1L’illégitimité dans les villes du xixe siècle, et en particulier la naissance d’enfants hors mariage, a fait l’objet de nombreux travaux depuis plusieurs décennies. Les points essentiels, tels que la fréquence de ces naissances, la chronologie du phénomène ou la mortalité des enfants naturels, étant maintenant établis avec précision, les recherches se sont orientées vers des questions plus fines, telles que la prise en charge des filles mères (accouchements dans le cadre hospitalier, attribution de secours matériels pour éviter les abandons) et des enfants (placement en nourrice et apprentissage professionnel, accès au mariage). Les travaux pionniers, et encore les plus nombreux, ont porté sur l’Europe catholique, et en particulier l’Italie et la France (Bardet, 1991 ; Kertzer, 1983). Au cours des dernières décennies, la question a été abordée sur d’autres territoires, notamment protestants, et en particulier au Royaume-Uni (Levene et al., 2005; Sheetz, 2007), aux États-Unis (Miller, 2008) et en Amérique latine (Marcilio, 1998).
2Un point commun à la plupart des études portant sur les filles mères est qu’elles sont menées dans une perspective transversale et de manière quantitative, c’est-à-dire que l’on s’intéresse globalement à un ensemble de femmes ayant accouché une année donnée ou au cours d’une période donnée. Cela permet de dresser un portrait, extrêmement intéressant, de cette population de mères célibataires, dont les principales caractéristiques sont maintenant connues : jeunesse, isolement familial souvent consécutif à une immigration urbaine, statut social défavorisé avec une forte proportion de domestiques (Fuchs, 1992 ; Beauvalet, 1999 ; Schumacher et al., 2007). Mais peu de travaux ont permis de suivre le déroulement de la vie de ces jeunes femmes, et notamment leur comportement en terme de fécondité. Les questions sont pourtant nombreuses : la naissance d’un enfant illégitime est-il un fait isolé dans la vie d’une femme ? La fécondité de celle-ci est-elle restreinte ? Cette femme accède-t-elle ultérieurement au mariage ? Reste-t-elle dans la même ville [1] ?
3En prenant appui sur la riche documentation établie par les Hospices civils de Lyon, gestionnaires de la maternité de la Charité où venaient accoucher la plupart des filles mères lyonnaises, nous tentons de retracer l’histoire génésique des femmes qui ont donné naissance à de nombreux enfants tout en restant durablement en état de célibat. En appréhendant leur histoire génésique, nous sommes en fait amené à nous interroger sur leur mode de vie, et sur la possibilité pour des jeunes femmes de mener une vie féconde suivie hors du cadre du mariage.
Sources et contexte: illégitimité et concubinage à Lyon
4Le fait est connu : dans les villes françaises du xixe siècle, la proportion de naissances illégitimes est élevée, et elle va en progressant au cours du siècle. Cette croissance va de pair avec la mise en œuvre d’une législation de plus en plus précise et l’établissement d’institutions spécialisées vouées à la prise en charge des populations vulnérables que sont les filles mères et les enfants abandonnés et/ou assistés (Fine, 1988, 436-458 ; Rollet, 1990).
La richesse des sources hospitalières lyonnaises
5Depuis la fin du xviiie siècle, l’hospice de la Charité de Lyon était chargé de l’accueil des femmes non mariées qui souhaitaient accoucher gratuitement. Il était bien entendu possible pour une fille mère d’accoucher à son domicile personnel ou à celui d’une sage-femme, mais leurs logements étaient souvent précaires, voire insalubres [2], et les services d’une sage-femme, et encore plus d’un médecin, au-dessus de leurs moyens financiers. Aussi la plupart trouvaient-elles asile à l’hospice de la Charité où, moyennant le respect de règles extrêmement strictes, proches de celles d’un couvent, elles pouvaient trouver un peu de soins et de repos, ainsi qu’une alimentation abondante.
6L’administration de l’hospice de la Charité, qui fit partie des Hospices civils de Lyon à partir de 1802 et durant tout le xixe siècle, a tenu un enregistrement très précis des entrées et des sorties de filles mères, lesquelles faisaient l’objet de volumes spécifiques. Les documents utilisés ici proviennent des archives des Hospices civils de Lyon, conservées aux archives municipales de Lyon. Les Registres d’inscription des filles mères au cas fortuit constituent une importante série couvrant la période 1844-1934 [3]. Les employés de la Charité procédaient à un véritable interrogatoire, comportant une vingtaine de questions, de chaque fille mère souhaitant accoucher dans ses murs. Durant cet interrogatoire, il s’agissait notamment de vérifier que la jeune femme était bien autorisée à accoucher à la Charité (nécessité de résider à Lyon), de connaître ses conditions matérielles d’existence (logement, emploi), et de savoir si le père de l’enfant naturel pouvait contribuer à la prise en charge de l’enfant. À côté du devoir d’aide à des jeunes femmes vulnérables, le souci de cette institution était également de les surveiller, et si possible de les «moraliser ». Lors de l’accueil, ou au plus tard lors de l’accouchement, les filles mères devaient également récapituler tous leurs accouchements antérieurs, que ceux-ci aient eu lieu à la maternité de la Charité de Lyon ou ailleurs. Les parturientes devaient également préciser si certains de leurs enfants précédents étaient encore en vie, et, dans ce cas, où ils se trouvaient (en général avec la mère ou en nourrice). Le document précise également si les enfants vivant habituellement avec leur mère ont été placés « en dépôt » à l’hospice pendant le séjour de leur mère à la maternité. Les Hospices civils de Lyon se réservaient le droit de mener une enquête pour vérifier ces déclarations, et quelques rectifications apportées par les employés témoignent que certaines informations ont bien été contrôlées et éventuellement rectifiées. Ainsi, lorsque Anne Martin, née en décembre 1847 à Saint-Étienne, dans le département de la Loire, vient accoucher le 16 mai 1877, elle est alors tailleuse et réside 25 rue d’Ivry, dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon. Elle déclare venir accoucher pour la quatrième fois, et mentionne que les naissances précédentes ont eu lieu le 5 août 1871, le 2 août 1872 et le 2 septembre 1874. La consultation des registres des années antérieures nous confirme que cette jeune femme avait effectivement accouché à ces dates. On apprend, en outre, ses adresses successives lors de ces événements, ce qui permet de suivre son parcours résidentiel. De plus, à chaque enregistrement sont rappelés le nombre et la date des accouchements antérieurs, l’information se trouvant ainsi confirmée, et probablement contrôlée, à plusieurs reprises. Ces enregistrements précisent également la survie ou le décès des enfants nés auparavant. Lors du deuxième accouchement d’Anne Martin, le premier né est encore vivant. Lors du troisième accouchement, les deux enfants précédents sont encore en vie, le plus jeune étant placé provisoirement « en dépôt » à l’hospice. Lors du quatrième accouchement, il est signalé que deux enfants sont encore en vie et que l’un est décédé.
