CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En 1918, l’abbé L. E. Genolin, curé d’une petite paroisse bugiste et le chanoine L. Alloing, archiviste du diocèse de Belley, faisaient paraître un ouvrage intitulé Histoire de Champfromier. Champfromier, commune alors peuplée d’environ 800 habitants, est située dans la vallée de la Valserine, à la limite des départements de l’Ain et du Jura. Cet ouvrage d’érudition locale constitue, par bien des aspects, un témoignage très important sur cette commune et sa situation économique au début du xxe siècle.

2Mais surtout, ce qui a retenu notre attention dans cet ouvrage est un chapitre, intitulé « Les gloires de Champfromier » dans lequel les auteurs se livrent à une énumération de 47 prêtres originaires de ce village ou rattachés directement à une famille de Champfromier. Pour chacun, une notice biographique, généralement courte mais prenant parfois une page entière lorsque les prêtres ont eu une carrière remarquable, présente quelques éléments familiaux ou quelques faits particulièrement marquants.

3L’importance des vocations sacerdotales des garçons de Champfromier est assez remarquable pour être prise en exemple par des historiens contemporains. Le cas de cette paroisse est largement cité dans la thèse de Philippe Boutry sur le clergé de l’Ain. Celui-ci parle « d’isolats, de paroisses privilégiées où un assentiment collectif semble se faire, implicitement ou explicitement, pour diriger un nombre élevé d’enfants sur les chemins de la vocation » (Boutry, 1986, 190). L’exemple de Champfromier est repris, avec cependant des erreurs sur les effectifs et sur les patronymes, dans l’ouvrage de Marcel Launay sur le clergé rural en France au xixe siècle (1986, 76).

4La présentation des prêtres issus de Champfromier par Genolin et Alloing, ainsi que quelques autres passages consacrés à leurs faits et gestes, constituent en fait un véritable panégyrique. Tous ces prêtres sont décrits en des termes édifiants. Eux-mêmes et les membres de leur famille sont présentés comme des modèles de vertu et de dévouement. Le texte tourne même, au détour de certaines anecdotes, à l’hagiographie. Tel est « mort en odeur de sainteté », tel autre, oncle de quatre futurs prêtres, « ne voulut jamais se marier […] il voulait garder à Dieu tout son cœur […]. D’une foi profonde il passait une grande partie de son temps à prier […] devant le Saint Sacrement, depuis le grand matin, même depuis les heures de la nuit ; car il s’y rendait aussitôt qu’il avait pris un peu de sommeil et il ne cessait de répandre ses prières devant le Seigneur dont la présence l’absorbait tout entier » (p. 152). Enfin, anecdote confinant à la divination, lors de la « tourmente révolutionnaire », un prêtre fugitif escorté jusqu’à la frontière suisse par un habitant de Champfromier aurait eu une inspiration divine et aurait livré une prédiction, sur laquelle nous reviendrons, prédiction qui se serait vérifiée quelques décennies plus tard.

5Ce sont ces informations biographiques concernant les membres du clergé et leur famille que nous avons voulu confronter aux renseignements compilés dans le cadre de notre recherche sur la population de la vallée de la Valserine du xviie siècle à nos jours, pour laquelle nous avons reconstitué les familles ayant vécu dans les cinq communes de la vallée et reconstruit les lignées familiales (Bideau et Brunet, 1998). Qui sont réellement, du moins sur le strict plan démographique, ces prêtres appartenant aux familles de Champfromier ? Existent-t-ils de tels enchaînements familiaux parmi eux ? Les familles auxquelles ils appartiennent ont-elles scrupuleusement respecté les enseignements de l’Église en termes de nuptialité et de fécondité et se différencient-elles des autres familles du village ?

Des réseaux familiaux de prêtres

6Au xixe siècle, le clergé exerçant dans le monde rural est largement issu des campagnes, mais le recrutement se fait parfois de manière privilégiée dans des milieux ruraux aisés. Notamment, dans le diocèse de Belley dont dépend la paroisse de Champfromier, « le chemin du séminaire n’est ouvert qu’aux enfants des paysans aisés, à ceux qui peuvent payer le prix de la pension ou dont les parents y consacrent une part importante de leurs revenus » (Launay, 1986, 73). Il ne nous est pas possible de situer socialement toutes les familles de Champfromier ayant fourni des prêtres, mais les familles Genolin et Humbert, particulièrement fécondes en vocations sacerdotales, se caractérisent effectivement par une certaine aisance matérielle.

