« S’il existe, à l’Université de Chicago, une école de sociologie originale, ce n’est pas sans rapport avec le fait que ces observateurs n’ont pas à chercher bien loin un sujet d’étude. Sous leurs yeux se déroulent de décade en décade, et presque d’année en année, de nouvelles phases d’une évolution urbaine sans exemple. »
1Cette notation de Maurice Halbwachs dans son article : « Chicago, expérience ethnique », publié en 1932 dans les Annales d’histoire économique et sociale [1], laisse entendre qu’il avait perçu ce qu’il pouvait y avoir d’unique à la fois dans cette métropole immense et dans le travail de ceux qui l’étudiaient au département de sociologie de l’université où il avait été invité à enseigner pendant trois mois à l’automne 1930.
2Mais la force des choses s’impose-t-elle de cette façon aux savants qui les observent ? Nous savons qu’il n’en est rien et que les descriptions du monde social sont organisées par des catégories d’analyse et des schèmes de perception, par des formes ou cadres de l’expérience. Concernant celles-ci, deux questions de caractère général peuvent se trouver éclairées par le cas considéré ici.
3La première est la façon dont entraient ou non en dialogue des mondes savants séparés par des frontières nationales. Dans le premier XXe siècle, ces frontières s’étaient imposées déjà depuis longtemps et la République des savants était désormais éclatée en grands ensembles linguistiques, en systèmes institutionnels nationaux – les universités modernes – et en traditions ou styles scientifiques particuliers. En outre, les réalités étrangères elles-mêmes – les pays et les gens qui les peuplaient – avaient été constituées comme des entités distinctes, largement closes sur elles-mêmes et considérées comme caractéristiques d’une nation, d’une civilisation, d’une race. Les voyageurs et leurs récits, que redoublaient des commentaires de tous ordres – politiques, mais aussi savants –, avaient notamment pour effet de stabiliser ces images réciproques. S’agissant d’un monde ainsi formé de nations et d’empires, les échanges ne peuvent être décrits qu’en termes de traduction – opération qui consiste à prélever un élément dans un ensemble national donné pour le transférer dans un autre en lui faisant subir au passage les modifications nécessaires à son intelligibilité et à sa mise en action au lieu d’importation. Dans un tel contexte, qu’apprenait un savant lorsqu’il voyageait ? Que découvrait-il qu’il ne savait déjà – ou croyait savoir – sur la réalité étrangère dans laquelle il se trouvait placé ? Qu’apprenait-il des savants d’une autre nation ? Les formes de l’expérience et les schèmes analytiques dont il était muni au départ se trouvaient-ils modifiés au retour, dans quelle mesure et comment ?
4La seconde question que le présent dossier permet d’éclairer est celle de la cohérence interne d’une pensée savante et des formes qui la rendent possible. Dans l’université du temps de Halbwachs, une telle cohérence était requise par les normes collectives de la communauté savante à laquelle il appartenait : celle des universitaires qui, dans le domaine des humanités, entendaient mettre en œuvre des principes scientifiques. Il s’agissait en même temps d’une exigence personnelle très forte, pour un sociologue qui se réclamait d’un « empirisme rationaliste » [2]. Il est de tradition dans les histoires de la pensée sociologique de chercher dans la pensée elle-même, dans une théorie ou des principes analytiques, l’unité des œuvres. Je propose ici, à l’inverse, de mettre de côté le postulat selon lequel la cohérence de l’œuvre résulterait seulement de principes intellectuels fondamentaux, pour explorer un autre type de cohérence : celle de l’activité savante en relation avec d’autres registres de pratiques, ceux dans lesquels se déploient les diverses facettes de l’homme social et de ses interactions dans le monde. Les savants font des livres, mais ils sont loin de ne faire que cela, et tout ce qu’ils font d’autre permet de mieux comprendre leurs livres. L’œuvre écrite peut être alors considérée comme formée des traces de pratiques savantes – qui ne se résument nullement dans l’écriture ou la pensée – mais aussi de pratiques sociales plus communes – au double sens de partagées et ordinaires. Une pensée savante peut se trouver ainsi organisée dans plusieurs registres distincts dont il n’est pas nécessaire de postuler la cohérence : si, au bout du compte, cohérence il y a, elle résulte d’une certaine unité des formes cognitives du savant et de l’homme social, en même temps que des exigences argumentatives et logiques propres à la communauté savante de référence. Ce point de vue est d’autant plus malaisé à tenir qu’il vient à l’encontre de la série des cohérences administrées ex post par les lectures successives de l’œuvre.
