1Parmi tous les pays d’Asie du Sud-Est, les anciennes colonies françaises (Cambodge, Laos et Viêt-Nam) sont ceux dont l’histoire démographique est la plus mal connue (Hirschman, 1994 ; Xenos, 1996a et 1996b). Peu de travaux ont été publiés à ce jour sur l’évolution démographique de l’ancienne Indochine. À l’exception d’un essai de modélisation qui reconstruit la population vietnamienne de l’époque coloniale à partir de données contemporaines (Banens, 2001) et d’une analyse de l’évolution de la population du Laos sur la base de documents d’archives (Pietrantoni, 1953), il s’agit de synthèses souffrant de la pauvreté tant quantitative que qualitative des sources secondaires sur lesquelles elles se fondent (voir par exemple Taeuber, 1945 ; Migozzi, 1973 ; Meng, 1974). Toutes les études concluent essentiellement à l’inévitable méconnaissance de l’évolution démographique de l’Indochine pendant la domination française en l’absence de données, tout en défendant paradoxalement la thèse d’une croissance rapide de la population dont ces mêmes données, de par leur qualité déplorable, ne sauraient rendre compte. Ce postulat a été défendu depuis la période coloniale [1] et il a été renforcé par les travaux d’historiens contemporains, tels ceux de Brocheux et Hémery (1995) sur le Viêt-Nam ou de Forrest (1980) sur le Cambodge. Selon tous ces auteurs, la politique française en Indochine aurait eu des effets bénéfiques sur les conditions de vie de la population en général, notamment dans le domaine nutritionnel, et sur leur santé en particulier, amenant ainsi une baisse importante de la mortalité qui aurait permis l’essor démographique.
2Pourtant, les statistiques officielles montrent une croissance plutôt modérée de la population des pays de l’Indochine au cours de la première moitié du vingtième siècle, croissance qui atteint environ 1 % par an contre 2 à 3 % dans plusieurs autres pays colonisés de la région (Hirschman, 1994 ; Xenos, 1996b). Mieux encore, les rares auteurs, parmi ceux cités, qui se sont penchés sur les sources démographiques originales, ont conclu à la progressive amélioration de la couverture statistique au cours de la période coloniale, ce qui impliquerait une sur-estimation de la croissance démographique officielle. Un faible accroissement de la population obligerait les historiens de l’ancienne Indochine à réviser de manière radicale leur vision de l’histoire démographique de cette région et l’impact de la colonisation française sur le bien-être des populations. Jusqu’à présent, l’absence de travaux rigoureux d’analyse pour mesurer le degré de fiabilité des statistiques démographiques de l’époque et évaluer leur possible contribution à une histoire de la population du Laos, du Cambodge et du Viêt-Nam, a permis toutes les interprétations. Une telle étude s’impose pour renouveler le débat scientifique, sinon pour le trancher. Sans prétendre clore définitivement la question, nous apportons ici de nouveaux éléments destinés à le nourrir.
3La première étape pour interpréter les informations démographiques de la période coloniale est celle d’une analyse de leur mode de production. Comme le défendait déjà un statisticien de l’Indochine, le chiffre n’existe pas objectivement. On ne peut l’interpréter, et donc l’utiliser, correctement si l’on néglige « les conditions de sa naissance et, par suite, sa nature, sa qualité, ses possibilités » (Bournier, 1943). C’est donc à ces conditions sociales, politiques et administratives de la production des données démographiques coloniales du Viêt-Nam, pays pour lequel les archives sont particulièrement abondantes, et dans une moindre mesure du Cambodge et du Laos, que nous nous intéressons ici en présentant une analyse, essentiellement qualitative, de l’évolution des procédures de collecte et le contexte historique dans lequel elles ont été générées. Parce que notre objectif général est de mieux comprendre l’évolution de la population « indigène », nous ne nous intéressons pas ici aux sources, très différentes, renseignant les caractéristiques de la population européenne.
4Nous donnerons d’abord quelques repères chronologiques sur la conquête française de l’Indochine. Puis nous évoquerons l’organisation administrative qui a en grande partie déterminé la production de données statistiques et son évolution au cours de la période coloniale. Les sources utilisées seront décrites dans la section suivante ainsi que les processus de recueil d’informations démographiques et les objectifs qui y étaient associés, d’abord pour la période pré-coloniale, puis, pour la période coloniale, en deux parties qui forment le cœur de notre essai. Ces deux parties correspondent chacune à des circonstances politiques et des méthodes de collecte particulières, le début des années vingt marquant la transition entre les deux. Enfin, nous discuterons des implications de notre étude pour la connaissance de l’histoire démographique des pays autrefois placés sous domination française.
Contexte historique
5L’occupation française de l’Indochine a duré un peu moins d’un siècle (1862-1954). La conquête s’est étendue sur vingt-cinq ans et l’emprise coloniale a été inégale d’un territoire à l’autre. La France, qui est entrée tardivement dans la course à l’expansion coloniale en Asie du Sud-Est, souhaitait au départ accéder à la Chine, marché très convoité. Les deux principaux fleuves vietnamiens, le fleuve Rouge (au nord) et le Mékong (qui traverse le Laos et le Cambodge avant de rejoindre le sud du Viêt-Nam), étaient considérés comme des voies d’accès privilégiées aux richesses de la Chine. Cependant, avec le temps, les pays d’Asie du Sud-Est ont de plus en plus été considérés pour leur valeur propre, comme fournisseurs potentiels de matières premières à bon marché pour des industries métropolitaines en plein essor. C’est pour cette raison, ainsi que pour des questions de stratégie internationale, que leur colonisation est devenue un objectif en lui-même. Le besoin de contrôler davantage les systèmes de production locale a conduit le pouvoir colonial à prendre rapidement le contrôle de l’autorité. La vaste population du Viêt-Nam, sa situation géographique stratégique, son dynamisme économique et la densité de son réseau administratif préexistant ont convaincu les nouveaux dirigeants de concentrer leurs efforts sur les territoires de ce pays. Le Cambodge et le Laos devaient leur permettre de consolider la mainmise sur ce dernier par la création d’États tampons destinés à contenir les velléités siamoises. Ces pays ont joué jusqu’à la seconde guerre mondiale un rôle marginal dans les projets coloniaux de la France en Asie du Sud-Est. Les réformes économiques et politiques imposées par le nouveau pouvoir n’y ont donc jamais été déployées aussi énergiquement que dans les territoires vietnamiens.
6La partie méridionale de la Cochinchine (l’extrémité sud du Viêt-Nam pré-colonial) a été occupée en 1861. Le Cambodge vint de son plein gré se placer sous la protection française en 1863 pour échapper aux prétentions des royaumes voisins. Les trois provinces de la Cochinchine occidentale ont été annexées en 1867, puis les territoires de l’Annam (centre du Viêt-Nam) et du Tonkin (nord du Viêt-Nam), en 1884. En 1887, ces quatre « pays » (Cochinchine, Annam, Tonkin, Cambodge) ont été réunis sous la bannière de l’Union indochinoise, avant d’être rejoints en 1893 par le Laos, nouvellement conquis. La situation politico-administrative des cinq territoires n’était pas homogène.
7Avant la colonisation, le royaume du Viêt-Nam, qui correspondait approximativement au territoire du Viêt-Nam actuel, était dirigé par la dynastie impériale des Nguyên et ce, depuis 1802. Les Français ont maintenu la division du pays en trois territoires (les trois bô) mais les ont rebaptisés Cochinchine, Annam et Tonkin. Colonie, la Cochinchine était dirigée directement par les Français, alors que les protectorats d’Annam et du Tonkin, comme ceux du Cambodge et du Laos, relevaient théoriquement du régime impérial. Cependant, les cours impériales sont rapidement devenues de simples instruments au service de la domination française et, dans toute l’Union, les mandarins furent bientôt contraints de rendre compte de leurs activités au pouvoir colonial. La distinction entre « colonies » et « protectorats » qui existait en théorie n’a jamais été claire en termes d’organisation juridico-politique. Elle fut source de différends constants au sein de l’administration française et du système judiciaire colonial. Cette distinction avait pour principal effet de diviser la population indochinoise en deux grands groupes : les « sujets français » dans les colonies et les « protégés » dans les protectorats. À l’origine, chacune de ces catégories bénéficiait d’un statut juridique propre. Tandis que l’ensemble de la législation française s’appliquait aux « sujets », les « protégés » auraient dû dépendre du système pré-colonial et de la coutume locale. Dans la pratique, au fur et à mesure de l’expansion de l’administration française, la distinction entre ces deux statuts s’est estompée pour ne plus être que source de confusion, même pour les administrateurs français.
8L’Union indochinoise fédérait les cinq pays sous la houlette d’un gouverneur général de l’Indochine. Ce dernier recevait ses instructions du ministre des Colonies, mais il disposait d’une grande marge de manœuvre pour leur mise en œuvre. Chaque pays était dirigé par un résident supérieur (Annam, Tonkin, Cambodge et Laos) ou par un lieutenant gouverneur (Cochinchine) placé sous la supervision directe du gouverneur général.
9Les provinces constituaient la principale unité administrative. Leur nombre a varié d’une période à l’autre : ainsi, par exemple, dans les années trente, le Tonkin en comptait 19, l’Annam 17, la Cochinchine 21, le Cambodge 15 et le Laos 8. Les provinces étaient placées sous le contrôle d’administrateurs français : les résidents chefs de province. Les plus grandes villes bénéficiaient du statut spécial de municipalités. Elles étaient administrées par un résident maire. Il existait sept municipalités : Cholon et Saigon en Cochinchine, Tourane en Annam, Haiphong et Hanoi au Tonkin, Phnom-Penh au Cambodge et Vientiane au Laos. Le plus grand bagne, situé sur l’île de Poulo-Condor en Cochinchine, était dirigé par un administrateur indépendant, placé sous l’autorité directe du gouverneur de la Cochinchine. Enfin, quelques territoires situés sur la frontière et considérés comme particulièrement sensibles étaient contrôlés par des commandants choisis dans les rangs de l’armée coloniale. Les cinq territoires militaires étaient situés au Tonkin pour quatre d’entre eux, au Laos pour le cinquième.
10Tout comme le gouverneur général de l’Indochine, le gouverneur de la Cochinchine et les résidents supérieurs, les résidents chefs de province, les maires de municipalités et les commandants étaient nommés par le ministère des Colonies et formés en France. Ils apportèrent avec eux les méthodes administratives de leur mère-patrie. Les administrations provinciales constituaient le point de friction principal entre le système colonial et le système traditionnel. C’est à ce niveau que les tensions étaient les plus vives, en partie du fait que les résidents étaient directement chargés de veiller à ce que les administrateurs, vietnamiens, des cantons et communes respectent les lois et règlements imposés par la France.
11Dans le Viêt-Nam pré-colonial, il existait un réseau administratif très dense au niveau local et de structure pyramidale, dont le socle était constitué par la grande masse des chefs de village (ly truong). Il formait une base solide sur laquelle les autorités françaises pouvaient s’appuyer. Ce réseau était plus limité au Cambodge et inexistant au Laos. En raison de leurs faibles ressources humaines, les autorités coloniales ne parvinrent jamais à substituer leur propre personnel administratif aux échelons inférieurs de la structure locale, qui fut de ce fait préservée. Les Français contrôlaient toutefois le plus étroitement possible les administrateurs locaux et les conseils de notables qui assuraient un pouvoir essentiel dans les villages. À cause de la faiblesse des Empires pré-coloniaux, ces derniers fonctionnaient avec un haut degré d’autonomie et les institutions villageoises exerçaient un contrôle étroit sur la population (Marr, 1981 ; McAlister et Mus, 1970 ; Popkin, 1979 ; Hy V. Luong, 1992 ; Woodside, 1976).
12La Cochinchine fait figure d’exception dans ce schéma général, car l’intrusion française a conduit à la désertion de la plupart des mandarins, qui ont fui la région conquise. Les Français durent pourvoir la plupart des postes administratifs, y compris aux plus faibles échelons, et nommer les quelques collaborateurs vietnamiens auxquels ils pouvaient faire confiance (Osborne, 1969). Ces Vietnamiens étaient recrutés essentiellement parmi des catégories de population jusqu’alors exclues du pouvoir administratif. Ils durent donc être formés par les nouveaux dirigeants qui, ignorant les règles et coutumes locales, imposèrent leur propre système juridique. Ces changements ont induit une profonde rupture avec le fonctionnement administratif traditionnel, ce qui explique pourquoi la Cochinchine est devenue le terrain d’expérimentation des réformes françaises en Indochine, dans le domaine démographique notamment.
Sources
13La présente étude s’appuie principalement sur les données originales collectées par l’auteur [2] dans les archives de l’administration coloniale. Les documents sont dispersés entre quatre pays (France, Viêt-Nam, Cambodge et Laos). Pour le présent travail, les informations ont été recueillies auprès du centre des Archives d’Outre-mer (CAOM) à Aix-en-Provence (France) et des Centres des Archives nationales du Viêt-Nam n° 1 (à Hanoi) et n° 3 (à Hô-Chi-Minh Ville). Des recherches ont également été effectuées au Centre des Archives économiques et financières de Fontainebleau où sont entreposées les archives du ministère français de l’Économie et des Finances. C’est dans ce dernier centre que sont conservés les documents issus du Service de statistique de l’Indochine rapportés à l’époque par les administrateurs détachés de la Statistique générale de France.
14Les sources utilisées pour le sujet qui nous occupe sont de nature tant quantitative que qualitative. Nous avons en effet recherché aussi bien les statistiques démographiques dont, comme nous le verrons, bien peu ont été publiées à l’époque ou depuis, que les rapports, notices et correspondances administratives susceptibles d’éclairer les conditions dans lesquelles ces statistiques ont été recueillies. Les données quantitatives retrouvées sont de trois types. Il s’agit d’abord d’estimations annuelles de la population au niveau provincial, que le gouverneur général de l’Indochine était tenu de communiquer au ministère des Colonies, ensuite de recensements et enfin de données d’état civil. Le premier ensemble était publié irrégulièrement dans les annuaires statistiques du ministère. Les deux autres étaient présentés de manière sporadique et incomplète dans les Annuaires statistiques publiés par la Statistique générale de l’Indochine. Les sources publiées tout au long de la période coloniale représentent moins de 30 tableaux au total, qui retracent les tendances démographiques grossières de l’Indochine française (chiffres de la population, naissances et décès). Les investigations auxquelles nous avons procédé dans les centres d’archives nous ont toutefois permis de retrouver plus de 600 tableaux non publiés, qui sont cependant insuffisants pour reconstituer avec certitude les tendances démographiques sur l’ensemble de la période coloniale en raison de la diversité de leur contenu, de leur couverture géographique parfois limitée et de leur fiabilité incertaine.
15En outre, comme nous le verrons plus loin en détail, les informations rassemblées sont assez clairsemées et très pauvres du point de vue de leur contenu. On ne sait en particulier pas grand-chose de la pyramide des âges de la population, si bien que le démographe a du mal à évaluer la cohérence interne des données à l’aide des méthodes traditionnelles. Comme l’état civil est resté incomplet jusqu’à la fin de la période coloniale, il n’est pas non plus possible d’utiliser les statistiques qui en seraient issues pour vérifier la qualité des données de recensements à l’aide des techniques élaborées pour les pays disposant de données fragmentaires. Dans ces conditions, la fiabilité des statistiques disponibles ne peut être estimée qu’à partir d’une analyse des conditions dans lesquelles elles ont été produites.
