Le cadre historique et géographique
1Au milieu du xixe siècle, un recensement de la population fut effectué sur l’ensemble du territoire du duché de Parme et Plaisance [1]. Ce duché s’étendait de la plaine voisine du Pô jusqu’aux Apennins, en passant par une vaste région de collines et de vallées largement ouvertes. C’est dans cette espace géographique de l’Émilie-Romagne actuelle, que le recensement classait à l’époque sous le nom de « Basse Montagne », aux confins de l’actuelle province de Plaisance, que se trouve la commune [2] de Pellegrino Parmense (Fig. 1). Ce territoire, distant d’une cinquantaine de kilomètres de la ville de Parme, était alors le siège du gouvernement central du duché et de divers organismes d’assistance publique, au nombre desquels se trouvait l’hôpital Tanzi. Cette institution, fondée en 1201 par les soins de Rodolfo Tanzi (Banzola, 1980), se chargeait, comme de nombreuses autres institutions de l’époque, d’accueillir, de secourir, de soigner et, enfin, de confier à des familles vivant à l’extérieur, les nombreux petits enfants abandonnés dans l’ensemble du duché, lequel se signalait particulièrement au niveau régional par l’ampleur de la pratique de l’abandon (Kertzer, 1993, 88). L’existence et la bonne marche d’une telle institution étaient indispensables, compte tenu du très grand nombre d’enfants abandonnés par leur famille ; un phénomène qui s’est maintenu à un niveau très élevé sur l’ensemble du territoire italien au xixe siècle, et qui ne s’est ralenti qu’avec l’abolition du fameux « tour » (ruota), habituellement placé à l’extérieur des hôpitaux et destiné à recevoir d’une façon parfaitement anonyme les enfants abandonnés (Hunecke, 1989). Cette méthode, si elle évitait les abandons en des lieux inappropriés, constituait par ailleurs un encouragement à l’abandon d’enfants de la part des familles (Kertzer, 1993). La fermeture des tours, qui s’opéra progressivement en Italie à partir de 1867, fit retomber sur les familles elles-mêmes, comme l’a rappelé Carlo Corsini (1991), le contrôle de leur fécondité ; désormais, l’accès aux institutions évoquées plus haut ne fut autorisé, par l’intermédiaire de services d’admission, qu’aux seuls ayants droit (Da Molin, 1993).
Emplacement de la commune de Pellegrino Parmense et de la ville de Parme au sein du territoire de l’actuelle région d’Émilie-Romagne

Emplacement de la commune de Pellegrino Parmense et de la ville de Parme au sein du territoire de l’actuelle région d’Émilie-Romagne
2Dans un contexte aussi difficile, les hôpitaux remplissaient un rôle de la plus haute importance ; ils avaient une fonction non seulement d’accueil mais encore de placement dans les familles qui devaient par la suite héberger les bambins. Les nourrices, appelées nourrices externes [3], outre qu’elles devaient répondre à certaines conditions particulières, certifiées par les fonctionnaires et les collaborateurs administratifs [4], devaient jouir d’une bonne santé, mais avant tout elles devaient répondre à une requête précise, celle de résider dans des localités éloignées de la ville. La zone des collines, au moins dans les intentions des administrateurs de l’hôpital, répondait aux exigences de salubrité et, en premier lieu, de moralité auxquelles les villes ne satisfaisaient pas (Angeli, 1993 ; Kertzer, 1993 ; Kertzer, Sigle, 1998). De surcroît, dans cette région, les enfants pouvaient non seulement bénéficier d’une bonne croissance, mais aussi, pour les garçons, apprendre un métier, ou, pour les filles, trouver facilement à se marier. La commune de Pellegrino Parmense répondait à ces critères : elle se trouvait éloignée de la ville et, vu sa structure économique, elle était apte à accueillir de nombreux enfants. Dans cette zone de collines, comme dans d’autres régions similaires en Italie (Cappelletto, 1991), on assiste, quasiment jusqu’à la fin du xixe siècle, à une véritable forme de spécialisation dans l’accueil des enfants abandonnés.