7Ces registres d’accouchements disposent de tables alphabétiques qui permettaient aux employés de la Charité de retrouver trace des accouchements antérieurs de chaque femme, et ainsi de contrôler les informations, voire de les corriger. Certes, mentir sur son identité pouvait constituer une fraude, mais elle était difficile à mettre en œuvre, car il fallait présenter plusieurs papiers nominatifs, tels que acte de naissance et certificat d’indigence.
8Un contrôle systématique sur la période étudiée montre l’existence de quelques erreurs ou omissions. Par exemple, lorsque Marie-Anne Babolat vient accoucher le 28 décembre 1866, elle déclare qu’il s’agit de son quatrième accouchement. Or, elle avait déjà accouché quatre fois dans cette maternité, en juin 1855, en octobre 1856, en août 1859 et en août 1863. De telles erreurs sont rares car facilement évitables lorsque les employés consultent les tables alphabétiques des registres. Elles sont en outre aisément repérables, et ont été corrigées dans le cadre de cette étude.
9Finalement, c’est essentiellement lorsque des femmes ont accouché auparavant dans d’autres lieux que le risque de sous-enregistrement est présent. Dans une telle situation, seule la déclaration de l’accouchée fait foi quant au nombre et à la date des naissances antérieures. Toutefois, en cas d’accouchements successifs à la maternité de la Charité, cette information concernant les accouchements survenus à l’extérieur sera répétée et pourra alors être contrôlée, limitant les risques de sous-déclaration [4].
10Au prix d’un contrôle systématique de tous les registres couvrant la période 1840-1900, les rares erreurs ont pu être corrigées ; l’information recueillie s’est révélée particulièrement riche et permet d’aller au-delà de la connaissance des caractéristiques principales des filles mères : la récapitulation des accouchements successifs, avec leur date et leur lieu, fournit un suivi de l’histoire génésique de ces femmes.
L’illégitimité à Lyon au xixe siècle
11Les administrateurs des Hospices civils de Lyon, puis le service des enfants assistés du département du Rhône à partir de la Troisième République, assurèrent l’accueil des filles mères et la prise en charge des enfants que celles-ci ne gardaient pas avec elles. Membres de la grande bourgeoisie locale, fort éloignés des réalités quotidiennes des mères célibataires qui appartenaient aux classes populaires, ces administrateurs dénoncèrent fréquemment les comportements «vicieux» ou « irresponsables » de ces jeunes femmes. Par exemple, un rapport concernant les comportements de la classe ouvrière, recopié dans les Registres de délibérations du Conseil d’administration des Hospices Civils de Lyon de 1856, est ainsi rédigé : «On se quitte, on forme de nouvelles liaisons, sans scrupule, sans pudeur, et avec plus de facilités que dans les pays non chrétiens [5]. » La pratique du concubinage, qui est ainsi dénoncée, fait l’objet d’une condamnation morale sans appel. Selon les administrateurs, ce comportement serait une des principales raisons du nombre élevé des enfants abandonnés et assistés à la charge de la Charité. Dans cette optique, une mère sans mari est un danger social, une marginale immorale. L’enfant né d’une telle union est un « bâtard », fruit d’une sexualité « illicite». Dans un autre rapport daté de 1861, l’administrateur Fayard rappelle que de 1828 à 1853 la part des naissances illégitimes à Lyon était de 1/7 contre 1/13 en moyenne nationale (Fayard, 1861). Ce thème est récurrent dans les débats de l’époque, à Lyon comme à Paris et dans les principales villes françaises. Les statistiques officielles montrent en effet que, entre 1861 et 1865, quinze départements français comptent plus de 10% de naissances naturelles. Avec 16% de naissances naturelles, le Rhône se place au deuxième rang, derrière le département de la Seine où un tiers environ des naissances sont naturelles. Dans les années 1882-1887, alors que l’on compte en moyenne 8717 naissances par an dans la ville de Lyon, 21% d’entre elles sont des naissances naturelles (Brunet, 2008, 65).
12Il est difficile de mesurer le concubinage dans les villes du xixe siècle, car cette situation est en général masquée, notamment dans les listes nominatives du recensement (Bourdelais et Demonet, 1998, 48-49 ; Petillon, 2006, 219). Les situations familiales ou personnelles déclarées par les concubins à l’agent recenseur sont toujours autres : simple co-résidence entre ouvriers, fausse parenté, relation employeur/employé. Une manière d’approcher le concubinage, ou du moins une partie de ce phénomène, consiste à travailler sur les actes de mariage qui contiennent une légitimation d’enfant. Certes, un défaut de cette approche est que les concubins qui ne légitiment pas d’enfants échappent à l’étude. Dans deux communes à majorité ouvrière de la banlieue lyonnaise, Vénissieux et Villeurbanne, l’étude systématique des actes de mariages montre que, durant la seconde moitié du xixe siècle, la proportion de mariages légitimants est de 6,2% à Vénissieux et 6,5% à Villeurbanne, alors que les estimations nationales portant sur la période 1860-1882 sont de l’ordre de 4 à 5% (Brunet et Bideau, 2004). En règle générale, les couples ne légitiment qu’un seul enfant naturel (tel est le cas de 85,5% des couples légitimants de ces deux communes), et la moyenne s’établit à 1,2 enfant légitimé par couple. On trouve tout de même quelques fratries légitimées simultanément, comportant jusqu’à cinq enfants. On doit alors se demander si tous les enfants sont du même père, auquel cas il s’agit de concubinages prolongés, ou si les enfants sont nés de pères différents, le dernier acceptant de légitimer toute la fratrie.
