1La mobilité socioprofessionnelle, qui peut se définir simplement comme un changement d’appartenance à une catégorie sociale ou professionnelle donnée, est un thème qui a été étudié au sein de diverses populations, à partir de données et d’approches méthodologiques variées (Ganzeboom et al., 1991 ; Lambert et al., 2007). Le sujet a aussi été abordé sous des angles divers, notamment sur la base des comparaisons intergénérationnelles au sein des familles, et plus particulièrement entre pères et fils (Mitch, 2005 ; Long et Ferrie, 2007).
2Du point de vue de la famille, la prise en compte des caractéristiques de la fratrie (présence de frères et sœurs, rangs de naissance, nombre de frères et sœurs mariés) peut apporter une dimension intéressante à l’étude du phénomène. En effet, si la destinée socioprofessionnelle d’un individu est souvent influencée par celles de ses parents, elle n’est pas non plus complètement indépendante des caractéristiques des autres membres de sa fratrie, en particulier dans un contexte de discrimination intergénérationnelle ou de compétition selon le rang de naissance et le sexe (Bras et Neven, 2007 ; Brunet et al., 2007 ; Schlumbohm, 2007). En outre, le départ du foyer familial de membres de la fratrie peut influencer le choix de carrière des autres membres, par le biais de l’élargissement des liens sociaux au sein de la famille (Bras et Neven, 2007). En somme, il ressort que l’on peut difficilement bien comprendre le processus de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle d’un point de vue individuel, sans tenir compte des spécificités de la dynamique familiale (Buisson, 2003, 2007).
3Au Québec, la mobilité et la stratification socioprofessionnelles ont retenu l’attention de plusieurs chercheurs depuis les années 1960 (Langlois, 2003). Leurs travaux reposent pour la plupart sur l’analyse d’actes d’état civil ou de données d’enquêtes couvrant la seconde partie du xxe siècle en s’attardant notamment sur les différences entre anglophones et francophones et sur le phénomène de mobilité collective d’une minorité (Langlois, 2003). Quelques études ont traité les périodes plus anciennes, dont celles de De Sève et al. (1999) et de Gauvreau (1995) qui analysent la mobilité socioprofessionnelle dans la population du Saguenay-Lac-Saint-Jean (SLSJ) à l’aide des données du fichier BALSAC. Ces travaux ont abordé le phénomène dans une perspective longitudinale, ce qui a permis de constater qu’une augmentation de la mobilité est observable dans cette région à partir de la dernière partie du xixe siècle, avec un degré d’ouverture plus marqué chez les gens d’affaires et les professionnels, et moindre chez les ouvriers (De Sève et al., 1999). Cette plus grande mobilité globale s’explique d’abord par des changements structurels et les résultats obtenus par De Sève et al. (1999) révèlent qu’elle contient à la fois des éléments de stabilité et de changement.
4La présente étude a également été réalisée à partir des données du fichier BALSAC portant sur la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Dans le contexte du colloque sur la mobilité sociale et la reproduction différentielle organisé par le Centre Jacques Cartier, puis dans le cadre de ce numéro spécial des Annales de Démographie historique, nous avons voulu vérifier si les caractéristiques de la fratrie d’un individu pouvaient avoir un effet sur sa probabilité d’appartenir à une catégorie socioprofessionnelle différente de celle de son père. Pour ce faire, nous avons effectué de nouvelles mesures de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle, nous avons vérifié l’évolution du phénomène dans le temps et en fonction de la profession du père, et nous avons examiné les variations du phénomène selon diverses caractéristiques de la fratrie des sujets.
Données et méthodes
La population du Saguenay-Lac-Saint-Jean
5C’est autour de 1835 que la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean (figure 1) a été ouverte au peuplement d’origine européenne. Au recensement de 1852, on y dénombrait déjà 5 364 habitants (Pouyez et Lavoie, 1983). Entre 1838 et 1911, près de 30 000 immigrants sont venus s’établir dans la région. Jusqu’en 1870, près de 80 % de ces pionniers étaient originaires de la région voisine de Charlevoix mais, par la suite, cette proportion a baissé à moins de 50 % alors que l’origine des immigrants se diversifiait. On sait cependant que les immigrants de Charlevoix ont été plus nombreux à s’installer définitivement dans la région et qu’ils ont réussi à y implanter un plus grand nombre de leurs descendants, ce qui a eu pour effet d’accentuer leur part dans la formation de la population saguenayenne, notamment sur le plan génétique. Les mouvements de population à l’échelle régionale comportent néanmoins, dès 1880, plus de sorties que d’entrées et se soldent par un bilan migratoire le plus souvent négatif. C’est donc essentiellement sur une natalité vigoureuse qu’a reposé la croissance démographique. Une croissance d’ailleurs plutôt impressionnante puisque, entre 1861 et 1961, la taille de la population est multipliée par 25 pour passer de 10 478 à 262 426. La fécondité demeure élevée jusqu’au début des années 1960, où elle est encore à plus de 4 enfants par femme en moyenne. Le déclin, qui débute un peu plus tardivement qu’ailleurs au Québec, s’effectue en revanche très rapidement et, en 1986, la fécondité est passée à 1,5 enfants par femme, ce qui est à peine plus élevé que la moyenne québécoise. La population continue cependant à croître, bien que moins rapidement, pour atteindre un sommet de 297 000 en 1995. En 2006, on dénombrait 274 000 personnes au Saguenay-Lac-Saint-Jean (Institut de la statistique du Québec, 2007).
Localisation de la région du Saguenay-Lac-St-Jean