3Chacun trouvait son intérêt dans ce mécanisme, aussi bien les administrateurs de l’hôpital que les familles locales qui obtenaient grâce à cette activité un moyen d’arrondir le salaire familial (Sigle, Kertzer, White, 2000, 328). Dans une économie fondée presque exclusivement sur un système agricole de simple subsistance, et caractérisée par le manque d’hommes, surtout dans les périodes de migrations saisonnières, une telle activité apportait la garantie, en particulier pendant les mois d’hiver, de salaires réguliers chez les familles qui accueillaient un enfant trouvé (Kertzer, Koball, White, 1997). La commune tout entière, qui se composait des paroisses de Pellegrino, Careno, Mariano, Metti, Bozzolo, Aione, Rigollo, Grotta, Varone, Besozzola et Iggio, participait à cette présence quasi générale d’enfants issus de l’hôpital de Parme. Mais l’accueil était particulièrement développé dans les terroirs marqués par une économie agricole de subsistance : ainsi dans le cas d’Iggio, une paroisse située à quelques kilomètres du chef-lieu, la population comportait une proportion très significative d’enfants trouvés.
La zone étudiée et les sources utilisées
4La population de l’ensemble du territoire communal de Pellegrino Parmense s’élevait, en 1849, à un peu plus de 5 400 habitants [5]. Le chef-lieu, bien qu’il représentât le centre le plus important de la zone, comptait à peine plus de 400 habitants, d’autres localités – dont Iggio – moins de 900, et seule Metti dépassait le millier. Le tableau 1 montre la diversité de la composition socio-économique. Le chef-lieu, Pellegrino Parmense, ne comptait que 92 foyers et regroupait une masse d’artisans et de commerçants (49 %) en face d’une minorité de petits agriculteurs et de métayers. La catégorie des « personnes aisées », qui comprenait des gens âgés, mais aussi des personnes liées au clergé, représentait presque le cinquième de la population totale. Dans les localités périphériques de la commune, la situation était inversée : les artisans et commerçants, comme du reste les personnes aisées, étaient en bien moins grand nombre, cependant que la majorité des habitants étaient des individus liés au monde agricole, métayers ou petits propriétaires. Dans certaines localités comme Iggio, ces derniers représentaient plus de 70 % des foyers, pour 65 % à l’échelle du territoire communal pris dans sa globalité. Comme on pouvait s’y attendre, plus l’on s’éloignait du noyau central du territoire, plus l’activité agricole devenait majoritaire, en particulier celle qui relevait le plus nettement d’une agriculture de subsistance fondée sur la petite propriété (Molossi, 1834). Dans ces localités périphériques, les hommes étaient impliqués dans des migrations saisonnières qui les conduisaient à travailler dans la basse montagne voisine. Ce phénomène, typique des zones de collines et de montagne du duché, pouvait concerner jusqu’à un quart de la population masculine (Del Panta, 1984). Il faisait contraste avec ce qui se produisait dans la plaine, où les migrations saisonnières étaient rares, et où la mobilité résultait pour l’essentiel des échéances des contrats de métayage (Manfredini, 2003).
Nombre et composition socio-économique des foyers selon les paroisses. Commune de Pellegrino Parmense, 1849

Nombre et composition socio-économique des foyers selon les paroisses. Commune de Pellegrino Parmense, 1849
5Dans ce contexte socio-économique, comme nous l’avons signalé, nombreux étaient les habitants qui provenaient de l’hôpital de Parme. Étant donné la pau-vreté de la documentation disponible dans les archives hospitalières à propos de l’enfance abandonnée, nous avons décidé d’aborder la question directement à partir des sources émanant des localités où vivaient et grandissaient les enfants trouvés. Cette approche, qui aurait pu initialement constituer un désavantage, a permis en réalité, à la différence d’autres travaux consacrés à l’enfance abandonnée qui analysent les premières étapes de l’enfance, d’étudier le destin de ces enfants et leur comportement démographique, ainsi que de mesurer directement leur présence sur le territoire.