La fille mère: une femme jeune, active et mobile
13Les principales caractéristiques individuelles qui permettent de dresser un portait collectif des filles mères sont maintenant bien connues. Elles ont été décrites aussi bien pour Paris (Beauvalet, 1999) que pour Lyon (Brunet, 2008), et nous nous limiterons ici à un rappel succinct. La jeunesse, l’origine rurale, l’appartenance à des milieux sociaux populaires, et en particulier au monde de la domesticité, du textile et de la soie, sont des traits dominants de cette population. Retrouve-t-on ces caractéristiques lorsque l’on s’intéresse en particulier aux femmes ayant donné naissance à un nombre important d’enfants, ou au contraire celles-ci présentent-elles des particularités quant à ces points ? Il faut commencer par préciser rapidement les caractéristiques de l’ensemble des filles mères lyonnaises du xixe siècle.
Une population jeune
14La maternité de la Charité de Lyon accueille essentiellement des femmes célibataires, mais également quelques veuves dont le début de la grossesse est postérieur au décès du mari. Ces dernières ont été exclues des développements suivants qui ne portent que sur les femmes célibataires.
15Dans l’ensemble, les résultats lyonnais sont proches des résultats parisiens de la même époque (tableau 1). Les très jeunes femmes sont rares, avec de 10 à 14% de femmes âgées de 15 à 19 ans. Les accouchées les plus nombreuses se trouvent dans le groupe d’âge 20-24 ans (41 à 44%). Les effectifs déclinent ensuite progressivement et les naissances naturelles deviennent rares après l’âge de 40 ans.
Distribution par groupes d’âges quinquennaux des accouchées célibataires, comparaison entre Lyon et Paris [6] [7] [8] [9]

16Dans le cas lyonnais, on perçoit une petite évolution, avec une tendance au rajeunissement de la population des accouchées. C’est 51,4% des mères célibataires qui sont âgées de moins de 25 ans dans la période 1851-1861, et 57,6% dans la période 1871-1881. En conséquence, l’âge moyen diminue de près de dix mois entre les deux périodes (25,0 ans au lieu de 25,8 ans), et encadre l’âge moyen observé à Paris. Dans l’échantillon des « 3 000 familles » constitué sur l’initiative de Jacques Dupâquier, l’âge moyen des filles mères lors de l’accouchement est de 26,9 ans durant la période 1853-1902 (Rebaudo, 1992, 427). À Roubaix, 43% des mères étaient âgées de 20 à 24 ans, mais on note une augmentation de la proportion de très jeunes femmes au cours du xixe siècle (Pétillon, 2006, 219).
17Il existe bien entendu une relation entre l’âge de l’accouchée et le rang de la grossesse (tableau 2). Aussi faut-il distinguer entre les femmes dites primipares, pour lesquelles il s’agit du premier accouchement, et les autres, dites multipares.
Distribution et âge moyen des filles mères selon le rang de l’accouchement, comparaison entre Lyon et Paris

Distribution et âge moyen des filles mères selon le rang de l’accouchement, comparaison entre Lyon et Paris
18À Lyon, les primipares représentent 780 des 1095 célibataires de la période 1851-1861, soit 71,2%, et 712 des 1007 célibataires de la période 1871-1881, soit 70,7%. Cette proportion n’évolue guère et est nettement supérieure à celle observée à Paris durant les années 1835-1836 avec 48%. La distribution des mères célibataires selon le rang de l’accouchement est assez différente entre les deux villes, observées il est vrai à quelques décennies d’intervalle. En revanche, dans les deux cas on observe une progression logique de l’âge moyen en fonction du rang de l’accouchement. Les mères célibataires lyonnaises sont un peu plus âgées que les mères célibataires parisiennes : 23,7 ans au premier accouchement, 27,3 ans au second, 29,2 ans au troisième et 31,9 ans au quatrième. Peu de travaux ayant abordé cette question, les comparaisons sont difficiles. Toutefois, bien que les contextes sociaux soient très différents, la concordance des résultats portant sur l’âge des mères célibataires à l’accouchement à Lyon et dans la région du Sundsvall en Suède est remarquable : 23,7 ans à Lyon au premier accouchement contre 23,9 dans le Sundsvall, puis 27,3 contre 27,2 au deuxième accouchement, 29,2 contre 29,3 au troisième, 31,9 contre 31,6 au quatrième (Brandström, 1998, 104).
Des jeunes femmes actives et nouvelles venues en ville
19L’indication de l’activité professionnelle des accouchées est très précise et elle permet de les situer dans la société lyonnaise. Toutes exercent un métier, souvent une activité peu qualifiée et mal rémunérée (tableau 3). On ne note pas d’évolution sensible entre la première décennie du Second Empire et la première décennie de la Troisième République.
Activités déclarées par les filles mères admises à la Charité de Lyon, par grands secteurs

Activités déclarées par les filles mères admises à la Charité de Lyon, par grands secteurs
20Les observations lyonnaises confirment celles qui ont été faites à Paris ou à Roubaix : les filles mères appartiennent massivement aux milieux les plus modestes de la société. À Lyon, les employées de la soie sont les plus nombreuses, plus du tiers, notamment avec un grand nombre de dévideuses, de tisseuses et d’ovalistes. Viennent ensuite les métiers du tissu qui représentent plus du quart de ces femmes, avec, aux premiers rangs, des couturières, des tailleuses, des lingères et des blanchisseuses. Suivent les domestiques qui représentent un quart de l’ensemble. Il reste peu de place (environ 10%) pour les autres activités, et les journalières constituent plus de la moitié de ce groupe.
21Les origines géographiques sont plus diversifiées et sont connues avec une grande précision en dépit d’une orthographe parfois phonétique. Seule une minorité de ces femmes, environ une sur cinq, est native de Lyon. La plupart proviennent des départements limitrophes, Rhône, Isère, Loire, Ain, et dans une moindre mesure d’autres départements de la région : Saône-et-Loire, Ardèche, Savoie. 11% seulement de ces femmes viennent de départements éloignés, et 3% de l’étranger. On retrouve ici les mêmes flux migratoires que pour l’ensemble de la population lyonnaise.