Localisation de la région du Saguenay-Lac-St-Jean
6L’économie saguenayenne a d’abord reposé surtout sur l’agriculture et sur les activités forestières reliées à l’abattage du bois (Bouchard, 1996). L’industrialisation débute à la fin du xixe siècle avec la production de pulpe, mais c’est à partir des années 1920 qu’elle prend réellement son envol, avec l’expansion remarquable du secteur des pâtes et papiers et de l’industrie métallurgique liée à la production d’aluminium. Comme partout au Québec et ailleurs, cette croissance est ralentie au cours de la crise des années 1930 et connaîtra, après la seconde guerre, une reprise qui durera jusqu’au début des années 1980.
Le fichier BALSAC et la classification des professions
7La construction du fichier de population BALSAC a débuté en 1972 à l’Université du Québec à Chicoutimi [1]. Il s’agit d’une banque de données informatisée qui permet la reconstitution automatique des histoires familiales et des généalogies. Pour toutes les régions du Québec, le fichier BALSAC contient des actes de mariage tirés des données de l’état civil. À terme, l’ensemble de la population québécoise sera couvert pour les xixe et xxe siècles, ce qui représente 4,5 millions d’actes. À ce jour, la saisie et le jumelage des actes de mariage catholiques sont complétés jusqu’en 1940 et l’équipe du Projet BALSAC travaille actuellement sur les mariages de la période 1941-1950 (Bouchard, 2007).
8Pour ce qui concerne la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, le fichier BALSAC contient tous les actes d’état civil (baptêmes, mariages, sépultures) enregistrés dans cette région entre 1842 et 1971, ce qui permet de reconstituer l’histoire de quelque 125 000 familles (Bouchard, 1996). La plupart des actes de mariage comportent des informations sur l’occupation de l’époux ainsi que sur l’occupation du père et du beau-père de l’époux. Le fichier devient donc une mine d’informations très riches qui permettent non seulement de connaître la profession d’un individu mais aussi de reconstituer des moments de son itinéraire de travail, une histoire professionnelle qui peut s’étendre sur plusieurs décennies.
9Le fichier BALSAC contient 3 975 intitulés professionnels distincts (de Sève et Bouchard, 1998). Ces appellations ont été regroupées en catégories socioprofessionnelles homogènes, selon la grille des professions mise au point par Bouchard et Pouyez (1985). Cette taxinomie se fonde sur des critères liés à la nature de l’effort et à la complexité de la tâche, permettant de regrouper les professions en 25 catégories (Bouchard et Pouyez, 1985 ; Bouchard, 1996). Selon les besoins de l’analyse, la grille peut être employée intégralement ou réduite à quelques catégories seulement. Pour la présente étude, les 25 catégories de départ ont été regroupées en 4 modalités, soit cols blancs, cultivateurs, artisans (ouvriers spécialisés) et ouvriers semi- et non spécialisés.
Constitution du corpus et variables à l’étude
10Pour la réalisation de cette étude, nous avons sélectionné tous les individus mariés au Saguenay-Lac-Saint-Jean avant 1970 dont la profession était connue et dont les parents et les beaux-parents s’étaient eux aussi mariés dans la région. Pour chaque individu, seul le premier mariage a été conservé, et c’est la profession déclarée sur cet acte qui a été utilisée. L’étude de la mobilité repose donc sur une comparaison de la profession des pères et de leurs fils au début de leur vie adulte, soit vers l’âge de 25 ans.
11Pour chaque sujet, l’information sur sa fratrie et sur la fratrie de son épouse a ensuite été extraite du fichier. Comme tous les parents des sujets se sont mariés au Saguenay-Lac-Saint-Jean et qu’ils ont, par la force des choses, eu au moins un enfant marié dans la région, nous pouvons considérer que nous possédons dans la majeure partie des cas l’information complète sur l’histoire de la famille, à l’exception de l’histoire migratoire bien sûr. De plus, pour la fin de la période, il manque certainement certains mariages de frères et sœurs. Six variables ont été retenues pour analyser les caractéristiques de la fratrie : le nombre d’enfants, le nombre d’enfants mariés, le nombre de garçons, le nombre de garçons mariés, le rang de naissance du sujet et le rang de naissance du sujet parmi les garçons. Au total, l’échantillon compte 6 992 sujets masculins mariés entre 1867 et 1969. Les résultats présentés ici portent uniquement sur les caractéristiques de la fratrie des sujets, car celles de la fratrie des épouses n’ont pas été prises en compte pour cette partie du projet.
12Les taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) ont été définis comme étant la proportion des sujets dont la catégorie socioprofessionnelle diffère de celle de leur père. Ils ont été calculés pour l’ensemble du groupe, pour chacune des catégories socioprofessionnelles du père et selon la période de mariage des sujets. Pour cette dernière variable, la période a été divisée en trois : avant 1910, 1910 à 1939 et 1940 à 1969. Les taux de mobilité ont aussi été mesurés et comparés en fonction des diverses variables utilisées pour caractériser les fratries, et des régressions logistiques ont été effectuées.
Résultats
Catégories socioprofessionnelles et années de mariage
13La figure 2 présente la distribution des sujets selon a) leur année de mariage et leur catégorie socioprofessionnelle et b) celles de leur père. Sans surprise, la catégorie des cultivateurs rassemble, dans les deux cas, la plus grande partie des individus, soit 41 % des sujets et 71 % des pères [2]. Suivent dans l’ordre, les ouvriers (30 % des sujets et 15 % des pères), les artisans (18 % des sujets et 10 % des pères) et les cols blancs (11 % des sujets et 4 % des pères). La distribution des mariages selon l’année est marquée par la forte croissance de la population saguenayenne en début de période et par quelques pointes liées à des événements ponctuels tels que la reprise de la nuptialité d’après-guerre (1919-1920 et 1946-1947).
Distribution des sujets selon leur année de mariage et leur catégorie socioprofessionnelle