6La source essentielle à laquelle nous avons eu recours est le recensement général de la population du duché effectué en 1849 et ordonné à l’origine par Charles III de Bourbon. Ce document prévoyait la participation, considérée comme fondamentale, des prêtres paroissiaux [6] – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les paroisses constituent les unités de recensement utilisées pour le découpage du territoire. Ce type de source antérieure à l’Unité italienne, outre la mention de la situation géographique des localités, fournit avec précision la composition des familles présentes. En plus des nom et prénom des divers membres de la famille, elle indique l’âge, le sexe, le lien de parenté au chef de famille et la profession de chaque individu, sans oublier certaines informations utiles telles que le niveau d’alphabétisation et la pratique éventuelle de migrations saisonnières. L’exploitation de la source a été réalisée à un niveau agrégé pour l’ensemble du territoire communal, tandis qu’elle l’a été à l’échelle nominative pour la seule communauté d’Iggio. Ceci afin de conserver davantage de détails concernant une localité où les enfants trouvés issus de l’hôpital de Parme étaient spécialement abondants.
7Dans le recensement de 1849, lorsqu’une personne provient de l’hôpital de Parme, il n’est mentionné aucun lien familial avec le chef de famille, mais seulement l’indication « de l’hôpital », associée au lieu d’origine, c’est-à-dire Parme dans la majorité des cas. Un autre signe distinctif des enfants trouvés était leur nom. Souvent celui-ci faisait référence à l’hôpital de provenance – en l’occurrence « Tanzi », du nom du fondateur (Banzola, 1980 ; Battilana, 2004), mais dans la plupart des cas il s’agissait de noms totalement inventés par les administrateurs de l’institution hospitalière, et qui n’avaient pas grand’chose à voir avec les patronymes locaux [7]. Leur attribution s’effectuait selon des règles assez semblables à celles adoptées dans d’autres hôpitaux, par exemple en Toscane (Corsini, 1991), de sorte que la présence des enfants abandonnés se reflétait dans la composition des noms de la population. Du fait des modalités d’attribution, qui dans la plupart des cas se traduisaient par la pure invention d’un nom [8], il n’est guère étonnant de se trouver confronté à une grande variété de noms parmi les enfants abandonnés. Cependant, si pour les habitants du lieu, les types de noms les plus fréquents correspondent à des patronymes typiques de la zone (Nocivelli, Lusignani, Ramelli, etc.), pour les enfants trouvés, la fréquence de chaque appellation est extrêmement faible, au point de se réduire à l’unité, sauf dans le cas du nom « Tanzi » qui apparaît six fois (Tableau 2).
Liste des noms des enfants trouvés repérés à Iggio en 1849

Liste des noms des enfants trouvés repérés à Iggio en 1849
8À Iggio, nous avons aussi dépouillé, de manière nominative, les registres de mariage et de sépulture de l’église locale de San Martino, depuis le début du xixe siècle jusqu’à la fin du xxe siècle. Ces sources, comme il arrive souvent pour les registres paroissiaux, ne sont pas très riches en informations et se limitent à enregistrer, que ce soit dans le cas des mariages ou dans celui des décès, le nom, le prénom et la paroisse d’origine des individus. Toutefois, ces éléments permettent d’identifier assez aisément les individus qui viennent de l’hôpital de Parme, et de les distinguer clairement du reste de la population locale, grâce à la mention « enfant de l’Hôpital ». En ce qui concerne les types de noms présents dans les actes, le constat est le même que dans le cas du recensement : le nom « Tanzi » est le seul à se répéter de manière sensible sur toute la période considérée.
La présence sur le territoire des enfants abandonnés
9Une fois achevée cette phase d’identification des enfants abandonnés dans nos sources, nous avons cherché à fournir une première estimation de leur présence sur le territoire à partir du recensement de 1849. Au milieu du xixe siècle, sur l’ensemble du territoire de Pellegrino Parmense, on comptait 502 habitants que le recensement faisait venir de l’hôpital de Parme. Dès lors, on peut estimer qu’environ 9 % de la population étaient composés à cette date d’enfants abandonnés, des « enfants de personne », qui habitaient dans des familles qui les accueillaient dans leur maison. Ils étaient majoritairement concentrés dans les localités excentrées par rapport au chef-lieu, Pellegrino. Le tableau 3 montre que certaines de ces localités, qui comptaient pourtant une population assez importante, n’en accueillaient pas moins un grand pourcentage d’enfants abandonnés : tel était le cas de Vianino, mais surtout celui d’Iggio qui, sur un peu moins de 900 habitants, hébergeait 118 enfants abandonnés de l’hôpital de Parme.
