enfants naturels, tout en gardant en mémoire que cette information est fragile et approximative (tableau 4). Pour établir la classification ci-dessous, nous avons tenté de tenir compte à la fois du niveau hiérarchique et du secteur d’activité.

Tab. 4

Distribution des hommes selon la profession déclarée dans les actes de mariage légitimant, Alger, 1865-1894 (n=978)*

Tab. 4
Activité professionnelle Effectifs Activité professionnelle Effectifs Artisans 25,6 % Qualification supérieure* 6.2% Commerçants 19,2 % Armée, police 6.6% Employés 12,6 % Transports 5.9% Ouvriers 8,8 % Agriculture, pêche 6.2% Journaliers, sans qualification 8,0 % Inconnu, mal défini 0.8%

Distribution des hommes selon la profession déclarée dans les actes de mariage légitimant, Alger, 1865-1894 (n=978)*

* Incluant les hommes qualifiés de rentiers et de propriétaires.
Source?: état civil, dépouillement de l’auteur.

31Il faut garder en mémoire que l’ensemble de la population masculine étudiée ici est composée d’hommes d’âges différents, mais avec tout de même une majorité de jeunes hommes, ceux-ci étant dans un stade précoce de leur vie professionnelle. Les conclusions doivent être nuancées pour tenir compte de ce fait. En outre, le commentaire est gêné par l’absence d’une structure socioprofessionnelle de référence concernant la ville d’Alger à cette époque.

32Ceci étant, il apparaît que tous les milieux sont représentés dans cette population. La part des artisans et des commerçants est forte, mais probablement est-ce le cas au sein de l’ensemble de la population de la ville d’Alger. La place des militaires apparaît faible, notamment par rapport à ce qu’elle était au cours des premières décennies de la colonisation [10].

33Pour aller un peu plus loin dans le commentaire, il est possible de croiser cette information professionnelle avec le territoire de naissance des hommes. Cette approche a été tentée pour les professions qui sont le plus souvent déclarées, et les résultats sont présentés pour quelques-unes d’entre elles seulement.

34Sur cet effectif restreint d’hommes reconnaissant la paternité d’un enfant lors de leur mariage, une certaine segmentation professionnelle, fonction du pays de naissance et du statut migratoire, apparaît (tableau 5). Dans le bas de l’échelle sociale, parmi les journaliers, les natifs d’Espagne sont surreprésentés. Ils sont également nombreux parmi les maçons, mais ici on compte presque autant de natifs de France métropolitaine, les descendants de migrants nés sur le sol algérien étant majoritaires. Le monde des employés de commerce apparaît en revanche très métropolitain, les natifs de France étant très majoritaires. Il en va de même parmi les propriétaires qui sont presque tous nés en France métropolitaine.

Tab. 5

Territoire de naissance des hommes légitimant des enfants pour quelques professions, Alger, 1868-1894

Tab. 5
Territoire de naissance Journaliers Cochers Maçons Employés de commerce Propriétaires France métropolitaine 7 10 15 23 15 Espagne 29 1 19 1 Italie 3 3 1 Malte 1 Suisse 2 1 Empire ottoman 1 1 Algérie 9 9 28 5 2 Total 49 20 68 31 18

Territoire de naissance des hommes légitimant des enfants pour quelques professions, Alger, 1868-1894

Source?: état civil, dépouillement de l’auteur.

35Ces observations doivent bien entendu être mises en perspective avec l’analyse du territoire de naissance de l’ensemble des hommes et des femmes qui reconnaissent un ou plusieurs enfants lors de leur mariage.

Les couples légitimant au moment du mariage?: des couples exogames et des mariages tardifs

36Semblables en tous points à ceux enregistrés en France métropolitaine, les actes de mariages civils du territoire algérien présentent les mêmes qualités, et les mêmes défauts?: l’âge des conjoints et leur lieu de naissance sont presque toujours connus avec précision, et l’activité professionnelle des hommes est assez correctement indiquée, contrairement à l’activité professionnelle des jeunes femmes pour lesquelles les mentions professionnelles sont rares et imprécises.

Des conjoints d’origines diverses

37Lorsque l’on examine l’origine géographique des conjoints se mariant en 1867 dans les principales villes du territoire, on constate que ceux qui légitiment un ou plusieurs enfants à cette occasion présentent des écarts importants par rapport aux autres mariés (tableau 6).

Tab. 6

Distribution des hommes et des femmes mariés dans les principales villes algériennes en 1867, selon le territoire de naissance et selon que le mariage contient ou non une légitimation d’enfants

Tab. 6
Hommes Femmes Mariage non légitimant Mariage légitimant Mariage non légitimant Mariage légitimant Algérie 13,2 % 4,0 % 34,2 % 9,1 % Espagne 16,3 % 18,2 % 17,7 % 24,2 % France 57,9 % 66,7 % 38,8 % 55,5 % Italie 6,1 % 3,0 % 4,6 % 3,0 % Autres 6,5 % 8,1 % 4,7 % 8,1 % Total 100,0 % 100,0 % 100,0 % 100,0 % (N=899) (N=99) (N=899) (N=99)

Distribution des hommes et des femmes mariés dans les principales villes algériennes en 1867, selon le territoire de naissance et selon que le mariage contient ou non une légitimation d’enfants

Source?: état civil, dépouillement de l’auteur.

38Parmi les hommes, les natifs de la France métropolitaine sont surreprésentés parmi les conjoints légitimant?: ainsi sont-ils impliqués dans deux tiers des mariages légitimant alors qu’ils ne représentent que 58?% des mariages sans reconnaissance d’enfants. Les hommes natifs d’Espagne sont, à un moindre degré dans la même situation, de même que ceux nés ailleurs en Europe, et il s’agit alors essentiellement d’hommes provenant des territoires germaniques. A contrario, les hommes natifs du territoire algérien sont beaucoup moins souvent impliqués dans les mariages légitimant?: ils ne représentent que 4?% des conjoints dans de tels mariages, contre 13?% dans les mariages sans légitimation.

39Les observations sont du même ordre lorsque l’on examine l’origine géographique des femmes qui reconnaissent un ou plusieurs enfants lors de leur mariage. Les natives de France métropolitaine sont très nettement surreprésentées (55,5?% des conjointes dans les mariages légitimant contre 38,8?% dans les autres mariages), tout comme, dans une moindre mesure, les femmes nées en Espagne. À l’opposé, les femmes natives du territoire algérien sont nettement sous-représentées parmi les mariages légitimant (9,1?%) alors qu’elles regroupent un tiers des épouses au sein des autres mariages.