Distribution des sujets selon leur année de mariage et leur catégorie socioprofessionnelle
Distribution des sujets selon l’année de mariage et la catégorie socioprofessionnelle de leur père

Distribution des sujets selon l’année de mariage et la catégorie socioprofessionnelle de leur père
14Par ailleurs les changements de la structure socioprofessionnelle sont fortement perceptibles, avec la baisse graduelle de la proportion de cultivateurs à partir de 1920 environ chez les sujets. Après 1950, les ouvriers dépassent en nombre les cultivateurs, qui deviennent la catégorie la moins nombreuse de toutes à partir de 1957. En fin de période, les non-cultivateurs se répartissent à peu près également parmi les trois autres groupes socioprofessionnels.
Comparaisons pères-fils
15Quelle que soit la catégorie professionnelle de leur père, les sujets appartiennent à cette même catégorie pour la plus grande partie d’entre eux (tableau 1). La proportion la plus élevée d’hérédité socioprofessionnelle est observée parmi les cultivateurs, où près de 50 % des sujets qui ont un père cultivateur sont eux aussi cultivateurs. Cette forte stabilité intergénérationnelle est évidemment liée, dans une certaine mesure, au poids des cultivateurs parmi l’ensemble des catégories socioprofessionnelles. Les différences relatives sont en fait plus importantes parmi les autres catégories, notamment chez les sujets dont les pères sont des cols blancs : 39 % de ces individus sont cols blancs, alors que cette catégorie ne représente, au total, que 11 % des sujets. À noter également que la proportion de sujets cols blancs est plus élevée que la valeur attendue parmi les fils d’ouvriers et d’artisans. La proportion de sujets cultivateurs (40 % de l’ensemble des cas) ne dépasse pas 17 % parmi les sujets dont les pères appartiennent aux trois autres catégories.
Distribution des sujets (%) selon leur catégorie socioprofessionnelle (CSP sujet), par catégorie socioprofessionnelle du père (CSP père)

Distribution des sujets (%) selon leur catégorie socioprofessionnelle (CSP sujet), par catégorie socioprofessionnelle du père (CSP père)
16Au total, près de 53 % des sujets appartiennent à une catégorie socioprofessionnelle différente de celle de leur père. Ce taux de mobilité varie sensiblement selon la catégorie et, surtout, selon la période de mariage (figure 3). De façon générale, le taux de mobilité augmente nettement avec la période de mariage, sauf chez les sujets dont les pères sont des cols blancs (ici le faible nombre de cas incite à ne pas proposer d’explication). Cette hausse de la mobilité est particulièrement appréciable parmi les fils de cultivateurs, dont le taux de mobilité passe d’environ 29 % pour les sujets mariés avant 1910 à 67 % pour ceux mariés après 1939. En ce qui concerne les variations du taux de mobilité selon la catégorie socioprofessionnelle du père, dans l’ensemble les fils d’artisans s’avèrent les plus mobiles (t.m.s.i. de 65 %, toutes périodes de mariage confondues), suivis des fils de cols blancs (61 %). La mobilité des fils de cultivateurs est la plus faible de toutes avant 1940, mais elle se compare à celle des fils d’artisans au cours de la dernière période.
Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon leur période de mariage et la catégorie socioprofessionnelle du père (CSP père)

Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon leur période de mariage et la catégorie socioprofessionnelle du père (CSP père)
Mobilité socioprofessionnelle selon la taille des fratries et le rang de naissance
17Le taux de mobilité est un peu plus élevé pour les sujets appartenant à des fratries de petite taille que pour ceux issus de fratries plus grandes (figure 4a) [3]. On note en effet une certaine tendance à la baisse du taux de mobilité lorsque la taille de la fratrie augmente. Cela vaut également lorsque l’on considère uniquement les frères et sœurs qui se sont mariés. On observe un peu les mêmes tendances du côté des fratries masculines (figure 4b). Ici, seuls les frères sont pris en compte dans le calcul de la taille de la fratrie. Dans les deux cas (ensemble des frères et frères mariés), le taux de mobilité diminue avec l’augmentation du nombre de frères, mais la tendance est plus nette pour les frères mariés.
Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon la taille de la fratrie (ensemble des frères et sœurs et frères et sœurs mariés)
Ensemble de la fratrie

