1 Les historiens et les historiens-démographes ne sont pas les seuls chercheurs à s’intéresser aux populations du passé et à l’histoire de la population.
2 Ce constat peut sembler une évidence, mais de nombreux travaux de toute première importance sur ces thèmes sont ignorés de la plupart des historiens-démographes, et des français en particulier. Les raisons en sont multiples : abondance et spécialisation des publications, segmentation disciplinaire des savoirs et des méthodologies, difficultés linguistiques… Qui, en France, parmi les spécialistes de démographie historique connaît et lit les revues majeures d’anthropologie biologique et de génétique des populations anglo-saxonnes ? Bien peu de monde, une preuve en est que, dans notre pays, seules quelques bibliothèques de grandes universités « scientifiques » sont abonnées à ces revues, introuvables dans les bibliothèques de « Lettres et Sciences Humaines ». L’Institut National d’Études Démographiques (INED) fait, heureusement, exception et met à disposition des chercheurs, par exemple, des collections du Journal of Biosocial Science ou des Annals of Human Biology, revues auxquelles Albert Jacquard avait personnellement souscrit un abonnement lorsqu’il était chercheur à l’INED. Or, ces revues sont riches de travaux sur l’histoire des populations.
Une étude interdisciplinaire des populations est-elle possible en France ?
3 Pourtant, les historiens-démographes sont particulièrement concernés par l’interdisciplinarité. Qu’est-ce que la démographie historique ? Est-ce une discipline à part entière ? Une manière de faire de l’histoire sociale ? Un non-sens dans lequel ni les démographes ni les historiens ne trouvent leur comptant ? Fondée par la rencontre d’historiens conscients de l’intérêt des sources sérielles et des méthodes quantitatives et de démographes cherchant dans le passé des points de comparaison avec le xxe siècle permettant de déceler des évolutions dans le long terme, la démographie historique est bien une « discipline » métissée, une approche interdisciplinaire (Rosental, 2003). Elle est en outre en constante évolution. En France, après la polarisation autour de la « méthode Henry » et de la monographie paroissiale, les approches se sont diversifiées, touchant, par exemple, à l’histoire des populations, à l’histoire de la famille, à l’histoire de la santé et de la médecine, à l’histoire économique. Les méthodes se sont également diversifiées, allant du quantitatif avec, par exemple, la méthode « event history analysis », au qualitatif, avec, par exemple, un rapprochement avec la « micro-histoire », et parfois alliant les deux aspects.
4 L’historien Gérard Bouchard a fondé, dans les années 1970, un groupe de recherche interdisciplinaire (SOREP) voué à mener de front analyse démographique et analyse génétique de la population de la région Saguenay – Lac Saint- Jean dans le nord du Québec. Ce groupe existe à Chicoutimi, ville de moins de 100 000 habitants, depuis cette date et il a produit des publications remarquées (Bouchard et De Braekeleer, 1990). Il est troublant de constater qu’en France aucune équipe de cette nature n’a pu fonctionner de manière pérenne. Gérard Bouchard proposait en 1993, dans les Annales de Démographie Historique, une synthèse des approches démographiques et génétiques, voyant ici une « nouvelle frontière pour les sciences sociales » (Bouchard, 1993). Une décennie plus tard, cette frontière a-t-elle été dépassée ?
5 En France, et peut-être est-ce un effet néfaste de l’architecture administrative des disciplines scientifiques, la coupure entre la démographie historique et d’autres disciplines s’intéressant aux populations humaines est restée forte, sinon totale. Qu’il s’agisse de « sciences humaines et sociales » comme l’ethnologie, l’anthropologie ou la sociologie, qu’il s’agisse de « sciences de la vie » comme l’anthropologie biologique ou la génétique des populations, les recherches effectivement interdisciplinaires sont restées rares en France jusqu’aux années 1970. Les tentatives menées par André Burguière (1975) ou Martine Segalen (1985) n’ont guère eu de postérité. Dans quelques pays européens, en Italie et dans les pays scandinaves notamment, en Amérique du Nord par ailleurs, les développements ont été plus anciens et plus poussés. Dans les années 1980, quelques chercheurs ont formalisé les concepts et les méthodes d’une approche interdisciplinaire des populations baptisée « anthropologie démographique » (Howell, 1986 ; Bley et Boetsch, 1999).