40Ces observations ne recoupent que partiellement les témoignages des observateurs cités ci-dessus. Il est vrai que leurs commentaires portaient sur l’ensemble des naissances illégitimes, alors que nos données portent uniquement sur les enfants naturels légitimés par mariage. Soulignons en outre qu’une proportion non négligeable des enfants ainsi légitimés est née en métropole, avant l’arrivée de leurs parents, ou du moins de leur mère, sur le sol algérien.

41De 1868 à 1894, on observe une assez nette évolution en ce qui concerne le territoire de naissance des hommes et des femmes qui légitiment un ou plusieurs enfants lors de leur mariage (tableau 7) [11]. Logiquement, la part des conjoints natifs du territoire algérien augmente, passant d’un homme sur quatre à un homme sur trois, et d’une femme sur cinq à plus d’une femme sur trois. Cela reflète le poids de plus en plus important des natifs du territoire algérien, descendants d’immigrés européens et Juifs d’Afrique du Nord, au sein de la population des conjoints. Mécaniquement, la part des conjoints d’autres origines s’en trouve proportionnellement réduite, mais on note des distorsions d’une période sur l’autre, notamment en ce qui concerne le sexe. Par exemple, au cours de la période 1868-1879, les hommes natifs du territoire espagnol sont plus nombreux que les femmes natives de ce même territoire à légitimer un enfant, alors que c’est l’inverse au cours de la période 1880-1894. Parmi les conjoints natifs du territoire français métropolitain, on observe l’évolution inverse. Aucune explication précise ne peut être avancée pour expliquer ce phénomène, peut-être dû à des variations aléatoires sur des effectifs de quelques centaines d’individus.

Tab. 7

Distribution des conjoints dans les mariages légitimant, selon le territoire de naissance et le sexe, Alger 1868-1894

Tab. 7
1868-1879 1880-1894 Hommes Femmes Hommes Femmes Algérie 26,4 % 19,8 % 33,9 % 37,9 % Espagne 26,1 % 15,1 % 13,8 % 20,5 % France 40,2 % 56,2 % 45,1 % 36,1 % Italie 3,3 % 4,7 % 4,3 % 2,9 % Autres 4,0 % 4,2 % 2,9 % 2,7 % Total 100,0 % 100,0 % 100,0 % 100,0 % (N=425) (N=425) (N=557) (N=557)

Distribution des conjoints dans les mariages légitimant, selon le territoire de naissance et le sexe, Alger 1868-1894

Source?: état civil, dépouillement de l’auteur

42À la charnière du xixe et du xxe siècle, la proportion de conjoints natifs du territoire algérien est devenue dominante, et cela enlève une grande partie du sens d’une analyse par nationalité, telle qu’elle avait été menée par Victor Demontès en 1906 (tableau 8) [12]. Il est en effet impossible, sauf à bâtir des hypothèses associant consonance du nom et origine nationale [13], d’attribuer une nationalité spécifique aux conjoints nés sur le sol algérien.

Tab. 8

Distribution des hommes et des femmes mariés à Alger en 1900 et 1901, selon le territoire de naissance et selon que le mariage contient ou non une légitimation d’enfants

Tab. 8
Hommes Femmes Mariage non légitimant Mariage légitimant Mariage non légitimant Mariage légitimant Algérie 49,3 % 53,3 % 61,8 % 54,9 % Espagne 13,9 % 10,7 % 15,2 % 18,9 % France 29,6 % 28,7 % 16,5 % 22,1 % Italie 3,9 % 6,6 % 4,3 % 3,3 % Autres 3,3 % 0,8 % 2,2 % 0,8 % Total 100,0 % 100,0 % 100,0 % 100,0 % (N=722) (N=122) (N=722) (N=122)

Distribution des hommes et des femmes mariés à Alger en 1900 et 1901, selon le territoire de naissance et selon que le mariage contient ou non une légitimation d’enfants

Source?: état civil, dépouillement de l’auteur.

43Parmi les hommes, les migrants sont légèrement sous-représentés parmi les mariages légitimant?: ils représentent 46,7?% des hommes qui légitiment un enfant lors du mariage, alors qu’ils comptent pour 50,7?% des hommes dans les autres mariages. Pour les femmes, c’est le fait inverse qui est observé?: les migrantes sont surreprésentées au sein des mariages légitimant (45,1?%, contre 38,2?% au sein des mariages non légitimant).

44Du côté des maris, les natifs du territoire algérien ou d’Italie sont surreprésentés parmi les conjoints légitimant un ou plusieurs enfants nés antérieurement au mariage. Du côté des épouses, ce sont celles nées en Espagne et en France métropolitaine qui sont surreprésentées dans ces mêmes mariages.

45La situation s’est donc considérablement modifiée par rapport à ce qui a pu être observé précédemment dans les principales villes algériennes en 1867, du moins parmi les hommes. Alors que dans un premier temps les migrants étaient nettement surreprésentés parmi les conjoints légitimant un enfant, quelques décennies plus tard, au début du xxe siècle, ils sont légèrement sous-représentés. L’évolution est également sensible chez les femmes, bien que les natives du territoire algérien restent légèrement sous-représentées au sein des mariages légitimant. De nouveau, ces observations ne recoupent pas pleinement celles formulées au début du xxe siècle par Victor Demontès, mais celui-ci raisonnait en termes de nationalités et observait l’ensemble du territoire algérien.

46Lorsque l’on répartit les 122 mariages légitimant célébrés à Alger, en 1900 et 1901, selon le territoire de naissance des conjoints, les effectifs correspondant aux différentes situations sont un peu faibles pour que des conclusions fermes puissent être tirées. Cependant, il ressort que la majorité de ces mariages unissent deux conjoints de même origine géographique, puisque c’est le cas de 81 de ces 122 mariages (66,4?%). Il reste tout de même un tiers des mariages qui unissent des conjoints d’origines différentes, par exemple 11 mariages entre un homme né en France métropolitaine et une femme née sur le sol algérien, ou 8 mariages entre un homme né sur le territoire algérien et une femme née en Espagne (tableau 9). Gardons toutefois à l’esprit que ces hommes et femmes nés sur le sol algérien sont pour la plupart descendants de colons venus d’Europe et que ces derniers mariages peuvent en fait unir deux conjoints ayant des origines, plus ou moins lointaines en terme générationnel, mais géographiquement identiques.

