1 Bien souvent anonymes, ignorés ou rejetés par leurs contemporains, les enfants abandonnés sont aussi des inconnus de l’histoire sociale. Pourtant, le nombre des enfants abandonnées en France au xix e siècle en fait un véritable problème social. Selon des estimations récentes, on en aurait compté plus de trois millions en France entre 1750 et 1900 (Bardet, 1987). Encore faut-il souligner qu’il s’agissait avant tout d’un phénomène urbain et que les abandons se concentraient dans les villes. Durant la première moitié du xix e siècle, de 1 500 à 2 000 enfants étaient abandonnés chaque année auprès des institutions charitables de la ville de Lyon, la plupart âgés de quelques jours seulement. Les hôpitaux lyonnais s’étaient dès le début du xviii e siècle organisés pour faire face à cet afflux et pratiquaient la mise en nourrice systématique dans des cam-pagnes pauvres situées à une centaine de kilomètres de la ville, essentiellement dans la région montagneuse du Bugey (Garden, 1975). Étant donné la modi-cité des gages versés aux nourrices et la concurrence des enfants légitimes placés par leurs parents, les enfants abandonnés se trouvaient ainsi rejetés hors de la ville dès leurs premiers jours de vie. Grâce à ce système de mise en nourrice précoce, la mortalité des enfants abandonnés de Lyon restait relativement modérée (Bideau et al., 1994).
2 Très peu de ces enfants étaient repris ultérieurement par leurs parents. Se pose alors la question du devenir de ces enfants, et notamment celle de leur destin social, de leur éventuelle intégration au sein d’une société qui, la plupart du temps, porte sur eux un regard très négatif. Fruits d’unions illégitimes, enfants du péché ou du vice, ces enfants sont suspectés d’être porteurs des « tares » léguées par leurs parents (Jaspard et Gillet, 1991). Après les avoir nourris durant l’enfance, comment les hôpitaux lyonnais prenaient-ils en charge ces adolescents et jeunes adultes lorsqu’ils avaient survécu ? Jusqu’au début du xix e siècle, les enfants abandonnés, dont l’instruction était très sommaire, quittaient leur famille nourricière à l’âge de douze ans et revenaient à Lyon. Les hôpitaux lyonnais plaçaient alors les garçons en apprentissage chez des artisans et les filles en domesticité ou en apprentissage dans les ateliers textiles. On peut supposer qu’à partir de ce moment, les anciens enfants abandonnés devenus adolescents puis adultes se fondaient au sein du prolétariat lyonnais. Toujours est-il que les sources sont muettes à ce sujet et que nous ne savons rien de précis sur le devenir de ces individus. En fait, les pupilles des Hospices sur lesquels nous possédons le plus d’information sont ceux, minoritaires, qui ont adopté un comportement déviant (fugue, vio-lence…). À partir du milieu du xix e siècle, par souci humaniste ou pour éviter que les anciens enfants abandonnés ne viennent grossir les rangs d’un monde populaire remuant et contestataire, les hôpitaux lyonnais favo-risèrent le maintien de ces enfants dans leur région de mise en nourrice. Les garçons doivent devenir majoritairement ouvriers agricoles et les filles domestiques de ferme dans des cam-pagnes qui commencent à manquer de bras serviles. Mais là encore, les archives des institutions sont très lacunaires et ces enfants semblent se « volatiliser ». Il n’est plus question d’eux qu’à travers quelques faits divers qui viennent confirmer le caractère vicieux de ces enfants du péché (Boudet, 1991). Au niveau national, certains considèrent que ces anciens enfants abandonnés, sans attache familiale et sans personna-lité distincte, pourraient constituer d’excellents hommes de troupe ou des colons pour les territoires inhospitaliers de l’Algérie (Laplaige, 1989 ; Mérien, 1987). Quant aux filles, l’administration consent à les aider à se marier… dans les colonies (Jeorger, 1987) ! À Lyon, quelques anciens enfants abandonnés devenaient « frères » ou « sœurs » attachés au service des hôpitaux et l’un, exemple édifiant et largement mis en avant par l’institution, eut la bonne fortune de devenir secrétaire général des Hospices (Croze et al., 1934).