5La façon dont Maurice Halbwachs a perçu et analysé Chicago présente, du point de vue de ces questions de sociologie des sciences, un intérêt tout particulier. D’abord parce qu’il s’agissait pour lui d’une ville étrangère, à bien des égards exotique, où il se trouvait dans la situation commune du voyageur – plus précisément du touriste, figure bien établie en 1930. Le monde social de Halbwachs était celui de l’université – ce qui, à Chicago, signifiait qu’il passait tout son temps dans un même quartier. Il en sortait un peu, cependant, pour des promenades dans la grande ville. Comment coexistaient, se distinguaient, interagissaient les élaborations savantes du sociologue et les impressions du voyageur ? La métropole du Middle West était, à cet égard, une expérience critique, car elle était regardée par beaucoup comme typique d’une Amérique devenue l’objet, particulièrement après la Première Guerre mondiale, de l’attention fascinée des lettrés européens. Nul n’arrivait aux États-Unis sans un solide bagage d’images et d’idées préformées, nul n’échappait non plus – c’était précisément la surprise à laquelle on était préparé – au choc de la nouveauté, de l’immensité, de la vitesse. Halbwachs étudiant Chicago permet donc d’examiner les relations entre le touriste et le savant, la façon dont un registre profane du rapport à la ville peut interférer avec le registre scientifique.
6Une seconde particularité de la situation est que les sociologues de Chicago proposaient eux-mêmes au visiteur français des façons de voir et de comprendre leur ville. Son hôte véritable à l’université fut William F. Ogburn (1886-1959), l’homme des statistiques, qui admirait beaucoup son ouvrage sur le suicide tout récemment paru. Halbwachs, avant de venir, n’avait aucune idée des travaux de Robert E. Park (1864-1944) et Ernest W. Burgess (1886-1966), et il découvrit l’existence de ces deux auteurs une fois sur place. Il eut avec eux quelques conversations et lut leur livre-manifeste de 1925, The City, et quelques ouvrages récemment publiés par leurs élèves. Dans quelle mesure ces rencontres et ces lectures contri-buèrent-elles à former le point de vue de Halbwachs sur la ville ? Halbwachs étudiant Chicago permet donc d’examiner aussi un cas intéressant de contact culturel dans la sociologie universitaire de l’entre-deux-guerres – sujet qui mérite d’autant plus l’attention que Halbwachs est tenu pour être celui qui introduisit en France « l’école de Chicago » [3].
7Une telle étude peut s’appuyer sur des sources exceptionnelles. Il y a, bien sûr, l’article savant publié par Halbwachs à la suite de son voyage dans la revue de Lucien Febvre et Marc Bloch, au comité de laquelle il participait depuis sa fondation en 1929. Il y a aussi, et surtout, la correspondance de Halbwachs avec sa famille tout au long de son séjour. Le « fonds Maurice Halbwachs », conservé à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), contient en effet une série de dix-neuf lettres à son épouse Yvonne, restée à Strasbourg. La plupart de ces lettres étant écrites sur plusieurs jours, l’ensemble forme une sorte de journal depuis le départ du Havre, le 20 septembre 1930, jusqu’au retour dans le même port, le 31 décembre. Ont été conservées en outre deux lettres de Halbwachs à sa mère, et trois autres adressées respectivement à son fils aîné Francis, à sa sœur Marcelle et à son beau-père Victor Basch [4]. Il y a enfin un ensemble de huit articles publiés par le sociologue dans Le Progrès « quotidien républicain » lyonnais, entre le 20 octobre 1930 et le 20 février 1931, sous le titre général « Lettres des États-Unis » et signés « M. H. » [5]. Cette chronique anonyme constitue une sorte de relation de voyage en Amérique, genre dont la presse était friande et auquel nombre de lettrés français s’adonnèrent dans l’entre-deux-guerres [6].
8L’intérêt de cet ensemble documentaire est de nous fournir à la fois un texte scientifique, un récit de voyage et leurs archives. La méthode que j’utilise ici est de décrire d’aussi près que possible la situation où se trouvait le savant, les interactions singulières qu’il établit avec ses collègues de l’université et ses déplacements dans la ville. Cette échelle « micro-sociologique » permet de lier entre elles les diverses facettes du personnage, ses différentes inscriptions sociales, ses façons de décrire ce qui l’entourait et qui variaient selon les contextes d’énonciation. Chose rare s’agissant d’un savant du passé, ce matériau peut faire l’objet d’une quasi-ethnographie de la science en train de se faire. Il permet ainsi de rapporter la formation d’une pensée savante à la constellation des positions du savant dans les mondes qui étaient les siens.