Tab. 9

Distribution des mariages légitimant selon les territoires de naissance du mari et de l’épouse, Alger, 1900-1901

Tab. 9
Territoire de naissance du mari Territoire de naissance de l’épouse Algérie Espagne France Italie Autres Total Algérie 49 8 7 - 1 65 Espagne 4 9 - - - 13 France 11 3 20 1 - 35 Italie 3 2 - 3 - 8 Autres - 1 - - - 1 Total 67 23 27 4 1 122

Distribution des mariages légitimant selon les territoires de naissance du mari et de l’épouse, Alger, 1900-1901

Source?: état civil, dépouillement de l’auteur.

Des mariages plutôt tardifs

47À la fin du Second Empire, la population européenne est encore en cours de constitution, grâce à un afflux migratoire important et à la naissance sur le sol algérien de descendants des premiers migrants. La majorité des conjoints mariés à cette époque sont encore natifs du continent européen. Ainsi, il est possible d’examiner, pour l’ensemble des mariages, s’il existe des différences d’âge moyen au premier mariage selon le territoire de naissance.

48Pour l’ensemble des conjoints se mariant pour la première fois en 1867, on observe des écarts assez importants en fonction du territoire de naissance des individus (tableau 10). C’est sans surprise que l’on constate que les conjoints nés sur le territoire algérien ont un âge moyen au premier mariage plus bas que les migrants. L’écart est sensible notamment pour les hommes?: ceux nés en Algérie se marient de deux à huit ans plus tôt que les autres.

Tab. 10

Âge moyen au premier mariage selon le sexe et le territoire de naissance, tous mariages, principales villes algériennes, 1867

Tab. 10
Territoire de naissance Hommes Femmes Algérie 25,3 19,4 Allemagne 30,4 26,8 Espagne 27,6 24,7 France 33,2 26,8 Italie 31,9 24,6 Malte 30,1 19,7 Tous mariages 31 23,6

Âge moyen au premier mariage selon le sexe et le territoire de naissance, tous mariages, principales villes algériennes, 1867

Source?: état civil, dépouillement de l’auteur.

49Pour les hommes migrants mariés en Algérie, on observe des écarts assez importants, avec cinq ans et demi de différence entre les hommes nés en Espagne (27,6 ans) et ceux nés en France (33,2 ans). Ceci reflète plus ou moins les différences existant dans les pays d’origine. En Espagne, l’âge moyen au mariage est de 27,0 ans en 1887 (Reher, 1998, 536). En France, l’âge moyen au premier mariage est plus élevé dans les villes que dans les campagnes. La moyenne nationale est de 27,9 ans pour les générations 1833-1842 (Henry et Houdaille, 1979). À Lyon, dans les années 1872-1874, l’âge moyen au premier mariage est de 31,2 ans (Brunet et al., 2002, 164). À Paris en 1885, les hommes nés hors de l’agglomération sont en général âgés de 28,5 à 30,5 ans, et les migrants se marient plus tard que les hommes nés sur place (Garden, 1998, 118). L’âge élevé de certains hommes mariés dans les villes algériennes pourrait donc s’expliquer pour partie par leur trajectoire migratoire qui retarde quelque peu leur accès au mariage. Pour les hommes nés dans des territoires germaniques, peu nombreux il est vrai (22), l’âge moyen au premier mariage est de 30,4 ans, alors qu’il est de 29,5 ans au cours de la période 1850-1874 dans un ensemble de 14 villages allemands examinés par John E. Knodel (1988).

50Parmi les femmes, ce sont celles nées en Algérie qui se marient le plus tôt (19,4 ans) suivies de peu par celles nées à Malte (19,7 ans). Les autres méditerranéennes, Espagnoles et Italiennes, se marient en moyenne deux ans plus tôt que les Françaises et les Allemandes. Cela reflète aussi largement, en amplifiant les écarts, les comportements existant dans les pays d’origine. En Espagne, l’âge moyen au mariage des femmes, en 1887, est de 24,2 ans (Reher, 1998, 536) tandis qu’en France il est de 24,5 ans pour les générations 1833-1842 (Henry, Houdaille, 1979). Au cours de la période 1850-1874, l’âge moyen au mariage, dans un échantillon de 14 villages allemands, est de 26,9 ans (Knodel, 1988).

51Enfin, l’âge moyen des femmes déclarées comme juives [14] est faible, 19,7 ans, contribuant au faible niveau de l’âge moyen des femmes nées en Algérie, puisque 46 des 47 femmes juives observées sont nées sur ce territoire. On trouve parmi elles de nombreuses très jeunes épouses?: 30 sur 47 sont âgées de moins de 20 ans. Un décret rendu par l’Empereur Napoléon III en octobre 1866, levant la prohibition des mariages trop précoces (article 144 du Code civil des Français, dit «?Code Napoléon?», 1804), est même nécessaire pour le mariage de Louise T… âgée de 14 ans [15].

52Pour les mariages de cette année 1867, on constate sans surprise que lorsque les conjoints légitiment un ou plusieurs enfants lors du mariage, ils sont souvent plus âgés que l’ensemble des époux et des épouses. Pour les hommes, l’âge moyen au premier mariage s’établit alors à 34,9 ans, soit près de quatre ans de plus que pour l’ensemble des conjoints. Pour les femmes, l’écart est encore plus important, supérieur à cinq ans (28,9 ans contre 23,6 ans).

53Pour la seule ville d’Alger, et pour les seuls mariages légitimant, l’âge moyen au mariage reste élevé au cours de la période 1868-1894, de l’ordre de 33 ans pour les hommes et de 28 ans pour les femmes. On observe toutefois une légère baisse (six mois environ) de cet âge moyen entre la fin du Second Empire et la dernière décennie du xixe siècle.

54L’effectif est assez important pour identifier d’éventuelles différences selon le territoire de naissance. Parmi les hommes, les écarts sont faibles, et ce sont les natifs du territoire algérien qui se marient un peu plus tôt (29,1 ans), et les natifs de France métropolitaine et d’Italie qui se marient un peu plus tard, respectivement à 33,8 ans et 34,6 ans en moyenne. Parmi les femmes, on retrouve la même hiérarchie?: natives de France et d’Italie se marient plus tardivement (respectivement 29,1 et 29,3 ans), tandis que les natives du territoire se marient plus tôt (26 ans).

55Enfin, les observations portant sur la ville d’Alger en 1900 et 1901 (tableau 11) montrent un écart sensible entre les conjoints qui légitiment au moins un enfant, époux plus âgés, et ceux qui n’en légitiment aucun, qui sont plus jeunes?: cet écart d’âge est de 3,5 ans pour les hommes (32,4 vs 28,9), et 2,6 ans pour les femmes (26,3 vs 23,7).