3 Nous avons donc souhaité savoir si certains des anciens enfants abandonnés dans la région lyonnaise parvenaient à s’insérer dans la société, et notamment s’ils pouvaient accéder au mariage, étape indispensable pour fonder une famille légitime. Eux qui, précisément, n’ont pas de famille, sont sans parents connus, peuvent-ils fonder une famille et avoir des enfants légitimes ? Qui sont ces conjoints, issus de familles ordinaires, qui épousent un ancien enfant abandonné supposé porteurs de tous les défauts ? À quel milieu social les uns et les autres appartiennent-ils ? Se différencient-ils des autres époux lyonnais par leur comportement matrimonial ? Certes ces questions ne concernent qu’un faible effectif d’anciens enfants abandonnés car, à l’évidence, de tels mariages sont peu nombreux. Mais prendre conscience de la marginalité à laquelle sont réduits ces anciens enfants abandonnés en raison de leur naissance et comprendre le processus d’insertion sociale ne serait-ce que d’une petite minorité d’entre eux peut en soi-même apporter quelques éléments pour comprendre le fonctionnement de la société à la fin du xix e siècle.
Méthode de recherche et effectifs observés
Les anciens pupilles des Hospices se marient-ils ?
4 En l’absence de document spécifique tenu et conservé par les hôpitaux lyonnais (la tutelle de l’administration cesse à la majorité des pupilles), et rien ne signalant le statut d’ancien enfant abandonné dans les listes nominatives de recensement, le seul moyen de retrouver l’accès au mariage des enfants de l’Assistance est de chercher à l’intérieur des registres de mariages. Nous avons ainsi recherché tous les actes de mariage mentionnant que l’un ou l’autre des conjoints était de parents inconnus et/ou pupille d’une institution charitable. Dans un premier temps cette recherche a été menée dans les registres de mariage de la ville de Lyon (environ 450 000 habitants à la fin du xix e siècle) pour les périodes 1872-1874 et 1891-1893.
5 Nous avons tenté d’établir des comparaisons entre les comportements matrimoniaux de trois catégories de conjoints : les pupilles des Hospices, leurs conjoints qui sont issus de familles légitimes et qui ont la particularité d’épouser un enfant des Hospices, mais aussi, à titre de comparaison, les conjoints lyonnais qui réalisent un mariage « normal ».
6 Dans les deux périodes étudiées, les mariages impliquant un ancien pupille des Hospices sont au nombre de 688. Ils représentent 3,3 % de l’ensemble des mariages célébrés dans la ville de Lyon ces années-là. À fin de comparaison, nous avons réalisé un échantillon témoin en étudiant également 688 mariages, conclus entre deux conjoints issus de familles légitimes, ayant la particularité d’avoir été célébrés juste avant (ou juste après) un mariage impliquant un ancien pupille de l’Assistance. C’est ainsi un total de 1 376 mariages qui sert de base statistique à notre analyse.
Un déséquilibre des sexes marqué
7 Le premier constat est la rareté des mariages unissant deux anciens enfants abandonnés : 10 seulement sur un ensemble de 688 mariages impliquant au moins un pupille des Hospices, soit 1,5 %. Ainsi, les anciens enfants abandonnés qui accèdent au mariage se ma-rient presque toujours avec un conjoint qui ne partage pas le même passé et est issu d’une famille légitime. Dans notre corpus, nous observons le mariage de 260 hommes pupilles des Hospices avec une conjointe issu d’une union légitime et le mariage de 418 femmes de l’Assistance avec autant de conjoints issus d’unions légitimes. Il apparaît donc de suite que, pour les anciens enfants abandonnés, le mariage est systématiquement réalisé au sein d’un univers familial différent
Ville de Lyon. Nombre de mariages observés impliquant au moins un ancien pupille des Hospices selon la légitimité de la naissance (*)

Ville de Lyon. Nombre de mariages observés impliquant au moins un ancien pupille des Hospices selon la légitimité de la naissance (*)
(*) Dans tous les tableaux les initiales HA et FA signifient hommes et femmes de l'Assistance, les lettres HL et FL signifient conjoint, homme ou femme, issu d'une famille légitime. Les sigles HLT et FLT signifient homme ou femme, issu d'une famille légitime, appartenant à l'échantillon témoin8 Le deuxième constat que permettent ces premiers chiffres est le déséquilibre des sexes : l’accès au mariage, à Lyon, dans la seconde moitié du xix e siècle, est plus fréquent, et donc probablement plus aisé, pour les femmes que pour les hommes. 428 femmes de l’Assistance trouvent conjoint à Lyon tandis que cela n’est le cas que de 270 hommes de l’Assistance. Ce phénomène s’estompe toutefois dans la seconde période, les garçons élevés par les Hospices étant alors pratiquement aussi nombreux que les filles à accéder au mariage.