Population des paroisses et nombre des enfants abandonnés en 1849

Population des paroisses et nombre des enfants abandonnés en 1849
10Complétant cette évaluation quantitative du phénomène, il existe, dans la documentation historique locale, des témoignages de l’époque sur la présence massive des enfants abandonnés dans cette zone des collines parmesanes. Le médecin de l’époque à Pellegrino Parmense rapporte dans un manuscrit datant de 1877 : « Les classes paysannes et les ouvriers agricoles atteignent les deux tiers de la population, et parmi elles figure un nombre important d’enfants abandonnés, qui n’ont aucun espoir de trouver, en cas d’infirmité, l’assistance de leurs proches. » (Corsini, 1877, 3) [9].
11Grâce à l’utilisation des données nominatives recueillies à l’échelle de la paroisse d’Iggio, il est possible de préciser encore davantage l’importance prise par ces enfants trouvés dans le mouvement démographique et la société locale.
12La figure 2 indique l’évolution par décennie du pourcentage d’actes de décès concernant des personnes provenant de l’hôpital des enfants abandonnés de Parme, ainsi que les fluctuations décennales de leur âge moyen au décès. On ne trouve trace de ce type d’enfants dans les actes de décès de la paroisse d’Iggio qu’à partir de la décennie 1810-1819. Durant ces quelques années, sont enregistrés 9 décès relatifs à des personnes de cette condition. La décennie suivante (1820-1829) connaît une augmentation du nombre des actes de décès d’enfants abandonnés : 17, soit 8 % de l’ensemble des décès. Le pourcentage continue de s’accroître au cours d’une longue période allant de 1830 à 1869, jusqu’à représenter environ 15 % des décès enregistrés à Iggio entre ces dates. En dépit d’une légère tendance à la baisse, le poids des décès d’enfants abandonnés rapporté au total des actes de sépulture reste à un niveau élevé jusqu’aux années 1870-1879 ; puis il subit une brusque chute. L’élément explicatif central de cette dynamique est la fermeture du tour de l’hôpital de Parme, décidée en 1872 (Relazione, 1887), dont la conséquence directe fut le relatif tarissement du flux d’enfants en direction d’Iggio. Il est intéressant de constater que la diminution du nombre de décès d’enfants abandonnés s’opère parallèlement à un mouvement opposé de nette élévation de leur âge moyen au décès. Il paraît évident que, tandis que le flux d’enfants abandonnés se réduisait à partir de 1872, l’élévation de l’âge au décès ne fit que traduire le maintien sur place des enfants arrivés auparavant et ayant échappé à la mort dans les premières phases de leur existence (Figure 2).
Pourcentage d’enfants abandonnés dans les actes de décès de la paroisse d’Iggio (1800-1999) et âge moyen au décès

Pourcentage d’enfants abandonnés dans les actes de décès de la paroisse d’Iggio (1800-1999) et âge moyen au décès
13Le mouvement des mariages reflète celui des arrivées d’enfants abandonnés, tel que nous venons de l’analyser, mais avec un retard chronologique correspondant à l’âge moyen au mariage, c’est-à-dire environ 22 ans (Mazzoni, Manfredini, 2005)(Fig. 3). Sur une période de cent ans, c’est-à-dire 1830-1929 pour être précis, nombreux sont les mariages qui, au moins pour un conjoint, concernent une personne ayant été abandonnée. Si dans les deux décennies 1830-1849, on ne compte que 9 % de mariages de cette sorte, la proportion se situe autour de 22 % pour les trois périodes de vingt années suivantes, puis elle s’abaisse à 13 % lors de la dernière phase 1910-1929. Dans les autres régions italiennes, comme nous le savons, la seconde moitié du xixe siècle constitue le point culminant du phénomène de l’abandon des enfants (Bussini, 1993 ; Da Molin, 1993 ; Hunecke, 1989), et nous pouvons supposer que notre région d’étude a, elle aussi, connu ce mouvement d’ampleur nationale (Figure 3).