Ensemble de la fratrie
Fratrie masculine

Fratrie masculine
Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon la taille de la fratrie (ensemble des frères et sœurs et frères et sœurs mariés)
18Ce lien négatif entre la taille des fratries et le taux de mobilité s’explique sans doute en partie par des effets de période. Les résultats présentés à la figure 3 ont fait ressortir en effet l’augmentation des taux de mobilité avec le temps. Or au Saguenay-Lac-Saint-Jean, la fécondité a commencé à baisser de façon significative à partir des années 1930 (Pouyez et Lavoie, 1983).
19Le rang de naissance, en revanche, semble agir de façon positive sur les taux de mobilité (figure 5). Ici encore, la position par rapport aux frères (plutôt que dans l’ensemble de la fratrie) implique une hausse plus marquée de la mobilité lorsque le rang augmente.
Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon leur rang de naissance (parmi l’ensemble des naissances et parmi les naissances masculines)

Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon leur rang de naissance (parmi l’ensemble des naissances et parmi les naissances masculines)
20Ces tendances sont confirmées par les résultats des régressions logistiques (tableau 2). De façon générale, la taille de la fratrie a un effet négatif sur le taux de mobilité, alors que le contraire s’observe pour le rang de naissance (il est à noter que des tendances similaires sont observées lorsque l’on tient compte de la période de mariage des sujets). Toutes les variables étudiées, sauf le nombre de frères, sont statistiquement significatives (p < 0,05). Les effets sont cependant très faibles, comme le montrent les valeurs des coefficients et celles des pourcentages de prédiction [4]. La plus haute valeur prédictive (53,4 %, avec un coefficient de -0,068) est celle du nombre de frères mariés.
Résultats des régressions logistiques effectuées sur les diverses caractéristiques de la fratrie

Résultats des régressions logistiques effectuées sur les diverses caractéristiques de la fratrie
Mobilité selon le nombre de frères mariés et le rang de naissance parmi les frères, par catégorie socioprofessionnelle du père et par période de mariage
21Nous avons examiné plus en détail les taux de mobilité des sujets, calculés selon le nombre de frères mariés et le rang de naissance parmi les frères, pour chacune des catégories socioprofessionnelles et pour les trois périodes de mariage définies précédemment (figures 6 et 7). L’importance de la catégorie des cultivateurs ressort encore bien dans ces résultats puisque, autant pour le nombre de frères mariés que pour le rang de naissance parmi les frères, les tendances à la baisse (nombre de frères mariés, figure 6a) ou à la hausse (rang de naissance parmi les frères, figure 6b) du taux de mobilité sont plus nettes parmi les fils de cultivateurs que parmi les fils dont le père est col blanc, ouvrier ou artisan. Les tendances à la baisse avec l’augmentation du nombre de garçons mariés demeurent tout de même perceptibles parmi les fils d’ouvriers et d’artisans, ce qui n’est pas le cas pour la tendance à la hausse du taux de mobilité selon le rang de naissance masculin.
Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon la catégorie socioprofessionnelle du père et le nombre de frères mariés

Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon la catégorie socioprofessionnelle du père et le nombre de frères mariés
Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon la catégorie socioprofessionnelle du père et le rang de naissance parmi les frères

Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon la catégorie socioprofessionnelle du père et le rang de naissance parmi les frères
22Par ailleurs, les figures 7a et 7b montrent très clairement que les taux de mobilité sont nettement plus élevés parmi les sujets mariés après 1939 que parmi ceux mariés durant les deux premières périodes. En effet, dans les deux cas (nombre de frères mariés et rang de naissance parmi les frères), les valeurs du taux ne descendent pratiquement jamais en dessous de 60 % pour les sujets mariés de 1940 à 1969, alors qu’elles ne dépassent pas 50 % pour les sujets mariés avant 1940. Dans l’ensemble, les sujets mariés entre 1910 et 1939 affichent des taux de mobilité légèrement supérieurs à ceux des sujets mariés avant 1910, mais les différences sont beaucoup plus faibles que celles observées avec les sujets de la dernière période. Pour ce qui concerne les tendances, on peut remarquer qu’elles vont toujours dans le même sens, à savoir une baisse des taux avec l’augmentation du nombre de frères mariés et une hausse des taux avec l’augmentation du rang de naissance parmi les frères. Cependant, ces tendances sont nettement moins prononcées que lorsque l’on ne fait pas de distinction selon la période de mariage (voir figures 4b et 5).
Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon la période de mariage et le nombre de frères mariés

Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon la période de mariage et le nombre de frères mariés
Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon la période de mariage et le rang de naissance parmi les frères

Taux de mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle (t.m.s.i.) des sujets selon la période de mariage et le rang de naissance parmi les frères
Conclusion
23Dans le contexte d’une région de colonisation en pleine croissance démographique et traversée par de vastes mutations structurelles sur son marché de l’emploi, notre corpus révèle une mobilité intergénérationnelle globale de 53 % pour la période couvrant la seconde moitié du xix e siècle jusqu’à la fin des années 1960. Cette proportion varie cependant considérablement selon la période de mariage des sujets et selon la catégorie socioprofessionnelle du père. Sauf chez les cols blancs, elle augmente tout au long de la période et c’est chez les cultivateurs que cette hausse est la plus marquée, passant de 29 % avant 1910 à 67 % pour la période 1940-69. Avant 1940, les fils de cultivateurs ont une mobilité nettement plus faible que celle observée dans les autres groupes. Cette augmentation de la mobilité socioprofessionnelle globale coïncidant avec la transformation du contexte économique a été observée dans plusieurs populations (voir notamment Maas et van Leeuwen, 2002 ; de Graaf et Kalmijn, 2001).
24Il appert de plus en plus que l’analyse et la compréhension du processus de la mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle peuvent être grandement enrichies par la prise en compte des caractéristiques de la fratrie (Bras et Neven, 2007 ; Buisson, 2007). Dans la présente étude, six caractéristiques de ce type ont été examinées. Cinq d’entre elles (taille de la fratrie, nombre d’enfants mariés, nombre de frères mariés, rang de naissance et rang de naissance parmi les frères) ont un effet statistiquement significatif sur la mobilité, mais la valeur explicative de ces effets est plutôt faible.
25La taille de la fratrie a un effet négatif sur les taux de mobilité, et c’est le nombre de frères mariés qui a l’impact le plus marqué. Dans un contexte où l’agriculture demeure une composante importante de l’économie régionale, on pourrait penser qu’un grand nombre de frères au sein d’une même fratrie pousserait tout de même certains d’entre eux à sortir du contexte familial pour trouver du travail ailleurs et dans un autre domaine (Schlumbohm, 2007). Mais dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, l’accès à de nouvelles terres est demeuré important jusqu’au milieu du xxe siècle, offrant ainsi la possibilité à la plupart des enfants de poursuivre leur cheminement dans un contexte similaire à celui de leurs parents (Bouchard, 1996). En outre, les familles de grande taille avaient sans doute moins de moyens d’investir dans l’éducation des enfants, réduisant ainsi le nombre de voies possibles pour ces derniers (van Bavel, 2005). Le rang de naissance agit, quant à lui, de façon positive sur la mobilité et cet effet est plus important lorsque l’on prend en compte le rang de naissance au sein des garçons de la fratrie. Cette mobilité accrue des cadets ne doit cependant pas être nécessairement interprétée comme une mobilité forcée, induite par la place occupée par les aînés. En effet, les cadets peuvent aussi se sentir plus libres de choisir une orientation professionnelle différente parce qu’ils sont généralement moins responsables de la continuité familiale que leurs aînés (Segalen et Ravis-Giordani, 1994).