22Ces jeunes femmes sont souvent issues de la campagne, et notamment du milieu agricole. Ainsi, un tiers d’entre elles déclarent avoir pour père un exploitant agricole. Viennent ensuite les femmes déclarant avoir un père artisan, ouvrier ou manœuvre. Très peu sont issues de milieux sociaux plus aisés : 4% sont filles de petits commerçants, 2% se disent filles de fonctionnaires et 2% également sont filles d’employés. Les activités professionnelles des pères sont un peu plus diversifiées que celles des filles-mères, et l’échelle sociale est légèrement plus ouverte, du fait notamment des origines rurales d’une majorité d’entre elles.
23Migrantes installées à Lyon, ces jeunes femmes sont pour la plupart arrivées depuis plus de deux ans dans cette ville. En somme, il n’y a pas de lien chronologique direct entre l’arrivée à Lyon et la première grossesse illégitime. En effet, ce n’est que 9% d’entre elles qui déclarent vivre à Lyon depuis moins de neuf mois, c’est-à-dire avoir conçu l’enfant avant l’installation en ville.
24Dans l’espace lyonnais, ces femmes résident majoritairement dans des quartiers bien précis, qui sont les quartiers populaires par excellence de la ville de Lyon. C’est le cas notamment du quartier des Pentes de la Croix-Rousse, qui se construit dans la seconde moitié du xixe siècle et qui constitue le lieu d’implantation privilégié des métiers à tisser. C’est donc sans surprise que l’on trouve ici de nombreuses mères célibataires travaillant dans le domaine de la soierie. Une autre implantation privilégiée de ces jeunes femmes est le faubourg de La Guillotière, autre quartier emblématique des classes populaires lyonnaises, un espace également en cours d’urbanisation au xixe siècle et réputé pour être le lieu d’installation des nouveaux migrants (Brunet et Pinol, 2010).
Les femmes multipares : une forte fécondité mais des histoires de vie très contrastées
25C’est une centaine de femmes célibataires, 96 exactement, qui ont donné naissance à au moins cinq enfants naturels dans la période étudiée. Ce comportement est dès lors rare mais non exceptionnel. Le constat est donc le suivant : il est possible, à Lyon, au xixe siècle, pour une femme non mariée, de donner naissance à de nombreux enfants. Pour elles, une maternité illégitime n’est pas un accident ponctuel, non renouvelable, comme cela est le cas pour une majorité des filles mères lyonnaises. Par le fait même qu’elles ont eu au moins cinq enfants, les femmes multipares étudiées ici sont nettement plus fécondes que l’ensemble de leurs contemporaines, même mariées. Pour percevoir leur position au sein de la société, il importe de reconstituer leurs histoires génésiques.
La méthode d’observation
26À partir des registres d’accouchement, ont été repérées toutes les femmes célibataires accouchant au moins pour la cinquième fois entre 1865 et 1880. Afin d’éviter d’avoir des histoires génésiques tronquées, le parcours de ces femmes a été retracé en amont, à partir de 1840, et en aval, jusqu’en 1900. On peut ainsi espérer connaître la totalité de leurs vies fécondes.
27Précisons que nous travaillons sur le nombre de naissances connues, qui est forcément un nombre minimum. En effet, certaines naissances qui ont eu lieu ailleurs qu’à la maternité de la Charité peuvent rester ignorées, même si, comme nous l’avons déjà signalé, l’histoire génésique antérieure de la femme est répétée à chaque nouvel accouchement à la Charité. De fait, les accouchements qui peuvent nous échapper correspondent essentiellement à des naissances qui auraient eu lieu ailleurs qu’à la Charité, après le dernier accouchement connu dans cette maternité. Nous introduisons une distinction entre les femmes selon que leur histoire génésique nous est probablement connue dans son intégralité et avec précision, et les autres pour lesquelles certaines dates d’accouchement sont trop imprécises.
28Près de la moitié des femmes étudiées connaissent cinq accouchements, que les histoires génésiques soient précises ou incomplètes (tableau 4). Toutefois, quelques-unes connaissent un nombre d’accouchements bien plus important, le record étant détenu par une femme qui travaille comme tailleuse dans le quartier populaire de la Croix-Rousse et qui donne naissance à son onzième enfant à la Charité de Lyon en août 1861.
Distribution des filles mères étudiées selon le nombre de naissances connues et la qualité de l’information sur les dates d’accouchement

Distribution des filles mères étudiées selon le nombre de naissances connues et la qualité de l’information sur les dates d’accouchement
29Les 68 femmes dont l’histoire génésique est complète ont donné naissance à 398 enfants, soit une moyenne de 5,85 enfants par femme.
30L’âge au premier accouchement naturel signale une très grande disparité des parcours (tableau 5). Parmi ces femmes multipares, on peut opposer des femmes dont l’histoire génésique commence de manière très précoce (5 cas avant 18 ans) et celles pour lesquelles au contraire elle débute tardivement (5 cas à 30 ans et plus). On observe toutefois que le premier accouchement arrive le plus fréquemment dans le groupe d’âge 20-24 ans avec 35 cas, dont 12 cas à 22 ans. En cela, ces femmes très fécondes ne se distinguent guère de l’ensemble des mères célibataires ayant accouché à la maternité de la Charité, comme le montre le tableau 6.
Distribution des femmes dont l’histoire génésique est précise selon l’âge au premier accouchement

Distribution des femmes dont l’histoire génésique est précise selon l’âge au premier accouchement
Âge des femmes au premier accouchement. Comparaison entre les 68 multipares et l’ensemble des mères célibataires lyonnaises [10]

Âge des femmes au premier accouchement. Comparaison entre les 68 multipares et l’ensemble des mères célibataires lyonnaises [10]
Une forte fécondité mais des histoires génésiques contrastées
31Les distributions en fonction de l’âge sont en effet voisines entre les deux populations, femmes multipares d’une part, ensemble des filles mères ayant accouché à la Charité d’autre part. L’âge moyen à la première maternité s’établit à 23,7 ans pour l’ensemble des filles mères et à 23,4 ans pour les femmes multipares. Il n’y a donc pas de lien entre la précocité du premier accouchement et le nombre de naissances naturelles suivantes.
