CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Cet ouvrage consacré aux écoles supérieures de commerce (Esc) constitue un apport à la connaissance scientifique d’autant plus bienvenu que le modèle de transmission de savoirs et de savoir-faire auquel il s’intéresse n’a fait l’objet que d’un nombre très réduit de travaux et qu’il s’agit en outre d’un cas limite par rapport à la « forme scolaire » qui s’impose en Occident à partir du xviiie siècle [1]. L’archétype dominant depuis cette époque privilégie, d’une part, la séparation de l’écolier (ou de l’étudiant) de son environnement familial et économique ainsi que la distinction du temps d’apprentissage des temps de loisir. Il consacre, d’autre part, la supériorité du savoir sur le faire et celle de l’écrit sur l’apprentissage par ouï-dire. Or on observe plutôt dans les Esc une hybridation de ces différentes dimensions. Dans La noblesse d’État, Pierre Bourdieu attribuait les traits singuliers de ces institutions à la volonté des familles de la bourgeoisie d’affaires, et plus généralement des milieux économiques, de résister à l’emprise de l’école et au contrôle des mécanismes de reproduction sociale par la bourgeoisie intellectuelle [2]. Même si l’auteure ne prend pas clairement position sur ce point, les analyses qu’elle propose, sans remettre en cause cette thèse, concourent à l’affiner par l’étude de certains moments clés de l’histoire des Esc, étayée par la consultation de nombreuses archives officielles et par des informations recueillies grâce à une cinquantaine d’entretiens, menés principalement auprès de personnes travaillant ou ayant travaillé dans quatorze de ces établissements.

2L’ouvrage commence par donner à voir la relation complexe des Esc vis-à-vis des milieux économiques dont elles émanent, leur histoire depuis le xixe siècle pouvant être lue à la fois comme une longue émancipation de la tutelle directe exercée par ces derniers et comme une adaptation croissante aux logiques de marché caractéristiques de ces milieux. À partir de 1870, à la suite de la défaite de la France face à la Prusse, des chambres de commerce, des sociétés industrielles et des municipalités, relayant les demandes de gros négociants, encouragent le développement d’un enseignement technique commercial de niveau secondaire, puis supérieur. Les premières, par exemple, prennent en charge le financement des établissements qui voient le jour car les effectifs de ceux-ci, réduits au départ, puis fluctuants au gré des périodes, ne permettent pas d’assurer leur viabilité à moyen et long terme. Néanmoins, au fil du temps, les attentes des élites économiques locales deviennent un frein au rayonnement des Esc : certaines d’entre elles tentent de s’autonomiser en adoptant un statut associatif tandis que d’autres, plus nombreuses, cherchent à obtenir des financements complémentaires notamment en créant des fondations, en procédant à des augmentations conséquentes des frais de scolarité ou en développant la formation continue.

3Paradoxalement, ces stratégies contribuent à renforcer les liens des Esc avec le secteur privé puisque les fondations visent à collecter de l’argent auprès d’entreprises et d’alumni, et que les « chaires » financées par ces fondations ou par des entreprises ont pour but d’impliquer plus étroitement ces dernières dans le fonctionnement des établissements. Cette immixtion favorise à son tour une orientation générale des enseignements et des recherches vers des savoirs porteurs de retombées économiques. L’évolution globale des programmes d’enseignement en matière de gestion témoigne par ailleurs de la pénétration des savoirs et des méthodes en vogue dans les business schools américaines, alors que le champ des Esc devient le lieu de logiques de compétition d’autant plus vigoureuses qu’il s’agit pour ces institutions de « conquérir des parts de marché », au triple sens d’élargir leur recrutement, de favoriser leur expansion et d’améliorer leur positionnement vis-à-vis de leur environnement économique. Marianne Blanchard souligne également l’importance accordée par ces établissements, dès la fin des années 1990, à l’appréciation de leur qualité par des « tiers » évaluateurs relevant du secteur privé, en particulier les agences d’accréditation et les groupes de presse producteurs de classements [3]. Cette attention aux jugements émanant de la sphère marchande atteste d’une autre façon la très grande porosité des Esc à leur environnement économique.

4Ces tiers concurrencent les dispositifs de régulation étatique, notamment le visa du diplôme, ou grade de master, qui joue un rôle central dans l’entretien du statut de ces écoles mais ne comporte pas de critères précis d’évaluation de leur qualité. L’emprise limitée de ces dispositifs sur le fonctionnement des Esc s’explique aussi par le fait que ces établissements, sans bénéficier de l’étroite association à l’État via les grands corps (contrairement aux grandes écoles d’ingénieurs, qui ont longtemps été leurs modèles), ont tout de même réussi eux aussi à « coloniser » ce dernier à partir du milieu des années 1960. Au-delà des pressions exercées par les écoles les plus puissantes et par leurs associations représentatives, la présence de membres issus des Esc à des postes clés de conseil et de décision au sein de l’État (ministères, commissions) a permis à celles-ci, dans les dernières décennies du xxe siècle, de faire prévaloir leurs intérêts, qui se sont du même coup partiellement confondus avec ceux de l’État lui-même. En termes plus concrets, l’encadrement étatique et les initiatives des établissements ont œuvré conjointement – non sans tensions – pour accentuer la sélectivité scolaire des Esc et renforcer la position au sommet de la hiérarchie statutaire de certaines d’entre elles – École des hautes études commerciales de Paris (Hec), École supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec), École supérieure de commerce de Paris (Escp), École de management de Lyon (Em Lyon). À l’inverse, la faible emprise de l’État sur la définition de la qualité des formations et des diplômes a permis à ces établissements de préserver leurs liens très forts avec le marché.