Curés d’oncle en neveu

7Faisant l’énumération des curés originaires de Champfromier, Genolin et Alloing présentent directement 47 prêtres, ayant exercé du xviiie siècle au début du xxe siècle, avec une courte notice biographique sur chacun. En outre, une dizaine d’autres prêtres rattachés aux familles de ce village sont mentionnés. Si quelques individus semblent isolés, les relations familiales sont nombreuses entre certains de ces prêtres. L’étude détaillée des familles des prêtres originaires de Champfromier révèle l’existence de véritables réseaux familiaux. Nombre de prêtres ont eu l’exemple d’un oncle, ou à défaut d’un cousin, lui-même ecclésiastique. Les auteurs le signalent d’emblée, à propos d’une famille dont le nom est porté par 13 prêtres : « À partir du xviiie siècle les vocations surgissent plus nombreuses, grâce à la présence de la famille Genolin, qui, nous l’avons vu, compte vers cette époque plusieurs prêtres (p. 229). » Deux familles, en particulier, ont fourni un nombre important de ministres du culte, les Genolin et les Humbert.

8Les Genolin sont une des familles les plus importantes de Champfromier, à la fois par l’effectif des porteurs du patronyme et par le statut social de certaines branches. Le « fondateur de la dynastie » est un Étienne qui est mentionné comme notaire royal au début du xviie siècle (il décède le 07/02/1623). Son fils Jean, également notaire royal (il décède le 19/02/1684) avait fui la guerre de Franche-Comté qui ravageait la région et s’était établi à Aillon-en-Bauges. Sur ses trois fils connus, l’un, Roland, s’installe à la limite des communes de Champfromier et Montanges où il achète en 1691 deux domaines, « Les Sauges » et « Les Quarts ». Ce Roland a huit enfants connus : 4 filles qui restent à Aillon et 4 fils qui séjournent ou s’installent définitivement à Champfromier. Dans la descendance d’Antoine Genolin, né à la fin du xviie siècle et fils du Roland susmentionné, on dénombre au moins 16 prêtres, sur 6 générations, ayant exercé leur ministère à Champfromier ou dans les environs.

9La partie de la famille Genolin restée dans les Bauges est aussi réputée pour être à l’origine de nombreux ecclésiastiques, élément que nous n’avons pas encore vérifié.

10La famille Humbert est originaire de Belleydoux, village voisin de Champfromier, où un de ses membres, François, était curé au milieu du xviiie siècle. Un Antoine Humbert, qui était précédemment « granger » (sorte de métayer) des moines de Chézery, autre village voisin, est choisi « en raison de son honnêteté » par le curé Jean Antoine Genolin pour être fermier de la cure et il s’établit à Champfromier au milieu du xviiie siècle. Une nièce de ce curé Jean Antoine Genolin épouse en 1774 un fils de cet Antoine Humbert. Ce couple formé de Louis François Humbert et d’Anne Lucie Genolin donne naissance à 10 enfants : un d’entre eux devient curé, un garçon et deux filles donneront naissance chacun à un fils qui deviendra curé, une fille étant en plus grand-mère d’un autre curé, soit 5 curés en 3 générations dans la descendance de ce couple.

11Antoine Humbert et son épouse Jeanne Pillard sont à l’origine d’une douzaine de prêtres, dont la moitié en commun avec les Genolin du fait de l’alliance entre les deux familles déjà signalée. Le fait le plus remarquable est la présence d’une fratrie de huit enfants, dans laquelle les quatre garçons deviennent tous ecclésiastiques, et trois filles restent « dans un pieu et honorable célibat » (p. 151), et sont de fait au service de leurs frères dans leurs cures successives. Sur les huit enfants, seule une fille se marie et donne naissance, notamment, à un fils qui deviendra à son tour curé.

12On assiste de ce fait à un enchaînement familial de nombreux curés, avec l’existence de nombreuses parentés oncle-neveu. Désireux d’évoquer l’un de ces ecclésiastiques, Martin Humbert, les auteurs de l’ouvrage le présentent de la manière suivante : il « était le cousin germain des précédents (quatre frères Humbert déjà mentionnés) […]. Il était petit-neveu de Jean Antoine Genolin curé de Champfromier à la Révolution et neveu de Joseph Genolin, curé d’Echallon, et chef de la mission de Michaille (p. 237) ». Les auteurs utilisent également une image forte pour caractériser cette lignée familiale, celle de « cette magnifique tribu sacerdotale » (p. 240).