32On peut également observer que ces femmes accouchent pour la première fois à un âge qui est proche de celui du mariage. En effet, l’âge moyen des femmes au premier mariage, qui marque pour certaines femmes le début de la vie sexuelle, est de 25,4 ans à Lyon dans les années 1870. À quelques exceptions près, on ne peut pas considérer que les relations sexuelles fécondes des mères célibataires sont particulièrement précoces. Un tiers d’entre elles accouchent pour la première fois au-delà de l’âge de 25 ans.
33Quand on considère l’âge de ces femmes lors de leur dernier accouchement, la distribution est une nouvelle fois très étalée (tableau 7). Les contrastes sont importants entre les femmes qui cessent de procréer tôt (âge minimum de 24 ans) et celles qui continuent jusqu’à un âge avancé (âge maximum de 44 ans). Il y a certes un nombre important de femmes (33, soit la moitié) dont le dernier accouchement se situe dans le groupe d’âge 30-34 ans, mais on ne perçoit pas de modèle dominant en ce qui concerne le calendrier de la fécondité. Ces femmes qui ont en commun de donner naissance à au moins cinq enfants naturels ont de fait des histoires génésiques très diversifiées. Par exemple, Jeanne Lacolonge qui donne naissance à six enfants entre l’âge de 18 ans et celui de 24 ans, avec des intervalles intergénésiques très courts, n’a pas eu le même parcours que Marie-Sophie Duclaux qui donne naissance à cinq enfants entre l’âge de 34 ans et celui de 44 ans. Le début précoce ou tardif de la vie féconde n’est pas ici un indicateur du volume de la descendance finale, les parcours génésiques pouvant être irréguliers, très concentrés ou très étalés dans le temps [12] [13].
Distribution des femmes selon l’âge à la dernière naissance [11]

Distribution des femmes selon l’âge à la dernière naissance [11]
34Par définition, la durée de vie féconde ne peut être inférieure à quatre ans, en admettant que les cinq naissances se succèdent à des intervalles réguliers et brefs de douze mois. Quelques femmes ont effectivement une histoire génésique très dense (tableau 8). Par exemple, Jeannette Cornut donne naissance à cinq enfants naturels en moins de six ans. Elle accouche successivement en février 1860, en mai 1861, en juillet 1862, en juillet 1864, puis en septembre 1865. À l’exception d’un intervalle de 24 mois, les autres sont brefs, ce qui ne laisse pas entrevoir de volonté ou de pratique contraceptive. Ou alors, il faudrait admettre que les échecs contraceptifs aient été particulièrement fréquents, notamment lors de tentatives de retrait masculin. Il en va de même pour l’avortement, qui ne semble pas avoir constitué un recours fréquent pour ces femmes, soit qu’elles n’aient pas su où s’adresser, soit que la manœuvre ait échoué. Pour huit autres femmes, l’écart entre le premier et le dernier accouchement est également très bref (5 à 6 ans), ce qui veut dire que les naissances se sont succédé à un rythme très rapide. Au total, 41 des 68 histoires génésiques complètes couvrent un segment assez bref de vie, moins de dix ans.
Durée de vie féconde. Distribution de l’écart entre le premier et le dernier accouchement connus

Durée de vie féconde. Distribution de l’écart entre le premier et le dernier accouchement connus
35À l’inverse, on trouve des femmes pour lesquelles c’est une grande partie de la durée de vie féconde qui est utilisée. Pour cinq femmes, c’est un écart supérieur à quinze ans qui sépare premier et dernier accouchement.
36On retrouve donc dans cette population spécifique, de faible effectif, les mêmes contrastes que parmi les femmes mariées. En aucun cas, ces femmes multipares ne constituent un groupe homogène en terme de comportement fécond.
37Pour plus de précision il est possible d’étudier les intervalles qui séparent les naissances successives (tableau 9), selon la méthode établie par Louis Henry (Henry et Blum, 1984).
Durée des intervalles intergénésiques, en mois, selon le rang

Durée des intervalles intergénésiques, en mois, selon le rang
38Les intervalles intergénésiques moyens observés ici sont surprenants par rapport à ceux que l’on observe au sein des couples mariés de la seconde moitié du xixe siècle. En effet, habituellement, les intervalles ont tendance à augmenter au fil des naissances, et le dernier est sensiblement supérieur aux précédents. Rien de tel ici. L’intervalle le plus long est celui qui sépare la première et la seconde naissance, avec une durée de 27 mois. Cela signifierait-il qu’après une première naissance naturelle, certaines de ces femmes hésitent avant de donner naissance à un nouvel enfant ? Mais alors, dans quelle mesure leur volonté influe-t-elle réellement sur la survenue de ces naissances ?
39Par la suite les intervalles sont irréguliers, sans tendance à la croissance ou à la décroissance selon le rang. Ils sont plutôt brefs pour l’époque, en général inférieurs à deux ans. Ainsi, ces mères célibataires ont une vie féconde assez régulière, avec en moyenne une nouvelle naissance tous les deux ans. Cela ne laisse guère envisager une pratique généralisée des procédés contraceptifs, ou alors on peut affirmer une grande inefficacité de ceux-ci. Le dernier intervalle signale toutefois un certain allongement, mais moins net que celui que l’on retrouve dans l’ensemble des couples mariés. Soulignons que la plupart de ces femmes n’allaitent pas durablement leurs enfants, soit qu’elles manquent de lait, soit que l’enfant soit placé chez une nourrice, soit qu’il décède prématurément. Cela contribue probablement à la brièveté de certains intervalles, dans la mesure où l’allaitement retarde en général le retour de l’ovulation.
40Lorsque l’on regarde chaque histoire génésique isolément, on se rend compte que celles-ci sont en fait assez contrastées. Certaines femmes ont des intervalles brefs, voire très brefs, tandis que d’autres n’accouchent qu’avec des intervalles nettement plus longs que la moyenne. Ainsi, certaines femmes reviennent régulièrement pour accoucher à la Charité, fait qui ne pouvait pas être ignoré des employés et des religieuses puisque les filles mères déclarent le nombre et la date des couches antérieures. Le parcours de Marie Dumas, ouvrière de la soierie, tantôt dévideuse, ovaliste ou tisseuse, en est une bonne illustration. Elle est née en août 1838 et se présente pour un premier accouchement à la Charité le 23 mars 1858, à l’âge de 19 ans. Elle y revient sept autres fois, en juillet 1859, mai 1861, septembre 1862, décembre 1863, septembre 1865, mai 1867 puis enfin en janvier 1869 à l’âge de 30 ans. Les sept intervalles sont compris entre 15 et 21 mois.