16Les textes officiels, ainsi que la correspondance et les rapports administratifs, apportent quantité d’informations sur les procédures de collecte. Malheureusement, parmi les documents originaux qui sont parvenus jusqu’à nous, rares sont ceux qui émanent des mandarins locaux responsables de ce recueil. La très vaste majorité d’entre eux a été rédigée par des administrateurs français, souvent éloignés du terrain et traduisant de manière très stéréotypée les réactions de la population, presque toujours accusée d’être la principale responsable des lacunes de la collecte. Des ouvrages et articles rédigés par des universitaires, des spécialistes, des journalistes et par les administrateurs eux-mêmes à l’époque coloniale ou contemporaine viennent compléter les documents trouvés dans les archives. À ce titre, deux auteurs nous ont particulièrement bien renseignée. Le premier est Thadeus Smolski, statisticien détaché de la Statistique générale de France pour travailler pendant vingt ans à la Statistique générale de l’Indochine. Smolski publia dans divers organes scientifiques et administratifs de l’époque des articles qui nous ont été particulièrement utiles, analysant les statistiques démographiques de l’Indochine et évaluant leur degré de fiabilité (Smolski, 1937, 1938 et 1943). Le second est Pierre Gourou, géographe et universitaire qui fit plusieurs séjours de longue durée dans le delta du fleuve Rouge et qui publia un ouvrage célèbre sur Les Paysans du Delta Tonkinois (1936), dans lequel il s’intéresse en particulier aux caractéristiques démographiques de la région. Présent sur le terrain lors du recensement de 1931, il décrit dans le détail les conditions dans lesquelles cette opération s’est déroulée et les obstacles rencontrés.
Recensements pré-coloniaux
17Les recensements n’étaient ni au Viêt-Nam ni au Cambodge une pratique nouvelle même si rien de tel n’était observé au Laos (Pietrantoni, 1953). Les résultats de ces opérations n’ont pas été conservés, mais des dénombrements sont évoqués dans toutes les chroniques impériales du Viêt-Nam et dans les nombreux récits littéraires d’Européens séjournant à des titres variés dans la région pendant la période pré-coloniale.
18Cette tradition était au Viêt-Nam un héritage des Chinois, qui ont exercé leur emprise sur ce pays pendant dix siècles, à partir de 111 avant J.-C. Il s’agissait au départ de dénombrements rudimentaires. Un premier compte de population est attesté dès l’an 2 de notre ère (Taylor, 1983). D’autres ont suivi, à périodicité irrégulière, la pratique ayant continué après l’indépendance (989) et jusqu’à l’arrivée des Français. On retrouve des exemples d’opérations similaires dans le Cambodge du xixe siècle (Ea Meng-Try, 1980). Les motivations et les méthodes de recensement étaient très proches dans ces deux pays et fortement déterminées par leur vocation fiscale.
19Au xixe siècle, plusieurs types de redevances étaient exigés de ses sujets par l’État vietnamien : un impôt en argent, un impôt en nature, le service militaire et des corvées. Ces dernières étaient dues à la fois au village (service de veille et de garde à la maison communale) et à l’empereur (travaux publics et service militaire). Trois catégories d’habitants étaient par ailleurs distinguées, selon leur statut de contribuables [3] : tout d’abord les hommes valides âgés de 20 à 55 ans ; ensuite les jeunes de 18 à 20 ans ainsi que « les courriers et satellites des préfets et sous-préfets, les gardiens des monuments » et les hommes âgés de 55 à 60 ans ; enfin les exemptés, invalides, fonctionnaires, aristocrates et « vieillards » au-dessus de 60 ans. Tandis que la première catégorie supportait toutes les charges publiques (impôt, service militaire et corvées), la seconde était exemptée du service militaire et des corvées et n’était astreinte qu’au paiement de la moitié de l’impôt personnel en argent et en nature. Étaient également exemptés des corvées, les Chinois, les Minh-huong (métis sino-vietnamiens) et les lauréats des concours mandarinaux (sinh dô). La troisième catégorie de contribuables était pour sa part exemptée de l’ensemble des charges personnelles. Ce sont ces diverses catégories qui étaient dénombrées à l’occasion des recensements. Les femmes et les enfants, assimilés comme ils l’étaient au chef de famille, tant légalement que fiscalement, étaient exclus des comptes. Il ne s’agissait donc pas encore, loin de là, de véritables recensements, puisque le but était uniquement pour l’État d’estimer ses ressources potentielles et l’opération se limitait à dénombrer la population « utile », soit essentiellement celle des hommes valides de 18 à 60 ans.
20Le critère d’âge pour définir les classes de contribuables ne devait pas poser de problème aux villages. D’abord, du fait de l’importance de l’astrologie dans la civilisation vietnamienne, tout le monde connaissait avec exactitude le moment de sa naissance à l’heure près (Huard et Durand, 1954). Ensuite, dans le Nord en tout cas, les droits et devoirs des villageois étaient en grande partie fondés sur l’âge, qu’il s’agisse de l’attribution d’une parcelle de terres publiques, de l’organisation des cérémonies et des festins, de l’entretien des bâtiments publics ou de la tenue des registres, ainsi, bien sûr, que des obligations fiscales (Nguyên Tu Chi, 1993).
21Les rôles d’impôts (bô dinh) étaient mis à jour annuellement (à partir de 1807) par les villages et une compilation des registres était transmise à l’Empereur tous les cinq ans (Woodside, 1971). C’est sur la base du nombre d’inscrits que l’État déterminait le montant de l’impôt à payer par chaque commune. Le village était collectivement responsable de son paiement. Le conseil de notables avait toute latitude pour répartir les charges parmi l’ensemble des habitants, inscrits et non-inscrits. Il existait donc une forte motivation pour le chef de village (élu) à sous-déclarer le nombre des inscrits. Toutefois une tradition consistait, dans la mesure du possible, à ne jamais réduire la liste des inscrits. Dans certaines situations de crise, il arrivait donc que des jeunes de moins de 18 ans soient enregistrés pour compenser des décès ou des départs excessifs (Nguyên Tu Chi, 1993).
22Avec des modalités un peu différentes, la pratique d’un dénombrement régulier des populations est également attestée dans le Cambodge pré-colonial (Meng-Try, 1980 ; Jeanneau, 1914). Tous les hommes âgés de 15 à 70 ans étaient recensés tous les trois ans. Une commission de recensement, composée de trois mandarins délégués par le roi spécialement pour cette tâche, procédait au comptage direct par rassemblement de la population concernée dans chaque village. Les envoyés du roi étaient aidés dans leur tâche par les chefs de village qui avaient au préalable établi la liste de tous les habitants concernés. Des sanctions sévères étaient prévues en cas de fraude.
Première période : des évaluations approximatives
23L’objectif fiscal est demeuré, au cours des premières décennies de la colonisation, le but premier des recensements. Pendant toute la première partie de la période coloniale, la collecte de l’impôt était la seule activité mettant en contact direct l’administration et la population. La loi de finance française de 1900 a marqué à cet égard une étape déterminante dans les priorités du pouvoir colonial (Guermeur, 1999). Elle supprimait les subventions de la métropole, instaurant de fait le principe de l’autonomie financière des colonies. En Indochine, les recettes furent réparties entre le gouvernement général (revenus du commerce extérieur) et les gouvernements des divers pays (impôt personnel). Le principe d’imposition était forfaitaire, par personne adulte valide, dans la continuité du système impérial. En effet, l’économie était insuffisamment monétarisée et le réseau administratif au service du pouvoir colonial trop peu efficace pour établir l’assiette fiscale sur une base individuelle. Dans ces conditions, la classification rudimentaire des premiers recensements coloniaux, qui se contentaient de distinguer les « enfants » des « adultes hommes », « adultes femmes » et « vieillards », suffisait à évaluer le potentiel fiscal et productif des villages.
24Les Français étaient conscients d’une forte motivation de la part des autorités locales à sous-déclarer la population. Les premiers rapports des administrateurs coloniaux indiquent que seuls 25 à 35 % des contribuables, voire parfois 5 à 10 %, étaient inscrits sur les rôles. Le régime colonial manquait toutefois cruellement des moyens humains et financiers nécessaires pour réformer le système. À son apogée, dans les années trente, l’administration coloniale en Indochine ne comptait que 5 000 fonctionnaires français (Ulmer, 1934). La possibilité de déléguer certaines des tâches les plus importantes aux administrateurs locaux se heurtait par ailleurs à la résistance passive des mandarins au Tonkin et en Annam, au faible niveau d’instruction de l’ensemble de la population, en particulier au Cambodge, au Laos et dans les régions montagneuses du Viêt-Nam, à la barrière linguistique et à la réticence des dirigeants à accorder des pouvoirs importants aux « indigènes ». Les chefs de province, qui étaient chargés de superviser le recueil des données, ne disposaient ni du temps ni des ressources nécessaires pour contrôler les informations « souvent fantaisistes » que leur adressaient les autorités locales, facteur qui favorisait lui aussi sans aucun doute les sous-déclarations (Ulmer, 1934). Ils connaissaient en outre la sensibilité de la population à la question du recensement qui avait provoqué des révoltes paysannes au Viêt-Nam à la fin du xviiie siècle, et ils hésitaient à ajouter de la sorte aux tensions déjà existantes (Nguyên Ngoc Huy et Ta Van Tai, 1986). Le fait que l’unité fiscale soit le village et non l’individu ou le ménage facilitait aussi la collecte pour le pouvoir colonial, qui n’avait ainsi à traiter qu’avec un petit nombre d’entités. Ainsi, jusqu’aux années vingt, les Français continuèrent à s’appuyer sur les déclarations des chefs de village pour estimer le nombre d’habitants des zones les plus peuplées.
25Dans les territoires les plus isolés ou difficiles du point de vue du régime colonial, l’administration renonça complètement à recueillir des informations démographiques jusque tardivement. Ainsi, la région montagneuse qui s’étend vers le nord et l’ouest du Tonkin et de l’Annam et qui couvre une grande partie de l’est du Laos semble avoir toujours été exclue des tentatives menées par le gouvernement colonial pour compter la population. Parce qu’elle était peuplée de petits groupes ethniques farouchement opposés au pouvoir colonial, sa contribution potentielle au développement économique et à la charge fiscale de l’Union était considérée jusqu’aux années vingt comme trop limitée par les Français pour justifier l’effort nécessaire [4]. Ces régions représentaient de fait une proportion négligeable de la population indochinoise et leur exclusion était peu susceptible d’affecter la statistique démographique globale, très approximative par ailleurs.
Élaboration des annuaires statistiques coloniaux
26Outre leur objectif fiscal, les listes d’inscrits servaient aussi à répondre aux exigences documentaires de la métropole, les administrations coloniales ayant l’obligation de fournir diverses statistiques au ministère des Colonies. La forme des renseignements demandés avait été définie par une circulaire de 1909 [5]. Cette dernière était assortie d’instructions peu précises et de modèles de tableaux standardisés, communs à toutes les colonies, soit 65 en tout, dont 13 consacrés aux questions démographiques et seulement 5 à la population « indigène » (Bouvier, 1933 ; Sanner, 1993). Cette uniformité absolue de présentation ne tenait aucun compte des réalités locales. Les instructions sommaires envoyées aux administrations coloniales par le ministère n’étaient accompagnées d’aucune définition, ni de suggestion sur la méthode de collecte. Elles se contentaient d’exprimer des préoccupations comptables, traitant du nombre d’exemplaires, des dates d’envoi, du format des tableaux et des classifications (ministère des Colonies, 1909 ; Bouvier, 1933).
27Les exigences de la métropole, qui se gardait bien de les appliquer sur son propre territoire, étaient disproportionnées compte tenu des moyens disponibles sur place, notamment celle qui consistait en une mise à jour annuelle des statistiques demandées. Elles s’accompagnaient en contre-partie d’une grande tolérance pour la valeur des chiffres que les administrations coloniales lui faisaient parvenir, si bien que « la plupart des Administrateurs, conscients de leur impuissance, renoncent à tout effort et transmettent n’importe quoi. Ou bien ils totalisent, sans y toucher, les renseignements rassemblés, ou bien ils donnent tous les coups de pouce nécessaires pour tenter une présentation vaguement satisfaisante, étant assurés que leur fabrication personnelle vaudra bien celle des Chefs indigènes [qui leur fournissent les chiffres de base] » (Bouvier, 1933, 679). Notons que cette demande annuelle de renseignements démographiques par le ministère des Colonies pour son Annuaire statistique se poursuivit jusque dans les années quarante sans amélioration apparente de la qualité des données présentées [6], alors même que de véritables dénombrements furent mis en œuvre à intervalles réguliers à partir des années vingt comme nous le verrons ci-dessous.
28Au Laos, les dispositions de 1909 ne sont entrées en vigueur qu’en 1912 (Pietrantoni, 1953). Dans les quatre autres pays de l’Indochine, où le recensement existait déjà, les administrateurs étaient supposés être en mesure de répondre dès le début à la demande du ministère. Les administrateurs les plus haut placés ne se faisaient aucune illusion sur la fiabilité des chiffres, comme l’atteste un courrier du résident supérieur du Tonkin au gouverneur général de l’Indochine accompagnant les statistiques demandées pour l’année 1920 : « On peut se demander, dans ces conditions, quel intérêt présente l’établissement périodique de tableaux statistiques dressés d’une façon aussi imparfaite et surtout combien il serait puéril de s’attacher à commenter les chiffres qui s’y trouvent portés [7]. »
Les méthodes d’ajustement
29Diverses méthodes étaient mises en œuvre a posteriori au niveau des provinces pour tenir compte de la sous-déclaration présumée des chiffres fournis par les chefs de village ainsi que des exemptions de droit. La plus commune était le recours à un coefficient multiplicateur à deux composantes, destiné à convertir le nombre d’inscrits déclarés en nombre d’habitants. La première de ces deux composantes était censée exprimer la différence entre le nombre de contribuables inscrits et le nombre réel d’hommes de 18 à 60 ans. Il s’agissait en quelque sorte d’un coefficient de correction qui tenait compte du degré de sous-déclaration et du degré d’exemption. Comme pendant la période pré-coloniale, étaient en effet exemptés de l’impôt personnel les malades, les invalides, les nobles et les fonctionnaires. La seconde composante des multiplicateurs servait à extrapoler la population totale à partir du nombre d’hommes adultes, afin de prendre en compte les enfants, les femmes et les personnes âgées.
30En l’absence de toute instruction officielle, les documents retrouvés indiquent que les coefficients utilisés variaient de 3 à 12 en fonction du chef de province, les statisticiens de l’Indochine n’ayant pu se mettre d’accord sur la manière d’évaluer le multiplicateur. Les archives font allusion à une enquête de 1905 réalisée dans les cinq territoires et destinée à estimer sa valeur mais les résultats nous demeurent inconnus à l’exception d’une note de Brenier concernant l’Annam : « En Annam, l’enquête de 1905 avait semblé indiquer qu’on pouvait, en général – car les différences sont sensibles d’une province à l’autre – appliquer le multiple de 8 au nombre des inscrits, pour arriver à une estimation approximative de la population, en tenant compte, en outre, des dissimulations certaines. » (Brenier, 1914, 9).
31Le débat lancé à cette occasion par Brenier sur le multiplicateur à appliquer se poursuivit pendant toute la période coloniale. Les fortes variations entre nombre d’inscrits et population totale d’une province à l’autre rendaient de toute façon impossible l’établissement d’un multiplicateur unique : « Cette question, d’ordre démographique, de la proportion des mâles de 18 à 60 ans à la population totale, est différente de celle de la proportion entre les « inscrits » et les « non-inscrits », qui est d’ordre purement administratif. Les documents officiels indiquent pour ceux-ci des divergences considérables au Tonkin entre des provinces voisines et comparables : 34 095 « inscrits » et 43 332 « non-inscrits » dans le Bac-ninh (différence de 9 327) ; 57 169 « inscrits », 91 222 « non-inscrits » dans Ha-dông [sic] (différence : 34 053) ; 21 937 « inscrits », 65 299 « non-inscrits », dans Ha-nam [sic] (différence : 43 362) ; 22 750 « inscrits », 38 244 « non-inscrits » dans Hung-yên [sic] (différence : 15 494) […]. Ces différences tiennent à la façon plus ou moins serrée dont est perçu l’impôt personnel […]. » (Brenier, 1914, 9).