Mouvement des mariages et pourcentage d’unions impliquant au moins un enfant abandonné. Paroisse d’Iggio (1810-1949)

Mouvement des mariages et pourcentage d’unions impliquant au moins un enfant abandonné. Paroisse d’Iggio (1810-1949)
14De nouveau, le nombre d’enfants trouvés dans les actes de mariage témoigne de leur présence dans le territoire étudié, mais il rend compte aussi de l’évolution et de la continuité biologique de ces enfants. De la même manière, l’analyse des noms mentionnés dans les actes de mariage met à son tour en relief l’importance du phénomène des enfants abandonnés à Iggio. Le rapport S/N [10], qui confronte la diversité des patronymes à la taille de la population, permet de mesurer l’introduction ou la disparition des types de noms dans une population ; or ce paramètre indique pour la période 1830-1929 une augmentation significative par rapport aux vingt années précédentes, avant de revenir ensuite à des niveaux inférieurs pour la double décennie 1930-1949. Cette augmentation est due essentiellement à la présence de nombreux noms à fréquence unique dans la période couverte par les mariages avec des enfants abandonnés, noms introduits dans la population précisément par les abandonnés eux-mêmes (Figure 4).
Rapport S/N dans les mariages, selon le sexe des conjoints. Paroisse d’Iggio (1810-1949)

Rapport S/N dans les mariages, selon le sexe des conjoints. Paroisse d’Iggio (1810-1949)
15Toutes ces analyses permettent donc d’apprécier l’importance de la présence des enfants abandonnés sur l’ensemble du territoire communal, tel qu’en témoigne le recensement de 1849. Pour la paroisse d’Iggio, il est de surcroît possible d’évaluer la participation active des enfants trouvés au marché matrimonial local sur une période de cent ans (1830-1929), phase au-delà de laquelle on assiste en revanche à la disparition définitive des enfants abandonnés des registres de mariage de la paroisse.
Les âges des enfants abandonnés
16Les résultats d’Iggio montrent que, dans cette paroisse pour le moins, la présence des enfants abandonnés remonte aux premières années du xixe siècle, mais non avant. À partir du recensement de 1849, on peut établir, cette fois-ci à l’échelle de la commune de Pellegrino Parmense, l’âge moyen de cette population d’enfants abandonnés (326 garçons et 176 filles). De fait, cet âge apparaît particulièrement bas – respectivement 13,8 et 11,4 ans – et la distribution par classes d’âge signale le faible nombre parmi eux d’adultes ou de personnes âgées (Tableau 4).
Distribution par âges des enfants abandonnés, selon le sexe. Pellegrino Parmense (1849)

Distribution par âges des enfants abandonnés, selon le sexe. Pellegrino Parmense (1849)
17Cette nette sous-représentation des classes d’âge élevé en 1849 confirme d’ailleurs, s’il le fallait encore, que la venue des enfants trouvés n’a dû débuter que dans les premières années du xixe siècle non seulement dans la paroisse d’Iggio, mais encore dans l’ensemble du territoire communal de Pellegrino Parmense.
18Il convient désormais de se pencher spécialement sur la cohorte des individus âgés de moins de dix ans. Ceux-ci représentent 40 % de l’effectif total (211 sur 502). Pour ce qui les concerne, le rapport entre sexes paraît équilibré à un niveau global, puisque 118 individus sont du sexe masculin et 93 du sexe féminin. Dans le recensement de 1849, ce contingent d’individus ne se distingue jamais par une spécification professionnelle, puisque ces enfants se trouvent encore sous la tutelle de leurs familles. De fait, ces dernières recevaient une rémunération de l’hôpital. Pour les familles qui hébergeaient un garçon, il était prévu une prime si elles réussissaient à élever l’enfant jusqu’à l’âge de 10 ans, et celle-ci consistait en une somme de 80 lires délivrée par l’hôpital de Parme (Kertzer, Koball, White, 1997, 214). Dans les nombreux hôpitaux qui s’occupaient de l’assistance aux enfants abandonnés, il existait des règlements qui établissaient, outre le niveau des subventions annuelles destinées aux familles d’accueil, l’âge limite de la tutelle exercée par l’hôpital sur les enfants trouvés. Il y avait de nombreuses différences entre les institutions du Sud et du Nord de l’Italie, mais la logique de la subvention dégressive leur était commune. La première année d’existence – c’est-à-dire celle du plus grand risque de décès et aussi celle pendant laquelle on prévoyait que la nourrice externe serait amenée à dispenser le maximum de soins –, bénéficiait d’un tarif plus