6 Mais on ne peut pour autant parler d’une forte tendance à l’interdisciplinarité, autour des questions de population, en France. La complémentarité des problématiques et des méthodes de l'historien-démographe et du généticien des populations est pourtant évidente et a été explicitée à de nombreuses reprises : « L'objet d'étude du démographe est l'ensemble des individus qui constituent une population, celui du généticien l'ensemble des gènes portés par ces individus. Le premier étudie les transformations des effectifs et analyse leurs mécanismes (intensité de la fécondité, de la mortalité, de la nuptialité), le second étudie les transformations des structures génétiques, c'est à dire des fréquences des divers gènes allèles présents dans la population, et analyse les facteurs en cause (pressions sélectives, système de mariage, compétitions). » (Bideau et al., 1979).
7 C’est en quelque sorte à un bilan rapide, et forcément partiel, des recherches concernant les populations du passé et alliant dans une perspective historique anthropologie, biologie et génétique des populations que je souhaite me livrer en introduction de ce numéro des Annales de Démographie Historique. Ce faisant, je présenterai quelques pistes de recherche et une sélection de travaux, qui ont pu échapper aux historiens-démographes.
Un territoire largement anglophone
8 La production scientifique en la matière est très largement anglophone. Il faut y voir, outre la prégnance de la langue anglaise et le poids économique des maisons d’édition américaines, un effet de l’avance scientifique prise avant les années 1960 par les chercheurs anglo-saxons et par les chercheurs scandinaves. Les principales revues de Biologie Humaine et de Génétique des Populations sont éditées en Angleterre ou aux États-Unis : Annals of Human Biology, Journal of Biosocial Science, Social Biology (anciennement appelé Eugenics Quaterly), Human Biology, Annals of Human Genetics, American Journal of Human Genetics, American Journal of Physical Anthropology, etc. On trouve également des articles sur ces thématiques dans la revue italienne Genus, mais ils furent de plus en plus fréquemment publiés en langue anglaise. Dès 1980, l’anthropologue et biologiste américain Alan C. Swedlund pouvait dresser un bilan des convergences possibles, en termes de méthodes et de concepts, entre anthropologie génétique et démographie historique (Swedlund, 1980).
9 Les travaux d’anthropologie démographique prennent parfois en considération le très long terme et s’interroge sur les questions d’évolution et d’adaptation, incluant des estimations sur la paléodémographie (Ward et Weiss, 1976 ; Weiss, 1980 ; Weiss, 1988). Je ne ferai qu’évoquer également la multitude d’études qui reposent sur les marqueurs génétiques sanguins, utilisés pour mesurer la distance génétique entre les populations. L’approche est la plupart du temps menée sur une échelle trop large pour fournir des éléments utilisables par les historiens-démographes qui ne prennent en considération que des périodes brèves (1 ou 2 siècles) et récentes (la plupart du temps postérieures au xviie siècle). Ces études ont toutefois l’avantage de ne pas se limiter aux sociétés qui possèdent des sources écrites anciennes et donc d’étudier de la même manière la population des différents continents (Mourant, 1977 ; Piazza, 1986). On en trouve un écho, simplifié à l’extrême et diffusé dans un vaste public, sous la plume du célèbre médecin français, président de l’Académie des Sciences, Jean Bernard (1983).