Tab. 11

Âge moyen au premier mariage selon le territoire de naissance et selon que le mariage contient ou non une légitimation d’enfants, Alger, 1900-1901*

Tab. 11
Hommes Femmes Mariages non légitimant Mariages légitimant Mariages non légitimant Mariages légitimant Algérie 28,2 30,7 23,1 24,5 Espagne 28,1 31,8 25,5 29,1 France 30,3 35,3 27,7 29,1 Italie 29,5 36,1* 22,7 26,5* Tous 28,9 32,4 23,7 26,3

Âge moyen au premier mariage selon le territoire de naissance et selon que le mariage contient ou non une légitimation d’enfants, Alger, 1900-1901*

* effectifs faibles
Source?: état civil, dépouillement de l’auteur.

56Pour les hommes qui ne légitiment pas d’enfants, les écarts selon le territoire de naissance sont faibles, de l’ordre de deux ans au maximum. En revanche, les écarts sont plus sensibles pour les hommes qui légitiment au moins un enfant. Alors qu’en moyenne les conjoints nés en France sont âgés de plus de 35 ans, ceux nés en Algérie sont âgés de moins de 31 ans, avec un écart de plus de quatre ans.

57L’écart est également net pour les femmes. Pour celles qui ne légitiment pas d’enfant, l’âge moyen au premier mariage est de 23,7 ans, celles nées en France étant en moyenne plus âgée de 4,6 ans que celles nées sur le sol algérien. Parmi celles qui légitiment au moins un enfant, l’âge moyen au premier mariage est de 26,3 ans. Parmi elles, les natives du territoire algérien se marient toujours plus tôt que celles qui sont nées en Europe, avec un écart de plus de quatre ans entre natives de France métropolitaine et natives du sol algérien.

58Ces observations peuvent être rapprochées de celles effectuées en France métropolitaine et en Espagne. Les hommes et les femmes natives de France qui se marient à Alger en 1900 et 1901 le font plus tard que celles qui se marient sur le territoire de la métropole à la même époque?: l’âge moyen au premier mariage y est de l’ordre de 28 ans pour les hommes et 24 ans pour les femmes (Bardet, 1998, 320). Il est vrai cependant qu’en France métropolitaine, le mariage est plus tardif dans les villes que dans les régions rurales. Ainsi, à Lyon, dans les années 1891-1893, l’âge moyen au premier mariage se situe aux alentours de 30 ans pour les hommes et de 27 ans pour les femmes (Brunet, 2002, 164). Un constat similaire peut être dressé pour les natifs d’Espagne se mariant à Alger à cette même date?: les époux concernés s’y marient sensiblement plus tard que leurs homologues en Espagne où l’âge moyen au mariage est de 27,4 ans pour les hommes et 25,1 ans pour les femmes (Reher, 1998, 536). À l’échelle de la France métropolitaine, les chiffres font défaut pour les périodes antérieures mais dans les années 1949-1952, les femmes qui légitiment un seul enfant se marient alors en moyenne deux ans plus tard que les autres femmes (Maksud, Nizard, 1977, 1178), chiffre à rapprocher de l’écart trouvé à Alger en 1900-1901?: 2,6 ans (tableau 11).

Parcours de vie?: parents légitimant et enfants légitimés

59Ainsi, les mariages accompagnés de la reconnaissance et de la légitimation d’un ou plusieurs enfants surviennent plus tardivement que les autres mariages et après un parcours de vie marqué par une déviance, plus ou moins volontaire, par rapport aux codes sociaux dominants. Soulignons que dans le cadre d’une union consensuelle, non officialisée par des papiers administratifs, les risques encourus par la femme ne sont pas de même nature que ceux encourus par l’homme, notamment en cas de survenue d’une grossesse. Si, face à une grossesse désirée ou pour le moins acceptée, l’homme assumera probablement sa paternité, il n’en sera pas forcément de même face à une grossesse non souhaitée. Celui-ci a alors la possibilité de disparaître, protégé notamment par la disposition du Code civil qui interdit toute recherche de paternité, puis de recommencer une autre vie. La femme, en revanche, a le choix entre des pratiques abortives, un infanticide, un abandon, ou l’acceptation d’un difficile rôle de mère célibataire. Au xixe siècle, les pratiques abortives sont difficiles à mettre en œuvre, demandent des connaissances spécifiques, et présentent des risques certains (Le Naour et Valenti, 2003). L’infanticide est rare, bien plus que l’abandon (Lalou, 1986?; Tillier, 2001). Le mariage légitimant correspond donc à un scénario favorable pour la mère, qui quitte le statut peu enviable de mère célibataire, et pour l’enfant qui se trouve inséré dans une famille reconnue et porte le nom «?patronymique?» au sens premier de ce terme [16].

60Les actes de mariage nous apportent quelques éléments d’information, hélas épars, quant aux parcours de ces hommes et de ces femmes. Le nombre d’enfants légitimés par mariage, ainsi que leur âge, peut, dans une certaine mesure, nous informer sur l’ancienneté de la vie commune des parents. Il peut aussi nous renseigner sur la possibilité, dans cette société, de vivre en couple sans être marié. En revanche, la raison pour laquelle ces couples se marient finalement reste mystérieuse, sauf cas particuliers. On pense notamment aux quelques mariages célébrés au domicile des conjoints car le futur époux est trop malade pour se déplacer jusqu’à la mairie. Ici, la légitimation des enfants se produit in extremis, probablement avec la volonté de préserver les intérêts matériels de l’épouse et des enfants.

61Sans doute faudrait-il être en mesure de traiter à part les couples juifs, mais ceux-ci sont trop peu nombreux dans l’échantillon étudié. Certains de ces couples, mariés religieusement mais non civilement, ont constitué leur descendance sans percevoir, peut-être, que leurs enfants n’avaient pas le statut d’enfants légitimes aux yeux de la loi française, ou sans s’en soucier dans un premier temps. En effet, à partir du décret Crémieux de 1870, les «?indigènes israélites?», selon l’ancienne dénomination, sont devenus citoyens français et ont relevé dorénavant pour les questions familiales du Code civil (Kateb, 2001). Ainsi, il semble bien que certains couples juifs sont amenés à se marier civilement, alors qu’ils ont déjà donné naissance à plusieurs enfants, pour se mettre en conformité avec la législation française. Tel semble être par exemple le cas de Moïse C… et de Semha L. qui se marient à Alger le 3 août 1899 et reconnaissent cinq enfants, tous porteurs de prénoms à consonance juive ou arabe?: Yamina, David, Aziza, Esther et Chaloum.