élevé, tandis que les années suivantes se caractérisaient par des tarifs dégressifs. Sur le fond, les diverses institutions se différenciaient surtout en fonction de l’âge auquel l’enfant abandonné était considéré comme « adulte », et par suite échappait à la tutelle de la famille et des institutions. Comme pour les tarifs, les différences étaient nombreuses à cet égard entre les hôpitaux (Kertzer, 1999). Dans le recensement de 1849, les enfants trouvés de sexe masculin âgés de plus de dix ans étaient qualifiés de « domestiques » (famigli [11]), tandis que les filles étaient appelées « servantes » (serventi), soit deux dénominations caractéristiques signalant une activité professionnelle exercée au service des familles (Barbagli, 1988). Il est très probable que c’est à l’âge de dix ans que se situait l’entrée dans le monde du travail, et que l’enfant abandonné passait de la condition d’enfant en nourrice à une activité autonome auprès de la même famille ou bien d’autres familles des environs. À Iggio, 80 % des domestiques masculins étaient des enfants trouvés, et ce pourcentage s’abaissait à 70 % dans le cas des filles. Il s’agissait de niveaux fort élevés, comme le montre la comparaison avec, par exemple, les proportions relevées dans les collines d’Imola où « seulement » un serviteur sur trois était un enfant abandonné (Angeli, 1990 ; 1991). À Iggio, si l’on considère les jeunes de 10 à 20 ans, on compte, sur un total de 99 garçons, un tiers d’enfants trouvés (31 exactement) qui, dans la totalité des cas, remplissaient la fonction de domestique. En revanche, les 68 autres, qui étaient essentiellement des natifs du village, s’adonnaient pour la plupart à des activités liées à l’agriculture et ce n’est que dans un petit nombre de cas – 7 seulement – qu’ils étaient eux aussi désignés comme des domestiques, mais au service de l’une ou l’autre famille. Quant aux filles de 10 à 20 ans, sur un effectif de 72 individus, 22 étaient des enfants trouvés, alors systématiquement classées comme servantes. Les 50 autres déclaraient un métier généralement lié à l’agriculture, tandis que seul un petit nombre d’entre elles (4) étaient classées comme servantes (Tableau 5).
Répartition par profession des jeunes de 10 à 20 ans inclus n’appartenant pas à la catégorie des enfants abandonnés. Paroisse d’Iggio 1849

Répartition par profession des jeunes de 10 à 20 ans inclus n’appartenant pas à la catégorie des enfants abandonnés. Paroisse d’Iggio 1849
19Il apparaît à l’évidence que la profession de serviteur était réservée presque exclusivement à des individus provenant de l’hôpital de Parme, tandis que les autres jeunes du village exerçaient en général une activité liée à l’agriculture, voire – mais en moindre nombre – quelques autres professions.
Les enfants abandonnés dans les familles
20Étant donné la structure socio-économique du territoire de Pellegrino Parmense, dont nous avons vu qu’il se caractérisait fondamentalement par une agriculture de subsistance et des migrations saisonnières par opposition aux plaines voisines dominées par le métayage, il est permis de s’interroger sur l’identité des familles qui faisaient le choix de recevoir les enfants abandonnés. Étudiant la ville voisine de Bologne, W. Sigle et ses collaborateurs ont observé que les familles de métayers accueillaient parmi leur nombreuse progéniture des enfants trouvés, mais aussi que ces mêmes métayers évitaient, sous la pression des propriétaires, de recueillir des enfants d’âge tendre. Ces derniers risquaient d’empêcher les femmes de travailler aux champs, réduisant par conséquent la productivité du domaine et la récolte de l’année (Sigle, Kertzer, White, 2000). Dans la zone de collines de Pellegrino Parmense, 372 foyers, sur un total de 959, comptaient dans leurs rangs au moins une personne issue de l’hôpital des enfants trouvés de Parme, soit 38 % des familles. Si l’on utilise la profession du chef de famille comme un indicateur socio-économique valable pour le foyer tout entier, on peut, comme on l’a fait précédemment, répartir en quatre grandes catégories les foyers de la commune de Pellegrino Parmense. Du tableau 6, il ressort que 35 % des familles de petits propriétaires agricoles et paysans hébergeaient au moins un enfant abandonné, une proportion qui monte aux deux-tiers chez les métayers, mais n’est que de 30 % dans les deux dernières catégories. Il apparaît ainsi que toutes les catégories socio-économiques, et en particulier les métayers, participaient à ce phénomène.