10 En France, c’est essentiellement la revue Population, sous l’influence d’Albert Jacquard et de Jean-Noël Biraben qui a publié, en langue française, quelques articles de cette nature. Membre de l’INED, médecin de formation et artisan de l’extension des enquêtes aux périodes antérieures à 1670, Jean-Noël Biraben a formalisé les terrains de convergence entre démographie historique et génétique des populations, pointant sept thèmes principaux : la distribution dans l’espace et l’effectif des groupes de population, les migrations, la nuptialité et le choix du conjoint, la fécondité différentielle, la mortalité différentielle et les causes de décès, y compris l’incidence sélective des grandes endémies et des grandes épidémies (Biraben, 1986). Il s’agit bien là d’étude des populations du passé, et l’absence des historiens-démographes français sur ce terrain ne peut qu’être regrettable.
Des liens évidents avec la démographie historique : quelques exemples
Reconstitution des familles et lignées généalogiques
11 De nombreux travaux de démographie historique, incluant la reconstitution des familles selon la « méthode Henry », ont été publiés dans des revues ou des ouvrages d’anthropologie ou de biologie des populations, édités aux États-Unis, et ont été totalement ignorés des lecteurs européens. Ils concernent bien entendu de manière privilégiée l’Amérique du Nord, mais aussi des pays européens, notamment la Scandinavie et l’Italie, les chercheurs de ces pays ayant, bien plus précocement que les Français, intégré une dimension biologique à leurs travaux sur les populations du passé. Les premières colonies de l’est des USA, qui possèdent des registres d’état civil de qualité correcte remontant parfois au xviie siècle, ont constitué un terrain d’étude privilégié. La reconstitution des familles (portant en général sur les xviie, xviiie et xixe siècles) s’accompagne parfois d’un couplage nominatif avec les recensements de population dont la série commence aux États-Unis en 1790 (Swedlund et al., 1980). Ces chercheurs américains s’interrogent également très tôt sur la pertinence de la méthode de reconstitution des familles et notamment sur la représentativité des familles stables qui sont sélectionnées, par exemple en réalisant un couplage entre état civil et recensements dans le cadre de communautés du Massachusetts au xixe siècle (Norton, 1980). D’autres travaux se penchent également sur la structure des ménages, montrant notamment la coupure entre l’est de l’Europe, où les ménages complexes représentent souvent plus de la moitié des ménages, et l’ouest du continent où dominent les ménages nucléaires (Workman et Devon, 1980),
12 En matière de généalogie, l’étude pionnière, et peu suivie, est celle de Louis Henry sur les généalogies du patriciat genevois du xvie au xxe siècle (Henry, 1956). Au moment où Jacques Dupâquier lançait en France sa recherche sur les « 3 000 familles » afin d’étudier la mobilité géographique et sociale au cours des deux derniers siècles (Dupâquier et Kessler, 1992), l’emploi des généalogies comme sources pour la connaissance des comportements démographiques est déjà bien établi (Dupâquier, 1993). Par exemple, l’endogamie géographique lors du mariage et l’âge au mariage est étudié à partir de lignées généalogiques descendantes possédant un ancêtre établi dans le Massachusetts au xviie siècle. Les résultats sont ensuite comparés aux résultats fournis par les registres d’état civil (Adams et Kasakoff, 1980). Avec le support de l’outil informatique, de plus en plus souvent les bases de données élaborées par des équipes de recherche incluant des historiens-démographes intègrent une dimension généalogique. De nouvelles pistes de recherche sont alors ouvertes (Desjardins, 1998 ; Van Poppel et al., 1998). Des chercheurs en arrivent à écrire la généalogie collective de l’ensemble des habitants d’une micro-région (Skolnick et al., 1976).
13 Une autre piste d’exploitation des réseaux généalogiques, largement développée par les généticiens de populations, est liée à la recherche de l’origine de certaines maladies héréditaires et de leur transmission au fil des générations. Par rapport à la monographie paroissiale, les limites communales sont abolies et les familles concernées sont suivies à travers leurs déplacements géographiques. L’histoire des populations et leurs régimes démographiques expliquent pour une large part la diffusion géographique ou la concentration locale de maladies héréditaires (Bideau et al., 1979 ; Brunet et al., 1993 ; Kaplan, 1988 ; Norio, 1984 ; O’Brien et al., 1988).