32D’après les tableaux trouvés dans les archives, les contribuables non inscrits représentaient 20 à 80 % de l’ensemble des contribuables, en fonction du huyên, et celle des exemptés de 0 à 20 % des hommes inscrits. Le coefficient utilisé pour convertir le nombre de contribuables inscrits en nombre total d’hommes de la tranche d’âge concernée aurait donc dû varier de 1,3 à 6, et comme les hommes âgés de 18 à 60 ans dans une population aux caractéristiques sensiblement comparables à celles de l’Indochine coloniale représentent environ 25 % de la population totale [8], le multiplicateur final aurait dû se situer entre 5 et 25, avec une moyenne de 10, donc beaucoup plus élevé que la plupart des valeurs utilisées par l’administration coloniale qui se concentraient autour de 6 à 8.
33Le recours aux multiplicateurs fut officiellement interdit en 1931, mais des informations dispersées font encore état de leur utilisation à la fin de la période coloniale dans certaines provinces, notamment au Laos, en Annam, au nord et à l’ouest du Tonkin, ainsi que dans les régions les plus isolées du Cambodge.
34Une autre méthode d’ajustement très populaire pendant toute la période coloniale consistait à appliquer un « taux d’accroissement préconçu » à la population estimée l’année précédente (Smolski, 1937 ; méthode également mentionnée par Ulmer, 1935), produisant ainsi l’illusion d’une augmentation de la population aussi régulière que fictive. Cette méthode était parfois utilisée après application des multiplicateurs, lorsque ceux-ci produisaient des chiffres insatisfaisants du point de vue très subjectif des administrateurs : « Dans un grand nombre de provinces, les séries des évaluations successives de population ne présentent aucune anomalie apparente. Mais cela est souvent dû au fait que les résidents ont soin de rectifier les dernières données obtenues, de façon qu’elles fassent apparaître, par rapport à celles qui ont été antérieurement fournies, un accroissement jugé satisfaisant. Si les chiffres ont été faussés à l’origine, il n’y a donc, de cette manière, aucune chance pour que l’erreur soit jamais corrigée ; d’autre part, aucun autre élément que l’appréciation personnelle, bien fragile, ne sert de base à la fixation de l’accroissement "normal" de la population [9]. »
35Malheureusement, faute de commentaires accompagnant les tableaux, il est impossible pour le démographe ou l’historien de savoir quand et comment les chiffres reçus des villages ont été modifiés par les administrations provinciales ou dans les résidences supérieures. Dans ces conditions, les compétences et la rigueur des administrateurs étaient seules garantes de la production de données de qualité.
Une exception notable : le recensement de 1901 en Cochinchine
36Un premier recensement a été effectué par l’administration française en 1901. Il constitue une exception dans le paysage statistique rudimentaire qui vient d’être dressé pour l’Indochine du début du vingtième siècle. Il fut entrepris sur le seul territoire de la Cochinchine, en grande partie grâce à l’initiative personnelle et à la ténacité du lieutenant-gouverneur de l’époque mais également aussi du fait de la forte présence française sur ce territoire comparé aux autres. Le recensement de 1901 est d’abord remarquable du fait de sa précocité, car il eut lieu vingt ans avant toute autre opération démographique en Indochine [10]. Il l’est ensuite par le soin qui fut apporté à sa réalisation : ce fut sans aucun doute le dénombrement le plus complet et le plus fiable de tous ceux réalisés en Indochine pendant la période coloniale. Sa mise en œuvre intervint en réponse à la loi de finances française de 1900, comme l’illustre la citation suivante : « Pour pouvoir établir le budget d’un pays, ce qu’il est nécessaire avant tout de connaître, c’est le nombre d’habitants qu’il renferme. Il importe de savoir combien sont assujettis à l’impôt, qu’il soit personnel, mobilier ou immobilier. Si on néglige cette base indispensable d’évaluation, il est tout clair que ceux qui ont à répartir les charges par provinces ou départements sont fort embarrassés. […] Plus de quarante ans se sont écoulés depuis que nous nous sommes rendus maîtres de la Cochinchine, et depuis la conquête plus récente de l’Annam et du Tonkin, on n’avait jamais eu l’occasion d’établir d’une façon officielle le chiffre de nos protégés dans ces pays. Les divers gouverneurs qui s’y sont succédé avaient bien étudié la question, mais, pour des raisons indépendantes de la volonté de chacun de ces fonctionnaires, il leur avait été impossible de la mettre à exécution. Il importait pourtant que l’on fût définitivement fixé sur ce point capital pour l’établissement du budget général [11]. »
37La qualité du recensement cochinchinois de 1901 est particulièrement méritoire compte tenu de l’inexpérience des administrateurs coloniaux de l’époque en la matière. Aucun statisticien n’était en effet encore présent en Indochine et aucune institution spécialisée ne fut sollicitée pour soutenir l’administration centrale de Cochinchine dans son entreprise. Le détail des opérations est consciencieusement présenté dans un rapport adressé par le lieutenant-gouverneur au gouverneur général d’Indochine en 1902 [12]. Il témoigne de l’attention portée à la préparation du recensement.
38Les conseils de notables avaient été chargés de diviser leur village en sections de recensement et de recruter des agents-recenseurs parmi les lettrés, à raison d’un agent par section. Le fait que les enquêteurs aient été sélectionnés au sein de la population locale était destiné à éviter, ou tout au moins à minimiser, la méfiance des habitants et comme la situation de la plupart des personnes interrogées leur était connue, les risques de déclaration inexacte étaient supposés réduits. Les limites géographiques des sections étaient repérées sur le terrain par une visite commune d’un notable et de l’enquêteur. Les agents-recenseurs devaient procéder en deux étapes qui consistaient, pour la première, à numéroter toutes les habitations de leur secteur, puis, pour la seconde, à distribuer un bulletin de recensement en double exemplaire dans chacune d’elles.
39Le déclarant, chef de ménage, devait consigner sur son bulletin le nombre de membres du ménage en fonction, d’une part, de leur groupe d’âge (jusqu’à 18 ans compris ou au-dessus de 18 ans) et de leur sexe et, d’autre part, de leur groupe ethnique (Annamites de Cochinchine, Annamites originaires des autres pays de protectorat, Minh-huong, Chinois, Cambodgiens, Malais, Indiens et « Divers »), avec une distinction entre les résidents (« toutes les personnes qui habitent d’ordinaire la maison ») et les visiteurs (« celles qui n’y sont que de passage »). Des explications sur la manière de remplir les bulletins devaient être fournies de vive voix au déclarant par l’enquêteur au moment de leur remise. Compte tenu du faible niveau d’instruction de la grande masse de la population, on suppose que les formulaires étaient remplis par l’agent recenseur sur déclaration du chef de ménage lorsque celui-ci était illettré.
40Tous les bulletins devaient être apportés à jour fixe (le 28 décembre 1901 en l’occurrence) au chef du village (le ly truong) qui y apposait son cachet. Ce chef restituait l’un des deux exemplaires au déclarant qui devait le conserver pendant trois mois afin de permettre des vérifications post-censitaires. Des opérations de contrôle eurent effectivement lieu dans les trois mois qui suivirent « par des énumérateurs européens et indigènes désignés à cet effet » et des amendes furent infligées « aux notables coupables de négligence et aux auteurs de fausses déclarations [13] ».
41Les autorités communales firent ensuite parvenir tous les bulletins à l’administrateur chef de province chargé en dernier lieu de la centralisation des résultats sur des états ultérieurement transmis au lieutenant-gouverneur de Cochinchine. Des dispositions particulières étaient prévues pour la population institutionnalisée (avec un traitement « en bloc » des casernes, prisons et établissements hospitaliers) et pour les barques servant d’habitation à leur propriétaire et à leur famille.
42Toutes les catégories de personnel ayant participé aux opérations de recensement furent rémunérées, à raison de 0,60 piastre chacun pour les 7 000 agents-recenseurs [14], 1 piastre chacun pour les 4 800 notables, 2 pour les 2 400 chefs de village et 4 pour les 222 chefs de canton. Une somme forfaitaire de 300 piastres pour chacun des vingt arrondissements devait être consacrée par les administrateurs chefs de province à la rétribution des contrôleurs. Si l’on ajoute à ces sommes le prix de l’impression des affiches et des bulletins de ménage, la dépense totale occasionnée par le recensement s’éleva à moins de 33 000 piastres [15].
43Le recensement de la Cochinchine était universel et obligatoire. Toute la population de facto fut simultanément dénombrée. Cependant, comme l’unité de base était le ménage et qu’aucune information n’était recueillie au niveau individuel, l’opération de 1901 ne peut être considérée comme un recensement moderne. Par ailleurs, le manque d’expérience statistique de l’administration coloniale, l’absence de formation pour les agents recenseurs et les superviseurs ou de guide, de manuel et d’instructions détaillées, éveillent le doute quant à la qualité des statistiques issues de ce recensement. Malgré ses lacunes, celui-ci est sans conteste l’opération démographique la plus fiable jamais entreprise en Indochine sous domination française. Les conditions exceptionnelles dans lesquelles il fut réalisé ne se reproduisirent plus, même si l’utilisation des rôles d’impôt pour servir à l’évaluation de la population fut bientôt remplacée par des dénombrements plus précis comme nous allons le voir maintenant. Il est donc d’autant plus regrettable que rien d’autre que quelques tableaux agrégés n’en ait été conservé.
Deuxième période : le début de l’ère statistique
44Au cours des années vingt, le développement de l’appareil administratif, l’essor économique et financier et l’extension de la politique coloniale à la sphère sociale créent de nouveaux besoins en matière statistique. En ce qui concerne plus spécifiquement les statistiques démographiques, l’impulsion est donnée de métropole par Albert Sarraut, ancien gouverneur général de l’Indochine (en 1911-1913 et à nouveau, brièvement, en 1916), devenu ministre des Colonies en 1920. Sarraut est à l’origine du concept de « la très grande France » et de ses soixante millions d’hommes (Morlat, 1995). C’est lui qui, dans un plan ambitieux de mise en valeur des colonies, démontre la nécessité de valoriser le potentiel démographique de l’empire français d’outre-mer par le développement de programmes de santé et de l’instruction (Sarraut, 1923). Les idées de Sarraut furent particulièrement bien reçues par Maurice Long, gouverneur général de l’époque en Indochine. Ce n’est donc pas une coïncidence si le premier recensement de population couvrant l’ensemble de l’empire français d’Extrême-Orient eut lieu sous le gouvernorat Long (en 1921). C’est également à cette époque que, grâce au soutien de Maurice Long et à l’instigation du directeur des Services économiques de l’Indochine, l’ingénieur des Mines André Lorchard, fut créé le premier service de statistiques de l’Indochine (en 1923). Lucien March, ancien directeur de la Statistique générale de France (de 1896 à 1920), soutint activement ce projet de métropole (Sanner, 1993). L’Indochine devenait ainsi la première colonie de l’empire français à s’attacher les services de statisticiens, avant même le ministère des Colonies [16].
La Statistique générale de l’Indochine
45Un courrier envoyé par André Lorchard au gouverneur général en 1921 permet de connaître les raisons invoquées pour convaincre les autorités supérieures qu’il était nécessaire d’instaurer un bureau de statistique spécialisé en Indochine, qui emploierait « des personnes éclairées et préparées, qui comprennent la portée et les difficultés d’une tâche qu’il faut envisager comme une véritable carrière ». Il insiste en particulier sur la nécessité de soutenir la comparaison face aux colonies et pays voisins, « Chine comprise », et « pour remplir les obligations auxquelles l’Indochine est tenue par les traités ». Lorchard trouvait particulièrement humiliant que son service ne soit pas en mesure de fournir à l’Institut international de Rome les chiffres qui lui étaient régulièrement demandés à cause de « la pénurie de personnel compétent et de l’insuffisance des moyens d’information et de contrôle » auxquelles il était confronté en tant que directeur des Services économiques de l’Indochine [17].
46Le service de Statistique de l’Indochine eut une existence précaire. Il compta trois statisticiens seulement dans ses meilleurs jours et fut à deux reprises menacé de disparition et réduit à un seul statisticien (Smolski), en 1927-1929 et en 1939-1946. Le service employa au mieux une dizaine de secrétaires vietnamiens. À titre de comparaison, le service statistique des Indes néerlandaises (l’Indonésie) comptait à la même époque plus de 200 employés (Bournier, 1943).
47Le personnel de la Statistique générale de l’Indochine avait au moins le mérite de sa compétence. En effet, tous les statisticiens qui y travaillèrent avaient été détachés de la Statistique générale de France et deux d’entre eux (Ulmer et Bournier) s’y montrèrent suffisamment efficaces pour être chargés de la création du service de statistique du ministère des Colonies à leur retour en France en 1933. Un directeur vietnamien intérimaire du nom de Nguyên Thiêu Lâu fut nommé à la tête de ce qui fut rebaptisé le Service de statistique du Viêt-Nam en 1946, mais il n’y resta que quelques mois. Par la suite, une cellule statistique animée par de nouveaux statisticiens français lui fut substituée mais survécut avec peine dans la tourmente de la première guerre du Viêt-Nam. Le service fut définitivement supprimé à la fin de la domination française en Indochine, ratifiée par les accords de Genève du 21 juillet 1954.
48Les conditions de travail étaient très difficiles pour les statisticiens envoyés en Indochine. Ils ne recevaient aucune formation particulière avant leur départ de métropole. Ils souffraient d’isolement et « trouvaient très rarement les collaborations nécessaires » à leur travail dans les autres services de l’administration (Bournier, 1943). Contrairement à la Statistique générale de France, dont la principale mission consistait à cette époque à organiser et à exploiter les recensements quinquennaux, les fonctions du service de l’Indochine se limitèrent à rassembler, coordonner et publier les travaux statistiques élaborés par d’autres administrations. L’activité principale du service fut la publication de plusieurs périodiques, dont les douze Annuaires statistiques de l’Indochine qui couvrirent les périodes 1913-1922 à 1947-1948. Parmi les autres publications régulières du service, les plus intéressantes pour le propos qui nous occupe sont le Bulletin économique de l’Indochine et le Bulletin statistique mensuel. Priorité fut accordée aux statistiques économiques et financières dont les données étaient depuis longtemps recueillies par l’administration dans ses activités habituelles (Bouvier, 1933). La place concédée aux questions démographiques n’était cependant pas négligeable. Ainsi, dès le premier Annuaire, un chapitre, sur les 14 que compte l’ouvrage, leur est entièrement consacré sous l’intitulé « Territoire et population ». Ce chapitre ne comprend cependant que 13 tableaux [18] – dont 5 concernant uniquement les Européens – sur les 194 tableaux du volume. Ces tableaux reprenaient essentiellement les informations demandées par le ministère des Colonies pour l’établissement de son propre Annuaire statistique. L’implication des statisticiens du service dans la collecte comme dans l’exploitation des statistiques démographiques (recensements et état civil) demeura négligeable pendant toute la période coloniale.
L’état civil
49Alors que, dès la fin du xixe siècle, l’état civil semble avoir fonctionné en Cochinchine, sinon parfaitement, en tout cas partout, il fallut attendre les années vingt et surtout les années trente, pour que le système fût institué en Annam et au Tonkin.