5À la fin du xixe siècle, quand l’État commence à s’impliquer dans le fonctionnement des Esc nouvellement créées, son action s’inscrit d’abord dans une démarche de normalisation et de contrôle qui concerne surtout les conditions d’admission. Il intervient ensuite de façon plus offensive en 1946-1947, selon la logique centralisatrice et planificatrice caractéristique du début des Trente Glorieuses, pour conditionner l’accès à ces établissements à la détention du baccalauréat, au suivi d’une préparation spécifique et à la passation d’un concours, et pour imposer un cursus en trois ans et des coefficients pour les épreuves de sortie. Ces exigences étatiques ne sont pas accueillies d’emblée favorablement par toutes les écoles car elles perturbent leurs processus de recrutement tout en réduisant leur liberté pédagogique. Pourtant, ces contraintes, qui assoient durablement leur statut de formations de niveau supérieur et de « grandes écoles », les dotent d’un atout considérable : celui de pouvoir sélectionner de façon rigoureuse leurs élèves. Cet atout, que les Esc n’auront de cesse de renforcer – en élevant par exemple, dans les années 1960, le degré de difficulté de leurs épreuves d’admission ou en obtenant, trente ans plus tard, l’allongement à deux ans de la durée des classes préparatoires aux grandes écoles (Cpge) de commerce –, se révélera décisif par la suite pour limiter l’impact des effectifs sans cesse croissants du supérieur sur le niveau scolaire et social de leur public et déléguer le rôle d’accueil de ces « nouveaux étudiants » aux universités.

6L’intrication de ces écoles avec les classes préparatoires ne produisit cependant pas que des effets positifs. Certes, les Esc rehaussèrent leur statut en s’adossant progressivement au modèle d’excellence scolaire que représentent les Cpge en France, mais elles subirent concomitamment les contraintes liées à cette association. Celles-ci ne concernent pas tant la formation – la prise en charge par les Cpge d’une grande partie du bagage académique ayant plutôt favorisé l’autonomie pédagogique des Esc, qui ont pu valoriser des activités plus éloignées de la forme scolaire, comme l’engagement associatif des étudiants [4] – que le recrutement. La dépendance à l’égard du nombre des préparationnaires fournis par ces classes, variable selon l’attractivité de ce cursus (plus ou moins grande en fonction des périodes) et tributaire de l’investissement de l’État dans leur développement, constitue en effet un problème pour ces écoles. Ce problème est d’autant plus prégnant que, du fait de leur statut privé et des logiques économiques qui les structurent, elles ont besoin d’effectifs pour soutenir leur croissance et ne peuvent se montrer aussi malthusiennes que les grandes écoles d’ingénieurs. Si les Esc ont réussi à concilier jusqu’à aujourd’hui leur double visée de sélection et d’expansion, ce fut au prix non seulement d’une segmentation interne de leurs modes d’admission (avec des « admissions parallèles » hors Cpge) et de leurs programmes de formation (avec l’instauration d’un programme « grande école » distinct), mais aussi d’une forte segmentation statutaire entre écoles. Un tel équilibre demeure par ailleurs précaire, menacé à la fois par les changements dans les procédures de candidature et d’admission spécifiques l’enseignement supérieur et par les recompositions affectant le paysage universitaire en France et à l’étranger.

7Ce bref compte rendu ne rend pas justice à la richesse des analyses proposées par Blanchard, notamment celles portant sur la concurrence et la coopération au sein du groupe des Esc. Néanmoins, ces dernières dimensions occupent à nos yeux une place trop importante dans l’ouvrage au détriment d’autres nécessaires à la compréhension des modalités particulières qu’a revêtues la lutte statutaire à laquelle se sont livrées les Esc depuis leur émergence et à ses conséquences. Certes, certains aspects de cette lutte y sont étudiés de façon rigoureuse et percutante mais la portée théorique du livre aurait été plus grande si les différents facteurs, internes et externes, qui conditionnent l’intensité et les modalités de cet affrontement avaient été intégrés dans un modèle global et étudiés de façon plus systématique. Ainsi du poids des enjeux statutaires des enseignants exerçant dans ces établissements ou encore de l’influence déterminante des familles et des étudiants qui les choisissent dans l’élaboration des stratégies des Esc. Nous aurions souhaité, pour finir, que l’auteure pointe davantage les effets desdites stratégies sur la hiérarchisation de l’enseignement supérieur et du système éducatif français dans son ensemble, de même que sur le positionnement des institutions de formation supérieures hexagonales vis-à-vis de leurs concurrents dans d’autres pays.

Notes

  • [1]
    Guy Vincent, L’école primaire française. Étude sociologique, Lyon/Paris, Presses universitaires de Lyon/Éd. de la Msh, 1980.
  • [2]
    Pierre Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éd. de Minuit, 1989.
  • [3]
    Michael Sauder, « Third Parties and Status Position: How the Characteristics of Status Systems Matters », Theory and Society, 35-3, 2006, p. 299-321.
  • [4]
    Yves-Marie Abraham, « Du souci scolaire au sérieux managérial, ou comment devenir un ‘Hec’ », Revue française de sociologie, 48-1, 2007, p. 27-52.
Agnès van Zanten
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/03/2020
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.128
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