Plus d’enfants légitimés qu’en France métropolitaine

62Jusqu’en 1880, dans les actes de mariage dépouillés, la part relative des couples selon le nombre d’enfants légitimés fluctue légèrement mais sans signaler d’évolution majeure. Environ six couples légitimant sur dix ne reconnaissent qu’un seul enfant lors de leur mariage, contre environ un sur quatre en reconnaissant deux. La part des couples légitimant trois enfants ou plus, qui était de l’ordre de 18?% dans les principales villes algériennes en 1867, n’est plus que d’environ 13?% à Alger entre 1868 et 1879. Par la suite, de 1880 à 1894, on observe une augmentation de la fréquence des couples ne légitimant qu’un seul enfant, augmentation concomitante avec la diminution de ceux en reconnaissant deux. Enfin, à la charnière du xixe et du xxe siècle, c’est à peine plus de la moitié des couples qui légitiment un seul enfant, tandis qu’environ un couple sur cinq légitime au moins trois enfants (tableau 12).

Tab. 12

Distribution des mariages légitimant selon le nombre d’enfants légitimés, Algérie, fin du xixe siècle

Tab. 12
Nombre d’enfants reconnus Villes algériennes 1867 Alger 1867-1879 Alger 1880-1894 Alger 1898-1901 1 58,5 % 60,6 % 70,4 % 53,6 % 2 23,2 % 26,6 % 19,7 % 26,6 % 3 11,1 % 9,0 % 6,1 % 12,5 % 4 5,1 % 2,9 % 2,5 % 2,4 % 5 1,1 % 0,7 % 0,5 % 2,0 % 6 1,1 % 0,2 % 0,5 % 2,0 % 7 0,0 % 0,0 % 0,0 % 0,8 % 8 0,0 % 0,0 % 0,2 % 0,0 % 100,0 % 100,0 % 100,0 % 100,0 % (N=99) (N=421) (N=557) (N=247)

Distribution des mariages légitimant selon le nombre d’enfants légitimés, Algérie, fin du xixe siècle

Source?: état civil, dépouillement de l’auteur.

63Le fait de reconnaître plusieurs enfants lors du mariage constitue une originalité par rapport à la France métropolitaine. Les statistiques nationales font défaut pour cette époque [17], mais dans les banlieues lyonnaises, entre 1851 et 1881, 88?% des mariages légitimant n’impliquent qu’un enfant reconnu, tandis que 5,6?% seulement se traduisent par la reconnaissance de trois enfants ou plus (Brunet et al., 2002). À Paris en 1885, 82,2?% des mariages légitimant concernent un seul enfant (Garden, 1998). Sur l’ensemble de la France métropolitaine, du milieu du xixe au milieu du xxe siècle, le nombre moyen d’enfants reconnus par mariage légitimant serait seulement de 1,2 (Maksud, Nizard, 1977, 1178). Selon nos observations, ce nombre moyen est de 1,55 dans les villes algériennes en 1867, et à Alger, de 1,57 entre 1867 et 1879, de 1,87 entre et 1894, et de 1,81 en 1900-1901. Ainsi, au cours des dernières décennies du xixe siècle, dans les villes algériennes, il est plus fréquent qu’en métropole que des fratries soient reconnues par le mariage du couple parental.

64Ceci est en lien également avec l’âge des enfants légitimés?: lorsque le nombre moyen d’enfants légitimés augmente, il en va de même pour leur âge. Par exemple, au cours de la période 1898-1901, marquée par une élévation du nombre moyen d’enfants légitimés, si la plupart des enfants légitimés ne sont âgés que de quelques années ou de quelques mois, il se trouve tout de même environ 10?% des couples qui légitiment des enfants nés depuis cinq ans ou plus.

65En effet, une seconde originalité des mariages légitimant algériens, cohérente avec la précédente, vient de l’écart qui sépare la naissance de l’enfant reconnu le plus âgé et le mariage. Dans les villes algériennes observées en 1867, cet écart de temps est parfois élevé, plus souvent qu’en métropole. Dans deux cas, l’enfant aîné est déjà âgé de 20 ans lors de sa légitimation. Pour seize couples, le plus âgé des enfants a entre 10 et 19 ans, et pour vingt couples, il est âgé de 5 à 9 ans. Au bout du compte, seule une minorité des couples, 18, légitime un seul enfant âgé de moins d’un an, alors que cela est le cas le plus fréquent à Paris dans la même période [18]. En France métropolitaine, vers 1900, les enfants légitimés sont en général peu âgés?: «?un grand quart des enfants [sont] âgés de 1 an, une petite moitié âgés de 1 à 5 ans, un grand quart âgés de 5 ans et plus?» (Maksud, Nizard, 1977, 1179).

66On peut donc distinguer deux catégories de couples légitimant?: d’une part, ceux qui ne légitiment qu’un enfant et le font en général peu après la naissance de celui-ci?; d’autre part, les couples qui légitiment plusieurs enfants et le font parfois avec un grand retard. À la différence de la France métropolitaine, ces deux groupes présentent à Alger des effectifs assez équilibrés.

67Arrêtons-nous un instant sur deux couples exceptionnels, mariés en 1900 à Alger, qui légitiment chacun six enfants. Il s’agit de deux configurations très ressemblantes. Le premier mariage, célébré le 23 mars, unit un homme âgé de 37 ans, né en Algérie mais d’origine italienne, et une femme âgée de 33 ans née en Espagne. Le second unit, le 26 mai, un homme âgé de 35 ans, né en Algérie et porteur d’un patronyme italien, et une femme âgée de 34 ans, née en Algérie et porteuse d’un patronyme espagnol. L’enfant aîné du premier couple a 14 ans quand celui du second couple en a 15. Le plus jeune enfant du premier couple est âgé de 1 an et celui du second de 2 mois seulement. Dans les deux cas, tous les enfants sont déjà porteurs du nom de l’époux qui les légitime, ce qui signale une cohabitation stable de longue durée [19].

Concubinages durables, relations adultères, adoptions déguisées??

68Une étude récente sur le concubinage dans la ville de Londres a permis d’établir une typologie des couples qui cohabitent, en fonction de leurs motivations (Frost, 2008). Dans cette ville, les concubins les plus nombreux sont ceux qui ne peuvent pas légalement se marier, soit parce qu’ils ont déjà un conjoint dont ils ne peuvent pas divorcer, soit parce qu’ils ne peuvent pas obtenir les documents nécessaires au mariage (actes d’état civil, consentement des parents, etc.). Dans l’Algérie du xixe siècle, ce dernier cas de figure peut particulièrement concerner les conjoints originaires de pays autres que la France, pour lesquels l’obtention de documents légalisés, puis leur traduction, peuvent se révéler longues ou coûteuses. Il est tentant de voir dans une partie des mariages qui suivent de quelques mois la naissance de l’enfant légitimé le résultat d’une telle situation.

