1La traduction en français de Studien über die Deutschen était attendue depuis longtemps, et il faut rendre grâce à l’obstination de Marc Joly qui a enfin rendu cette publication possible. Paru pour la première fois en 1989, puis repris en 2005 sous une forme légèrement remaniée dans le volume 11 des Gesammelte Schriften [1], l’ouvrage consiste en un recueil d’articles et de conférences datant de différentes périodes, écrits soit en allemand soit en anglais. Cette structure composite ne peut qu’amplifier les défauts habituels de l’écriture de Norbert Elias, non linéaire et en spirale, dus à sa façon très germanique de revenir sans cesse sur un même thème en ajoutant à chaque fois de nouveaux développements, qui donne parfois le sentiment de redites, alors qu’en réalité il ne se répète jamais à l’identique. L’effort de lecture en vaut pourtant la peine, non seulement en raison de l’importance de son objet – un sociologue allemand spécialiste des sociétés française puis anglaise se tourne vers l’histoire tragique de son propre pays, dont il a été lui-même la victime – mais aussi parce que s’y déploie magistralement l’essentiel de la méthode éliasienne, dans sa dimension proprement sociologique.
2La première caractéristique de cette perspective réside dans l’intérêt bien connu d’Elias pour la longue durée : bien que n’étant pas étrangère à la démarche historienne, elle renvoie aujourd’hui à une pratique de la discipline devenue relativement marginale parce que, sans doute, suspecte d’amateurisme essayiste. Mais chez Elias, cet allongement temporel relève avant tout d’une attention à la tridimensionnalité des temporalités : « Passé, présent et futur opèrent conjointement en tant que déterminants de la conduite. Les situations sont pour ainsi dire tridimensionnelles » (p. 467).
3Une deuxième caractéristique renvoie à Émile Durkheim, et plus précisément à sa pratique de la comparaison, que le sociologue considérait comme l’équivalent, pour le chercheur en sciences humaines, du laboratoire pour le chercheur en sciences de la nature. Elias n’hésite pas, par exemple, à mettre en parallèle certains points de l’histoire de la société allemande avec la société de cour en France, l’histoire de l’Angleterre avec celle des Pays-Bas, la colonisation avec la christianisation de l’Amérique du Sud, les pratiques de bizutage avec les cérémonies d’initiation chez les peuples primitifs ou chez les guerriers japonais, ou encore le système parlementaire avec un match de football, le nazisme avec le terrorisme, et l’hitlérisme avec le chamanisme. Cependant, il compare toujours « avec » et non pas « à » : il s’agit bien d’une confrontation heuristique qui vise à dégager les ressemblances et les différences, et non d’une assimilation de l’un à l’autre – selon l’importante distinction établie par Paul Veyne [2].
4Une troisième caractéristique, elle aussi toute durkheimienne, correspond à la place centrale accordée aux contraintes auxquelles sont soumises les actions humaines. Elias en distingue quatre dans son introduction, des plus naturelles aux plus sociales et des plus extérieures aux plus intériorisées : il y a d’abord les contraintes afférentes à « la nature animale des hommes », puis celles résultant de la « dépendance à l’égard d’événements naturels », ensuite celles « exercées mutuellement par les hommes dans leur vie en commun », enfin celles liées au « contrôle de soi » (p. 51). Le processus de civilisation peut alors se décrire comme « une transformation dans le rapport entre contraintes sociales (étrangères) et contraintes propres (individuelles) » (p. 52).
5Une quatrième caractéristique, qui renvoie à l’opposition proposée par Louis Dumont entre holisme et individualisme, permet de repenser ce processus de civilisation en tant que glissement du premier au second dans l’exercice de la contrainte [3]. Selon Elias, le passage d’une indifférenciation à une différenciation entre « nous » et « je » caractérise l’évolution des sociétés traditionnelles vers les États industrialisés, nonobstant les états de crise qui, dans ces derniers, tendent à ce que « l’énergie émotionnelle investie dans le niveau du ‘nous’ augmente au détriment du ‘je’ » (p. 468). La pratique du bizutage, en particulier, peut être interprétée à l’aune de ce modèle comme la fabrique d’une dépendance à l’égard du collectif.