13Ce comportement ne semble pas totalement propre à Champfromier, mais partagé avec les paroisses, peu nombreuses, qui fournissent de nombreux prê-tres. Pour Philippe Boutry, la présence d’un oncle prêtre est un élément déterminant, créant des « dynasties » de prê-tres. Il cite ainsi l’exemple de Pierre-Joseph Gouvat, curé de Virieu-le-Petit dans le Valromey, « neveu, frère et oncle de curés », qui succède en 1849 à son oncle à la cure de Virieu (Boutry, 1986, 196).

Fig. 1

Schéma généalogique simplifié indiquant les prêtres dans la descendance de Roland Genolin

Fig. 1

Schéma généalogique simplifié indiquant les prêtres dans la descendance de Roland Genolin

Fig. 2

Schéma généalogique simplifié indiquant les prêtres dans la descendance d’Antoine Humbert

Fig. 2

Schéma généalogique simplifié indiquant les prêtres dans la descendance d’Antoine Humbert

Des fratries de prêtres se succédant dans les cures de la région

14Nous avons déjà indiqué le cas spectaculaire des quatre frères Humbert, nés en 1788, 1795, 1801 et 1813, seuls enfants de sexe masculin du couple, et devenant tous prêtres. Nous avons connaissance de quatre autres fratries dans lesquelles deux frères sont devenus curés.

15Jean Antoine Genolin, né en 1732, 4e d’une fratrie de 10 enfants et Jean Baptiste Hilaire Genolin, né en 1738, 7e de la fratrie.

16François Joachim Savarin, né en 1808, 6e d’une fratrie de 8 enfants et Marin Savarin, né en 1811, 7e de la fratrie.

17Jean Marie Marquis, né en 1830, aîné de 6 enfants et André Joseph Marie Marquis, né en 1847, dernier de la fratrie.

18Jean François Martin Truche, né en 1840, 7e d’une fratrie de 11 et Jean Marie Honoré Truche, né en 1851, dernier de la fratrie.

19De ce fait, Champfromier fournit en prêtres les paroisses des environs et le séminaire de Belley. Ils se succèdent parfois les uns aux autres dans les mêmes cures. La paroisse de Champfromier elle-même a la plupart du temps à sa tête un descendant d’une famille du village. Hors de Champfromier nous trouvons plusieurs exemples où les prêtres originaires de ce village se secondent ou se succèdent les uns aux autres. Ainsi, Jean Marie Élie Martin, né en 1851, servit « d’auxiliaire à son oncle bientôt nonagénaire, curé de la paroisse de Grand Corent. Après la mort de celui-ci il le remplaça » (p. 253). François Marie Famy, né en 1794, devint comme son oncle, Jean Baptiste Hilaire Genolin, curé d’Arlod. Et Jean François Marie Famy, né en 1804, neveu du précédent, devint vicaire de son oncle à Arlod (p. 252).

20Le fait que plusieurs garçons d’une même fratrie se destinent à la prêtrise est également attesté au xixe siècle dans le diocèse de Bourges : « 34 [prêtres] proviennent de 17 familles qui ont donné deux enfants à l’Église, et 15 de cinq familles offrant chacune trois vocations » (Launay, 1986, 75).

21Ces observations sont compatibles avec celles réalisées sur la région québécoise du Saguenay. Les fratries fournissant plusieurs vocations sacerdotales ne constituent qu’une minorité (260 vocations sur 1 195, soit 21, 8 %). En revanche le recrutement se fait de manière privilégiée dans la parentèle de prêtres, notamment de manière intergénérationnelle (Bouchard, 1995).