69Les autres catégories de concubins londoniens sont d’effectifs bien moindres. On trouve d’une part ceux qui ne se marient pas par absence de pression familiale ou sociale au mariage, parfois parce que l’écart social entre les partenaires est important. Il existe d’autre part des couples, très minoritaires, qui refusent le mariage par conviction politique.

70Quelles sont les situations vécues par les couples légitimant mariés en Algérie à la fin du xixe siècle?? Et tout d’abord, peut-on établir l’existence de concubinages durables?? Sans doute, le relatif déséquilibre des sexes, qui prévalait avant le xxe siècle, a-t-il favorisé le développement du concubinage (Robert-Guiart, 2009). Deux éléments au moins peuvent nous informer sur ce point?: la reconnaissance de nombreux enfants et la déclaration d’une adresse commune [20].

71Dans le cas de la ville d’Alger entre 1898 et 1901, lorsqu’il y a légitimation d’enfants l’adresse est presque toujours la même pour les deux conjoints, ce qui laisse penser qu’il s’agit de cohabitations prémaritales. Cela est plus que probable dans de nombreux cas, notamment lorsque les parents des époux sont déclarés décédés ou résidant à une autre adresse ou dans une autre ville. Mais dans quelques cas, les conjoints qui déclarent la même adresse résident tous deux chez leurs parents respectifs. Il est difficile alors d’envisager l’existence d’un ménage unique réunissant les conjoints, leurs parents et leurs enfants. D’évidence, il faut songer plutôt à des situations de voisinage.

72Le fait que les enfants légitimés lors d’un mariage portent déjà le nom de l’homme qui se marie laisse penser que celui-ci est bien le père biologique des enfants. Cela est hautement probable pour les enfants qui ne sont âgés que de quelques mois lors de leur légitimation. Cela l’est aussi pour des enfants déjà plus âgés. Par exemple lors de leur mariage, François P…, âgé de 45 ans, et Marie T…, âgée de 31 ans, légitiment quatre enfants qui sont nés respectivement en 1895, 1896, 1898 et 1900 et qui sont tous porteurs du nom du père [21]. Nous sommes selon toutes vraisemblances face à un couple qui a cohabité sans être marié, et sans tenter de limiter sa descendance puisque les intervalles intergénésiques sont faibles (de 18 à 24 mois). La question qui se pose alors est de savoir pourquoi ces personnes décident, à un moment donné, de se marier?? À ce propos, il convient de signaler que certains mariages ne se font pas sans hésitation, comme l’atteste le fait que des actes de mariage, rédigés par avance par l’officier d’état civil une fois l’ensemble des papiers nécessaires réunis et la date et l’heure de la cérémonie fixées, sont annulés, le mariage n’ayant finalement pas lieu. Tel est par exemple le cas de Célestin L… et Joséphine K…, deux époux qui devaient légitimer un enfant âgé d’un mois et qui ne se présentent pas [22]. Même situation pour Antoine C… et Joséphine L…, alors que deux filles, âgées de 5 et 1 an, devaient être reconnues [23]. Ces quelques exemples signalent que la décision de se marier et de légitimer un ou des enfants fait l’objet de réflexion et peut-être de négociations entre les conjoints et éventuellement leurs parents.

73Par ailleurs, la légitimation d’enfants déjà âgés pose parfois la question de la paternité biologique. Bien sûr, lors du mariage, les couples légitimant affirment que ce ou ces enfant(s) sont «?issu(s) de leurs œuvres?», condition indispensable pour que la filiation puisse être établie officiellement. Mais dans quelle mesure ces mariages viennent-ils simplement régulariser une union consensuelle en mettant un terme à une situation de concubinage durable, et dans quelle mesure constituent-ils l’adoption déguisée par un homme d’enfants nés d’un autre homme?? [24] La question de la paternité réelle de l’homme qui légitime les enfants par son mariage est parfois difficile à évaluer. Dans certaines villes seulement, et pour certaines années seulement, les actes de mariage précisent si le ou les enfants nés avant le mariage étaient déjà porteurs à leur naissance du nom du père ou de celui de la mère [25]. Lorsque le nom porté par l’enfant est celui du père, cela signale que l’enfant a été reconnu peu après sa naissance par cet homme et que le couple a probablement eu une vie commune avant de «?régulariser?» la situation à la mairie. Pour ce qui est de la France métropolitaine, au début du xxe siècle, sur 100 enfants légitimés, 30 étaient reconnus par le père antérieurement au mariage, 70 au moment du mariage (Maksud, Nizard, 1977, 1184). En 1900, en tenant compte de l’âge à la légitimation et de la mortalité des enfants, on estime qu’il y a 33 légitimations pour 100 naissances naturelles (Maksud, Nizard, 1977, 1180). La mesure du phénomène est beaucoup plus difficile en Algérie, d’une part parce que les registres de reconnaissance ne nous sont pas parvenus pour la période étudiée, d’autre part parce que la mortalité des enfants est sensiblement plus élevée qu’en métropole, enfin parce que la mobilité géographique perturbe la mesure?: une partie des enfants légitimés par un mariage en Algérie sont nés en métropole?; par ailleurs, une partie des enfants naturels nés en Algérie peuvent être légitimés par un mariage ultérieur en métropole.

74On peut parfois avoir quelques doutes sur la paternité réelle des enfants âgés et envisager des situations plus complexes, telles que des adultères ou de fausses déclarations de paternité. Par exemple, un couple formé à Constantine en 1867 réunit un homme né dans le Gard (sud-est de la France) et une femme née dans le Pas-de-Calais (nord de la France). Le couple reconnaît lors de son mariage deux enfants?: une fille née quatre ans plus tôt dans le nord de la France, qui porte le nom de sa mère, et un fils, âgé de deux mois seulement, qui porte le nom de l’homme [26]. On peut penser que seul ce dernier est bien issu de cet homme et que sa sœur, ou demi-sœur utérine, née précédemment, bénéficie d’une légitimation administrative.

75Le fait qu’un enfant porte le nom de sa mère signale qu’il n’a pas été reconnu par un homme lors de sa naissance. Cela correspond-il généralement au fait que l’homme qui le légitime par mariage quelques années plus tard n’est pas son père biologique?? Il est difficile de l’affirmer de manière systématique, surtout lorsque l’enfant n’est âgé que de quelques mois. Quand le ou les enfants légitimés sont plus âgés, le doute est plus élevé. Ainsi, lors d’un mariage célébré à Alger en 1900, l’époux âgé de 32 ans et la femme âgée de 31 ans reconnaissent un enfant âgé de 10 ans. Or cet homme n’est veuf que depuis dix mois [27]. S’agit-il d’un enfant adultérin né alors que l’homme était marié à une autre femme, ou d’un enfant né d’un autre père, que cet homme adopte en quelque sorte en le reconnaissant pour sien lors de ce mariage??