9 Comme rien dans les études précédemment menées ne signale un déséquilibre entre garçons et filles parmi les enfants abandonnés ni un déséquilibre important de la mortalité infantile et enfantine entre les deux sexes, cet écart dans la nuptialité reflète probablement un clivage d’insertion sociale. Une explication partielle pourrait résider dans la mobilité géographique différentielle selon le sexe : la ville de Lyon, qui propose de nombreux emplois de domestique aux jeunes filles des campagnes environnantes, attire peut-être un nombre plus important de filles élevés par les hospices que de garçons.
Le mariage : l’admission au sein d’une famille et d’un milieu social
Âge et état matrimonial
10 Nous avons établi l’âge moyen au premier mariage pour toutes les catégories de conjoints de l’échantillon étudié. Il existe quelques évolutions entre les deux périodes (1872-1874 et 1891-1893), mais les variations restent modérées et de sens différents selon les quatre catégories étudiées. Pour les hommes, le mariage est assez tardif : 31,8 ans pour les garçons pupilles des Hospices et 31,2 ans pour les autres durant la première période, puis 32,6 ans pour les premiers et 30,3 ans pour les autres durant la seconde période. Durant cette seconde période le mariage est donc encore plus tardif pour les hommes issus des Hospices alors qu’il baisse légèrement pour les autres hommes.
11 Mais un clivage encore plus net oppose les hommes issus d’une famille légitime en fonction de la femme qu’ils épousent : ceux qui épousent une femme issue d’une famille légitime se marient en moyenne 3 à 4 ans plus tôt que ceux qui épousent une fille de l’Assistance (30,0 ans contre 32,9 ans durant la première période et 28,9 ans contre 33,2 ans durant la seconde période). Sans doute pouvons-nous voir ici un premier indice de la difficulté d’accès au mariage pour les femmes issues des Hospices : les hommes qui les épousent se marient nettement plus tardivement que les autres époux lyonnais.
Ville de Lyon. Âge moyen au premier mariage selon le sexe et le statut de légitimité des conjoints

Ville de Lyon. Âge moyen au premier mariage selon le sexe et le statut de légitimité des conjoints
12 Les comparaisons vont dans le même sens lorsque l’on s’intéresse à l’âge au premier mariage des femmes. Les femmes élevées par l’Assistance se ma-rient 3 à 4 ans plus tard que les femmes issues de familles légitimes : 30,6 ans contre 26,4 ans durant la première pé-riode, 29,6 ans contre 26,7 ans durant la seconde période. On retrouve également un âge au premier mariage plus élevé pour les femmes qui épousent un ancien pupille des Hospices que pour les autres, mais l’écart est ici d’un an seulement.
13 Soulignons que, globalement, les âges au premier mariage observés à Lyon sont sensiblement plus élevés que la moyenne nationale. Pour les hommes des générations 1846 à 1875, correspondant aux unions observées ici, l’âge moyen au premier mariage est de l’ordre de 28 ans. Pour les femmes, il est dans ces mêmes générations de l’ordre de 24,5 ans (INED, 1978). Les Lyonnais se marient donc plus tard que l’ensemble des Français, et les anciens enfants abandonnés qui accèdent au mariage se marient encore plus tard : 4 ans pour les hommes, 5 à 6 ans pour les femmes.