Dimension familiale des caractéristiques démographiques : longévité, fécondité et gémellité
14 Depuis la formulation des lois générales de l’hérédité par Mendel au xixe siècle et son acceptation par la communauté scientifique quelques décennies plus tard, l’interrogation sur l’existence d’une transmission familiale de caractères démographiques, qu’il s’agisse de la fécondité ou de la longévité, est récurrente (Beeton and Pearson, 1901). La difficulté consiste bien entendu à déterminer la part de la contribution génétique dans la variabilité totale du caractère (ce qu’on appelle l’héritabilité) et à faire la part des comportements sociaux (milieu social, pratiques culturelles, alimentation, religion …) et du contexte historique (existence d’une crise économique, d’une guerre …). On retrouve ici l’opposition bien connue entre « biologie » et « culture » (Bocquet-Appel et Jakobi, 1993).
15 Une méthode consiste à mesurer le degré de ressemblance entre individus génétiquement apparentés. Dans quelques études, pour limiter l’impact des facteurs environnementaux, les auteurs se limitent à des indicateurs particuliers du paramètre démographique étudié pour tenter de mieux rendre compte de sa dimension biologique. Dans ce cas, pour estimer la ressemblance familiale de la fécondité, il est plus judicieux de comparer l’intervalle protogénésique chez des femmes et chez leurs filles plutôt que le nombre total d’enfants nés, plus influencés par divers facteurs (Desjardins et al., 1991). Pour limiter autant que possible les différences entre individus observés, certaines études se concentrent sur les ressemblances de la longévité entre jumeaux (Herskind et al., 1996)
16 De manière générale, les résultats sont difficilement comparables d’une étude à une autre, étant donné la diversité des méthodes mises en œuvre et la définition des populations étudiées. Les résultats sont parfois contradictoires, certaines études montrant une transmission plus forte de la longévité chez les filles (Cournil, 2000), d’autres chez les garçons (Desjardins et Charbonneau, 1990). De manière générale, on estime que de 10 à 30 % de la variabilité observée de la durée de vie proviendrait de différences génétiques entre individus. Pour ce qui est de la fécondité, certaines études concluent également à une très faible héritabilité, ou du moins à l’impossibilité de la mettre en évidence si elle existe (Bocquet-Appel et Jakobi, 1993 ; Desjardins et al., 1991 ; Gavrilov et Gavrilova, 1991).
17 La fréquence des naissances gémellaires, de même que la mortalité des jumeaux, fait parfois l’objet d’un paragraphe dans les monographies de démographie historique, rarement plus. Contrairement à la Scandinavie (Fellman et Eriksson, 1993), on ne dispose en France que de peu d’éléments permettant d’établir de manière synthétique la fréquence des naissances gémellaires et les facteurs en cause. Pour le xviiie et le xixe siècle on dispose de l’enquête de l’INED, portant sur 39 villages, répartis sur le territoire national, durant la période 1700-1829 (Gutierrez et Houdaille, 1983). Cette étude, concordante avec des observations suédoises (Fellman et Eriksson, 1993) et australiennes (Doherty et Lancaster, 1986) fait apparaître une évolution chronologique sensible de la fréquence des naissances multiples qui n’est pas évidente à établir dans le cadre monographique. L’aspect familial de la gémellité est également mis en avant dans plusieurs études, en France (Gutierrez et Houdaille, 1983) et en Scandinavie où on observe que la propension à donner naissance à des jumeaux dizygotes apparaît comme héréditaire (Allen, 1989).
18 Les études sur le xxe siècle sont plus nombreuses et l’augmentation de la fréquence des naissances gémellaires durant les dernières décennies du xxe siècle, que ce soit en France (Daguet, 2002) ou dans le nord de l’Europe (Hogberg et Wall, 1993) est par contre bien établie. La forte fréquence actuellement observée de naissances gémellaires en Afrique serait due essentiellement à la naissance de nombreux jumeaux dizygotes.