Des exemples familiaux édifiants

22À en croire les auteurs de l’ouvrage, les membres des familles auxquelles appartiennent les curés champfromérans se doivent d’être des exemples de vertu. Évoquant César Auguste Ducret, né en 1846 et ordonné prêtre en 1869, les auteurs reviennent sur son enfance et ses parents. « Ainsi est-ce chez le Doyen et près de sa sœur et gouvernante […] qu’il passa une bonne partie de son enfance. C’était un soulagement pour les parents de César, aussi pauvres qu’ils étaient honnêtes et religieux. Ma mère, écrit-il, a été la femme de foi par excellence. Souvent elle se rendait à la messe sur semaine et c’est là qu’elle allait puiser force et courage quand le père se désolait, criait que les enfants piaillaient et que le fardeau était trop lourd (p. 242). » La vérification des aspects démographiques de la vie de ce couple dans notre base de données nous révèle que les parents de César Auguste Ducret ont donné naissance à 6 enfants, qui ont tous atteint l’âge adulte. Ils semblent toutefois avoir su espacer les naissances de ces enfants, laissant passer 3 ans à chaque fois entre les quatre premiers, puis 4 et 5 ans entre les derniers.

23L’importance de la famille dans la vocation sacerdotale de certains enfants est également soulignée par Marcel Launay (1986, 75) : « Quelles que soient les conditions sociologiques qui président à [l’évolution du recrutement du clergé rural], c’est au sein de la famille que tout se décide. La piété et la générosité des parents sont autant d’atouts pour l’éclosion d’une vocation. »

24A contrario, mais toujours aussi édifiant, Joseph Marie Ducret, futur prêtre, semble avoir été turbulent dans son enfance, à tel point qu’une voisine se serait écriée : « Je ne sais pas ce que la Josette fera de ce garçon ; jamais elle n’en fera un curé », ce à quoi la mère, profondément croyante, aurait répondu : « Nous dirons tant de chapelets qu’il n’y aura jamais eu de pareil » (p. 240). La vérification dans l’état civil permet de constater que Joseph Marie, futur prêtre mais enfant agité, était le premier né d’une fratrie comportant seulement quatre enfants alors que le couple est resté marié plus de 30 ans. Son père, Nicolas Ducret, a été maire de la commune pendant près de trente ans.

25La foi des auteurs de l’ouvrage culmine lorsqu’ils rapportent une prédiction faite en 1795 par un curé pourchassé par les « Républicains » et secouru par Joseph Humbert, fils de l’ancien fermier du curé de Champfromier : « Un jour d’hiver Joseph Humbert conduisait à la frontière suisse un de ces pauvres prêtres que la persécution réduisait à l’exil. Ils cheminaient tous les deux à travers les montagnes escarpées et couvertes de neige, lorsque le confesseur de la foi, touché du dévouement de son guide et sans doute inspiré par Dieu, qui lui envoyait l’avenir, se mit à lui dire : Mon brave Humbert, vous éprouvez beaucoup de fatigue à cause de moi ; mais soyez sans crainte ; Dieu bénira votre maison : quatre de vos enfants seront prêtres. » Si le fait est avéré, ainsi que le rapportent les auteurs, nous sommes face à une véritable prophétie. À cette époque Joseph Humbert et sa femme Julienne Marquis n’avaient qu’un seul enfant, mais effectivement ils ont donné naissance à quatre garçons qui tous sont devenus prêtres !

26Indépendamment de la véracité de ces anecdotes, il est certain que la fréquence des curés au sein de ces familles a effectivement été très importante, comme nous le montrera l’analyse démographique des fratries concernées.

Caractéristiques démographiques des familles de curés

27Nous avons souhaité contrôler les affirmations des auteurs de la monographie de Champfromier, et plus largement mesurer le comportement démographique des couples dont sont issus les prêtres et des couples formés par les frères et sœurs de ces derniers. Dans l’hypothèse où, comme le laissent penser les auteurs, ces prêtres appartiendraient à des familles particulièrement proches de la religion et des enseignements de l’Église quant au mariage et à la fécondité, on pourrait s’attendre à un comportement spécifique marqué par une forte fécondité et une absence de contrôle de celle-ci. Selon Philippe Ariès, prenant appui sur les résultats de deux enquêtes réalisées par J. Dassonville dans les années 1920, au début du xxe siècle les familles nombreuses sont plus fréquentes parmi les couples restés proches de la religion catholique (Ariès, 1971, 318). Parmi les fratries comportant un religieux recensé dans un couvent, la dimension moyenne serait de l’ordre de 6,6 à 6,9 enfants. Toujours en se fondant sur les résultats d’une enquête réalisée en 1924, Jean-Pierre Bardet considère comme admis que « les foyers pourvoyeurs de vocations religieuses étaient ceux qui étaient réellement très prolifiques » (Bardet, 1988, 376). La même idée a cours au Québec : « Partout dans le monde, les familles nombreuses sont proportionnellement plus fécondes en vocation. » (Hamelin et Gagnon, 1984)

Vocation sacerdotale, dimension de la famille et rang dans la fratrie

28Nous pouvons étudier 30 fratries au sein desquelles au moins un garçon est devenu prêtre. En fait 37 garçons appartenant à ces 30 fratries sont devenus prêtres car 4 fratries comportent chacune 2 curés et une fratrie 4 curés. Les unions dont sont issues ces fratries ont été formées entre 1764 et 1862, à l’exception de quelques couples unis au début du xviiie siècle.