50L’ancien code annamite prescrivait la déclaration exacte des naissances et des décès et leur inscription sur des registres de village. Cette inscription était nécessaire, sinon suffisante, pour jouir des privilèges accordés par la commune à ses résidents. Les villages traditionnels fonctionnaient en effet comme des entités politiques autonomes, en particulier dans le nord du Viêt-Nam, où le peuplement était très dense. Les communautés villageoises y avaient le pouvoir de distribuer comme elles l’entendaient les ressources locales, au premier rang desquelles figuraient leur patrimoine foncier (Marr, 1981 ; McAlister et Mus, 1970 ; Hy V. Luong, 1992 ; Woodside, 1976). L’accès aux terres publiques, qui couvraient près d’un quart des zones cultivées dans les provinces du delta du fleuve Rouge jusqu’au début des années trente, était réservé à ceux dont le nom figurait sur les registres de village. En outre, l’achat de terres privées était interdit de fait aux « étrangers », c’est à dire aux personnes résidant hors de la commune. La solidarité était organisée, au sein du village, à travers l’appartenance à toute une série d’associations, le plus souvent informelles, fondées en ce qui concernait les hommes, pour certaines sur les liens de parenté (ho), pour d’autres sur la classe d’âge ou la génération (giáp). Ces associations étaient responsables à tour de rôle d’un grand nombre de fonctions économiques, religieuses ou de sécurité au sein de la commune, mais elles s’apparentaient également à des sociétés d’entraide et pourvoyaient aux besoins de leurs membres tombés dans le besoin (Nguyên Tu Chi, 1993).
51Les registres de naissance étaient tenus séparément des rôles d’impôt envoyés à l’administration impériale pour le recensement officiel. Ils étaient jalousement maintenus hors de portée des représentants du gouvernement central pour lesquels les déclarations, utilisées exclusivement à des fins locales, demeuraient inconnues. Lorsque les villageois avaient à faire hors du village, Gourou rapporte une pratique courante qui consistait à se pourvoir d’une fausse identité, correspondant à un inscrit déclaré (Gourou, 1936). Cette pratique était destinée à assurer la cohérence entre les rôles d’impôt transmis aux administrations provinciales et impériales et d’éventuels contrôles d’individus en déplacement. On peut donc dire que l’état civil n’existait pas. Il est institué par l’autorité coloniale en Indochine, d’abord pour les « sujets français », puis pour les « protégés », au cours d’un long processus qui n’aboutit jamais complètement [19].
Les débuts de l’état civil en Cochinchine
52La Cochinchine a joué un rôle pionnier dans l’institution d’un système d’état civil, tout comme pour le recensement. Un arrêté du gouverneur du 5 juillet 1871 y spécifiait que le chef de village ou de quartier devait, sous peine d’amende, adresser tous les mois au centre administratif français de sa circonscription, deux cahiers d’enregistrement des naissances et décès qui s’étaient produits dans le mois précédent. Un arrêté du 1er décembre étend ce devoir de déclaration aux mariages. Mais c’est le Code civil indigène, promulgué par le décret du 3 octobre 1883, qui instaure véritablement l’état civil (Brenier, 1914). Les naissances, mariages et décès doivent désormais être enregistrés en quôc ngu [20] par un officier de l’état civil nommé en son sein par le Conseil de notables avec ratification de l’administrateur français de l’arrondissement. Les actes sont inscrits sur trois registres différents, établis en double exemplaire, l’un des deux exemplaires demeurant dans la commune, l’autre étant versé à la fin de chaque année au greffe du tribunal de la province.
53Les informations consignées sur ces actes étaient les suivantes : pour les actes de naissances, les nom et prénoms de l’enfant, son sexe, ses date et lieu de naissance, les noms et prénoms du père et de la mère, leurs profession et domicile, la date de déclaration, les nom, âge, profession et adresse du déclarant et des témoins ; pour les actes de décès, les date et lieu de décès, les nom, prénom, âge, profession, domicile, date et lieu de naissance du défunt, les noms de son conjoint et de chacun de ses parents, les nom, âge, profession et adresse du déclarant et des témoins ; pour les mariages, le rang de l’épouse, la date de la déclaration, les date et lieu de célébration, les nom, prénom, âge, profession et domicile de chacun des époux, les nom, prénom, âge, profession et adresse du père et de la mère des deux époux, les nom, prénom, âge, profession et domicile des « célébrants », de l’entremetteur et des témoins.
54Le texte législatif promulgué en Cochinchine prévoie une amende de 500 à 2 000 francs pour toute négligence et une peine de prison pour fraude attestée (Bunle, 1925). Toute déclaration doit être faite en présence de deux témoins, dans les huit jours pour les naissances, trois pour les décès et les mariages. Le décret de 1883 est un document important car il a servi de référence à tous les autres textes de législation relatifs à l’état civil en Indochine. L’individu était identifié pour la première fois en tant que tel par l’administration de l’État. Le régime colonial introduisait ainsi une rupture juridique majeure avec le système antérieur, dans lequel les familles et les communautés villageoises étaient collectivement responsables des actes de leurs membres (Osborne, 1969), ce qui pourrait expliquer la résistance rencontrée par les autorités pour mettre en œuvre l’état civil. En dépit de sa précocité et des circonstances plutôt favorables qui entouraient sa création, le système ne parvint en effet jamais à s’imposer : « Malgré des pénalités très sévères prévues pour l’absence de déclaration ou pour fausses déclarations, ou pour les négligences du notable chargé des registres, malgré la gratuité stipulée (sous peine de poursuites pour concussion) de la rédaction des actes, malgré les vérifications prescrites au représentant du ministère public près le tribunal dépositaire des copies et des registres, une étude des chiffres fournis pour le mouvement de la population en Cochinchine permet de se demander si la tenue des registres est régulière dans toutes les provinces. Pour s’en étonner, même après trente ans de promulgation du principe, il faut ne pas tenir compte de ce que cette institution implique d’apparence d’intrusion dans le détail de la vie familiale, que les Annamites comme les Chinois, leurs éducateurs, avaient toujours soigneusement tenue à l’abri de tout ce qu’ils considèrent comme un empiètement administratif. Il ne faut pas réfléchir non plus à la complication et à l’importance réelle de la vie familiale indigène, avec les rites particuliers de la naissance, du mariage et du décès – avec les interventions, prescrites par la coutume, des « intermédiaires » pour le mariage par exemple […]. Bien que ces questions soient en dehors de la déclaration, elles s’y rattachent et les préjugés populaires y voient un lien encore plus intime, que la défiance grossit encore. » (Brenier, 1914, 10).
55En 1890, la législation civile en vigueur en Cochinchine est étendue par décret (28 février) aux « sujets français » du Tonkin (naturalisés et immigrés cochinchinois) ainsi qu’aux « Asiatiques assimilés justiciables des tribunaux français », c’est-à-dire les Chinois, puis, en 1916, aux « sujets français » des autres pays de l’Union indochinoise (arrêté du 31 mai). Au même moment, les premières mesures destinées à étendre l’état civil aux « protégés français » sont adoptées.
En Annam
56En Annam, le texte initiant la création d’un état civil pour tous est l’ordonnance royale du 20 décembre 1912 dont les dispositions sont rendues exécutoires par l’arrêté du 16 janvier 1913 du gouvernement général de l’Indochine, Albert Sarraut. Cette législation instaure un état civil facultatif dans les centres urbains qui devra ultérieurement être étendu à tout le pays si l’expérience se révèle positive. L’ordonnance royale justifie la création de l’état civil par la nécessité, pour un État moderne, d’établir avec certitude une identité unique pour chacun de ses habitants. Les modalités d’enregistrement sont les mêmes que celles qui sont déjà appliquées en Cochinchine. Une lettre du résident supérieur en Annam qui accompagne l’envoi de l’ordonnance royale au gouvernement général précise que le caractère facultatif de l’état civil est destiné à « contraindre les villages sans les menacer, en cas de non-exécution, des rigueurs de la loi [car] si le nouveau texte [était] terminé par des dispositions législatives punissant des châtiments les plus sévères les ly truong ou notables coupables de n’avoir point exécuté les ordres ainsi donnés, il est fort probable que la population se fût alarmée, eût vu une oppression dans une mesure qui doit tendre au contraire à faciliter ses transactions et que nous nous serions heurtés à une obstruction systématique de la part des villages [21]. »
57L’état civil sera rendu obligatoire par l’arrêté du 1er août 1930 qui l’étend par ailleurs non plus seulement aux centres urbains mais à l’ensemble des « protégés français en Annam », soit à toute la population.
Au Tonkin
58Au Tonkin, le processus est rythmé par une succession d’arrêtés et de circulaires destinés à lutter contre la résistance passive de l’administration provinciale et locale à l’instauration de l’état civil. De premiers jalons sont posés par la circulaire du 26 mars 1906 qui invite pour la première fois les chefs de province à établir un service d’état civil dans leur circonscription. À l’exception de Hanoi, cette prescription demeura partout lettre morte, comme les circulaires de 1912 et de 1913 qui y firent suite (Bunle, 1925). La plupart des résidents-chefs de provinces dans la Haute Région répondirent notamment aux demandes répétées du résident supérieur que ces mesures étaient inapplicables à cause du peu d’emprise de l’administration coloniale sur les populations et des problèmes insurmontables de communication. Le résident de Ha-Giang mentionne en outre la difficulté supplémentaire que représentaient les coutumes de certains groupes ethniques consistant par exemple pour les pères à changer de nom à la naissance de leur premier enfant [22]. Les chefs de province ont d’autant moins de scrupules à ignorer les demandes de la résidence supérieure que l’enregistrement des actes à l’état civil est facultatif. Comme en Annam, le résident supérieur au Tonkin justifie sa décision auprès du gouverneur général de l’Indochine par la nécessité d’une « extrême prudence pour éviter d’indisposer les indigènes contre une institution qu’il y a tout intérêt à acclimater progressivement parmi eux, en leur montrant les avantages plutôt qu’en l’imposant par voie d’autorité [23]. » Ce type d’allusions montre que l’enjeu que représentait l’état civil en termes de pouvoir et de contrôle accru des individus n’échappait pas à la population.
59En 1924, renonçant à cette prudence qui rendait vaine toute velléité de création d’un état civil dans les provinces, le résident supérieur, pressé par le gouverneur général de l’Indochine, promulgue un nouvel arrêté qui rend désormais obligatoire l’enregistrement des naissances et des décès au Tonkin. L’objectif déclaré est de « fournir aux statisticiens des renseignements exacts leur permettant et de déterminer la vitalité de la population tonkinoise, et d’estimer les effets des mesures d’hygiène et d’assistance, ainsi que des travaux hydraulique agricole, auxquels les divers budgets consacrent des sommes considérables sans que leur rendement puisse être évalué [24]. » La nécessité d’un nouvel arrêté pris en 1931 (1er juillet) fixant définitivement les modalités de l’état civil montre l’échec des prescriptions antérieures. L’arrêté de 1931 porte la période légale de déclaration à un mois pour les naissances, huit jours pour les mariages et trois jours pour les décès. Comme dans les autres pays, les registres doivent être tenus en double exemplaire dans chaque commune ou section de commune à raison d’un registre par année et par type d’acte. Un exemplaire des registres est envoyé à la fin de l’année au président du tribunal de 2e degré dans les villes, de 1er degré dans les zones rurales, l’autre exemplaire étant conservé dans les archives de la commune. Dans les villes érigées en municipalités (Hanoi et Haiphong), la tenue des registres est assurée par les bureaux de l’état civil, dans le reste du pays les officiers d’état civil sont désignés par les conseils de notables en leur sein.
Au Cambodge et au Laos
60L’ordonnance royale du 16 juillet 1907 a constitué la première et unique tentative pour instaurer un système d’état civil au Cambodge. Elle a rendu obligatoire la déclaration de tous les événements démographiques, naissances, mariages et décès, dans une province destinée à servir d’exemple, celle de Svay Rieng. L’ordonnance royale du 20 novembre 1911 a théoriquement étendu cette disposition au reste du pays (Forest, 1980). En pratique, Phnom-Penh, la capitale du Cambodge, fut la seule région où un système d’état civil fut effectivement mis en œuvre. Même là, il n’en reste pour preuve dans les archives que quelques rares certificats de naissance et de décès fournis par les hôpitaux publics (Cazanove, 1930).
61Quant au Laos, on n’y trouve nulle trace d’état civil : seuls quelques fonctionnaires et notables des grandes villes prirent la peine de notifier officiellement les événements survenus dans leur propre famille (Pietrantoni, 1953). Smolski déplora, à plusieurs reprises, dans ses publications, l’absence d’un système d’état civil digne de ce nom tant au Cambodge qu’au Laos, sans pouvoir obtenir du gouverneur général les moyens d’y remédier (voir notamment Smolski, 1937). Les statisticiens jugeaient en conséquence inutilisables les chiffres des naissances et des décès envoyés annuellement sur une base approximative par les provinces de ces deux pays au bureau central de la statistique (Bunle, 1925).
Principaux obstacles à l’instauration d’un système d’état civil
62Le manque de motivation des pouvoirs publics et leur incapacité à mobiliser et à utiliser les moyens disponibles expliquent en grande partie l’échec de l’état civil dans l’Indochine coloniale. Les administrateurs les plus hauts placés avaient d’autres priorités et accordaient un intérêt négligeable aux demandes répétées des statisticiens prônant la mise en place de l’état civil. Le manque de financement et de ressources humaines qui en résultait a fortement limité la portée des mesures législatives prises en faveur de la création d’un système d’état civil. En outre, le caractère longtemps facultatif de la déclaration des naissances, mariages et décès permit tant à l’administration locale qu’à ses administrés d’ignorer une démarche dont les avantages leur paraissaient pour le moins obscurs. La charge de travail supplémentaire que représentait l’état civil pour les mandarins n’était en aucune manière compensée par une réévaluation de leur traitement, ni par une formation ou une documentation adéquates. Il ne leur échappait sans doute pas non plus qu’un système d’état civil efficace aurait fourni à l’autorité centrale les moyens d’un contrôle direct sur la population, aux dépens de l’intermédiaire incontournable qu’ils représentaient jusque-là, hypothèse qu’il ne nous a pas, jusqu’à présent, été toutefois possible de vérifier en l’absence de documents sur le sujet. Jusqu’aux années vingt, ces facteurs étaient en outre aggravés par l’absence d’un service central chargé de diriger et de superviser l’ensemble du système.
63Enfin, la population, quand elle n’était pas tout simplement ignorante de ses obligations légales, ne voyait quant à elle aucun avantage à laisser l’État s’immiscer un peu plus dans ses affaires privées (Ulmer, 1935 [25]). Dans le meilleur des cas, ces conditions se traduisaient par un retard considérable dans les déclarations mais, le plus souvent, le résultat en était l’inopérance complète du système à l’exception de quelques grandes villes, où l’accès à l’éducation était conditionné par la capacité à présenter un acte de naissance et où les permis d’inhumer n’étaient délivrés que si le décès avait préalablement été déclaré. La méconnaissance de la finalité et de l’importance de l’état civil ainsi que le manque de motivation se conjuguaient à la superstition ou à la volonté de se soustraire aux impôts ou à la conscription militaire. Les facteurs économiques ont également joué un rôle. Il semble en effet que les officiers d’état civil n’aient pas respecté la gratuité stipulée de l’enregistrement des actes malgré le risque de poursuites pour concussion, si bien que dans les villages du Tonkin par exemple, « les paysans reculent devant la nécessité de verser la petite somme que l’officier d’état civil leur réclame pour se payer de sa peine ; cette somme a beau ne pas dépasser le plus souvent dix cents (soit un franc papier), elle est considérable puisqu’elle représente pour beaucoup de paysans le gain net de deux journées de travail. » (Gourou, 1936, 177).
64L’attribution d’un nom unique et définitif inhérente à l’état civil allait d’ailleurs à l’encontre de la tradition. La coutume voulait en effet qu’un nouveau nom soit adopté pour chaque nouvelle fonction sociale, comme c’était par exemple le cas pour l’empereur vietnamien au moment de son couronnement. Cette question du nom et de ses conséquences pour l’état civil fit l’objet d’échanges répétés entre les résidents-chefs de province et le gouverneur général [26]. Brenier, le premier « démographe » de l’Indochine, avait dès le début du xxe siècle perçut la difficulté qu’elle représentait : « La question du nom lui-même intervient, en ce sens qu’il faut tenir compte des coutumes et préjugés à leur sujet. Un Annamite (nous parlons de la masse, et non de la portion, relativement très peu nombreuse, en contact direct avec nous) a plusieurs noms ; il ne donne jamais immédiatement son nom à un enfant ; il en change – du moins en partie et en certaines circonstances – (autrefois surtout, il prenait un nom spécial pour ses études littéraires, par exemple). Il a un nom posthume qui est celui qui figure sur les registres généalogiques tenus par le chef de la famille (ho). Les noms patronymiques sont extrêmement peu nombreux (quelques centaines peut-être) ; ce qui ne facilite pas les identifications. Enfin, il y a la question du “nom du registre” ou tên bô, qui est celui sous lequel un individu est inscrit au registre de la commune, et qui peut être différent de son nom de famille, particularité tenant à ce que la tradition administrative annamite n’admet pas que le nombre des inscrits diminue ; et aussi à d’autres causes : avantages spéciaux attachés à un “nom de registre” au point de vue du partage des rizières “communes”. » (Brenier, 1914, 20).