14 Une autre différence entre les anciens pupilles des Hospices et les autres époux lyonnais concerne leur état matrimonial au mariage. Dans l’échantillon témoin, il s’agit d’un premier mariage pour 86,5 % des hommes et pour 87,5 % des femmes, et 80 % des mariages sont conclus entre deux célibataires. Par contre, lorsqu’un homme épouse une femme des Hospices, il est nettement plus souvent veuf ou divorcé (22,2 %) que son épouse (14,6 %). Les filles des Hospices sont ainsi plus souvent conduites à prendre pour époux un homme qui a déjà connu un mariage. De même, lorsqu’une femme épouse un ancien pupille de l’Assistance, un tiers des mariages implique au moins un conjoint veuf ou divorcé.
15 Le contexte familial dans lequel se déroule cette union présente également quelques différences selon le statut des conjoints. L’écart est particulièrement sensible lorsque l’on regarde la survie du père de l’époux. À Lyon, les hommes qui épousent une femme issue d’une famille légitime ont encore leur père vivant dans 70,3 % des cas. Par contre, ceux qui épousent une ancienne pupille de l’Assistance sont orphelins de père dans 43,9 % des cas.
16 Ceci peut refléter l’âge plus élevé au premier mariage des hommes qui prennent pour femme une ancienne pupille de l’Assistance. Mais ceci peut également signaler que le mariage avec une pupille de l’Assistance se réalise plus facilement lorsque le futur époux ne dépend plus de l’autorité paternelle. Autrement dit, ce sont des hommes subissant moins de contraintes familiales qui pourraient conclure une union avec une femme sur laquelle le regard social est négatif.
Ville de Lyon. Groupes socio-professionnels correspondant aux professions déclarées dans l'acte de mariage selon le statut de légitimité. Hommes

Ville de Lyon. Groupes socio-professionnels correspondant aux professions déclarées dans l'acte de mariage selon le statut de légitimité. Hommes
L’insertion au sein de milieux modestes : un lot commun pour les enfants de l’Assistance et leurs conjoints
17 Les activités professionnelles, telles qu’elles sont déclarées dans les actes de mariage, ne sont pas toujours très explicites, notamment en ce qui concerne la différence entre artisans et ouvriers ou le statut de propriétaire des cultivateurs. En outre, en ce qui concerne les femmes, les mentions « sans profession » ou « ménagère » peuvent recouvrir des réa-lités sociales contrastées.
18 L’échantillon témoin, constitué d’hommes et de femmes issus de familles légitimes, peut servir de structure de référence pour observer d’éventuelles différences avec les autres groupes d’hommes : ceux qui épousent une femme pupille de l’Assistance et ceux qui sont eux-mêmes anciens pupilles des Hospices.
19 Au sein de la population lyonnaise, ce sont les artisans et les ouvriers qui dominent, représentant près de la moitié des activités déclarées par les conjoints. Parmi eux, les tisseurs, et plus généralement les représentants de l’activité textile, sont particulièrement nombreux à une exception près : les anciens pupilles des Hospices font rarement partie de ce milieu lyonnais traditionnel (4 % des hommes de ce groupe contre 8 à 12 % dans les autres groupes). Les professions de niveau intermédiaire (employés, petits commerçants, divers) représentent 40 % des hommes de l’échantillon témoin, mais sont moins fréquentes dans les autres groupes. C’est toutefois aux niveaux extrêmes de l’échelle sociale que les différences sont les plus marquées. Les professions de niveau supérieur sont exceptionnelles (2,6 %) parmi les anciens enfants des Hospices, et il s’agit de « négociants » et de « rentiers » dont le véritable niveau de fortune reste incertain. Par contre, ces mêmes professions regroupent 9,7 % de l’échantillon témoin, et dans ce groupe on trouve une diversité importante de professions correspondant à coup sûr à un niveau social élevé : avocats, médecins, ingénieurs, pharmaciens… À l’inverse, les domestiques ne représentent que 4,1 % des hommes de l’échantillon témoin, cette proportion montant à 13,0 % parmi les anciens pupilles des Hospices.