Enfants-utiles et reproduction
19 La reproduction différentielle est une clef essentielle pour comprendre l’histoire des populations. Si les historiens-démographes s’intéressent à l’ensemble des enfants nés pour étudier la fécondité, les généticiens privilégient l’observation des « enfants-utiles », c’est à dire de ceux qui participent à la reproduction de la population en donnant naissance, à leur tour, à au moins un enfant. Pour qu’un gène soit effectivement transmis, il est encore indispensable que le (ou les) enfant(s) issu(s) d’une « enfant-utile » ait à son tour au moins un enfant et la mesure doit ainsi porter sur trois générations successives au moins. Dans le cadre monographique, il est également exigé qu’il y ait stabilité de ces lignées familiales dans le cadre de la paroisse, et on parle alors « d’enfants-utiles sur place » (Heyer et Cazes, 1999). La mesure est bien directement démographique, puisqu’elle synthétise la fécondité, la mortalité et la mobilité pour préciser, parmi les enfants nés, quelle proportion se reproduit effectivement dans la région étudiée. Mais au-delà de ce premier constat démographique, l’utilisation des résultats est en général avant tout génétique, car cette méthode constitue une des principales approches pour évaluer l’évolution du pool génétique d’une population. Dès les années 1970, Albert Jacquard retravaillait les données de l’INED, et notamment les enquêtes menées par Louis Henry pour évaluer les évolutions génétiques survenues en France du fait de la reproduction différentielle des couples et de changements démographiques tels que l’âge au mariage ou la dimension des familles (Jacquard et Ward, 1976). Plus récemment, cette méthode a été utilisée pour mesurer la reproduction différentielle dans une vallée alpine (Boetsch et Prost, 2001).
Isolats, consanguinité et alliance
20 L’étude des isolats a constitué un des rares thèmes mobilisateurs pour l’étude démographique et génétique des populations, essentiellement dans les années 1970 et 1980 (Jacquard, 1976). Depuis, les recherches ont montré qu’à l’exception de quelques tribus d’effectif restreint, et sur des durées difficiles à déterminer en l’absence de documents écrits, les isolats n’existent guère dans les populations humaines (Sauvain-Dugerdil, 1991). On préfère maintenant plutôt l’emploi de l’expression « population isolée », et on a pu récemment décrire le régime démographique de populations, en général situées dans des régions montagneuses, qui ont connu peu d’échanges avec les populations voisines. Dans les Alpes françaises, la vallée de Vallouise semble se rapprocher de ce modèle pendant plusieurs décennies (Boetsch et al., 2002). À l’inverse, des recherches, prenant comme hypothèse de départ un fort isolement d’une population, par exemple en présence d’une concentration d’une maladie héréditaire rare, ont conclu au contraire à une importante ouverture de la population (Bideau et al., 1992).
21 Le choix du conjoint est également un thème privilégié des études de biologie des populations dans la mesure où, d’une part, il permet une étude de l’apparentement entre les conjoints et où, d’autre part, il commande le processus de reproduction de la population d’une génération à la suivante.
22 Dans les articles et ouvrages de biologie des populations, le choix du conjoint est parfois étudié de manière classique pour la démographie historique (âge au mariage, endogamie géographique ou sociale), mais d’importants développements sont consacrés aux mariages entre apparentés (Brennan et Boyce, 1980). Si encore une fois les études concernent avant tout les populations anglo-saxonne (Jorde, 1989), scandinave et italienne (Pettener, 1985), on dispose de quelques études importantes sur les populations montagnardes françaises, et notamment pyrénéennes (Bourgoin-Vu Tien Khang et Sevin, 1977 ; Serre et al., 1985).