65La situation ne s’améliora pas pendant la période coloniale, surtout dans les régions rurales les plus reculées, comme le suggère la note suivante extraite d’un rapport administratif daté de 1938 : « Traditionnellement, le peuple lao ne donne un nom à ses enfants que plusieurs semaines seulement après la naissance et, lorsque quelqu’un vient déclarer la naissance d’un enfant, les chefs attribuent à ce dernier un nom fictif au gré de leur convenance, nom dont la famille n’est parfois même pas informée. Lorsqu’ils grandissent, les enfants se trouvent enregistrés sous un nom qui n’est pas le leur et dont personne n’a connaissance, pas même les chefs, qui ont oublié ce qu’ils ont écrit des années auparavant. Enfin, le peuple lao change traditionnellement de nom à certaines occasions (maladie, rituel), ce qui ne facilite pas les choses, car les chefs n’en sont pas toujours informés ou ne pensent pas à procéder aux rectifications. » (Cité par Pietrantoni, 1953, 31-32).
66Ces changements de nom n’étaient pas systématiques et il n’existait aucune règle précise quant à l’adoption d’un nouveau nom. Le choix était relativement restreint. Au Viêt-Nam, les dynasties impériales successives (Ngô, Dinh, Lê, Ly, Trân, Hô et Nguyên) sont à l’origine de la plupart des nouveaux noms de famille que l’on retrouvait dans la population. Au Cambodge, les noms de famille n’existaient pas et les prénoms désignaient un animal, un végétal, un minéral ou une qualité recherchée (la santé, par exemple). Il n’était donc pas rare que plusieurs individus sans aucun lien de parenté vivant dans le même village portent le même nom. La seule tentative de remédier à cette situation fut l’ordonnance royale de 1931, évoquée plus haut, qui n’est toutefois pas parvenue à imposer l’attribution d’un nom et d’un prénom uniques à chaque individu (Ea Meng-Try, 1980).
La qualité des statistiques de l’état civil
67Les statistiques de l’état civil que l’on peut trouver dans les archives comme dans les publications, rapports et notes des statisticiens de l’époque indiquent qu’à la veille de la seconde guerre mondiale, le système ne fonctionnait à peu près qu’en Cochinchine et à Hanoi. Ailleurs, les données sont inexistantes ou si ponctuelles et irrégulières qu’elles en étaient rendues inutilisables. Même lorsque des séries continues sont disponibles, Ulmer par exemple souligne que « les données publiées touchant le mouvement de la population […] renseignent plus souvent sur la manière dont sont enregistrés les décès et les naissances, que sur le mouvement réel de la mortalité et de la natalité » (Ulmer, 1938, 249). Selon lui, même en Cochinchine, où le système a été mis en place précocement et de manière obligatoire sur tout le territoire, « l’accroissement apparent du nombre de naissances de 1920 à 1930 [est] vraisemblablement dû, pour une large part, à l’amélioration des déclarations. Cette influence est moins sensible pour les décès, qu’il est plus difficile de dissimuler » (Ulmer, 1934, 275). Smolski, sans doute mieux informé puisqu’il passa plus de la moitié de sa carrière en Indochine et publia plusieurs analyses statistiques relativement détaillées, est d’un avis plus nuancé. Il assure qu’en Cochinchine, les sous-déclarations de naissances et de décès sont suffisamment peu nombreuses pour ne pas remettre en cause les résultats (Smolski, 1937). Il dénonce en revanche la négligence et la rétention d’information dont les administrations locales font preuve et qui handicapent tant la centralisation des données au niveau national que leur exploitation par les statisticiens. « En Cochinchine même, il subsiste encore des dissimulations de naissances, surtout en ce qui concerne les filles, et de décès, principalement pour les enfants en bas âge. D’une enquête faite en 1937 par le chef du service de Statistique dans plusieurs provinces, il résulte que cette dissimulation n’est pas extrêmement considérable et que les résultats des déclarations pourraient fournir une indication suffisamment exacte sur le mouvement de la population. Malheureusement, la transmission et la totalisation de ces résultats s’effectuent d’une façon très défectueuse. Des états récapitulatifs, centralisant les données fournies par les provinces, sont en effet dressés mensuellement, trimestriellement et annuellement. Leur comparaison pour l’année entière fait ressortir des divergences, dont l’amplitude atteint jusqu’à 20 %, et qui proviennent uniquement de la négligence apportée à la confection de ces états : omissions, erreurs de transcription ou de totalisation. Le gouvernement de la Cochinchine, à qui ces divergences ont été signalées, a prescrit un nouveau récolement des statistiques relatives aux trois dernières années et a donné des instructions pour que cessent les anciennes négligences. Aucun tableau définitif n’a toutefois été communiqué jusqu’à présent au service de Statistique de sorte que l’on ignore encore actuellement si le nombre des naissances et des décès déclarés en Cochinchine en 1936 s’élève respectivement à 168 000 et 101 000, chiffres figurant au dernier Livre vert de ce pays, ou à 201 000 et 120 000, comme il résulte de la totalisation des états mensuels » (Smolski, 1938, 91).
68Le sous-enregistrement généralisé des enfants morts avant que leur naissance ait été déclarée est aussi attesté par d’autres (Gourou, 1936 ; Ulmer, 1934 et 1938). La sous-déclaration des naissances est évidente à Hanoi où les rapports de masculinité sont disproportionnés. Ulmer cite notamment une enquête réalisée conjointement par le bureau d’hygiène de la ville et le service de Statistique de l’Indochine en 1932 et 1933 qui montre que le rapport de masculinité des naissances au domicile des parents atteint 160 pour mille alors que, pour les naissances en milieu hospitalier, il n’est que de 105 pour mille, soit celui attendu dans une population sans discrimination à la naissance ou à l’enregistrement (Ulmer, 1934).
69Enfin, même lorsque les données d’état civil sont fiables, Smolski souligne combien il est périlleux de calculer des taux de natalité et de mortalité (Smolski, 1938). Cette difficulté est due aux incertitudes concernant la population de référence, qui tient à ce que les équipements hospitaliers drainent non seulement la population des villes où ils sont localisés (seules circonscriptions où existe un système d’état civil digne de ce nom) mais également celle des campagnes environnantes, parfois sur de longues distances. Or les naissances et décès sont déclarés auprès du service d’état civil du lieu où ils se produisent et non celui de la résidence des individus concernés. De plus, faute de recensements, les données nécessaires au calcul du dénominateur des taux sont inexistantes. Concernant ce dernier point, la situation s’améliore néanmoins au cours des années vingt, comme nous allons le voir maintenant.
Recensements de population
70Les nouvelles préoccupations démographiques de la puissance coloniale se manifestèrent le plus clairement par la tenue des grosses opérations statistiques que furent les premiers recensements de population en Indochine. À partir de 1921, des recensements sont théoriquement effectués dans chaque pays au cours des années où est exécuté, en France, un recensement quinquennal, soit en 1921, 1926, 1931 et 1936. Cette succession fut interrompue d’abord par la seconde guerre mondiale et l’occupation japonaise, puis par la première guerre du Viêt-Nam (1945-1954). À part la coïncidence de date, les ambitions comme les modalités de réalisation des recensements furent toujours très éloignées du modèle métropolitain, contrairement à ce qui s’est produit, par exemple, dans les colonies anglaises et néerlandaises en Asie. Les modalités de la collecte étant laissées à l’appréciation des résidents supérieurs, elles varient d’un territoire à l’autre et, pour un même territoire, d’un recensement à l’autre.
71Comme pendant la période précédente, l’absence de motivation de la part de l’administration centrale et son ignorance des besoins statistiques d’un État moderne ont constitué les principaux obstacles à la mise en œuvre de méthodes modernes de recensement dans l’Indochine coloniale. Le manque de moyens humains, notamment, ou la réticence des hauts fonctionnaires à les mettre à disposition, expliquent la majeure partie des problèmes rencontrés dans la collecte de données de recensement fiables. En se fondant sur une comparaison avec la Malaisie et l’Indonésie, Ulmer a calculé que « le crédit nécessaire pour l’exécution d’un recensement en 1931 aurait été de l’ordre de 600 000 piastres (6 millions de francs) », au lieu des 6 500 piastres, soit cent fois moins, qui ont en fait été consacrés à l’ensemble de l’opération (Ulmer, 1934). Comme le souligne Gourou, « on ne saurait dissimuler […] que l’administration française n’a jamais sérieusement fait d’effort pour monter une opération de recensement. Elle a toujours reculé devant les difficultés de l’entreprise et les quelques frais qu’elle aurait entraînés. La négligence des autorités, sur ce point, n’est pas douteuse ; elles ne se sont jamais vraiment intéressées à cette question ». (Gourou, 1936, 176-177).
72En Annam et au Laos, ce sont presque partout, comme auparavant, les rôles d’impôts qui fournirent les données de base utilisées par les chefs de village pour tous les recensements de population selon la méthode précédemment décrite (Bouvier, 1933 ; Ulmer, 1938 ; Pietrantoni, 1953). C’est également cette méthode rudimentaire qui perdura dans certaines provinces du Tonkin pour le recensement de 1921 (Gourou, 1936). Quant au recensement de 1926, il n’eut lieu que sur le papier dans la plupart des provinces à l’exception du Tonkin et les chiffres dont on dispose pour cette année-là ne semblent pas moins fantaisistes que ceux de la période antérieure aux années vingt. Même au Tonkin, les seuls documents pertinents trouvés dans les archives représentent une poignée de tableaux manifestement produits au moment du recensement de 1931 à des fins de comparaison [27], ainsi que des listes de ménages compilées dans certaines provinces en 1926 [28]. L’établissement de ces listes semble avoir également constitué l’essentiel des opérations de recensement dans la plupart des provinces du Tonkin et de la Cochinchine en 1921 et pour l’ensemble de ces deux territoires en 1931 et 1936.
73Le Cambodge faisait exception, car, en 1921 et 1931, les recensements ont reposé sur la distribution puis la collecte de véritables feuilles de ménage, suivant une procédure analogue à celle mise en œuvre pour le recensement de 1901 en Cochinchine [29]. Le répondant (vraisemblablement le chef du ménage) était tenu de remplir deux bulletins qui devaient ensuite être signés par le chef de village (le mesrok ou mekhum), qui en envoyait un exemplaire au résident-chef de province et remettait l’autre à la personne interrogée en vue d’un contrôle ultérieur. Contrairement au recensement de 1901 en Cochinchine, l’information n’était toutefois pas recueillie individu par individu, à l’exception de la personne de référence et de son conjoint, dont il convenait d’enregistrer les noms, dates et lieux de naissance ainsi que la profession, et, pour le chef du ménage uniquement, la date d’entrée en Indochine, éventuellement. Pour les autres membres du ménage et leurs visiteurs, soit pour toutes les personnes présentes dans la nuit du 30 juin au 1er juillet 1931, il suffisait d’indiquer leur nombre par grands groupes d’âges et par sexe (garçons de moins de 18 ans, filles de moins de 18 ans, hommes de plus de 18 ans, femmes de plus de 18 ans). Cette classification devait être faite séparément pour chaque groupe ethnique représenté dans la famille [30].
74Ailleurs, les renseignements demandés étaient consignés par les chefs de village (ly truong) en zone rurale, par les chefs de quartier ou les commissaires de police dans les centres urbains, sur des formulaires pré-établis (« états A »). Ces formulaires étaient centralisés au niveau des préfectures et des municipalités, puis envoyés à l’administration provinciale chargée d’agréger les informations par canton sur des états identiques à ceux dressés dans les villages. Ils servaient à établir des tableaux récapitulatifs par province qui, seuls, parvenaient aux résidents supérieurs, puis par leur intermédiaire au gouverneur général. Ce sont ces tableaux récapitulatifs au niveau des provinces qui ont été archivés. Parfois nous sont également parvenus des états récapitulatifs au niveau des cantons (c’est le cas pour la plupart des provinces du Tonkin au recensement de 1936 [31]), voire par villages (notamment pour la province de Ha-Dông au recensement de 1921 [32]). En revanche, la quasi-totalité des listes de ménages a été détruite [33]. Nous avons pu constater de nombreuses erreurs de calcul, parfois grossières, après vérification de la cohérence des données d’un niveau de récapitulation à l’autre.
Bulletins et questionnaires de recensement
75Les bulletins envoyés aux villages (« états A ») se présentaient sous forme de tableaux horizontaux. Comme les tableaux récapitulatifs par unité administrative (« états B »), ils étaient rédigés en français, en idéogrammes vietnamiens traditionnels et en quôc ngu. L’en-tête indiquait le nom du village ou de la municipalité ainsi que celui de la province. Un petit nombre d’informations était consigné par colonne sur les bulletins ou sur les listes de ménages. Il s’agissait, au mieux, du nom du chef de ménage, de son groupe ethnique (« race »), ou pour les étrangers de leur nationalité, et de sa profession, ainsi que du nombre de membres du ménage classés par sexe, état matrimonial et grand groupe d’âges (garçons de moins de 15 ans, filles de moins de 15 ans, hommes mariés de 15 à 50 ans, femmes mariées de 15 à 50 ans, hommes célibataires de 15 à 50 ans, femmes célibataires de 15 à 50 ans, hommes de plus de 50 ans, femmes de plus de 50 ans [34]). Le choix de ces catégories répondait au souci d’éviter la même classification que celle de l’impôt, afin de limiter les fausses déclarations au recensement que les villages auraient été contraints de faire pour ne pas se mettre en porte-à-faux avec leurs propres déclarations fiscales (Gourou, 1936).
Définitions
76Les agents recenseurs ne bénéficiaient d’aucune formation ni supervision. Ils ne disposaient d’aucun document écrit précisant les conditions dans lesquelles le recensement devait être entrepris, ni de manuel définissant par exemple les concepts utilisés. Ils semblent d’ailleurs s’en être rarement plaints auprès des administrations centrales et les seuls échanges de courrier découverts dans les archives concernent des demandes d’éclaircissement pour les classifications ethniques.