76Dans le même ordre d’idée, il faut signaler une autre situation familiale hors norme. Par leur mariage, F… Antonio et F… Maria, tous deux nés en Espagne, «?ont déclaré vouloir reconnaître et légitimer un enfant de sexe masculin né d’eux avant le mariage […] sous les nom et prénom de S… Antoine, fils de S… Antoine, garçon de café, et de demoiselle F… Maria?» [28]. Comme il est difficile de croire que l’enfant naturel, lors de sa naissance, aurait pu être déclaré d’un père autre que le sien, on peut penser que ce couple légitime par son mariage un enfant explicitement né d’un autre homme et alors reconnu par celui-ci, cela constituant une forme d’adoption déguisée.

77Bien sûr, les quelques éléments présentés ci-dessous correspondent à des cas particuliers, minoritaires, et il serait excessif d’en tirer des règles générales. En entrant dans le détail des parcours de vie, du moins tels qu’ils nous sont fragmentairement livrés dans les actes de mariage, nous pouvons tout de même percevoir des comportements intéressants, éventuellement hors des normes sociales.

Conclusion

78Si les grands traits de l’histoire du peuplement de l’Algérie sont bien établis, et si les fonctionnements économique et administratif de cette société coloniale sont également connus (Ageron, 1979?; Yacono, 1993), l’histoire de la population «?européenne?» présente sur le sol algérien comporte encore bien des lacunes [29]. Le contexte douloureux de la guerre d’Algérie et la perte d’une partie importante des documents originaux expliquent partiellement cette lacune.

79Par la richesse de leur contenu, les actes de mariage civil permettent de saisir la manière dont les alliances se sont produites, et la façon par laquelle les migrants d’origines diverses se sont progressivement mélangés. Plus particulièrement, ces actes de mariage permettent également, par les légitimations d’enfants qu’ils contiennent, d’aborder la question des naissances naturelles et, à un moindre degré, du concubinage. Il semble bien que la société coloniale se soit progressivement policée, et qu’après une période pionnière pendant laquelle les écarts aux règles sociales étaient fréquents, le niveau de l’illégitimité ait décliné. Lorsqu’ils se marient, à la fin du xixe siècle, les habitants de la ville d’Alger reconnaissent un plus grand nombre d’enfants que les habitants de Paris ou de Lyon. Ces enfants sont souvent plus âgés lors de la reconnaissance, ce qui correspond parfois à des cohabitations pré-maritales plus longues et plus fréquentes. Il semble également que des situations familiales complexes soient plus fréquentes dans les villes d’Algérie que dans les villes de la métropole. La présence de jeunes migrants d’origine française, espagnole, italienne ou maltaise, éloignés de leurs familles restées en métropole, crée sans doute des ruptures familiales et autorise des comportements sexuels et sociaux moins contrôlés. Les observateurs qui ont écrit, à la fin du xixe et au début du xxe siècle, sur la démographie et les mentalités de leurs contemporains ont tous souligné cette relative liberté des mœurs.

80La base statistique est parfois un peu faible pour autoriser des commentaires définitifs. Signalons que la recherche se poursuit avec le dépouillement en cours de plusieurs milliers d’actes de mariage, enregistrés dans les principales villes d’Algérie, au cours de la période 1830-1870. Sans doute ces nouvelles données permettront-elles d’alimenter la réflexion sur la naissance de cette population «?européenne?» et sur ses comportements, notamment en matière d’illégitimité.