9C’est donc en appuyant l’une sur l’autre la lecture de l’article savant et l’observation de la façon dont son auteur a abordé la ville que nous essaierons de comprendre ce que Maurice Halbwachs a vu de Chicago et retenu de ses sociologues.
Qu’est-ce qu’une « expérience » ?
10Le titre de l’article des Annales mérite attention. C’était une des habitudes de pensée les plus enracinées de Halbwachs que de considérer les observations du sociologue comme devant être construites selon une méthode expérimentale. Depuis l’époque de ses thèses (1909-1912), il s’agissait de la même démarche : isoler un ordre de phénomènes susceptibles d’une explication interne à cet ordre, construire par la pensée une expérience qui permette de faire varier un élément – et d’observer comment varient les autres –, établir de cette façon des régularités dont on pût induire une imputation causale [7]. D’où l’importance majeure, quoique nullement exclusive, de la méthode statistique.
11Dans cette perspective, un fait singulier n’a d’intérêt pour le savant que comme expression d’une loi générale. Chaque élément qui le constitue doit donc être analysé et comparé à d’autres éléments de même ordre. Le cœur de l’argumentaire de l’article est construit sur de telles comparaisons. Chicago se présente en effet comme une ville unique, par la « rapidité sans exemple » de la croissance de sa population, par l’immensité de son étendue, par l’extraordinaire variété des origines de ses habitants. Mais cette singularité n’est qu’apparente : à Chicago, comme dans toutes les grandes villes, la vraie question est celle de l’absence d’intégration des ouvriers d’industrie à la ville, c’est-à-dire à la vie sociale [8].
12Pour aboutir à cette conclusion, Halbwachs construisit une série de comparaisons : entre Chicago et d’autres grandes villes, particulièrement Paris (partie I et conclusion) et, surtout, entre les capacités d’intégration des diverses nationalités qui composent la population (partie III). Seule la partie II décrit les particularités de Chicago : c’est là où l’auteur s’appuie à la fois sur ses observations personnelles et sur les travaux des sociologues locaux. C’est précisément parce que ceux-ci se contentent d’observer la ville dans son individualité qu’ils ne font pas vraiment œuvre de science.
13On peut cependant penser que, dans ce texte, le mot « expérience » a aussi un autre sens, latent sans doute : « ce que j’ai expérimenté ou vécu », « mon expérience ». C’est un argument qui, à plusieurs reprises, affleure : j’y étais, je l’ai vu, vous pouvez me croire. Ainsi l’article savant s’appuie-t-il, tout en la déniant, sur l’expérience du voyageur. Le thème que Halbwachs a choisi de traiter suggère en outre qu’au cœur de l’expérience qu’il fit de Chicago il y avait la chose « ethnique ». Celle-ci paraissant défier les convictions du sociologue sur le primat des classes sociales dans l’organisation des sociétés modernes, tout l’argumentaire de l’article fut bâti en vue de ramener le particulier au général, l’inconnu au connu, les « races » aux groupements économiques. Mais la chose ethnique introduisait aussi une faille dans le raisonnement du savant, sous la double forme des exceptions « nègre » et « juive » : c’est du moins l’hypothèse que je voudrais développer.
Chicago, expérience visuelle
14Maurice Halbwachs n’hésitait pas à se prévaloir, dans son article savant, d’avoir vu ce dont il parlait : « On ne voit autour de soi que des lignes de rails » (p. 15); « quand on la parcourt en autobus » (à propos de Halsted Street, p. 23); « on voit », « on y voit » (à propos du marché de Maxwell Street, p. 24); « je demandais un jour à un riche commerçant juif de Chicago » (p. 24). Il s’appuyait, à l’occasion, sur une des conventions constitutives du récit de voyage, le pittoresque : « Rien n’est plus saisissant que l’aspect de telles rues » (p. 23); « un des aspects les plus extraordinaires de cette grande ville » (p. 24). Cette même forme se retrouvait de façon aussi peu bridée que possible dans sa correspondance à ses proches et dans ses « Lettres des États-Unis » au Progrès de Lyon, qu’il avait voulues une chronique anonyme d’un voyageur en Amérique. On peut lire parfois les mêmes descriptions, sans changement notable, dans une lettre d’abord, dans le récit de voyage ensuite, dans l’article savant, enfin [9]. On trouve aussi, dans Le Progrès, des notes de lecture présentées comme s’il s’agissait de choses vues : Middletown (1929), l’ouvrage où Robert et Helen Lynd rendaient compte de leur enquête à Murcie, dans l’Indiana, fut à cet égard pour Halbwachs une lecture profitable [10].