23 De l’étude des mariages, de la consanguinité, des flux migratoires et parfois des stocks patronymiques découle une estimation de la structure génétique des populations étudiées (Roberts, 1988), la plupart des études portant encore une fois sur des régions de montagnes (Vernay, 1998), parfois considérées comme de quasi-isolats (Hussels, 1967)
Patronymes et mobilité géographique
24 Les biologistes des populations ont depuis longtemps établi une analogie gène-patronyme, le patronyme se transmettant de père en fils comme le fait un gène du chromosome Y.
25 Il existe un triple avantage à l’utilisation des patronymes selon Pierre Darlu : (1) la très forte diversité des patronymes, (2) la possibilité de les suivre sans discontinuité, souvent depuis le xviie siècle, et (3) le « rapport qualité/prix », étudier des registres paroissiaux étant bien moins coûteux que procéder à des génotypages (Darlu, 2001).
26 Dès les années 1960, les patronymes ont été utilisés comme marqueurs de parenté, avec l’hypothèse « monophilétique » d’une origine commune pour deux individus porteurs du même nom (Crow et Mange, 1965 ; Lasker et al., 1972). Plus récemment, les patronymes ont surtout été utilisés comme indicateurs de migrations géographiques, beaucoup plus largement aux États-Unis (Relethford, 1988 ; Relethford et Jacquish, 1988) et en Italie (Zei et al.,1993 ; Luchetti et al., 2001) que dans les autres pays européens. En France, les travaux précurseurs datent d’une quinzaine d’années seulement (Darlu et Ruffié, 1992), et ce sont notamment les mouvements migratoires qui ont été mesurés à l’aide de patronymes considérés comme « typiques » (Poulain et al., 2000).
27 Au niveau monographique, le stock patronymique en lui-même est révélateur du régime démographique. Un stock restreint, avec de nombreux individus portant le même patronyme, révélera la fermeture et/ou la non-attractivité de la commune. Au contraire, un stock diversifié avec des patronymes portés par peu d’individus révélera un important brassage de population. Une étude sur le long terme, permet également de mesurer la disparition d’anciens patronymes et l’apparition de nouveaux, ainsi que la chronologie de ces événements. Dans les zones rurales, il est également possible d’intégrer une variable sociale à ces patronymes et à leur dynamique géographique, par exemple en distinguant les patronymes portés par des lignées de propriétaires fonciers ou ceux portés par des non-propriétaires. Des observations de cet ordre se retrouvent, par exemple, dans les Pyrénées, (Abelson, 1978), dans les Alpes suisses (Hagaman et al., 1978) et dans le Limousin (Crognier et al., 1984).
28 Les anthropologues biologistes se confrontent également, en examinant la distribution géographique des patronymes, à une question bien connue des historiens-démographes : le rôle de la parenté dans les migrations géographiques et l’existence éventuelle de réseaux familiaux orientant celles-ci (Fix, 1993 ; Manderscheid et al., 1994).
Les textes présentés
29 L’objectif, ambitieux, de ce volume et des quelques textes qui le composent est de proposer quelques pistes, de faire connaître quelques avancées, de porter à la connaissance de nos lecteurs des recherches récentes qui devraient les intéresser. Pierre Darlu, spécialiste d’anthropologie biologique, a consacré ses recherches depuis une vingtaine d’années à l’étude des populations à partir des patronymes. Auteur de nombreux articles, dont plusieurs sont rappelés dans son texte, il a accepté d’écrire pour les Annales de Démographie Historique un texte original qui rappelle, de manière très concrète, comment et avec quelles précautions et quelles réserves, les historiens peuvent utiliser les patronymes dans leurs analyses. En effet, et cela est révélateur de la coupure disciplinaire évoquée plus haut, les Annales de Démographie Historique n’ont encore jamais publié un article fondé sur l’utilisation des patronymes. Un rappel général des problématiques et des méthodologies, illustré de quelques exemples, semblait utile dans le contexte de ce volume, et je remercie vivement Pierre Darlu d'avoir accepté de se livrer à cet exercice.