6Une cinquième caractéristique nous ramène à un classique dont l’influence sur l’approche éliasienne ne fait aucun doute : il s’agit de Max Weber, auquel Elias doit la problématique de la monopolisation étatique de la violence légitime, au cœur de la théorie du processus de civilisation. Ainsi, Elias voit dans l’échec de la République de Weimar l’effet « de la faiblesse structurelle de son monopole de la violence et de l’exploitation consciente de cette faiblesse en vue de mettre à bas le régime parlementaire et républicain grâce à des organisations bourgeoises qui, faute d’avoir connu une tradition parlementaire, se sentaient flouées par ce régime » (p. 301) – cette situation étant elle-même imputable à un retard dans le processus de centralisation et, de ce fait, au manque d’adhésion des citoyens à l’État. D’où, chez les nazis, un usage de la violence « sans restriction car aucun code de noblesse ni le moindre scrupule de conscience ne venaient le limiter » (p. 383). Elias complète cette réflexion sur la violence par des développements originaux sur le rôle stratégique de cette violence privée qu’est le duel comme gestion des différences de classes.
7L’attention constante à la stratification sociale – et, corrélativement, à la hiérarchie – constitue d’ailleurs une sixième caractéristique sociologique de la pensée d’Elias. En effet, à partir des années 1930, l’invention des sondages d’opinion, grâce notamment à Paul Lazarsfeld, a fait des différences de catégories sociales non plus, comme chez Karl Marx, une arme politique de dénonciation de l’exploitation, mais un outil technique de description et de prédiction des conduites à partir des paramètres sociodémographiques permettant de situer un individu dans l’échelle sociale. Il ne s’agit donc pas, pour Elias, d’opposer les classes supérieures et les classes populaires, ou encore la bourgeoisie et le prolétariat, mais bien plutôt de saisir ce qui distingue l’aristocratie de la bourgeoisie en se basant sur leur rapport spécifique à la violence, au pouvoir, à la morale, à la culture et aux manières.
8La stratification en fonction des ressources économiques se complexifie avec la prise en compte des valeurs, des représentations et des catégorisations : voilà qui témoigne non plus seulement d’une utilisation des problématiques sociologiques, mais aussi de leur profond renouvellement. Cependant, la stratification chez Elias n’est pas uniquement sociale, elle se révèle aussi générationnelle, et cette attention aux différences entre générations constitue la septième caractéristique propre à « sociologiser » son approche. Certes, cette problématique appartient aussi à l’histoire et à la démographie, toutefois, Elias l’aborde sous l’angle non pas des chiffres mais des « mentalités » ou, pour employer des termes plus actuels, des représentations collectives : par exemple, il décrit le terrorisme des années 1960-1970 comme l’effet d’un conflit générationnel propre aux jeunes bourgeois (et non aux jeunes ouvriers), en raison à la fois du blocage des positions par les aînés et du poids du passé nazi dans la génération précédente, faisant du terrorisme « une sorte de rituel de purification par rapport aux péchés des pères » (p. 348). Dans la pensée éliasienne, le conflit de générations prend ainsi la place de la lutte des classes, réduite à une simple rationalisation idéologique : « la véritable force motrice, derrière l’usage idéologique de la lutte des classes, est la réalité d’un conflit générationnel » (p. 270).