15Pourtant, l’effort du sociologue était entièrement tendu vers la démonstration qu’il faut se défier des apparences : les groupes les plus intégrés sont cachés par les plus pittoresques, les intermariages entre nationalités par la concentration spatiale de celles-ci, les classes sociales par les races. La statistique est donc aussi utile comme ascèse, comme moyen de se déprendre des évidences trompeuses de l’observation. Deux registres de pratiques se combinaient donc en se heurtant chez Halbwachs : l’observation et l’analyse, le temps consacré à visiter Chicago et celui passé en bibliothèque à compulser des recueils statistiques.
16Comment Halbwachs a-t-il observé la grande ville ? Sa correspondance nous permet de reconstituer ses déplacements d’une façon que je crois très complète [11]. Suivons-les sur la « Carte ethnique de Chicago » qu’il a reprise des travaux de Frederic Thrasher [12] et reportée sur la « Local Community Base Map », fournie par l’équipe de Burgess, et qu’il a publiée dans les Annales (p. 27).
Le Chicago de Maurice Halbwachs, septembre-décembre 1930

Le Chicago de Maurice Halbwachs, septembre-décembre 1930
17Le quartier de l’université, Hyde Park, où se mêlaient bâtiments universitaires et rues résidentielles ombragées, était situé au sud et à distance du centreville, dont il était séparé par la Black Belt, un quartier pauvre habité par des Afro-Américains, en pleine expansion depuis la grande migration des années 1910. Washington Park, à l’ouest, protégeait l’université de ces voisins encombrants et Jackson Park, à l’est, conduisait aux rives du lac Michigan. Des lignes de chemin de fer et de tramway reliaient Hyde Park au Loop, le centre du commerce et des affaires situé à une dizaine de kilomètres au nord. Halbwachs, dont la vie quotidienne se déroulait dans l’espace étroit délimité par le Quadrangle Club, où il résidait, le bâtiment où il donnait ses cours et la bibliothèque de l’université, faisait naturellement de fréquentes promenades dans Hyde Park et ses alentours : ainsi, à son arrivée le long de la 57th Street jusqu’à un « libraire-papetier » (1er octobre), vers une « cafeteria » où l’on mangeait moins cher qu’au Club (10 octobre), plus tard, « dans l’immense parc Jackson » (12 novembre).
18Très vite, il annexa le Loop à son domaine familier. Arrivé à Union Station le 30 septembre, les Ogburn l’y promenèrent en automobile dès le lendemain. Trois jours plus tard, il s’y rendit seul par le train :
Débarqué à la Randolph Street, qui est le terminus. On se trouve de nouveau à New York : c’est le même mouvement, plus intense encore. Et la foule est plus pittoresque. Toute une région comprise entre le lac Michigan et la rivière de Chicago, où s’accumulent les gratte-ciel, cinémas, restaurants, boutiques et magasins somptueux. Mais la tête me tournait [13].
20La semaine suivante, c’était le Merchandise Mart de Graham, Anderson, Probst et White, immeuble terminé quelques mois plus tôt et alors le plus vaste du monde :
Je ne connais rien de comparable à leur Hall des marchandises, sur la rive nord de Chicago river. Nous sommes montés au 20e étage. Un luxe inouï de bureaux, de studios, de salles d’exposition. Figure toi [sic] une Exposition universelle dont toutes les sections occuperaient des étages différents. [...] Tous ces corridors peuplés d’un personnel très chic, demoiselles élégantes et jolies, huissiers et grooms d’hôtels tirés à quatre épingles : le dernier mot de la civilisation [14].
22Les promenades dans le Loop continuèrent tout au long du séjour, de façon plus espacée toutefois. Accompagné parfois, seul le plus souvent, Halbwachs fréquentait donc le centre-ville avec aisance. Une petite dizaine de déplacements hors du quartier de l’Université eurent pour occasion des invitations : des visites dans la Gold Coast, le luxueux quartier du Near North Side, où il donna une conférence au domicile d’une vieille dame riche et à l’Alliance française, des dîners chez les Jaffé dans une lointaine banlieue résidentielle, des rendez-vous au Field Museum of Natural History, situé à la limite méridionale du Loop, un banquet au nord du Loop à l’invitation de la Federation of Labor, auprès de laquelle il avait été introduit par une lettre d’Albert Thomas.