26Le corpus étudié est tiré d’une population où se retrouvent plusieurs fratries de grande taille. Il offre donc des conditions avantageuses pour observer les fluctuations possibles de la mobilité en fonction des variations des caractéristiques des fratries. Il faut cependant garder à l’esprit que les données disponibles ne permettent d’appréhender le phénomène de mobilité socioprofessionnelle qu’au sein de la frange stable de la population, c’est-à-dire des individus mariés au Saguenay-Lac-Saint-Jean dont les parents et beaux-parents se sont eux-mêmes aussi mariés dans la région. Une étude réalisée par Gauvreau (1995) sur la même population a montré qu’il existait un lien significatif entre la mobilité spatiale (propension à demeurer dans la région ou à migrer) et l’appartenance à une catégorie socioprofessionnelle. On peut donc formuler l’hypothèse que certains types de mobilité socioprofessionnelle sont plus souvent associés à une mobilité géographique. Ainsi, de Sève et al. (1999) notent que dans le contexte de la société saguenayenne principalement rurale jusqu’au milieu du xxe siècle, les cols blancs qualifiés constituent la catégorie la plus touchée par l’émigration. Il est donc fort possible qu’une partie non négligeable de la mobilité vers cette catégorie échappe à l’observation, d’où l’importance de considérer que le phénomène est ici mesuré uniquement au sein de la population sédentaire à l’échelle régionale.
27Nous nous proposons de poursuivre l’exploitation de ce corpus pour mesurer cette fois la mobilité intergénérationnelle entre pères et fils en observant les uns et les autres à une période plus tardive de leur vie, soit au mariage de leur premier enfant. Ces informations nous permettront aussi de comparer la mobilité intragénérationnelle des individus à deux moments de leur vie. De plus, pour ces analyses, nous prendrons aussi en compte les caractéristiques de la fratrie des épouses qui pourraient elles aussi avoir eu un effet sur la mobilité d’un individu. Nous croyons cependant que cet effet, s’il existe, joue plus tard dans le parcours professionnel des individus et c’est la raison pour laquelle nous ne l’avons pas considéré ici.
28En conclusion, notre étude indique que les caractéristiques de la fratrie d’un individu, ainsi que sa position au sein de cette fratrie, jouent un rôle peu marqué mais néanmoins non négligeable en tant que déterminants de la mobilité socioprofessionnelle entre les générations au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Il apparaît donc pertinent de prendre en compte ces facteurs dans l’élaboration des modèles explicatifs de ce phénomène. Enfin, comme dans tous les cas où l’effet d’un facteur semble présent mais faible, il serait aussi intéressant d’effectuer des analyses plus fines sur des sous-groupes de sujets ou sur des périodes plus précises, afin d’étudier la possibilité que ces effets caractérisent de façon spécifique certains groupes à des périodes données.
Distribution des pères selon leur catégorie socioprofessionnelle (CSP père) et leur nombre de fils dans l’échantillon