20 Ce tableau confirme également que les hommes issus de familles légitimes qui épousent des femmes issues de l’Assistance ne sont pas identiques aux hommes de l’échantillon témoin. Leur profil social est plus proche de celui des anciens pupilles de l’Assistance que de celui des hommes de l’échantillon témoin. Ils ne sont que 3,3 % à avoir une profession de niveau supérieur (et l’on retrouve uniquement les qualificatifs imprécis de « rentier » et de « négociant ») et 7 % à avoir le statut de domestique. Ces hommes semblent donc constituer, glo-balement, un groupe intermédiaire entre l’échantillon témoin et l’ensemble des enfants de l’Assistance. Ils ont en commun avec ceux-ci d’appartenir presque en totalité au petit peuple de la ville. Ceci pourrait expliquer pour partie leur choix matrimonial particulier.
21 Parmi les jeunes femmes de l’échantillon témoin se mariant à Lyon, le taux d’activité est important : seulement 20,1 % d’entre elles se déclarent sans profession ou ménagères. Mais une caractéristique des deux autres catégories de femmes est peut-être leur taux d’activité encore plus élevé : 13,6 % et 13,5 % seulement de femmes inactives parmi les an-ciennes pupilles des Hospices et parmi les femmes issues de familles légitimes épousant un ancien pupille de l’Assistance.
Ville de Lyon. Groupes socio-professionnels correspondant aux professions déclarées dans l'acte de mariage selon le statut de légitimité (Femmes)

Ville de Lyon. Groupes socio-professionnels correspondant aux professions déclarées dans l'acte de mariage selon le statut de légitimité (Femmes)
22 Ce sont les femmes employées dans l’artisanat et dans l’industrie qui sont majoritaires dans les trois groupes, avec une très forte présence des métiers du textile : couturières, tailleuses, dévideuses, tis-seuses, ourdisseuses. La principale différence entre les trois groupes de femmes réside probablement dans la proportion de domestiques : celle-ci est de 11,9 % « seulement » dans l’échantillon témoin, de 17,3 % parmi les femmes épousant un ancien pupille de l’Assistance et de 21,7 % parmi les femmes élevées par les Hospices. Ceci confirme que, parmi les femmes également, les personnes qui épousent un ancien enfant abandonné sont, sur le plan social, plus proches de ceux-ci que de l’échantillon témoin.
23 L’accès à l’instruction élémentaire apparaît plus limité pour les pupilles des Hospices que pour les autres conjoints lyonnais. À Lyon, en ce qui concerne les hommes, les taux de signature sur l’acte de mariage sont élevés, et même s’il existe un écart entre les enfants de l’Assistance et les autres hommes, celui-ci est modéré. Par contre l’écart est important pour les femmes, les pupilles des Hospices ayant un taux de signature bien plus faible que les femmes issues d’unions légitimes. Encore observe-t-on une évolution importante entre la pé-riode 1872-1874 et la période 1891-1893. Dans la première période seulement 54,4 % de femmes des Hospices savaient signer contre 87,4 % durant la seconde période. On observe donc un important progrès de la maîtrise de l’écriture, même pour ces femmes défavorisées, durant le dernier quart du xix e siècle. Les mariages comportant un homme de l’Assistance unissent deux conjoints alphabétisés à peu près dans les mêmes proportions (86,2 % et 83,2 %), tandis que les unions comprenant une femme des Hospices sont déséquilibrées : l’homme sait signer dans 94,9 % des cas et la femme dans 69,5 % des cas seulement, cet écart ayant été encore bien plus important au début de la période observée.
Origine géographique des anciens enfants abandonnés et de leurs conjoints : des différences majeures
24 Les différences sont ici importantes. Les Lyonnais de naissance sont majoritaires (45,2 %) parmi les conjoints élevés par l’Assistance, ce qui n’est guère étonnant étant donné l’importance des Hospices lyonnais. Par contre, les Lyonnais de naissance ne représentent qu’un quart des autres hommes, qu’ils épousent une pupille des Hospices ou une femme issue d’une famille légitime. Toutefois, on assiste également à une mobilité géographique importante, sur un large rayon, de la part des anciens enfants abandonnés qui accèdent au mariage à Lyon. Il est remarquable que près du quart soient originaires de départements n’appartenant pas à l’espace régional, et notamment de Paris. Cette proportion descend à 14,8 % des hommes de l’échantillon témoin.