21En centrant l’analyse sur les familles qui accueillaient au moins un enfant abandonné de moins de 10 ans – c’est-à-dire toujours placé sous la responsabilité de l’hôpital de Parme, nous pouvons saisir les catégories socio-économiques qui recouraient à l’activité proprement nourricière. De nouveau, le rôle des familles de métayers rejaillit, puisque 57 foyers sur 149, soit 38 %, correspondaient à ce profil. Ainsi, le petit nombre des familles locales de métayers ressentait le besoin de recourir à cette forme de complément économique, et, probablement, dans la majorité des cas, cette exigence réussissait à surmonter les réticences du propriétaire du domaine. Presque 20 % des familles de petits propriétaires agricoles, d’artisans, de commerçants et de métayers, d’après les catégories du recensement de la population de Pellegrino Parmense de 1849, accueillaient dans leur famille un jeune enfant de l’hôpital de Parme, et il s’agissait là d’une forme d’intégration économique nécessaire qui s’expliquait par la minceur des ressources de l’économie locale. Une contre-épreuve en est fournie par le fait qu’aucune des 47 familles aisées de la commune n’hébergeait d’enfant de l’hôpital âgé de moins de dix ans, dès lors qu’elles n’avaient de toute évidence aucun besoin d’un tel soutien économique. En revanche, celles-ci comptaient en leur sein 14 anciens enfants abandonnés (9 domestiques masculins et 5 servantes) d’un âge plus élevé (autour de 23 ans en moyenne), qui depuis longtemps ne dépendaient plus de l’hôpital de Parme.
Répartition par catégorie socio-économique du chef de ménage des familles comprenant au moins un enfant abandonné et au moins un ayant moins de dix ans. Pellegrino Parmense 1849

Répartition par catégorie socio-économique du chef de ménage des familles comprenant au moins un enfant abandonné et au moins un ayant moins de dix ans. Pellegrino Parmense 1849
22Si l’on se penche maintenant sur le nombre d’individus de tous âges issus de l’hôpital qui étaient présents à l’intérieur de chaque famille, c’est avec intérêt que l’on remarque que 7 familles de métayers en regroupaient chacune 4, et que 15 autres ménages, majoritairement dirigés par un métayer, en recevaient 3. 71 familles accueillaient 2 enfants trouvés, et 279 foyers un seul. Dans cette dernière catégorie, le chef de famille était presque toujours un petit propriétaire agricole.
Remarques finales
23Ce travail éclaire un aspect important découlant du phénomène de l’abandon d’enfants dans la région de Parme au milieu du xixe siècle, en l’occurrence le destin de tant d’enfants abandonnés et bientôt confiés à des familles de la commune de Pellegrino Parmense, ainsi que le rôle local joué par ceux-ci. Les enfants abandonnés, mais également les familles d’accueil, ont fait l’objet d’une analyse directe à partir des archives issues de la communauté villageoise où se déroulait l’existence des individus concernés, et non d’après les archives des institutions hospitalières. Cette approche nous a permis d’apprécier l’existence et l’importance du phénomène, mais aussi, grâce aux éléments plus précis fournis par la paroisse d’Iggio, la permanence et la continuité dans le temps de la présence sur place d’enfants abandonnés. Le premier point essentiel est le considérable impact social du phénomène : en 1849, 9 % de la population du territoire de Pellegrino Parmense étaient composés d’enfants trouvés, qui avaient grandi là ou qui venaient d’y arriver, qui avaient été accueillis dans des familles de petits propriétaires agricoles, d’artisans et de commerçants, mais aussi dans des familles de métayers, depuis leur plus tendre enfance. Les foyers concernés se spécialisaient dans cette forme misérable de complément de ressources afin de pallier les maigres revenus que pouvait offrir l’économie locale. Aux enfants trouvés envoyés par l’hôpital de Parme, que restait-il comme destin, comme espérances ? Bien peu de choses : une enfance d’étrangers à leur nouvelle famille, avec un nom qui dénonçait leur origine, et plus tard une profession de domestique, de servante, qu’ils subissaient jusqu’au moment de leur mariage, événement sur lequel reposait l’espoir d’une rédemption sociale. Ces efforts et ces espérances ne trouvaient que bien rarement leur satisfaction puisque, dans la majeure partie des cas, les mariages des anciens enfants trouvés se concluaient entre semblables (Mazzoni, Manfredini, 2005), mais ils constituaient les signes tangibles d’une tentative d’évolution dans la continuité sur le même territoire.