29Au sein de ces 30 fratries on compte au total 198 enfants, soit une dimension moyenne de 6,6 enfants, correspondant parfaitement aux résultats de l’enquête de Dassonville.

30Pour ces mêmes cohortes, lorsque la famille est « complète », le nombre moyen d’enfants par famille est de 4,8 pour les mariages formés à Champfromier dans la seconde moitié du xviiie siècle et de 3,8 pour ceux formés dans la première moitié du xixe siècle. Mais, bien évidemment, ces familles incluent des couples sans descendance, ce qui n’est par définition pas le cas pour les couples ayant donné naissance à un futur prêtre. Toujours est-il qu’avec en moyenne 6,6 enfants, les couples donnant naissance à un futur prêtre ont un nombre d’enfants nettement supérieur à la moyenne des couples de la commune. Dans le contexte saguenayen, très différent sur le plan de la fécondité, on n’observe pas de différence dans la dimension de la fratrie entre les familles pourvoyeuses de prêtres et les autres : les premières comptent en moyenne 11,2 enfants, les secondes, 11,0 enfants (Bouchard, 1995).

31Ces fratries champfroméranes comportent à la naissance un peu plus de garçons (109) que de filles (89). On peut mesurer avec précision la proportion de garçons de ces familles ayant embrassé la carrière ecclésiastique. C’est le cas de 37 sur 109, soit le tiers d’entre eux (34 %). En fait, la proportion est encore plus importante si on ne prend en considération que les garçons ayant atteint l’âge adulte. C’est alors 37 prêtres sur 88 garçons ayant atteint au moins l’âge de 20 ans, soit 42 % d’entre eux, proportion qui apparaît comme très élevée.

32On peut s’interroger sur le rang, au sein de la fratrie, des garçons qui deviennent prêtres.

33Le rang de naissance de 37 prêtres, appartenant à 30 fratries différentes, a pu être déterminé avec précision et il ressort de ce tableau que le rang de naissance n’est pas lié au devenir ecclésiastique des garçons. Tous les rangs de naissance, ou presque, sont représentés comme on peut l’observer sur la dernière ligne du tableau. Par exemple, au sein des 5 fratries de 6 enfants observées, celui qui devient prêtre occupe chaque fois un rang différent – seul le deuxième rang n’est pas représenté. Dans 7 fratries, c’est le garçon aîné qui devient prêtre, dans des fratries allant de 2 à 8 enfants. Dans quatre cas seulement, tel est le destin du dernier-né (fratries de 5 à 11 enfants), comme le montre la diagonale du tableau.

Tab. 1

Rang des prêtres dans les fratries selon la dimension de la fratrie

Tab. 1
Dimension de la fratrie Nombre de fratries Rangs occupés par les prêtres au sein des fratries 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 1 0 2 1 1 3 1 1 4 5 2 3 5 3 1 1 1 6 5 1 1 1 1 1 7 3 1 1 1 8 5 2 1 2 2 1 1 9 3 1 2 10 2 1 2 11 1 1 1 12 1 1 Ensemble 30 7 3 7 6 2 3 4 3 1

Rang des prêtres dans les fratries selon la dimension de la fratrie

34L’observation ne varie guère si on ne prend en considération que les garçons nés au sein de ces fratries. Aucun lien n’apparaît entre le rang de naissance et le devenir ecclésiastique de l’un ou l’autre d’entre eux. Dans trois cas, le seul garçon de la fratrie devient prêtre et dans onze fratries qui comptent plusieurs garçons, c’est l’aîné des garçons qui devient prêtre. Par exemple, au sein des sept fratries comportant chacune deux garçons, c’est quatre fois l’aîné et trois fois le cadet qui se consacre à la prêtrise.