Ville de Lyon. Lieu de naissance selon le statut de légitimité de la naissance (Hommes)

Ville de Lyon. Lieu de naissance selon le statut de légitimité de la naissance (Hommes)
25 Par contre, les hommes issus de familles légitimes, plus rarement natifs de la ville de Lyon, appartiennent fréquemment à l’espace régional : plus d’un tiers est natif des départements proches de la ville de Lyon, et un cinquième est natif des autres départements de la région. Encore une fois, les hommes qui présentent la particularité d’épouser une ancienne pupille des Hospices se situent en position intermédiaire entre ceux des deux premiers groupes.
26 Concernant les femmes, on retrouve pratiquement les mêmes contrastes géographiques que parmi les hommes : forte majorité de pupilles de l’Assistance originaires de la ville de Lyon (52,3 %), relative faiblesse parmi elles de l’espace régionale et part plus importante des départements éloignés. Les femmes issues de familles légitimes proviennent surtout de l’espace régional lorsqu’elles épousent un ancien pupille des Hospices, plus souvent de la ville de Lyon lorsqu’elles appartiennent à l’échantillon témoin.
Ville de Lyon. Lieu de naissance selon le sexe et le statut de légitimité de la naissance (Femmes)

Ville de Lyon. Lieu de naissance selon le sexe et le statut de légitimité de la naissance (Femmes)
Avant et après le mariage : des comportements spécifiques ?
Un concubinage largement répandu
27 Lorsqu’ils se présentent à la mairie pour faire enregistrer leur mariage, les conjoints doivent déclarer avec précision leur adresse. Il est alors possible d’estimer, parmi eux, la proportion de concubins, en émettant l’hypothèse que le fait de résider dans le même immeuble avant le mariage corresponde à une situation de concubinage. En outre, si un individu réside depuis moins de six mois à une adresse, il doit le préciser et indiquer son ancienne adresse. Ceci nous permet d’estimer également, du moins de manière approximative, l’ancienneté du concubinage. Toutefois, cette hypothèse surestime certainement le concubinage, deux futurs conjoints pouvant parfaitement habiter le même immeuble sans partager le même logement.
28 En admettant cette hypothèse, il apparaît que le concubinage est largement répandu à Lyon durant la période 1872-1874, mais concerne encore plus les couples comportant un ancien pupille de l’Assistance que les autres couples lyonnais. La proportion est de 40,2 % dans le premier groupe et de 30,5 % dans le second. La pratique du concubinage a tendance à augmenter, puisqu’il monte à 43,0 % pour les couples dont au moins un membre est issu des Hospices durant la période 1891-1893.
29 Ces proportions extrêmement élevées amènent à s’interroger sur la spécificité du comportement des anciens enfants abandonnés et de leurs conjoints. On peut notamment se demander quelle est la proportion d’anciens pupilles de l’Assistance vivant en concubinage et ne régularisant pas leur situation par le mariage, échappant ainsi à notre observation. On comprend également mieux l’âge tardif au mariage souligné précédemment, puisqu’il apparaît que ces mariages surviennent fréquemment après une période de concubinage. Ce comportement est particulièrement fréquent lorsque le mariage unit une femme de l’Assistance et un homme issu d’une famille légitime (50 %). On peut alors s’interroger sur les raisons de cette cohabitation avant mariage. Reflète-t-elle un comportement social revendiqué (refus du mariage bourgeois) ou la difficulté pour ces femmes à « se faire épouser » par un homme qui ne connaît pas les mêmes problèmes d’insertion sociale et matrimoniale ?