41Soulignons que quelques intervalles intergénésiques sont particulièrement courts et incitent à s’interroger sur la prématurité de certaines naissances (Dupâquier, 1997). On sait que, à la maternité de Port-Royal, la proportion d’enfants prématurés était plus élevée que parmi les naissances parisiennes en général (Beauvalet, 1999, 145-146). Tel est, probablement, le cas également à la Charité de Lyon. Ainsi, lors du quatrième accouchement de Jeanne Lacolonge, en décembre 1864, la sagefemme note que celle-ci « a fait un faux germe ». À l’occasion du cinquième accouchement de la même femme, en mai 1865, soit seulement cinq mois après le précédent, il est dit qu’elle a expulsé un « embryon». Mais de tels cas sont rares et ces femmes accouchent en général d’enfants vivants.
Une population instable
42Ces jeunes femmes non mariées constituent une population instable au point de vue résidentiel, caractéristique qu’elles partagent avec une partie importante des classes populaires des villes du xixe siècle. Les rares études consacrées à cette question convergent vers la description de mobilités successives (Fuchs et Page-Moch, 1990).
43Les 68 femmes multipares étudiées ont connu au total 398 accouchements. Parmi eux, 314 (78,9%) ont eu lieu à la Charité, les autres ailleurs, soit à Lyon, soit dans diverses communes. Rares sont les femmes qui accouchent systématiquement à la Charité de Lyon. La plupart, 44 sur 68, accouchent au moins une fois ailleurs. Pour quelques-unes, le passage par la Charité n’est qu’occasionnel. Par exemple, six femmes, donnant chacune naissance à cinq enfants, accouchent chacune deux fois à la Charité et trois fois ailleurs. Pour d’autres au contraire, le recours au service de la Charité est fréquent. Ainsi on trouve neuf femmes accouchant chacune cinq fois à la Charité et une seule fois ailleurs. Il semble d’ailleurs que les femmes qui accouchent le plus souvent sont celles qui fréquentent le plus régulièrement la Charité.
44Parmi les 84 accouchements connus qui se produisent ailleurs qu’à la Charité de Lyon, 24 ont eu lieu en un endroit qui n’est pas précisé. Lorsque le lieu est connu, c’est la plupart du temps (43 fois) dans la ville de Lyon que l’accouchement a eu lieu. On peut y ajouter quatre accouchements qui ont eu lieu dans des faubourgs de la ville. Il est en effet possible pour les filles mères d’accoucher à leur domicile ou à celui d’une sage-femme, mais le coût est alors important. Ainsi, on trouve dans l’annuaire de la ville de Lyon, édition 1879, quelques publicités publiées par des accoucheuses. Par exemple, celle de Mme Berdot rédigée de la manière suivante : «Maison d’accouchement – Madame Berdot. Sage-femme de Première Classe. Cours Morand, 49, à l’entresol. Reçoit des pensionnaires. Consultations de midi à 4 heures. Soins, Discrétion. Prix modérés. » En dépit des « prix modérés », il est probable que ces soins et cette discrétion n’étaient pas à la portée de la plupart des filles mères.
45Par contre, quelques accouchements ont eu lieu en dehors de l’agglomération lyonnaise, et ils nous renseignent sur les parcours migratoires de ces jeunes femmes. Cette naissance survenue hors de la ville de Lyon est presque toujours celle du premier enfant naturel, et, dans ce cas, cet accouchement a lieu la plupart du temps dans la région de naissance de la mère célibataire. Ce sont des bourgs ou des villes de la région (Tarare, Vanosc, Saint-Étienne) ou plus éloignés (Paris, Moulins, Marseille). Ainsi, lorsque Benoîte Morand vient accoucher pour la première fois à la Charité de Lyon en 1865, elle déclare avoir déjà accouché trois fois dans une petite commune de la Bresse dont elle est originaire, Druillat, entre 1856 et 1860. Jeanne-Marie Maynand, qui se présente à la Charité en 1864, a déjà accouché trois fois dans la petite ville de Tarare entre 1859 et 1862. Au sein de l’échantillon étudié, dans un seul cas la mobilité géographique a eu lieu durant cette vie génésique « illégitime ». Il s’agit de Pauline Wolf, originaire de Phalsbourg, en Lorraine. Elle accouche à la Charité de Lyon en 1854, 1857, 1858 et 1859. Lorsqu’elle y revient en 1866 pour un sixième accouchement, elle déclare avoir accouché en 1861 à Marseille.
46Lorsqu’elles donnent naissance à leur premier enfant naturel, et que cette naissance a lieu à Lyon, certaines femmes avaient déjà été mobiles. Parmi les 96 femmes multipares étudiées, seulement 23 sont nées à Lyon. Nombre d’entre elles (45) proviennent des départements voisins, notamment Ain, Isère et Loire, soit un espace régional qui contribue fortement à la formation de la population lyonnaise au xixe siècle. Mais les origines sont diversifiées, et les 73 femmes qui ne sont pas nées à Lyon proviennent de 24 départements différents, de celui du Nord à celui des Alpes-Maritimes, sans compter une femme venant d’Italie et une de Suisse.
47Lors du premier accouchement, les employés notent parfois depuis combien de temps la femme est installée à Lyon. Par exemple, Marie Delaye qui accouche pour la première fois à la Charité en mai 1856, à l’âge de 16 ans, est à Lyon depuis huit ans. Anne-Marie La Fougères, native d’un village de Saône-et-Loire, qui fait de même en octobre 1857 à l’âge de 27 ans, est à Lyon depuis deux ans et signale qu’elle vivait auparavant à Tournus. L’analyse des adresses déclarées par les filles mères lors de leurs accouchements successifs permet de constater une grande instabilité résidentielle. Certaines restent toutefois durablement dans un même quartier, mais d’autres sillonnent la ville, allant d’un quartier populaire à un autre (Brunet et Pinol, 2010).