77Sur cette question, Gourou observe par exemple : « Dans la deuxième colonne il fallait indiquer “le lieu d’origine ou race” des chefs de famille : confusion regrettable entre deux notions fort distinctes ; et, dans la troisième colonne, l’on devait donner le “classement ethnique” ; n’est-ce pas la même chose que la race, et comment veut-on que de simples paysans répondent honorablement à des questions aussi mal posées ? » (1936, 139). En fait, comme l’indiquent, d’une part la correspondance entre administrateurs à divers échelons retrouvée dans les archives et d’autre part les tableaux définitifs des recensements publiés par les statisticiens, le concept de « race » (question 2) se référait autant au groupe ethnique qu’au statut juridique des individus recensés. Il avait pour objectif de distinguer les « Français », les « Autres Européens », les « Autres étrangers » et les « sujets et protégés » français. Ces derniers étaient à leur tour répartis en plusieurs groupes ethniques (question 3). Le résident supérieur en Annam explique à ce propos aux administrateurs de province : « Il est bien certain que l’expression “indigènes sujets ou protégés français” qui désigne la grosse majorité des habitants de l’Annam, englobe des groupes d’importance numérique et de civilisation trop dissemblables pour que nous puissions nous contenter d’une classification aussi sommaire [35] », tout en reconnaissant dans le même courrier que « cette distribution des autochtones entre les divers groupes ethniques devait nécessairement se révéler comme particulièrement délicate dans un pays où ce genre de peuplades sont encore pour une bonne part mal connues quand ce n’est pas totalement insoumises [36] ». La Statistique générale de l’Indochine précise de son côté à propos du recensement de 1921 : « [L]es classes de population qu’il est souhaitable que distingue un recensement ne peuvent être de nature raciale. Il faut qu’elles coïncident avec les unités sociologiques, pratiquement aisées à reconnaître, qu’on nomme groupes ethniques et qui sont caractérisées par une certaine homogénéité de langage, de mœurs et d’organisation sociale. La communauté de langue est l’un des traits qui se prêtent le mieux à une définition précise et à une constatation immédiate [37]. »
78Facteurs de confusion supplémentaire, les résidents supérieurs spécifiaient dans leurs courriers aux chefs de province que l’unité de base du recensement était, pour certains le « ménage », pour d’autres la « maison », comme le montre l’exemple suivant, issu d’une correspondance du résident supérieur au Cambodge dans ses instructions aux administrations provinciales pour le recensement de 1931 : « Ce recensement général devra être fait dans toute l’étendue du Royaume non pas par famille mais par maisons, embarcations, pagodes, etc. [38] », et ceci alors même que le libellé du questionnaire faisait référence à la notion de « famille », qui n’était d’ailleurs elle-même pas définie, comme le souligne Gourou : « On demandait à l’autorité villageoise d’inscrire dans la première colonne le nom du chef de famille ; mais l’on ne définissait pas ce que l’on entendait par là et, de fait, en Annam, l’expression peut avoir plusieurs sens. Le résultat est que, d’un village à l’autre, on peut voir le nombre moyen des membres de la famille passer de quatre à dix, selon l’acception étroite ou large donnée à l’expression “chef de famille”. Il aurait fallu préciser ce que l’on entendait par famille dans le texte même de la formule, et dans des circulaires explicatives envoyées aux mandarins. » (Gourou, 1936, 139).
79Ses critiques s’étendaient à d’autres concepts, jugés tout aussi susceptibles d’engendrer des ambiguïtés pour les agents recenseurs ou les personnes interrogées : « La “profession habituelle de la famille” devait être indiquée, après les colonnes consacrées à la composition de la famille : encore une question mal posée ; ou bien il n’en fallait point parler, ou bien il fallait la poser autrement si l’on voulait obtenir des réponses utilisables : il fallait demander si la famille cultivait des terres lui appartenant, des terres affermées, ou si elle se louait, et d’autre part si elle exerçait une profession non agricole, ou si une partie de ses membres passaient une bonne partie de l’année loin du village. La formule s’achevait sur une plaisanterie : on demandait aux autorités villageoises d’indiquer si la famille suffisait à ses besoins ou avait besoin d’être assistée, question fort délicate, beaucoup trop subtile pour être posée dans un recensement et à laquelle les autorités ont répondu avec la plus libre fantaisie : il faut rendre hommage à la modération des autorités qui n’ont pas déclaré que l’assistance fût nécessaire à la majorité des familles. » (Gourou, 1936, 139-140).
80Étant donné la légèreté avec laquelle les questionnaires ont été rédigés en français, l’absence de préoccupation concernant les difficultés qu’aurait pu soulever la traduction des documents relatifs au recensement en langues locales n’est pas surprenante et contribuait à minimiser, aux yeux de l’administration à tous les niveaux, l’importance de cette opération, si bien que dans la plupart des villages d’Indochine les mandarins et notables responsables de la collecte n’éprouvaient aucun scrupule à établir les listes de ménages de tête, sans aucun travail de terrain (Gourou, 1937).
Les recenseurs, leur formation et leur supervision
81La mauvaise qualité des données issues des recensements se comprend aussi par les conditions de travail des agents recenseurs. D’abord, les échéances imposées pour la collecte étaient souvent irréalistes. Ainsi, par exemple, ce n’est qu’en décembre 1920 que furent envoyées aux chefs de province les instructions relatives au recensement de 1921, qui devait se tenir le 15 février, soit quelque six semaines plus tard. De même, le recensement de 1931, prévu pour le 1er juillet, ne fut annoncé aux administrateurs qu’en mars 1931. La collecte était déléguée aux chefs des villages et aux commissaires de police, souvent illettrés, sans aucune formation préalable. Il n’y avait pas non plus de supervision, pas de documentation et, dans la plupart des cas, pas de financement autre que les ressources propres des villages, avec des variations importantes dans les motivations et les moyens disponibles d’une région à l’autre.
82En Annam et au Tonkin, les villages ne reçurent pas d’instruction ou de recommandation particulières (Ulmer, 1934). En Cochinchine, la situation était un peu meilleure, car les enquêteurs étaient recrutés par les conseils de notables pour interroger tous les chefs de famille, maison par maison. Ils ne bénéficièrent toutefois d’aucune formation leur permettant d’éclaircir le sens des questions et des concepts utilisés. Aucun agent de supervision ne fut recruté, pour aucun des recensements des années vingt et trente, et aucune enquête de contrôle effectuée afin d’en vérifier les résultats et d’en évaluer la validité (Bournier, 1943 ; Gourou, 1936 et 1937 ; Smolski, 1938). On comprend dans ces conditions que les agents recenseurs aient eu peu de scrupules à remplir les feuilles de ménages « d’une seule traite, à partir de leur connaissance de la composition des diverses familles » (Gourou, 1937, 73), au lieu de s’astreindre à un fastidieux porte-à-porte.
83La qualité des informations recueillies dépendait entièrement de la bonne volonté des enquêteurs, qui travaillaient dans l’isolement, sans contact direct avec un service central de recensement, inexistant, ni avec leurs supérieurs hiérarchiques. Les agents recenseurs n’étaient pas encouragés à se montrer consciencieux car ils ne perçurent de compensation financière pour la charge supplémentaire supportée à l’occasion des recensements qu’en Cochinchine. Ailleurs, leur paiement ne fut prévu dans les budgets alloués aux province par l’administration centrale que lors du recensement de 1921. Pour les opérations suivantes, ils ne reçurent aucune rémunération ni dédommagement d’aucune sorte et ne furent en rien déchargés de leurs tâches administratives habituelles [39].
Les contraintes du milieu
84Le contexte social et culturel ne favorisait pas non plus une collecte de qualité. Contrairement aux statistiques économiques et financières, la participation de la population est indispensable au recueil de données démographiques, surtout dans les conditions de contrôle limité dans lesquelles étaient réalisés les recensements indochinois. Or, historiquement au Viêt-Nam, il existait de fortes réticences de la population aux dénombrements, comme en témoigne par exemple l’épisode malheureux de 1773. L’opposition de la population fut si forte que le gouvernement impérial ne dut son salut qu’à l’annulation précipitée du recensement. Cette opposition de principe des habitants à la collecte d’informations statistiques fut toujours présentée par les administrateurs comme l’obstacle principal à la tenue de recensements de qualité, comme l’illustre l’exemple suivant : « Par lettre du 3 avril, Monsieur le gouverneur général a bien voulu me demander de faire étudier les mesures qu’il conviendrait de prendre, en ce qui concerne le Tonkin, pour procéder à un recensement général de la population de l’Indochine, sans effrayer ni inquiéter les indigènes […]. L’idée de recensement ou de statistique est indissolublement liée, dans l’esprit des indigènes, à celle de l’établissement de taxes nouvelles ou de modification de l’assiette de l’impôt et leur compréhension ne peut admettre que le gouvernement se renseigne sur la vitalité ou les ressources du pays, sur l’importance de la population, sans avoir en vue une augmentation des revenus fiscaux. Les annamites n’ont pas connu d’autres recensement que celui qui se faisait lors des opérations dites grande ou petite correction des rôles. De là une tendance instinctive chez eux à se méfier de tout relevé statistique, même quand il s’agit d’indications générales ou de données qui raisonnablement ne peuvent être considérées comme susceptibles de servir de base à l’établissement d’un impôt quelconque [40]. »
85De telles réticences existent dans tous les pays où l’impôt personnel est à l’origine des statistiques démographiques « car il est alors très malaisé de persuader les habitants que les autorités qui procèdent au recensement ne sont guidées par aucune préoccupation fiscale » (Ulmer, 1938, 234), d’autant plus qu’une telle prétention aurait été manifestement fausse. Sarraut, alors gouverneur général de l’Indochine, écrivait déjà à ses chefs de province en 1912, à propos de l’invraisemblance des chiffres de population qui lui étaient transmis par les provinces et prêchant en faveur d’un véritable recensement de la population : « Pour remédier à cet état de choses qui prive l’administration d’un élément essentiel d’appréciation tant au point de vue des prévisions en matière d’impôt personnel que du développement économique et de l’évolution sociale de la Colonie, il importe que vous ne perdiez pas de vue cette importante question du recensement de la population. » (Sarraut, 1912 [41]).
86Par ailleurs, les difficultés d’accès à la Haute-Région vietnamienne, à la plus grande partie du territoire du Laos et à certaines régions du Cambodge ainsi que les résistances de certains groupes de peuplement à toute intrusion de l’administration ont apparemment constitué des obstacles insurmontables aux opérations de recensement et le pouvoir colonial continua à s’en remettre aux approximations des chefs de province pour les recensements des années vingt. Cette tendance perdura en partie dans les années trente, comme en témoigne un courrier envoyé par le résident supérieur en Annam au gouverneur général de l’Indochine à l’issue du recensement de 1931 dont voici un extrait : « Il subsiste des zones considérables sur lesquelles on en est encore réduit aux hypothèses quant au chiffre de leur population, tant les renseignements que l’on possède sont encore fragmentaires. La pénétration s’est heurtée tantôt à des massifs montagneux sans intérêt pour la colonisation, tantôt à des races belliqueuses, hostiles à toute intrusion. L’énorme hinterland du Quang-Nam réunit ces deux caractéristiques. Ainsi s’explique que l’administration provinciale n’ait pas envisagé de subdivisions dans le groupe qui peuple cette région et qu’elle ait fourni un chiffre global. En estimant à 30 000 le total des Sedangs, le chef de la province n’a fait que reproduire l’effectif présumé de ce groupe [42]. »
87Compte tenu de ce contexte, les efforts déployés par les autorités pour s’assurer le concours de la population paraissent dérisoires. Ils consistaient en un affichage systématique d’avis publics dans chaque village rural et dans chaque canton urbain. Les avis étaient rédigés en trois langues, les mêmes que pour les bulletins de recensement (français, caractères sino-vietnamiens et quôc ngu). Ils n’étaient envoyés pour affichage aux autorités locales que quelques jours avant le début des opérations de terrain. Rien n’était prévu pour tenir compte du fait que la grande majorité de la population était analphabète. L’information publique était mal planifiée et n’atteignait souvent pas son objectif. Ainsi, Bournier rapporte qu’à Saigon, quelques mois après le recensement de 1931, « nombre d’Européens n’avaient jamais entendu parler du recensement » (1943). On peut aisément imaginer avec quelle efficacité la campagne d’information et la collecte des données ont été menées si même la catégorie de la population la plus instruite et la mieux informée était demeurée ignorante de la tenue de l’opération.
Couverture des recensements
88Les quelques analyses faites à l’époque par les statisticiens du Service statistique de l’Indochine, dont certains, tels Smolski, connaissaient parfaitement le terrain, laissent percevoir tant l’ampleur que la nature des problèmes. Compte tenu des conditions dans lesquelles étaient réalisés les recensements, la couverture même des opérations de collecte était problématique.
89En dehors des grandes villes, aucune carte ne faisait précisément apparaître les divisions administratives à une échelle inférieure à celle des provinces, et aucun travail cartographique n’a jamais été envisagé pour faciliter le recensement. La couverture effective de la totalité du territoire de l’Indochine et de sa population n’était donc pas garantie lors des dénombrements. De fait, il semble que des villages entiers aient été omis. Bournier en cite plusieurs, situés au Cambodge, où, pour le recensement de 1931, le mekhum a mal compris les instructions et renvoyé aux ménages eux-mêmes les deux bulletins remplis. Ces villages sont donc demeurés « oubliés » par l’administration provinciale, et cette affaire serait passée complètement inaperçue si les villageois n’avaient pas exhibé fièrement les deux bulletins en question devant le résident en visite, afin de lui montrer qu’ils avaient respecté les exigences du pouvoir colonial (Bournier, 1943 ; voir également Bouvier, 1933, et Smolski, 1937).
90Une analyse sommaire des données, telle que pouvaient en faire les statisticiens de l’époque, montre l’existence d’omissions considérables de certains groupes socio-culturels, comme de certains individus en fonction de leurs caractéristiques d’âge et de sexe. Ces omissions reflètent en partie le degré de contrôle des populations par le pouvoir colonial, notamment en ce qui concerne les communautés localisées aux marges géographiques de l’empire et les populations sans résidence permanente fixe (notamment la « population flottante » de la Cochinchine et les nomades du Laos [43]). Elles en traduisent aussi les représentations sociales. Elles indiquent par exemple la perception très patriarcale de la société vietnamienne qu’avaient les autorités françaises, influencées sans aucun doute par l’idéologie confucéenne dominante. Nous avons mentionné plus haut le fait que les femmes et les enfants, qui dépendaient juridiquement du chef de ménage (le père, l’époux ou le fils), étaient fortement sous-déclarés, quand leur nombre n’était pas tout simplement estimé indirectement à partir de celui des hommes, comme ce fut le cas pendant toute la période coloniale dans la plupart des provinces de l’Annam et au Laos. Les domestiques étaient de la même manière sous-représentés dans les recensements (Smolski, 1937), considérés comme ils l’étaient dans la vision très paternaliste des occidentaux comme ne formant pas une entité indépendante, même lorsqu’ils vivaient avec leur famille dans des locaux indépendants, mais comme relevant avec celle-ci de leurs maîtres occidentaux qui devaient les déclarer sur leur propre feuille de ménage.
91Les sous-déclarations étaient non seulement caractéristiques de certains groupes de population mais résultaient également, comme nous l’avons vu, du phénomène général de dissimulation par les villages, réaction naturelle de méfiance vis-à-vis des objectifs fiscaux présumés du recensement. Les sous-déclarations volontaires au niveau des villages, faciles du temps où de grossières évaluations démographiques étaient effectuées à partir des rôles d’impôt et de simples données agrégées envoyées aux chefs de province, devinrent sans doute moins aisées lorsqu’il fallut réaliser des recensements avec distribution de bulletins de ménage et envoyer ces bulletins à l’administration provinciale.