Des légitimations d’enfants naturels plus fréquentes
30 Entre les deux périodes, la proportion de couples légitimant un ou plusieurs enfants au moment de leur mariage évolue. Pour les unions impliquant au moins un ancien enfant abandonné, elle passe de 12,5 % à 17,0 %, soit un couple sur 6. Pour l’échantillon témoin, cette fréquence est beaucoup plus faible et pratiquement stable dans le temps, passant de 5,7 % en 1872-1874 à 6,2 % en 1891-1893. Par ce comportement, les anciens enfants des Hospices semblent justifier en quelque sorte le regard sévère posé par la société sur leur mentalité et adopter, plus fréquemment que les autres conjoints lyonnais, un comportement déviant par rapport aux normes familiales.
Ville de Lyon. Intervalle entre le mariage et la naissance naturelle légitimée la plus ancienne connue

Ville de Lyon. Intervalle entre le mariage et la naissance naturelle légitimée la plus ancienne connue
31 La proportion concernant l’échantillon témoin est bien proche de la moyenne française dans la seconde moitié du xix e siècle, celle-ci évoluant de 4 à 7 % au cours de cette période (Maskud et Nicard, 1977). Par contre les anciens pupilles de l’Assistance semblent bien constituer un groupe spécifique. Considérés globalement, les couples lyonnais formés de 1891 à 1893 légitiment des enfants naturels dans une proportion un peu inférieure à celle de leurs contemporains parisiens mariés en 1885 (13,5 %) (Garden, 1998).
32 La légitimation ne concerne la plupart du temps qu’un seul enfant : 80 cas sur 100 concernant les couples impliquant un enfant de l’Assistance et 29 cas sur 37 pour l’échantillon témoin. La légitimation intervient dans un délai souvent bref après la naissance de l’enfant : 35 mariages légitimants sur 139 surviennent moins d’un an après la naissance de l’enfant. Cette observation est conforme à celle faite à propos des couples parisiens formés en 1885, tant sur le faible nombre d’enfants légitimés que sur les délais écoulés entre la naissance du ou des enfants et le mariage des parents (Garden, 1998).
33 De même que la pratique du concubinage, ce comportement aide à comprendre l’âge au mariage particulièrement élevé de ces conjoints. Celui-ci est identique quel que soit le statut de légitimité de la naissance : de 34,8 et 34,9 ans pour les hommes et de 30,1 et 30,3 ans pour les femmes. Sans surprise, on constate que les couples concubins représentent la grande majorité des couples légitimants (70 %), ce qui conforte l’hypothèse métho-dologique émise précédemment pour l’estimation du concubinage.
34 Les comportements par contre ne sont pas homogènes pour tous les couples légitimant un enfant lorsque l’on exa-mine l’écart entre la première naissance légitimée connue et le mariage. En effet, pour les couples légitimants, l’écart moyen entre la première naissance naturelle connue et le mariage s'établit à 4,4 ans. Mais on observe que pour une trentaine de couples, le mariage survient moins d’un an après la première naissance, et peut-être doit-on considérer qu’il s’agit là d’une régularisation assez rapide, la décision du mariage ayant peut-être été induite ou facilitée par la naissance d’un enfant. À l’autre extré-mité de la distribution, un nombre équivalent de couples ont laissé s’écouler au moins 5 ans avant de prendre la décision de se marier. C’est dire que les relations – le concubinage parfois –, sont anciennes. Ou alors, il faut s’interroger sur la paternité réelle des enfants légitimés aussi tardivement.
Des unions plus solides ?
35 Le divorce a été rétabli en France par une loi de 1884, et depuis 1886 la mention de divorce doit être portée en marge de l’acte de mariage. Sans doute, cette mention ne fut-elle pas systématiquement reportée et le nombre de divorces que nous connaissons constitue de ce fait un minimum. A priori, on ne conçoit pas que le report de cette mention marginale puisse différer entre les deux catégories de couples étudiés, selon qu’ils impliquent ou non un conjoint élevé par les Hospices. Les valeurs trouvées pour ces deux catégories ont donc, pour le moins, une valeur relative.