Distribution des pères selon leur catégorie socioprofessionnelle (CSP père) et leur nombre de fils dans l’échantillon
Notes
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[*]
Les auteurs remercient Ève-Marie Lavoie pour son soutien technique constant ainsi que Louis Houde pour ses recommandations judicieuses concernant certaines analyses statistiques. Merci aussi à Gérard Bouchard et Michel Oris pour leurs précieuses suggestions. Nous remercions enfin le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et le Fonds pour la recherche sur la société et la culture du Québec pour leur soutien financier.
-
[1]
Voir (Bouchard et al., 1998).
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[2]
Les proportions pour les pères ont été calculées en ne comptant chaque père qu’une seule fois. Certains pères reviennent en effet plus d’une fois dans l’échantillon Au total, on compte 4 815 pères pour les 6 992 sujets, soit une moyenne de 1,45 sujet par père. Les pères cultivateurs apparaissent un peu plus souvent en moyenne que les pères des autres catégories socioprofessionnelles (tableau 3).
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[3]
Notons que pour chacune des courbes des figures 4 à 7, la dernière valeur n sur l’abscisse correspond en fait à la taille ou au rang de naissance n et plus, selon le cas.
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[4]
Comme il y a deux modalités possibles de la variable dépendante (mobile/non mobile), une valeur prédictive de 50 % pour une variable indépendante correspond à l’absence d’effet puisque c’est la valeur attendue si on attribue une modalité de manière aléatoire à chaque sujet sans prendre en compte ses caractéristiques (représentées ici par les variables indépendantes).