92Les migrants posaient un problème particulier. En théorie, le recensement s’appliquait à la population de facto. Dans la pratique, il régnait une grande confusion à l’égard de ce principe, et plusieurs indices suggèrent que, dans de nombreuses provinces, tous les individus inscrits sur les registres du village y étaient dénombrés, même si leur résidence de fait était ailleurs (Gourou, 1936). Il était en effet de tradition d’être domicilié dans son village natal, voire dans celui de ses parents, même après plusieurs années de résidence dans une autre localité. Aujourd’hui encore, presque tous les habitants de Hanoi se considèrent comme originaires du village de leur ancêtre le plus lointain, y compris lorsque leur famille est installée en ville depuis plusieurs générations. Ce phénomène résulte en partie de l’importance du culte des ancêtres et du lieu où ceux-ci sont enterrés. Il résulte aussi de la résistance très forte des villages à considérer comme leurs des habitants d’origine extérieure. L’attachement au village d’origine, déclaré comme domicile habituel, se traduisait notamment par le paiement des impôts dans celui-ci plutôt que sur le lieu de résidence habituel (Gourou, 1936 ; Pietrantoni, 1953 [44]). L’inscription sur la liste des inscrits du village permettait en outre d’être pris en compte dans le partage périodique des terres publiques. Compte tenu du développement des flux migratoires et des zones urbaines au cours des années vingt et trente, cette situation entraînait donc soit une sous-estimation de la population urbaine (les migrants récents se faisant enregistrer dans leur localité d’origine), soit des doubles-comptes (les migrants étant enregistrés à la fois dans leur village natal et sur leur lieu de résidence habituelle). Le problème était particulièrement aigu dans les grandes villes, caractérisées par une forte immigration tant permanente que saisonnière, comme le montre l’exemple suivant : « Concernant les opérations de recensement de la population en 1936, j’ai l’honneur de vous signaler l’impossibilité d’un tel recensement pour la ville de Hanoi parce que les habitants ne sont pas inscrits, d’où il résulte que, même s’il était correctement effectué, ce recensement n’aurait qu’une valeur relative parce qu’il ferait double emploi pour une grande part avec celui des provinces, car la majorité des habitants sont portés sur les registres de leur village d’origine [45]. »
93Smolski évalue la marge d’erreur du recensement de 1931 à 10 % en Cochinchine, 20 à 25 % au Tonkin et jusqu’à 50 % dans certaines provinces de l’Annam (Smolski, 1937). Une enquête post-censitaire exceptionnellement réalisée par les services de santé dans la province annamite du Nghê-An après le recensement de 1936 confirme les estimations de Smolski, avec une sous-déclaration atteignant un quart de la population (cité par Monnais-Rousselot, 1997). D’autres enquêtes de ce type, réalisées par le géographe Pierre Gourou dans certaines provinces du delta du fleuve Rouge, sont à peine plus optimistes, avec une sous-déclaration pouvant atteindre 15 %. Ces résultats indiquent très clairement qu’il est impossible de connaître avec certitude, non seulement la taille des populations de l’Indochine française, mais aussi leur évolution, dans la mesure où les différences observées d’un recensement à l’autre traduisent autant, sinon plus, des variations dans les méthodes de comptage et dans le degré de sous-déclaration que des fluctuations démographiques réelles.
Manipulations de chiffres
94Outre les biais multiples qui viennent d’être décrits, le manque de fiabilité des données démographiques était encore aggravé par la manipulation que tous les niveaux de l’administration coloniale faisaient subir aux chiffres reçus des villages. Les administrateurs français semblent en effet avoir été obsédés par la nécessité d’une croissance démographique positive, comme si celle-ci était la meilleure preuve de leur efficacité professionnelle. La hantise d’une croissance démographique négative apparaît avec évidence dans les quelques rapports accompagnant les tableaux de recensement qui sont envoyés au gouverneur général. Les administrateurs traquent le moindre signe d’un retournement démographique et s’emploient à démontrer qu’il s’agit d’un artefact, résultant par exemple d’une sur-estimation antérieure. Les conditions dans lesquelles la collecte a été réalisée ne sont mentionnées que lorsqu’elles peuvent expliquer une diminution du nombre d’habitants dans telle ou telle province. En voici un exemple typique qui concerne le recensement de 1931 : « La province de Quang-Ngai, par exemple, a fait remarquer que la diminution de 31 000 habitants constatés par rapport au recensement antérieur était peu vraisemblable. Il n’est pas douteux, en effet, que dans la circonstance les notables des villages seront restés fidèles aux errements traditionnels ; et comme d’habitude, il faut faire sa part à leur souci constant d’empêcher que leurs déclarations puissent servir à majorer le nombre d’inscriptions aux rôles d’impôts. Je dois à la vérité de dire que cette sous-estimation volontaire se sera probablement ressentie de l’émigration de la main-d’œuvre, durant ces dernières années, vers les plantations ou les chantiers de l’arrière-pays et des autres parties de l’Union ; l’obligation pour les ouvriers de se munir d’un état civil, en fournissant à l’Administration un moyen supplémentaire d’information, a pu restreindre dans une certaine mesure les pratiques antérieures. Par ailleurs, et bien que, logiquement, le chiffre de la population n’ait pu que s’accroître dans un pays comme celui-ci, où l’outillage économique et l’hygiène sociale n’ont pas cessé de progresser, il n’est pas moins rationnel de penser que parmi les émigrés dont il vient d’être question bon nombre se seront trouvés hors des frontières du Protectorat à l’époque du dénombrement. Les uns étant encore en cours de contrat ; d’autres, à l’expiration de leur engagement, se sont fixés dans la région où ils avaient été chercher du travail [46]. » [Souligné par nous].
95Les chefs de province s’employaient donc fréquemment à manipuler les chiffres considérés comme « suspects » pour les rapprocher de leur vision de la réalité. Les méthodes de correction utilisées étaient laissées à l’arbitraire des administrateurs. La plus rudimentaire était une variante d’une technique courante pendant la période pré-statistique : les données indiquant une croissance démographique inter-censitaire positive étaient conservées tandis que celles indiquant un recul ou une stagnation étaient « ajustées ». Les résultats étaient parfois surprenants, et les statisticiens prompts à dénoncer l’incompétence ou la négligence des administrateurs dès qu’ils en avaient l’occasion. Un exemple édifiant des pratiques les plus communes nous est rapporté par Smolski à propos du recensement de 1936. L’histoire se déroule dans la province de Kontum, en Annam. La somme des chiffres de population envoyés par les villages faisant apparaître un déficit par rapport à ceux obtenus lors du recensement précédent de 1931, le chef de province jugea opportun de majorer ce total pour montrer une croissance régulière de la population. Malheureusement, selon les mots mêmes de Smolski, « il avait perdu de vue que, dans l’intervalle, une nouvelle province avait été créée au détriment de Kontum » (Smolski, 1937, 59), si bien que l’ajustement réalisé accroissait la population de la circonscription dans ses frontières de 1936 de 50 % par rapport au chiffre de 1931 et le statisticien de conclure : « Ce dernier trait édifie complètement sur la valeur qu’on peut attribuer à la progression bien régulière indiquée pour l’ensemble des différents recensements ». (Ibid.)
96Les administrateurs au plus haut niveau de la hiérarchie n’hésitaient pas non plus à intervenir pour « corriger » les sous-déclarations présumées, ainsi que le montre l’attitude du résident supérieur en Annam concernant les résultats des recensements de 1921 et 1926 [47]. Comparé aux évaluations antérieures qui étaient fondées sur le nombre de contribuables déclaré dans chaque province, le total de 1921 parut insuffisant au résident supérieur. Il décida donc de lui appliquer une majoration uniforme de 19,53 % estimée à partir de la consommation de sel. La production et la distribution du sel étaient en Indochine un monopole d’État. De fortes condamnations incombaient aux contrevenants. Les chiffres en étaient donc supposés plus exacts que ceux de la population. Le résident supérieur divisa le volume total des ventes de sel en Annam (lui-même ajusté pour tenir compte des fraudes et dissimulations) par la consommation moyenne par habitant estimée en Cochinchine, pays dont la population était supposée connue. Suite à de nombreux échanges de courrier entre le résident supérieur et le gouverneur général de l’Indochine d’une part, entre ce dernier et le directeur des Douanes et Régies d’autre part, la majoration ainsi calculée fut à nouveau appliquée lors du recensement de 1926, puis abandonnée à la demande du gouverneur général sans que les chiffres antérieurs aient été rectifiés si bien que toutes les provinces du pays montrent une baisse de leur population entre 1926 et 1931.
97Si ces deux exemples sont suffisamment bien documentés pour permettre au démographe d’en comprendre les procédés, la plupart des ajustements réalisés ont été passés sous silence, soit du fait de leur fréquence, soit que les administrateurs ne souhaitaient pas mettre en avant la qualité déplorable des données recueillies afin d’éviter d’avoir à fournir des explications parfois embarrassantes sur les conditions de la collecte. Par ailleurs, la pauvreté des données disponibles rend très difficile l’estimation quantitative des biais résultant des mauvaises déclarations, d’omissions ou de doubles-comptes, ou des « rectifications » apportées a posteriori par les administrateurs. Nous avons vu à quel point les informations recueillies étaient rudimentaires si bien que même lorsque, par chance, les données au niveau des ménages (plutôt que les simples totaux au niveau des provinces) nous sont parvenues, il est impossible, à part dans de très rares cas comme ceux rapportés ci-dessus, de faire la distinction entre les différentes sources de biais, erreurs de déclaration et ajustement post-censitaire notamment. Dans la mesure où nous ne disposons pas des données qui auraient permis d’établir la répartition par âge et par sexe de la population, il ne nous est pas possible de contrôler la qualité des données à l’aide des méthodes rigoureuses de la démographie moderne.
98En 1931, un gouverneur général plus éclairé que les précédents ou plus attentif aux protestations répétées des statisticiens de ses services décida d’interdire les ajustements qui présentent « le double inconvénient de tendre à perpétuer les erreurs commises et de donner une apparence illusoire de précision aux recensements faits en effaçant les inégalités dues aux imperfections de la méthode employée [48] ». Il exige donc désormais que les chefs de province lui fassent parvenir les données brutes, établies par simple agrégation des chiffres transmis par les villages. Cette prescription devait être appliquée dès le recensement de 1931. Malheureusement, des échanges de courrier ultérieurs et les mises en garde des statisticiens aux utilisateurs potentiels des données prouvent que les pratiques d’ajustement ne furent abandonnées dans certaines provinces de l’Annam et du Tonkin ni pour le recensement de 1931, ni pour celui de 1936 [49].
Traitement des données
99Les statisticiens considéraient que la source première des problèmes résidait dans l’indifférence générale de l’administration pour la collecte d’informations statistiques en général et démographiques en particulier due à l’« incompréhension trop générale des nécessités de la statistique, c’est-à-dire de la mesure des phénomènes » (Bournier, 1943). Toutes les occasions leur étaient bonnes pour dénoncer le manque de moyens, la difficulté et l’ingratitude de leurs tâches ainsi que la situation critique des statistiques de l’Indochine, et pour proposer des solutions afin de remédier à ce qu’ils considéraient être un état de choses déplorable au regard de la situation métropolitaine et de celle des autres pays colonisés du sud-est asiatique : « [L]es statistiques ne sont presque nulle part confiées à un organisme spécial, le fonctionnaire chargé de leur préparation cumulant ces attributions avec beaucoup d’autres dont l’urgence et l’intérêt lui apparaissent très supérieurs. Le résultat est qu’en pratique l’établissement des statistiques est laissé du haut en bas de l’échelle aux soins de scribes indigènes livrés entièrement à leur inspiration. Les états établis par ces fonctionnaires, qui ne reçoivent point de directives générales, sont transmis et centralisés sans contrôle, et les résultats qui parviennent au service de Statistique fourmillent de grosses inexactitudes, contradictions, invraisemblances, dont il est difficile de déceler l’origine et qu’il est plus difficile encore de rectifier. » (Smolski, 1938, 90).
100Dans leurs publications et correspondances, Bournier (1943), Bouvier (1933), Smolski (1937 et 1938) et Ulmer (1934 et 1938) laissent transparaître toute leur frustration à n’être sollicités ni pour planifier les opérations de recensement, ni pour participer à la rédaction d’instructions pratiques ou de manuels pour les agents recenseurs, ni pour la formation des cadres, ni pour la supervision du travail de terrain, ni même pour l’exploitation des données qui ne leur parvenaient généralement qu’au niveau le plus agrégé des provinces et pays. Comme l’explique Ulmer, « le statisticien se trouve, dans ces conditions, réduit à un rôle ingrat de Mentor, s’attachant à faire ressortir les imperfections du matériel statistique disponible, et à mettre en garde les utilisateurs de chiffres contre les conclusions mal fondées qu’ils pourraient être tentés d’en tirer. » (Ulmer, 1938, 232).
101Il est vrai que, de toute façon, un traitement des bulletins de ménages, là où ils existaient, aurait été impossible faute de ressources humaines et d’équipement permettant la mécanisation des calculs. La première utilisation d’un « classi-compteur », ancêtre de l’ordinateur, est en effet attestée pour l’exploitation des bulletins individuels de la population européenne au recensement de 1936 seulement, alors qu’elle était établie en France depuis celui de 1901 (Desrosières, 1997). De plus, le mode de collecte, qui consistait à dénombrer des familles et non des individus, n’aurait permis que quelques analyses statistiques superficielles. Les Annuaires statistiques de la Statistique générale de l’Indochine ne comportent donc que très peu de tableaux présentant les résultats des recensements. Comme indiqué plus haut, très peu de traces demeurent du dénombrement de 1926 qui semble avoir été une opération fantôme dans la plus grande partie de l’Union. En ce qui concerne les trois autres recensements (1921, 1931 et 1936), les chiffres relatifs à la population « indigène » étaient synthétisés dans deux tableaux, l’un indiquant le nombre d’habitants par province pour chaque pays, et l’autre la répartition de la population en fonction de son statut marital et de son appartenance ethnique, également pour chaque pays.
102Les résultats des recensements successifs n’ont pas été publiés ailleurs mais nous avons pu retrouver dans les archives tous les tableaux récapitulatifs établis par les cantons [50] et, dans certains cas exceptionnels, par les villages [51] pour le recensement de 1936 au Tonkin. La comparaison des chiffres des villages, des cantons et des provinces montre de nombreux écarts imputables à des erreurs de calcul, dont certaines sont étonnamment grossières. Les listes originales de ménages n’ont échappé à la destruction qu’en de très rares endroits. C’est le cas d’une partie de celles dressées lors du recensement de 1921 dans les provinces de Ha-dông, de Hai-duong et de Bac-giang, de celles du recensement de 1926 dans le Ha-dông et de celles du recensement de 1936 dans le Ha-dông et le Hung-yên [52]. Les questionnaires originaux (états A et B) des autres provinces du Tonkin, de la Cochinchine, de l’Annam, du Cambodge et du Laos n’ont pas été conservés, autant que l’on peut en juger à partir des archives examinées.
Conclusion
103Il ressort de notre étude que non seulement les informations sur la population de l’Indochine coloniale sont rares, mais que la qualité de celles qui sont disponibles est trop médiocre pour permettre une évaluation rigoureuse des tendances démographiques de l’époque. Nous avons vu qu’il n’existait pas de système complet d’enregistrement de l’état civil, sauf dans les deux grandes métropoles vietnamiennes (Saigon et Hanoi) où il ne fonctionnait encore que de manière très embryonnaire. Quant aux recensements, ils étaient loin de présenter les caractéristiques essentielles d’un recensement moderne telles que le définissent les Nations Unies, à savoir la collecte périodique et simultanée de données ayant trait à chaque individu sur un territoire bien délimité (Nations Unies, 1998).
104À l’exception du recensement de 1901 en Cochinchine, du recensement de 1921 au Cambodge et d’une opération qui paraît avoir avorté partout sauf au Tonkin en 1926, seuls trois recensements généraux de la population ont eu lieu en Indochine durant les soixante-dix années d’administration française. Ils se sont déroulés relativement tardivement au cours de la période coloniale, soit en 1921, 1931 et 1936. À chaque fois, il s’agissait plus d’un comptage approximatif réalisé par les chefs de village, souvent à partir des listes de contribuables, que d’une enquête exhaustive auprès des ménages. En outre, les difficultés du terrain menaient à l’exclusion pure et simple de certaines populations, comme ce fut par exemple le cas pour les communautés montagnardes de l’Annam, du Tonkin et du Laos parfois jusqu’à la fin de la période coloniale. Même lorsqu’un effort particulier était mis en œuvre, comme en Cochinchine à plusieurs reprises, les agents recenseurs étaient dépourvus non seulement d’une rémunération spécifique mais aussi de formation, d’instructions écrites, d’encadrement et de supervision, faute des moyens humains et matériels qui auraient été nécessaires pour ce faire. La qualité des opérations de collecte était donc laissée à la compétence et à la motivation des autorités locales. Les mieux intentionnées se heurtaient à de fortes résistances de la part de la population, méfiante vis-à-vis de toutes les opérations entreprises par l’administration française en général et de celles du recensement en particulier, à cause de la nature fiscale des dénombrements pré-coloniaux.