Des mères de familles nombreuses ?
48Peut-on, à propos de ces mères célibataires multipares, parler de « vie de famille » ? Cela dépend notamment de la présence stable d’un compagnon. Il s’agirait en effet dans ce cas de situations de concubinages durables, et la femme que nous avons identifiée comme fille mère ferait en réalité partie d’un couple. Danièle Rebaudo fournit un exemple illustrant ce comportement : une fille mère, native du département du Nord, donne naissance à dix enfants hors mariage, à Strasbourg, Bayonne puis La Rochelle. Le père est toujours le même homme, un officier (Rebaudo, 1992, 423). Dans son étude sur Roubaix, Chantal Pétillon souligne également que les grossesses répétées correspondent parfois à des concubinages stables. Étudiant un échantillon de 86 femmes non mariées ayant donné naissance à au moins quatre enfants naturels, elle note une « présomption de concubinage dans la moitié des cas ». Mais elle ajoute que plusieurs concubinages peuvent se succéder et que les enfants peuvent avoir des pères différents (Pétillon, 2006, 208-211).
49Comme on l’a vu plus haut à propos de la légitimation d’enfants naturels, ces situations existent à Lyon au xixe siècle, mais elles sont rares. Parmi la centaine de femmes multipares étudiées ici, c’est pour seulement une poignée que des indications laissent entrevoir une telle situation. Ainsi, lorsque Claudine Lacour, journalière, accouche pour la quatrième fois en 1864, elle indique habiter avec un passementier, père de l’enfant. Autre exemple, lors de son cinquième accouchement, en 1866, Rose Augustine Colson, couturière, réside avec un homme, imprimeur sur étoffe, déclaré comme père de l’enfant. Une seule fois dans la population étudiée une situation de concubinage a été cachée par une mère célibataire et démasquée par la Charité : ainsi, lors de son sixième accouchement, en 1866, Pauline Wolf déclare une fausse adresse. Après enquête d’un employé, l’institution découvre qu’elle réside en fait avec un homme dont elle souhaitait taire l’existence. Mais ces notations sont trop ponctuelles pour prouver un concubinage durable et affirmer que les enfants précédents de ces femmes avaient les mêmes hommes pour pères.
50Ces mères célibataires multipares peuvent-elles être considérées comme des mères de familles nombreuses ? Ici, c’est la question de la survie et de la présence des enfants avec la mère qui doit être étudiée. De nouveau, on ne peut que regretter que les informations soient ponctuelles et lacunaires. Ce n’est que dans quelques cas que la situation familiale peut être précisée, et les observations sont très contrastées. La mortalité des enfants illégitimes est réputée être supérieure à celle des enfants nés au sein de couples mariés, et plusieurs déclarations l’attestent au sein de notre échantillon. Replacée dans le déroulement de la vie des femmes, cette forte mortalité revêt un caractère plus concret et dramatique. Parmi de nombreux exemples, lorsque Marie-Louise Die accouche pour la cinquième fois en 1869, ses quatre enfants précédents sont décédés. Il est parfois possible de suivre l’évolution de la fratrie au fil de plusieurs accouchements successifs. Lorsque Laurence Baron accouche pour la sixième fois en novembre 1868, quatre enfants sont décédés (dont un mort-né), et lorsqu’elle accouche pour la septième fois en janvier 1871, les six enfants précédents sont décédés. Il en va de même pour Marie Guillaud-Delphine : lors de son quatrième accouchement en juillet 1875, les trois enfants précédents sont décédés, lors de son cinquième accouchement en février 1877, les quatre enfants précédents sont décédés, et lors de son sixième accouchement en novembre 1878, seul le cinquième né est encore en vie. Dans notre échantillon, la plus forte mortalité observée est celles des enfants de Joséphine Collis : lors de son neuvième accouchement en 1868, elle déclare que les huit précédents sont décédés. Ainsi, la vie de ces femmes est marquée non seulement par ces grossesses illégitimes, pour certaines peut-être non voulues et mal vécues, mais aussi par la disparition précoce des enfants qu’elles ont mis au monde.
51Toutes les histoires ne sont pas aussi noires. Ainsi, lorsque Jeanne Faudin accouche pour la sixième fois en 1874, elle déclare avoir à sa charge ses cinq enfants précédents nés en 1864, 1866, 1868, 1870 et 1872. Situation proche pour Benoîte Gauthier qui, lors de son sixième accouchement en 1867, a à sa charge quatre enfants, un seul étant décédé. Lors de ces accouchements, les enfants précédents en bas âge sont pris « en dépôt » par l’hospice de la Charité et leur présence est notée dans un registre spécifique. Lorsque des frères et sœurs plus âgés sont en vie, on peut se demander dans quelles conditions matérielles ces femmes et leurs enfants peuvent vivre. Mais finalement, peu des femmes dont l’histoire féconde a été reconstituée sont de fait des mères de familles nombreuses, ou du moins sont entourées de nombreux enfants. En effet, à la forte mortalité s’ajoute le placement en nourrice d’une partie des enfants survivants, et peu d’enfants naturels vivent durablement au foyer de leur mère.
Conclusion
52Retracer le parcours des filles mères multipares donnant naissance à au moins cinq enfants naturels est possible grâce à la qualité des sources hospitalières lyonnaises. Il apparaît que donner naissance à autant d’enfants sans être mariée est certes le fait d’une petite minorité des femmes au xixe siècle, mais ce comportement nous renvoie au fonctionnement même de la société urbaine de cette époque. Fécondes, plus que la plupart de leurs contemporaines mariées, ces mères célibataires sont insérées dans les quartiers populaires, au sein desquels elles vivent, travaillent, parfois cohabitent avec un compagnon, parfois également élèvent leurs enfants. Elles sont sans doute confrontées en permanence au regard de leurs voisins, à défaut de celui de leurs parents qui résident souvent hors de la ville. En raison de leur indigence, elles doivent, pour certaines à des intervalles très brefs, demander aide et hospitalité à la maternité de la Charité, endroit où elles sont jaugées et probablement sermonnées par le personnel et en particulier par les religieuses en charge de la maternité.