35Quelques fratries correspondent à des cas particuliers. Au premier rang, bien entendu, la fratrie Humbert, déjà mentionnée, qui compte huit enfants et dans laquelle les quatre garçons deviennent prêtres. Étant donné que trois sœurs restent célibataires, c’est une seule fille, troisième née de la fratrie, qui assure la perpétuation de la lignée familiale. Elle aura quatre enfants dont le garçon aîné deviendra prêtre…

36Dans un autre cas, la lignée familiale risque l’extinction. Le couple de François Tournier et de Marie Jeanne Genolin donne naissance à neuf enfants : six décèdent avant l’âge de 15 ans, le destin d’une fille nous est inconnu, ce qui signifie qu’elle n’a donné naissance à aucun enfant dans le cadre des communes de la vallée de la Valserine. Un garçon devenant prêtre, la perpétuation de la lignée, sur place du moins, repose sur une seule fille qui aura cinq enfants dont un deviendra prêtre…

37Il ne semble donc pas qu’il existe ici une stratégie familiale selon laquelle un garçon en « surnombre » se « sacrifierait » pour devenir ecclésiastique, se retirant par ce fait du système de reproduction. Le modèle incitant le garçon cadet à s’orienter vers la prêtrise semble pourtant avoir été assez largement répandu en Europe occidentale, qu’il s’agisse de la noblesse italienne (Ago, 1994) ou du système provençal, pour lequel « embrasser l’état ecclésiastique est un moyen recherché d’établissement des cadets » (Collomp, 1994). Ce système était tellement établi en Catalogne, d’abord dans les familles aisées mais également dans les lignées paysannes modestes, qu’il faisait l’objet d’un proverbe : « Le premier fils, héritier, le second, curé et le troisième, avocat » (Barbera-Gonzalez, 1994).

38Au contraire, dans les deux cas ci-dessus, le devenir de la lignée familiale s’est trouvée compromise par ces vocations sacerdotales et le patronyme s’est perdu, la reproduction se faisant uniquement par une fille. Dans le cas du Saguenay non plus, aucune relation n’a pu être mise en évidence entre le rang de naissance et l’entrée en religion (Bouchard, 1995).

Fréquence du célibat parmi les frères et sœurs des prêtres

39Les auteurs de la monographie soulignent quelques exemples édifiants de célibat parmi les frères et sœurs de curés champfromérans. Nous avons déjà évoqué la fratrie Humbert avec ses quatre prêtres et trois sœurs restées célibataires, ainsi que leur oncle Claude qui « ne voulut jamais se marier […] il voulait garder à Dieu tout son cœur » (p. 152). On peut ajouter le cas du célibat pieux de Rosalie Humbert qui « se consacre au service de son oncle », curé à Ceyzérieu puis à Condrieu, et ensuite au service de son frère qu’elle suit à Bourg, Lagnieu puis Belley (p. 153), siège de l’évêché de l’Ain.

40Outre les 37 curés eux-mêmes, 6 garçons et 10 filles appartenant aux fratries concernées restent, autant qu’on puisse le savoir, célibataires. Sur 198 naissances, on enregistre 39 enfants décédés avant quinze ans soit 159 survivants à cet âge. Déduction faite des 37 prêtres, il reste 122 frères et sœurs de prêtres potentiellement candidats au mariage. Parmi ces 122 individus, 16 sont certainement restés célibataires, soit 13,1 % au moins. Mais il subsiste 44 individus dont le destin matrimonial nous reste inconnu : notre fichier atteste qu’ils ne se sont pas mariés dans un village de la vallée de la Valserine, mais ils ont pu convoler en justes noces dans un village plus éloigné. Quoi qu’il en soit, le célibat est assez important dans ces familles, cependant puisque l’on est souvent curé d’oncle en neveu, il faut bien que des frères et sœur se marient !

Une fécondité remarquable et une moralité irréprochable ?

41Il est largement admis que l’Église constitue au xixe siècle une force de résistance face aux évolutions de la société, notamment sur la question du contrôle de la fécondité. En France, les consignes pastorales sur la question de la limitation volontaire des naissances se durcissent à partir du Second Empire (Flandrin, 1970). Les auteurs de la monographie, mettant en avant les exemples édifiants de comportements familiaux « irréprochables », se situent résolument dans le camp de l’« Ordre Moral ». L’observation de la vie des couples proches d’un membre de l’Église peut permettre de vérifier le respect des règles religieuses dans ces familles particulières.