105Nos résultats suggèrent en tout état de cause que la croissance démographique des pays de l’ancienne Indochine française est, au mieux, à peu près correctement mesurée par les statistiques disponibles mais qu’elle fut probablement plus faible. Une croissance réelle plus forte, comme le défendent les historiens de la période coloniale, supposerait en effet une dégradation de la couverture des recensements dans les cinq territoires. Une telle dégradation, seule susceptible d’expliquer un tel phénomène, impliquerait une sous-estimation de plus en plus importante du nombre d’habitants au cours de la période. Or ce n’est pas ce que montre notre analyse.
106Il est certes difficile de percevoir un progrès réel dans la collecte de données démographiques au cours de la période coloniale à l’échelle de l’Union. Certes, la dégradation semble manifeste au Cambodge et en Cochinchine par rapport aux premières opérations spécifiques qui y furent entreprises. Seul le premier recensement effectué dans ces deux pays (en 1901 en Cochinchine et en 1921 au Cambodge) s’est appuyé sur une collecte de bulletins distribués à chaque ménage par des agents recrutés à cette fin. Par la suite, et comme en Annam, les recensements y ont reposé en grande partie sur la méthode ancienne, qui consistait à estimer le nombre d’habitants à partir de celui des inscrits, le recours à des bulletins de ménage semblant y avoir été limité aux grandes villes. Au Tonkin toutefois, l’amélioration des méthodes de recensement entre 1921 et 1936 et l’utilisation de plus en plus répandue des bulletins de ménage y furent sans doute plutôt favorables à une progression de la couverture. Ce territoire concentrait à lui seul plus du tiers de la population totale de l’Union, si bien que l’augmentation apparente de la population indochinoise au cours des années vingt et trente pourrait n’avoir été, au moins en partie, que la conséquence de cette amélioration locale de la collecte plutôt qu’une croissance démographique réelle. Les traitements arbitraires que les administrateurs français faisaient subir aux données a posteriori ont pu encore aggraver ce phénomène de sur-estimation induite.
107Dans leur majorité, conscients de la qualité médiocre des données recueillies dans leur circonscription mais par ailleurs soucieux de produire la preuve du dynamisme des populations placées sous leur responsabilité, les chefs de province et les résidents supérieurs n’hésitaient pas à manipuler les chiffres. Dans l’indifférence quasi générale des services du gouverneur général, ils procédèrent régulièrement jusqu’aux années trente à des « ajustements » a posteriori des statistiques démographiques, statistiques dont le personnel spécialisé de la Statistique générale de l’Indochine éprouvait la plus grande difficulté à évaluer la qualité et à en tirer les informations nécessaires à une bonne connaissance de la situation démographique de l’empire. Les avertissements publiés en introduction des Annuaires statistiques, dont nous reproduisons ici un exemple, témoignent bien de la lucidité des statisticiens, dénués des informations les plus élémentaires nécessaires à leur travail : « Les chiffres de population publiés ci-dessous ne résultent pas d’un recensement véritable, comportant le dépouillement méthodique de bulletins établis par individu ou par famille, mais représentent, en général, de simples évaluations provenant des déclarations faites par les autorités indigènes, centralisées et contrôlées, dans la mesure du possible, au chef-lieu de chaque province. Les résultats obtenus ne peuvent être considérés que comme fournissant une indication approximative sur l’ordre de grandeur de la population. Ils ne peuvent en particulier être utilisés, par comparaison avec ceux des évaluations précédentes, pour déterminer le mouvement de la population indochinoise [53]. »
108Faut-il en conclure que nous ne pourrons jamais évaluer les tendances démographiques dans l’Indochine coloniale ? Malgré les résultats décevants de notre étude pour quiconque s’intéresse à la dynamique démographique de l’Indochine coloniale, il demeure prématuré d’affirmer l’impossibilité de connaître un jour l’évolution de la population du Viêt-Nam, sinon de celle du Cambodge et du Laos au cours de la première moitié du vingtième siècle. S’il est peu probable que le système démographique de chacun de ces trois pays puisse être reconstitué pour l’ensemble de la période coloniale, nos recherches suggèrent qu’il est possible d’envisager des études monographiques à partir de statistiques de l’état civil ou du recensement dans telle ou telle province spécifique, en particulier pour les années vingt et trente, et d’obtenir ainsi des indications précieuses sur le niveau de la mortalité et celui de la fécondité ou sur la composition de la population par sexe et âge sur tel ou tel territoire pour telle ou telle période. Les listes de ménages constituées à l’occasion des recensements de 1921 et de 1926 au Tonkin et conservées dans leur ensemble pour certaines provinces du Delta du fleuve Rouge au Centre des archives nationales n°1 du Viêt-Nam fournissent un exemple de sources précieuses à ce titre [54]. D’autres types d’informations, telles que les enquêtes médicales réalisées localement tout au long de la période (Monnais-Rousselot, 1997), pourraient être utilement rapprochées des statistiques officielles pour valider les résultats obtenus dans telle ou telle circonscription par un contrôle externe.
109Notre étude souligne en tout cas la nécessité d’une interprétation soigneuse et informée des évolutions démographiques suggérées par les chiffres disponibles. Une bonne connaissance du contexte économique et social est indispensable pour apprécier la valeur des évolutions observées. Par ailleurs, aucun travail sérieux sur la démographie des pays de l’ancienne Indochine ne peut se contenter des données publiées. Une collecte dans les Centres d’archives de France et des pays concernés s’impose pour sélectionner les documents les plus prometteurs.
NOTES
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[1]
Au point de faire craindre la surpopulation de certaines régions deltaïques (Barbieri, 2005).
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[2]
Avec l’aide précieuse de Marie Digoix (INED).
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[3]
Rapport de Phuong Tuân Tai, sans date, dossier 31, Fonds Guernut, CAOM.
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[4]
Courrier du résident supérieur au Tonkin au gouverneur général du 30 décembre 1920, dossier SL313, Centre des Archives nationales n° 3, Hô-Chi-Minh-Ville, Viêt-Nam.
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[5]
Circulaire du 15 février 1909, ministère des Colonies.
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[6]
Voir à ce sujet un courrier du 8 janvier 1924 particulièrement éclairant, adressé par le directeur des services économiques de l’Indochine, statisticien détaché de la Statistique générale de France, Fernand Leurence, à son collègue de métropole, Henri Bunle (carton B57571, Archives économiques et financières, Fontainebleau).
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[7]
Courrier du 7 septembre 1920, dossier 64983, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM.
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[8]
Cette proportion correspond à celle des populations stables affichant un taux de natalité compris entre 30 et 45 et un taux de mortalité entre 20 et 35, quel que soit le modèle utilisé (Coale et Demeny, 1983).
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[9]
Rapport non publié d’Henri Ulmer, 1935, Carton B57570, Archives économiques et financières, Fontainebleau.
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[10]
En 1880, à l’époque du régime militaire, il y eu un premier recensement de la population en Cochinchine. Furent alors dénombrés, dans chaque village, les hommes, les femmes et les enfants « Annamites », les Chinois et les « sans domicile » ainsi que les inscrits et les non-inscrits ; la superficie totale et la superficie plantée selon la nature des cultures (rizières de première classe, de deuxième classe, jardins, cultures diverses) ; les chevaux, les buffles, les « bœufs, vaches, génisses » ; et les voitures et les embarcations selon le type. Les registres reliés de cette énumération ont été retrouvés dans les archives (dossiers 64978 à 64980, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM) mais sans autre document pouvant fournir des informations sur ses objectifs et sur les conditions de la collecte. Il paraît en outre n’avoir fait l’objet d’aucune exploitation et semble avoir été ignoré de tous les statisticiens du service de Statistique de l’Indochine qui n’en font jamais mention dans leurs rapports, analyses et articles publiés ou archivés.
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[11]
Extrait d’un article d’Henri Durieu intitulé « Le recensement en Indochine » paru dans la Presse Parisienne en 1901, dossier 64981, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM.
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[12]
Dossier 64981, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM.
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[13]
Ibid.
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[14]
Soit à peu près autant d’énumérateurs que ceux employés à cette époque pour le premier recensement moderne aux Philippines (1903), mais tandis que la population de Cochinchine comptait alors environ 3 millions de personnes, celle des Philippines en comptait plus du double (environ 7 600 000) (Doeppers, 1998).
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[15]
Rapport du lieutenant-gouverneur daté du 21 février 1902, dossier 64981, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM.
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[16]
L’Algérie avait certes été dotée dès 1878 d’un organisme spécialement chargé de travaux statistiques mais ce service ne comprit aucun statisticien jusqu’en 1941 (Kateb, 2001).
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[17]
Lettre du 28 juin 1921, dossier 64983, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM.
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[18]
Auxquels il convient toutefois d’ajouter deux tableaux sur la répartition des décès dans le chapitre « État sanitaire » et un tableau sur la population du Kouang-Tchéou-Wan, territoire chinois sous administration française traité à part.
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[19]
La distinction entre « sujets » et « protégés » est illusoire dans ce cas précis. Comme le remarque le résident supérieur en Annam : « Tous les Cochinchinois sans exception sont des “sujets”, mais si l’on considère les Tonkinois en résidence dans chacune des provinces de l’Annam, ou les Annamites habitant la Ville de Tourane, c’eût été un tour de force que de connaître le nombre exact des uns et des autres qui devait être réparti entre chacun des deux groupes de statuts juridiques différents. Une véritable enquête eût été nécessaire dans chaque famille, et l’intérêt de ce travail aurait été hors de proportion avec les difficultés qu’il aurait présentées. » (lettre du résident supérieur en Annam au gouverneur général de l’Indochine du 18 février 1932, carton B57590, Archives économiques et financières, Fontainebleau).
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[20]
Le quôc ngu est la transcription romanisée du Vietnamien. Cette écriture a été mise au point à partir du xvie siècle par les missionnaires européens mais elle a été peu utilisée jusqu’à l’arrivée des Français. Ce sont ces derniers qui en ont répandu l’usage pour des raisons pratiques évidentes. Jusque-là, l’écriture officielle des lettrés comme de l’État était le sino-vietnamien (les « caractères » auxquels il est fait allusion dans les documents administratifs de la période coloniale), dérivée de l’écriture idéographique chinoise.
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[21]
Lettre du 17 juillet 1912, dossier 64968, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM.
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[22]
Lettre du 27 avril 1912, dossier 64968, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM.
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[23]
Lettre du 1er avril 1912, dossier 65968, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM.
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[24]
Lettre du résident supérieur au Tonkin aux chefs de province datée du 1er juillet 1937, dossier 65316, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM.
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[25]
Rapport non publié, carton B57570, Archives économiques et financières, Fontainebleau.
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[26]
Voir par exemple le dossier 64968, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM.
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[27]
Dossier 1193, Fonds de la Résidence supérieure du Tonkin, CAOM.
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[28]
Dossiers 525 à 617, Fonds de la Résidence de Ha-dông, Centre des Archives nationales n° 1, Hanoi, Viêt-Nam.
-
[29]
Voir les dispositions sur le recensement envoyées par le résident supérieur au Cambodge à ses administrateurs de province, Circulaire ministérielle et Arrêté du 6 juin 1931, carton B75590, Archives économiques et financières, Fontainebleau.
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[30]
Pour un exemple de questionnaires non remplis, voir carton B57590, Archives économiques et financières, Fontainebleau.
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[31]
Dossiers 1196-1998, Fonds de la Résidence supérieure du Tonkin, CAOM.
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[32]
Dossiers 525 à 617, Fonds de la Résidence de Ha-dông, Centre des Archives nationales n° 1, Hanoi, Viêt-Nam.
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[33]
Parmi les rares exceptions figurent les listes de ménage concernant les provinces de Hai-duong, Bac-giang et Ha-dông pour le recensement de 1921 (dossiers 78921 et 78925 à 78927, Fonds de la Résidence supérieure au Tonkin, Centre des Archives nationales n° 1, Hanoi, Viêt-Nam ; dossiers 417 à 524, Fonds de la Résidence de Ha-dông, Centre des Archives nationales n° 1, Hanoi, Viêt-Nam), celles de cette dernière province pour le recensement de 1926 (dossiers 525 à 617, Fonds de la Résidence de Ha-dông, Centre des Archives nationales n°1, Hanoi, Viêt-Nam) et, enfin, celles des provinces de Ha-dông et de Hung Yên pour le recensement de 1936 (dossier 1196, Fonds de la Résidence supérieure au Tonkin, CAOM). Seules les listes de ménage pour Ha-dông aux recensements de 1921 et 1926 paraissent couvrir l’ensemble des circonscriptions de la province.
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[34]
En Cochinchine, la limite d’âge séparant les enfants des adultes fut fixée à 20 ans pour les recensements de 1921 et de 1931. Au Cambodge, elle fut également fixée à 20 ans pour le recensement de 1921 mais à 18 ans pour celui de 1931.
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[35]
Lettre du 22 mai 1931, carton B57590, Archives économiques et financières, Fontainebleau.
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[36]
Ibid.
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[37]
Notice préliminaire du chapitre sur la population, Annuaire statistique de l’Indochine 1923-1926, volume 2.
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[38]
Circulaire ministérielle du 6 juin 1931, carton B57590, Archives économiques et financières, Fontainebleau.
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[39]
Voir, par exemple, carton B57590, Archives économiques et financières, Fontainebleau.
-
[40]
Lettre du résident supérieur au Tonkin au gouverneur général de l’Indochine datée du 28 août 1901, dossier 64981, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM.
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[41]
Note manuscrite du 22 août 1912, dossier 19346, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM.
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[42]
Lettre du 18 février 1932, carton B57590, Archives économiques et financières, Fontainebleau.
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[43]
Rapport d’Ulmer daté de 1935, carton B57570, Archives économiques et financières, Fontainebleau.
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[44]
Voir aussi une lettre du résident supérieur au Tonkin au gouverneur général de l’Indochine, datée du 19 janvier 1922, dossier 64983, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM.
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[45]
Lettre du 6 juin 1936 adressée par le maire de la ville de Hanoi au résident supérieur du Tonkin, dossier 1197, Fonds de la Résidence Supérieure au Tonkin, CAOM.
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[46]
Lettre du 18 février 1932 envoyée par le résident supérieur en Annam au gouverneur général de l’Indochine, carton B57590, Archives économiques et financières, Fontainebleau.
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[47]
La procédure est connue grâce à l’abondante correspondance retrouvée à ce propos dans les archives du CAOM (dossier 64983, Fonds du Gouvernement général de l’Indochine, CAOM).
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[48]
Circulaire du 26 janvier 1931, dossier 1193, Fonds de la Résidence supérieure au Tonkin, CAOM.
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[49]
Voir notamment le dossier 1197, Fonds de la Résidence supérieure au Tonkin, CAOM, et le carton B57590, Archives économiques et financières, Fontainebleau.
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[50]
Dossiers 1196 à 1198, Fonds de la Résidence supérieure au Tonkin, CAOM.
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[51]
Dossiers 525 à 617, Fonds de la Résidence de Ha-dông, Centre des Archives nationales n° 1, Hanoi, Viêt-Nam.
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[52]
Dossier 78921 et dossiers 78925 à 78927, Fonds de la Résidence supérieure au Tonkin et dossiers 417 à 617, Fonds de la Résidence de Ha-dông, Centre des Archives nationales n° 1, Hanoi, Viêt-Nam ; dossier 1196, Fonds de la Résidence supérieure au Tonkin, CAOM. Comme nous l’avons déjà signalé, seules les listes de ménages établies lors des recensements de 1921 et 1926 dans le Ha-dông couvrent la population d’une province entière.
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[53]
« Notice préliminaire ».
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[54]
Dossiers 78921 et 78925 à 78927, Fonds de la Résidence supérieure au Tonkin et dossiers 417 à 617, Fonds de la Résidence de Ha-dông, Centre des Archives nationales n° 1, Hanoi, Viêt-Nam.