9Nous abordons là une autre dimension de la sociologie d’Elias, ouvrant des voies radicalement nouvelles. En effet – huitième caractéristique –, l’essentiel de son approche repose sur l’explicitation des représentations mentales et des spécificités intra-psychiques collectives plutôt que sur l’explication par des données économiques, démographiques, voire politiques. En témoigne son utilisation récurrente des romans, des chansons, des lettres comme matériaux d’enquête. Il livre notamment une remarquable analyse du nationalisme, qu’il définit comme « l’une des grandes croyances sociales séculières des sociétés des xixe et xxe siècles » (p. 204) correspondant à une forme d’identité collective en rupture avec les solidarités aristocratiques, et donc propre aux sociétés de classes et non plus d’états.
10Cette focalisation sur les représentations opère une rupture radicale avec l’approche marxiste qui imprègne la génération d’intellectuels d’après-guerre au sein de laquelle Elias élabore ses réflexions. Dans ce volume, il critique explicitement la minimisation marxiste des « idéologies », notamment à propos de la politique antisémite des nazis. Mieux encore, il retourne le schème marxiste en faisant des représentations les structures profondes, et de l’invocation des réalités économiques une forme d’idéologie, de rationalisation superficielle : étonnant renversement qui fait de l’analyse marxiste une idéologie dissimulant la réalité aux yeux de ceux qui l’invoquent – et le lecteur se prend à imaginer ce que donnerait une telle opération transposée à l’emprise actuelle de la sociologie de la domination.
11En faisant des valeurs, des croyances et, plus généralement, des représentations collectives les raisons profondes des comportements non pas des Allemands en général, mais de catégories différenciées selon la position sociale et générationnelle, Elias revient aux fondements wébériens de la sociologie en opérant, à l’échelle de la discipline elle-même, le passage d’une perspective explicative (ou déterministe) à une perspective compréhensive (ou analytique). C’est là la neuvième et dernière caractéristique, qui rend sa pensée non seulement foncièrement sociologique, mais aussi profondément novatrice.
12Reste, cependant, un obstacle à l’intelligence, qu’elle soit explicative ou compréhensive : l’impossibilité de résoudre la question qu’Elias s’était donnée au départ comme un défi « personnel », à savoir « pourquoi dans le deuxième quart du xxe siècle, chez un peuple hautement civilisé, le standard de la conscience morale s’est-il effondré ? » (p. 49). Or, au terme de ces centaines de pages d’analyse où l’auteur a mobilisé tant de ressources intellectuelles, le constat s’impose : « Ce qui demeure une question ouverte dans la mémoire et ce pour quoi une explication n’est toujours pas offerte, c’est le meurtre de masse au service de quelque chose que l’on a pu, selon les cas, définir comme théorie ou credo politique et idéal. […] Ce mélange d’un idéal quasi scientifique, apparemment rationnel, et d’une violence absolue dont les victimes n’étaient en fait que des choses au regard des exécutants, […] processus au cours duquel les hommes pour ceux qui les tuaient n’étaient au fond que des symboles d’une théorie, ce mélange pose aujourd’hui une question ouverte » (p. 381).
13Ne faut-il pas voir alors, dans ce constat découragé d’une incommensurabilité entre l’énormité de la réalité étudiée et les capacités d’analyse, le symptôme d’une carence dans les outils mobilisés ? La théorie du processus de civilisation peut intégrer, certes, les mouvements inverses de « décivilisation » par la régression vers la violence pulsionnelle. Mais comment pourrait-elle penser ensemble une violence extrême et une rationalisation tout aussi extrême, le goût du meurtre et le raffinement dans la formalisation, le massacre génocidaire et l’industrialisation, l’appel du sang et le souci des règlements ? Et n’est-ce pas là, en définitive, la seule vraie victoire du nazisme, que d’avoir démontré en actes l’insuffisance des armes intellectuelles mises au point par l’une de ses plus clairvoyantes victimes pour, avec des mots, tenter de l’affronter ?
Notes
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[1]
Norbert Elias, Gesammelte Schriften, vol. 11, Studien über die Deutschen. Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005.
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[2]
Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, Éd. du Seuil, 1971.
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[3]
Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Éd. du Seuil, 1983.