42Grâce à notre base de données, l’intervalle protogénésique des couples ayant fourni un curé peut être calculé avec précision pour 27 couples pour lesquels on possède à la fois la date du mariage et la date de naissance du premier enfant. L’intervalle protogénésique moyen s’établit à 18,2 mois, en dépit de l’existence de quatre intervalles supérieurs à 24 mois (32, 40, 43, 59 mois). Dans ces derniers cas, on est bien entendu en droit de se demander s’il s’agit réellement d’un intervalle volontairement allongé, ou plutôt d’un intervalle dû à un problème de santé ou tout simplement provenant d’une première naissance qui nous serait restée inconnue. En effet ce qui domine, c’est la concentration des intervalles protogénésiques dans les valeurs faibles : 7 sont compris entre 9 et 12 mois et 8 autres inférieurs à 17 mois, soit 15 couples sur 27 donnant naissance à leur premier enfant dans les 17 mois suivant le mariage.

43Il est également possible de calculer l’intervalle protogénésique pour 33 couples formés par des frères ou sœurs de prêtres. Cet intervalle est particulièrement court, 16,4 mois en moyenne, avec une forte concentration dans les durées courtes : 15 sont inférieurs ou égaux à 12 mois, avec un seul cas de conception prénuptiale.

44Cet intervalle protogénésique moyen est sensiblement inférieur à celui observé pour l’ensemble des couples de Champfromier formés dans la même période, 22,5 mois, ce qui tend à confirmer un moindre contrôle de la fécondité, du moins pour la naissance du premier enfant, au sein de ces couples particuliers.

45À ces cas de premières conceptions légitimes rapides, il faut ajouter deux cas particuliers correspondant à des conceptions prénuptiales, et attestant que les relations prémaritales n’étaient pas totalement inconnues dans les familles auxquelles appartiennent ces prêtres. Les parents du curé Dubuisson avaient donné naissance à leur premier enfant cinq mois seulement après leur mariage en 1862. Quant aux parents du curé Bornet, ils ne s’étaient mariés que 18 jours avant la naissance de leur premier enfant. Ce curé Bornet, d’ailleurs, ne semble pas issu d’une famille particulièrement proche de la religion et de ses enseignements : huitième né d’une fratrie de neuf enfants, il a eu au moins 33 neveux et nièces, mais aucun ne s’est voué à la carrière ecclésiastique. Par contre, sa sœur cadette a donné naissance à un enfant trois mois seulement après s’être mariée, alors que François était déjà prêtre. Plus « scandaleux » encore, une de ses sœurs aînées a donné naissance à un enfant naturel, alors que le futur curé était âgé de 13 ans. Exemple de « bonne morale familiale » moins édifiant que ceux mis en avant par les auteurs de la monographie. S’agit-il de leur part d’une ignorance de ces faits ou d’une volonté de passer sous silence cette anecdote « déplaisante » allant à l’encontre de leur discours ?

46Autre indicateur largement utilisé pour évaluer le contrôle du nombre de naissances par les couples : l’âge de la femme à la dernière maternité. Il n’a pu être établi que pour 21 des couples ayant donné naissance à au moins un prêtre, et s’établit à 42,4 ans. Il est bien entendu à comparer avec l’âge à la dernière naissance parmi les couples formés dans la vallée de la Valserine à la même période. Or cet âge à la dernière maternité évolue fortement durant la période concernée : il est de 39,1 ans pour les femmes mariées avant 20 ans dans la période 1750-1774 mais de 35,2 ans seulement pour celles mariées au même âge dans la période 1850-1874. Il passe respectivement de 41,2 ans à 34,6 ans pour celles mariées dans le groupe 20-24 ans durant les mêmes périodes. Sur cet indicateur, nos données sont trop peu nombreuses pour aboutir à une conclusion ferme, d’autant plus que la moyenne recouvre des comportements contrastés. Au couple de Julien Ducret et de Marie Lucrèce Ducret, formé en 1839 lorsque la femme est âgée de 21 ans et encore fécond lorsque celle-ci est âgée de 46 ans, s’opposent le couple de André Marquis et de Julie Françoise Bornet formé en 1829 dans lequel la femme mariée à 20 ans donne naissance à son dernier enfant à l’âge de 38 ans ou le couple de Martin Tournier et de Marie Françoise Tournier formé en 1785 dans lequel la femme mariée à l’âge de 15 ans donne naissance à son dernier enfant à l’âge de 26 ans, alors que le couple reste uni encore de très nombreuses années. Pour aller plus loin dans le commentaire à ce niveau d’observation fin, il faudrait bien sur connaître les raisons de cet arrêt précoce de la fécondité : volonté contraceptive du couple ? stérilité induite par un accident gynécologique? arrêt des relations sexuelles ?