Notes
-
[1]
Les deux provinces actuelles de Parme et de Plaisance ont constitué, à partir de 1545, le territoire du duché de Parme et Plaisance. En 1859, à la chute de la dynastie régnante, Parme et Plaisance sont entrées officiellement dans la constitution de la province d’Émilie-Romagne, et par suite du Royaume d’Italie.
-
[2]
En Italie, on appelle « communes » les unités territoriales de base constituant les provinces, ces dernières formant à leur tour les échelons internes aux régions.
-
[3]
Elles se distinguaient des nourrices internes qui travaillaient à l’intérieur même de l’hôpital.
-
[4]
Il arrivait souvent que de telles exigences ne correspondent pas à la réalité, ce qui s’expliquait aisément par la condition très modeste des familles et des nourrices qui accueillaient les enfants exposés (Gazzi, Zannini, 1997).
-
[5]
Au cours de l’été 1919, les localités de Pozzolo et Metti furent détachées de la commune de Pellegrino Parmense et érigées en une commune autonome qui fut baptisée Bore en 1920, du nom d’une localité proche. Par conséquent, les limites communales actuelles ne correspondent pas à celles du xixe siècle.
-
[6]
Le rythme annuel de cette statistique et la couverture presque totale du territoire permettent de disposer d’une documentation exceptionnelle sur la population du duché de l’époque. Pour ce recensement comme pour les suivants, Castiglioni souligne la richesse des informations fournies. Des critères de classification furent introduits, qui n’étaient pas utilisés jusqu’alors pour les localités, distinguées sur la base de l’importance et du nombre de la population. La précision s’accrut aussi pour les familles et les personnes, au point de noter désormais le niveau d’alphabétisation de chaque individu (Castiglioni, 1878). Eugenio Sonnino fait remarquer que, pour certaines zones, une certaine imprécision a pu présider à la compilation de tels documents, et il signale des formes de boycott de la part de l’Église, qui empêchait certains curés de les remplir (Sonnino, 1972).
-
[7]
Artocchini dresse la liste de nombreux noms pour la province voisine de Plaisance (Artocchini, 1973).
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Pour les employés de l’hôpital désireux d’attribuer un nom, les sciences servaient souvent de source d’inspiration. Ainsi dans le cas des noms « America » et « Abissini », tous deux tirés de la géographie. L’histoire a fourni « Adelchi », tandis que « Beduini » tire peut-être son origine de l’anthropologie. Il arrivait souvent que certains noms typiques de la région subissent de légères altérations, de manière à constituer un nom « nouveau ». Le nom « Tanzi » lui aussi pouvait subir des manipulations, par exemple avec l’adjonction d’un second nom, comme le montrent « Tanzi Albi » et « Tolenti Tanzi » ; parfois encore, il était transformé en quelque chose de très approchant, comme l’illustre le cas de « Tanzilleri (Tableau 2).
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« […] Le classi contadine–braccianti raggiungono due terzi della popolazione e fra queste un lungo numero di Esposti, cui manca perfino la speranza di trovare nei casi d’infermità l’assistenza dei congiunti. […] ».
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S/N représente le rapport entre le nombre de noms différents (S) et le nombre d’individus considérés (N). Ce rapport donne une mesure de la variabilité des formes de noms ainsi que du degré d’ouverture d’une population. Plus la valeur du rapport S/N se rapproche de 1, plus grande est la variabilité des noms et donc le degré d’ouverture à l’intérieur de la population.
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Le terme « famiglio » signifie en français un domestique, un valet, un serviteur.