36 Parmi les 305 mariages conclus en 1891, 1892 et 1893 et impliquant au moins un enfant élevé par les Hospices, 12 au moins, soit 3,9 % ont fait l’objet d’un divorce. Le divorce survient en moyenne après 11,8 années d’union, mais dans la moitié des cas le divorce survient tôt (4 à 8 ans de mariage) et dans l’autre moitié après 13 à 18 ans d’union.
37 Le divorce est apparemment plus fréquent parmi les couples dont les deux conjoints sont issus de familles légitimes. Nous avons connaissance de 25 divorces (8,2 % des unions), soit deux fois plus que parmi les mariages précédents. La distribution en fonction de la durée du mariage des unions rompues par le divorce est proche de celle constatée pour le premier groupe. La durée moyenne est de 11,7 ans, et la moitié des divorces survient après 4 à 8 ans de mariage.
38 La base statistique est trop mince pour être affirmatif sur ce point, mais peut-être les anciens pupilles de l’Assistance connaissent-ils des unions plus stables que les autres conjoints lyonnais. Se mariant à un âge un peu plus élevé, après un parcours difficile, fréquemment après une période de concubinage, plus souvent que les autres après la naissance d’un enfant naturel, peut-être les anciens enfants de l’Assistance et leurs conjoints sont-ils plus attachés au couple durement constitué. Peut-être la stabilité de ce couple contribue-t-elle aussi, symboliquement ou concrètement, à l’image d’une insertion sociale souhaitée. A contrario, peut-être cela révèle-t-il une dépendance plus forte vis à vis d’un conjoint mieux inséré dans la société ?
39 Une autre hypothèse explicative résiderait dans les différences sociales constatées entre les enfants des hospices et les couples de l’échantillon témoin. Ces derniers appartiennent à des couches sociales plus élevées qui, globalement, ont été plus touchées par la loi sur le divorce. La proportion plus importante de divorces parmi les couples de l’échantillon témoin ne serait alors qu’un reflet des clivages sociaux.
Conclusion
40 Constituant une population spécifique, les anciens enfants abandonnés accédant au mariage peuvent bien faire l’objet d’une « microanalyse quantitative ». Les premiers éléments livrés ici révèlent un accès difficile et souvent tardif au mariage, particulièrement pour les hommes. De ce fait, la pratique du concubinage, la sur-venue d’enfants naturels légitimés ultérieurement, peuvent aussi bien refléter ce difficile accès au mariage qu’un comportement voulu et revendiqué, reflétant ce qu’une certaine littérature populaire considérait comme « tares » innées de ces « enfants du vice ».
41 L’étude présentée n’est pas complète, et les recherches se poursuivent, principalement autour de trois axes. D’une part, les contrats de mariage, fréquemment établis à cette époque, devraient nous renseigner sur les apports matériels des conjoints. Si les enfants de l’Assistance sont a priori pauvres, car exerçant des activités peu rémunératrices et ne pouvant espérer d’héritage, il est nécessaire de mieux connaître le degré de richesse, ou de misère, de leurs conjoints qui appartiennent aussi au petit peuple. D’autre part, nous sommes en train de constituer une base de données sur les mariages d’enfants abandonnés dans les campagnes et les petites villes de la région lyonnaise, pour mesurer si le mariage des anciens enfants des Hospices est plus facile ou plus fréquent en milieu urbain qu’en milieu rural. Le troisième axe de recherche, qui pour l’instant n’a pu être mené qu’en milieu rural étant donné l’importance du nombre d’actes d’état civil à Lyon, est la recherche de la descendance de ces couples particuliers. Après avoir accédé au mariage, les enfants de l’Assistance peuvent-ils véritablement fonder une famille, c’est à dire donner naissance à des enfants légitimes que rien, si ce n’est éventuellement une mémoire familiale et/ou villageoise, ne distinguera des autres ? Les premières observations montrent que les issues sont diverses et que l’insertion sociale ne se réalise pleinement sur place que pour une minorité de cette minorité. C’est dire qu’à la fin du xix e siècle, l’insertion économique, sociale et familiale des enfants abandonnés n’est pas encore fréquemment réalisée et constitue un problème social.