Conclusion

47« Telle est cette admirable théorie de prêtres dont Champfromier peut à juste titre s’enorgueillir: elle donne une magnifique confirmation à la parole de nos saints livres : Generatio rectorum benedicitur (la génération des justes sera bénie) (p. 254). » C’est par cette phrase que les auteurs concluent le chapitre consacré aux prêtres issus de Champfromier.

48Le chanoine Tournier, vicaire général et doyen du Chapitre de Belley, auteur de la préface, va encore plus loin et recommande très explicitement aux habitants du village de continuer cette tradition familiale et villageoise : « Champfromérans, lisez cette histoire : elle est entièrement vôtre : surtout ne laissez pas inachevé le dernier chapitre. Donnez quelques-uns de vos fils à l’Église ; ils ajouteront d’autres pages édifiantes à celles qui ont été écrites par leurs devanciers ; ils continueront, pour la transmettre à d’autres, la belle œuvre des vocations sacerdotales dans notre cher pays (p. XXI). »

49Sur le plan des lignées familiales, les informations fournies par les auteurs de la monographie sont rigoureusement exactes même si elles sont parfois incomplètes. Quelques cousinages entre ecclésiastiques nous auraient peut-être échappé sans leurs précisions. Le caractère « volontaire » du célibat de certains frères et sœurs de prêtres nous serait également resté inconnu faute d’information, et nous sommes enclins à leur faire confiance également sur ce point, même si leur présentation se veut trop édifiante. Sur une période de moins de cent ans les vocations pastorales ont été nombreuses, à Champfromier, mais particulièrement au sein de quelques lignées familiales du village.

50Ce choix répété de la vocation sacerdotale au sein de quelques familles ne semble toutefois pas correspondre à une stratégie de retrait du marché matrimonial et de la reproduction démographique d’enfants en surnombre, comme le montre l’examen des rangs de naissance des futurs prêtres. Cela laisse donc envisager une réelle attirance pour la religion et en particulier le sacerdoce clérical, car ces familles ne semblent pas avoir fourni de moines et seulement quelques religieuses.

51Il faut se garder de voir dans ces vocations un comportement régional. Dans un village voisin, Chézery, situé quelques kilomètres au nord dans la vallée de la Valserine, les habitants chassèrent en 1793 les quelques moines qui restaient dans l’abbaye et incendièrent celle-ci (Hannezo, 1921, 30). Si l’on en croit les auteurs de la monographie, plusieurs prêtres de passage dans la vallée pendant la période révolutionnaire ont été tués par des habitants de Chézery.

52Par ailleurs, en dépit des quelques exemples présentés ci-dessus, il est difficile de faire un lien direct et absolu entre respect de la foi et comportement des couples vis-à-vis de la fécondité : à Chézery toujours, village voisin mais peu pourvoyeur de vocations sacerdotales, la fécondité était au xixe siècle supérieure à celle des couples de la très croyante commune de Champfromier !

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Résumé

Au cours des xviiie et xixe siècles, le village de Champfromier a fourni un nombre important d’ecclésiastiques. La première partie de notre travail établit les liens de parenté étroits existant entre certains d’entre eux qui appartiennent à deux lignées familiales qui se trouvent alliées par un mariage. Ces ecclésiastiques se succèdent, d’oncle en neveu, dans les cures de la région. Dans une seconde partie, nous examinons les comportements démographiques des couples dont un enfant au moins devient curé et des couples constitués par des frères et sœurs de curés. Ces familles présentent quelques particularités démographiques avec une fréquence du célibat plus élevée et une fécondité un peu supérieure à la moyenne. Contrairement à de nombreuses observations antérieures, le « destin » ecclésiastique des garçons n’est pas lié ici au rang de naissance, et les vocations nombreuses compromettent parfois la survie de lignées familiales.

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Guy Brunet
Centre d’Études Démographiques
Université Lumière – Lyon 2
Institut des Sciences de l’Homme
14, avenue Berthelot
69363 Lyon cedex 07
Alain Bideau
Pour citer cet article
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