30 Hélène Vézina, Marc Tremblay et Louis Houde sont membres du Groupe de Recherche Interdisciplinaire en Démographie et Épidémiologie Génétique (Université de Chicoutimi). L’intitulé de cette équipe est explicite. Il s’agit d’une volonté clairement exprimée de mener de front, à partir de données historiques, des analyses interdisciplinaires. Les données utilisées proviennent du dépouillement de l’état civil et de la reconstitution de généalogies ascendantes, démarches habituelles en démographie historique. L’objectif de ce nouveau travail, précisé dans l’introduction de leur article, est de « montrer ce que les analyses génétiques réalisées à partir de données généalogiques peuvent ajouter à la compréhension de l’histoire démographique du peuplement des régions du Québec et ses conséquences sur la structure génétique de leurs populations contemporaines ». Il en ressort que, en dépit de l’homogénéité de la population canadienne–française issue des migrations du xviie siècle, différents facteurs démographiques ont entraîné une diversification des bassins génétiques régionaux.
31 Avec Alain Bideau, directeur de recherches au CNRS, j’ai publié de nombreux articles en collaboration. Une originalité d’une partie de nos travaux vient du fait que nous avons pris part à une recherche interdisciplinaire sur une maladie héréditaire rare concentrée dans une micro-région du Jura français (Bideau et al., 1979 ; Bideau et al., 1992). Historiens-démographes, nous sommes aussi des habitués du dialogue avec des spécialistes de la biologie et de la génétique. Dans l’article présenté dans ce numéro, nous abordons la question de la gémellité, en insistant sur les observations originales que permettent les monographies de démographie historique. Certes les effectifs étudiés sont parfois faibles et ne permettent pas toujours la mise en œuvre de méthodes statistiques sophistiquées, mais les réseaux généalogiques permettent d’établir la parenté entre les paires de jumeaux et de s’interroger sur l’existence de lignées familiales marquées par la gémellité, ce qui a rarement été proposé sur les populations du passé.
32 Le premier texte est proposé par une équipe américano-belgo-helvétique, même si les données présentées ici proviennent uniquement de Belgique. Les auteurs sont bien connus des lecteurs habitués des Annales de Démographie Historique, revue qui a déjà publié plusieurs de leurs travaux. Le présent article s’inscrit en fait dans un projet de grande envergure, piloté par George Alter, dans lequel sont partie prenante des chercheurs de plusieurs pays européens (Suède, Allemagne, Autriche …). La problématique fondamentale est d’essayer de percevoir s’il existe un lien entre les conditions de vie durant l’enfance et le déroulement ultérieur de la vie, à travers tout un ensemble de caractéristiques physiques ou démographiques (Gavrilov et al., 2003). Le caractère examiné ici est la stature des jeunes adultes, ce qui nous renvoie à une analyse ancienne que Jean-Paul Aron formulait, à partir de méthodes bien différentes, à propos des conscrits français sous la Restauration (Aron, 1972). D’autres caractères devraient être pris en considération dans les analyses à venir, par exemple le niveau de la mortalité infantile ou la longévité des enfants par rapport à celles des parents.
33 À travers ces quelques textes, j’espère que les lecteurs percevront la richesse et la diversité des problématiques et des méthodes développées en biologie et en génétique des populations. J’espère également qu’ils percevront à quel point leurs propres analyses pourraient se trouver enrichies par l’intégration de ces problématiques. Les questions soulevées dans ces textes ne devraient pas leur être étrangères et les historiens-démographes, qui sont habitués à travailler sur des documents qui fournissent les données utiles pour ces analyses, pourraient largement contribuer à faire avancer cette « frontière » que Gérard Bouchard identifiait (Bouchard, 1993). Ainsi que l’écrit Pierre Darlu dans sa conclusion, « il faut bien admettre que, aussi sophistiquées soient-elles, ces méthodes d’analyse ne vaudront que par la qualité des corpus et que par la pertinence des analyses critiques que l’on peut faire dans un contexte historique et social dont seul l’historien a la maîtrise ». Puisse ce souhait être entendu !