53Il est impossible de ne pas se demander qui sont ces femmes dont la vie semble si particulière, mais répondre à cette question est très délicat. Sur ce point nous ne pouvons apporter de conclusion formelle, ni, surtout, de conclusion qui s’applique à toutes, tant la diversité des situations semble importante en dépit de la faiblesse de l’effectif. En restant prudent dans ces conclusions, il est possible de proposer une typologie de ces femmes « hors norme », tout en gardant à l’esprit la singularité de certains comportements. Cette forte fécondité hors mariage est probablement en relation avec la pratique du concubinage, présent notamment dans le monde ouvrier. Mais, comme le rappelle l’ouvrage récent de G. Frost sur le concubinage en Angleterre (2008), il existe dans les villes du xixe siècle plusieurs manières de vivre le concubinage, que les cohabitants ne puissent pas se marier en raison de leur situation (mariage antérieur, extrême pauvreté), que les pressions sociales soient insuffisantes, ou que soit présente une volonté de refuser le modèle bourgeois dominant. Il faut en outre se souvenir que les unions consensuelles, sans passage par la mairie ou l’église, peuvent être fragiles, et que sur la séquence de vie observée, souvent une dizaine d’année, certaines de ces femmes peuvent changer de compagnon.
54Si les concubines sont probablement majoritaires parmi les femmes étudiées, d’autres situations sont sans doute présentes. Les différentes études menées sur les filles mères parisiennes (Fuchs, 1992 ; Beauvalet, 1999), lyonnaises (Brunet, 2008) ou roubaisiennes (Pétillon, 2006) ont confirmé l’existence de jeunes femmes, des domestiques notamment, séduites puis abandonnées. Certaines des femmes étudiées ici relèvent sans doute de ce modèle, du moins pour le premier accouchement. Que deviennent-elles après cette première naissance naturelle, et pourquoi certaines donnent-elles naissance ensuite à plusieurs autres enfants ? Sans doute leur est-il encore plus difficile, chargées d’un enfant, d’accéder au mariage. Forment-elles ensuite un couple concubin ? Ceci pourrait expliquer que le premier intervalle intergénésique soit plus long (27 mois) que les autres. Ces jeunes femmes, après une première grossesse non voulue, changeraient de position et attendraient d’avoir un compagnon plus stable avant de donner naissance à un nouvel enfant.
55D’autres scénarios peuvent être envisagés pour expliquer le comportement de certaines de ces jeunes femmes ayant vécu à Lyon au xixe siècle. Restent ainsi des hypothèses plus sombres pouvant s’appliquer à certaines de ces femmes. Certaines sont-elles de jeunes femmes particulièrement vulnérables, éventuellement simples d’esprit, dont profiteraient des hommes peu scrupuleux ? Certaines sont-elles des jeunes femmes victimes de viols à répétition ? Certaines sont-elles des prostituées, mais alors des prostituées occasionnelles, mal protégées, plutôt que des pensionnaires de maisons closes sachant maîtriser les méthodes contraceptives [14] ? Rien ne permet pour l’instant de l’établir et il faudrait espérer trouver des informations complémentaires dans des sources policières, judiciaires ou médicales. Encore ces sources sont-elles probablement très lacunaires, les viols par exemple ne faisant probablement pas l’objet d’un enregistrement systématique de la part des autorités [15].
NOTES
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[1]
Les études d’Anders Brandström portant sur la Suède au xixe siècle font exception à cette règle, mais dans un contexte social et culturel très différent de celui de la France (Brandström, 1996 ; 1998). Une autre tentative intéressante porte sur l’Écosse (Blaikie et al., 2005).
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[2]
La saisonnalité des accouchements à la maternité de la Charité, avec des niveaux nettement plus élevés en hiver qu’en été, laisse penser que les filles mères évitaient d’accoucher dans des logements non chauffés en période de froid.
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[3]
Archives municipales de Lyon, cotes 5Q32 à 5Q124. Pour une description précise de ces sources et une étude de l’abandon d’enfants à Lyon au xixe siècle, voir (G. Brunet, 2008).
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[4]
En dépit de ses qualités, cette source ne peut, bien entendu, être considérée comme parfaite. En ce qui concerne le récapitulatif des accouchements antérieurs, on trouve quelques dates approximatives (mention du mois sans le quantième) et quelques informations contradictoires (erreurs portant sur le jour, le mois ou le lieu de l’accouchement, exceptionnellement semble-t-il sur l’année). Dans les cas de déclarations contradictoires quant aux dates d’accouchement, nous avons vérifié la date exacte lorsque l’accouchement avait eu lieu à la Charité. Dans les autres cas, nous avons retenu la date la plus souvent mentionnée.
-
[5]
Fonds des Hospices civils de Lyon, conservé aux archives municipales de Lyon, série 1L, année 1856.
-
[6]
Les données concernant Lyon proviennent d’un sondage au 1/10e. Celles concernant Paris sont extraites de l’ouvrage de Scarlett Beauvalet (1999, 145).
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[7]
Les données des années 1851-1861 et 1871-1881 sont absolument comparables, c’est pourquoi nous n’avons pas jugé utile de fournir les premières dans le tableau 2.
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[8]
Il s’agit de naissances qui ont eu lieu ailleurs qu’à la Charité, dont le nombre nous est connu mais les dates parfois inconnues.
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[9]
La moyenne est de 5,96 en prenant en considération les 96 femmes, dont 28 avec certaines dates d’accouchement imprécises.
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[10]
Les pourcentages établis sur un effectif aussi faible n’ont, bien entendu, qu’une valeur informative.
-
[11]
Rappelons qu’il s’agit de la dernière naissance connue, ayant obligatoirement eu lieu à la Charité de Lyon. D’autres ont pu suivre en ville ou ailleurs.
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[12]
Rappelons que le décès précoce d’une femme peut interrompre son histoire génésique. Les parcours de ces femmes ne nous sont connus que par leur accouchement, ce qui survient ensuite nous restant inconnu. On ne peut donc pas comparer directement ces estimations avec l’âge à la dernière naissance établi sur des fiches de famille de type MF.
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[13]
Parmi eux, un seul accouchement gémellaire.
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[14]
Pour une description de cette population féminine et de leur environnement, voir (Corbin, 1978).
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[15]
Voir notamment (Vigarello, 1998).