Notes

  • [1]
    Rappelons que le territoire algérien constituait alors trois départements français, ceux d’Alger, de Constantine et d’Oran, auxquels s’ajoutaient les territoires peu peuplés du sud. Pour l’enregistrement de l’état civil, ce sont les règles de la métropole qui s’appliquaient, du moins pour les «?Européens?» et pour les «?Israélites?». Pour ces derniers, le statut personnel demeure, et pour les affaires familiales le droit mosaïque subsiste, même si on note une assimilation progressive débutant avant 1870. Selon les années, avant le décret Crémieux portant naturalisation des Juifs d’Algérie (1870), et selon les communes, ces deux groupes font l’objet d’un registre commun ou de deux registres séparés. En revanche, les «?Indigènes musulmans?», qui sont très peu nombreux à avoir accès à la nationalité française, ne sont pas pris en considération dans ces registres. Simples «?sujets?» (et non citoyens), ils relèvent de la loi coranique pour les questions familiales (Surkis, 2010). La disposition du Sénatus-consulte de 1865 qui permettait aux Musulmans d’acquérir la nationalité française et de quitter le statut coranique pour la loi civile française n’a connu qu’une application très limitée.
  • [2]
    Les registres d’état civil des départements d’Algérie sont conservés aux Archives National de l’Outremer, à Aix-en-Provence, et les documents antérieurs à 1912 sont consultables via internet. Soulignons cependant que ces collections sont lacunaires, avec des pertes importantes notamment pour l’Oranais. Ces lacunes ont guidé notre choix pour l’étude des mariages de l’année 1867 pour laquelle nous disposons des registres de mariage de toutes les principales villes du territoire.
  • [3]
    Le niveau élevé des naissances illégitimes dans certaines régions allemandes est maintenant bien connu (Houdaille, 1970?; Knodel, 1988).
  • [4]
    La première édition de l’ouvrage de Maurice Wahl date de 1882, mais c’est l’édition revue et complétée de 1889 qui a été utilisée ici.
  • [5]
    Rappelons que depuis la loi de 1889, pratiquement tous les enfants issus de colons originaires d’Europe et nés sur le territoire algérien obtiennent aisément la nationalité française (Kateb, 2001). En outre, à cette époque, une importante proportion de la population d’origine européenne vivant sur le sol algérien est née sur ce territoire, constituant ce qu’on pourrait appeler une «?seconde génération?», voire une «?troisième génération?».
  • [6]
    La population comptait environ 7 femmes pour 10 hommes en 1860. L’auteur ajoute qu’à Alger du moins, la population féminine comportait alors un nombre assez important de prostituées.
  • [7]
    Victor Demontès (1906, 265) nous livre une interprétation de ce comportement de réprobation signalé plus haut. Cette affirmation est discutable mais elle reflète un état d’esprit.
  • [8]
    Par exemple, les registres de la maternité de l’hospice de la Charité de Lyon, où accouchaient les femmes non mariées, ne mentionnent le père que dans 10,3?% des accouchements de la période 1871-1881 (Brunet, 2008, 111).
  • [9]
    Dans les villes d’Algérie comme dans les villes de métropole, les femmes « européennes » travaillaient notamment dans le secteur textile, comme couturières ou blanchisseuses, ou comme domestiques ou nourrices. En outre, de manière informelle, certaines s’occupaient du commerce familial (Robert-Guiart, 2009).
  • [10]
    À Lyon, les militaires représentent 10,7?% des pères déclarés par les filles-mères qui accouchent à l’hospice de la Charité de 1871 à 1881 (Brunet, 2008, 111).
  • [11]
    Rappelons que Victor Demontès raisonnait en termes de nationalité des conjoints. Il nous semble préférable ici d’utiliser la notion de territoire de naissance, ce qui introduit la possibilité de mesurer l’effectif de natifs du territoire algérien.
  • [12]
    La loi de 1889 facilitait l’accès à la nationalité française des migrants originaires d’Europe et de leurs enfants, mais ne l’attribuait pas autoritairement. Notamment, l’accès à la nationalité française des garçons rendait ceux-ci redevables des obligations militaires au sein de l’armée française, ce qui a certainement constitué un frein pour certaines familles (voir Vermeren, 2012).
  • [13]
    Et comment classer alors les individus nés d’un père et d’une mère de nationalités différentes??
  • [14]
    Rappelons que les registres dépouillés contiennent des actes de mariage concernant des personnes de confession juive, la plupart étant natives d’Afrique du Nord et quelques-unes d’Europe. Cependant, nous ne saisissons probablement qu’une partie de la population de confession juive, ceux qui se marient civilement selon la loi française. D’autres, peut-être moins «?assimilés?» continuent à se marier uniquement dans le cadre de la loi mosaïque.
  • [15]
    Acte de mariage du 8 janvier 1867, ville d’Alger, registre spécifique pour les mariages israélites.
  • [16]
    Dans certains actes de mariage, le nom porté par l’enfant est indiqué. Lorsqu’il s’agit du nom de la mère, cela signale que l’enfant n’a pas été antérieurement reconnu par l’homme qui le légitime. Inversement, le fait que l’enfant porte déjà le nom du père signale que cet homme a déjà fait la démarche de reconnaître l’enfant. Malheureusement, tous les actes ne sont pas aussi précis.
  • [17]
    Ce n’est que depuis 1949 que ces statistiques sont dressées. À cette date, pour 4 mariages légitimant sur 5, un seul enfant est reconnu (Maksud, Nizard, 1977, 1178).
  • [18]
    À Paris, la moitié des enfants légitimés en 1885 par le mariage du couple parental étaient nés en 1883 ou 1884 (Garden, 1998, 120).
  • [19]
    A contrario, on peut signaler la situation particulière des femmes enceintes lors de leur mariage. En 1867 du moins, les registres de mariage de Philippeville, dans le Constantinois, présentent une originalité intéressante pour ce qui est de la connaissance des relations sexuelles antérieures au mariage?: l’officier d’état civil signale, dans quatre actes différents, que la femme qui se présente pour se marier se trouve être enceinte. À notre connaissance, aucune circulaire ne demandait aux officiers d’état civil d’enregistrer ce fait, et il ne semble pas que cela se soit fréquemment produit à cette époque. Ce fait est intéressant et peut permettre, sans procéder à une longue reconstitution des familles, de connaître l’existence d’une grossesse débutée avant le mariage, c’est-à-dire une conception prénuptiale. Les quatre femmes concernées sont âgées respectivement de 17, 19, 21 et 28 ans, et la grossesse en cours peut éventuellement expliquer la célébration du mariage.
  • [20]
    Résider à la même adresse ne signifie pas forcément partager le même logement. L’absence de listes nominatives de recensement pour les villes algériennes du xixe siècle empêche de vérifier cette hypothèse. Pour une étude de cette nature sur l’agglomération lyonnaise, voir (Brunet, Bideau, 2010).
  • [21]
    Acte de mariage du 7 septembre 1901, ville d’Alger.
  • [22]
    Actes de mariage annulé du 9 octobre 1901, ville d’Alger.
  • [23]
    Acte de mariage du 3 juillet 1900, ville d’Alger
  • [24]
    Rappelons que l’adoption de mineurs n’existe pas légalement en France avant 1923.
  • [25]
    L’article 334 du Code civil de 1804 prévoit que l’enfant naturel peut être reconnu par le père dès sa naissance. L’enfant porte alors le nom de celui-ci.
  • [26]
    Acte de mariage du 19 juin 1867, ville de Constantine.
  • [27]
    Acte de mariage du 15 décembre 1900, ville d’Alger.
  • [28]
    Acte de mariage du 31 octobre 1867, ville de Blida.
  • [29]
    L’ouvrage de Kamel Kateb (2001) constitue pour l’heure la meilleure référence sur les populations ayant vécu en Algérie de 1830 à 1962. Mais cet ouvrage n’est pas centré sur les populations «?européennes?».
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À partir de la conquête du territoire algérien dans les années 1830, une population nouvelle est née, issue de l’immigration en provenance de France et de plusieurs autres pays européens, puis également alimentée par les naissances, sur place, des descendants de ces colons. Les observateurs de la fin du xixe siècle et du début du xxe ont tous noté le niveau élevé de l’illégitimité dans les premiers temps de cette société, puis sa baisse progressive. Ces témoignages sont confrontés avec les données statistiques issues du dépouillement de plus de trois mille actes de mariage concernant les principales villes du territoire algérien en 1867, et la ville d’Alger au cours des dernières décennies du xixe siècle.
L’analyse du choix du conjoint selon le territoire d’origine montre l’existence d’une certaine endogamie nationale, en particulier parmi les époux d’origine espagnole. La légitimation d’enfants par mariage des parents ne connaît pas la même intensité selon l’origine nationale des parents. L’étude des mariages légitimant confirme le niveau assez élevé de l’illégitimité à Alger, proche de celui observé à la même époque à Paris ou à Lyon. Mais à la différence des couples métropolitains, les couples algérois légitiment souvent plusieurs enfants, au terme d’une cohabitation parfois longue. Des situations familiales et des parcours individuels, marqués par des ruptures et par des hésitations, apparaissent fugitivement dans les actes de mariage, aidant à comprendre le fonctionnement de cette société coloniale.

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Guy Brunet
LARHRA UMR 5190
Institut des Sciences de l’Homme
14 avenue Berthelot
69367 Lyon cedex 07
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/12/2014
https://doi.org/10.3917/adh.127.0097
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