23Le centre de Chicago offrait le spectacle de la démesure de l’Amérique, mais restait néanmoins accessible. Il n’en était pas de même des quartiers d’immigrants. On proposa à Halbwachs de les lui faire visiter, à commencer par Park et Burgess : « Ils m’ont promis de m’emmener dans quelques promenades à travers les slums, le quartier nègre, etc. » (à Y., le 3 octobre). « Burgess voulait m’emmener dans un local où on rencontre des assassins. J’ai trouvé cela stupide, j’ai refusé. C’est peut-être moi qui suis idiot. Mais je pense que tu m’approuveras » (à Y., le 14 novembre). Des connaissances de Halbwachs hors de l’université lui firent des propositions semblables, comme David, le jeune homme de l’Alliance française qui était venu l’accueillir à la gare : « M’a promis de me faire visiter en auto les parcs, de me conduire dans quelques settlements dirigés par les “femmes sociales” ! » (à Y., le 30 octobre). Les settlements, ces maisons sociales implantées par de jeunes diplômés des collèges – souvent des femmes – dans les quartiers populaires, faisaient partie d’une visite touristique complète de la métropole du Middle West, en écho aux circuits de visites « civiques » organisées de part et d’autre de l’Atlantique depuis les années 1910, sans doute aussi à l’ancienne tradition britannique et nord-américaine du slumming – la visite mi-sociale, mi-canaille des quartiers de taudis.
24Au bout d’un mois, les promesses de promenade en automobile tardant à se réaliser, Halbwachs se décida à explorer cette partie de la ville seul et à pied (3 novembre). Ce fut très probablement son unique aventure de ce genre.
Lundi, j’ai été voir les vieux quartiers peuplés d’immigrants. C’est au diable. J’ai marché longtemps, traversé un immense parc [Washington Park], puis le « black belt », « la ceinture noire », le quartier des nègres qui s’étend du centre au sud sur des dizaines de kilomètres. Un tram rouge sang de bœuf m’a conduit le long d’une rue qui s’appelle l’Alsted [Halsted Street], d’abord devant les Stock Yards ou abattoirs (une puanteur tragique...) puis à la 16e rue où je suis descendu [15].
26Vinrent enfin trois « grandes randonnées » en automobile. Un dimanche matin (16 novembre), une demoiselle Bloch, rencontrée lors de la conférence donnée à l’Alliance française, conduisit Halbwachs, en compagnie de son père et d’une jeune Américaine, en un long périple dans les quartiers des immigrants. Ils visitèrent les églises d’un quartier italien et d’un quartier russe, ainsi qu’« un settlement dirigé par Jeanne Adams [sic] » où ils furent guidés par une Miss Jennison, « féministe et ligue des nations », qui leur montra des « cartes assez suggestives » (à Y., le 16 novembre). C’est ainsi que Halbwachs visita le plus célèbre settlement de Chicago : Hull House, fondé par Jane Addams en 1889 au cœur d’un quartier d’immigrants italiens. « Ces settlements, c’est de la sociologie appliquée. Il y a 75 résidents qui ont tous, plus ou moins, suivi des cours de sociologie. Et, chaque semaine, il passe là en moyenne 5 000 habitants du quartier, la plupart immigrants. C’est un instrument d’assimilation » (Ibid.). Quant aux cartes, qui étaient réalisées à Hull House depuis 1895 [16], elles furent assez « suggestives » pour inspirer directement la « carte ethnique » publiée plus tard par Halbwachs à l’appui de son article des Annales. Le lendemain (17 novembre), Mrs Ogburn et sa sœur le conduisirent « autour de la ville (mais en restant bien à l’intérieur) par les parcs : il y en a une dizaine, tous immenses, mais un peu vides et tristes » (à Y., le 20 novembre). Enfin, le jeune David le prit en automobile (8 décembre) pour « une grande randonnée à travers les quartiers d’immigrants » et les « paysages industriels » (à Y., le 12 décembre).
27Du Chicago industriel et populaire, le sociologue a donc vu les lieux où on l’a conduit, c’est-à-dire qui étaient jugés intéressants pour un touriste cultivé comme lui. Malgré les propositions, les provocations peut-être, de Burgess, ce ne furent pas des collègues de l’université, ni même des étudiants qui furent ses guides, mais un jeune Français et une jeune Française expatriés, ainsi qu’une dame américaine de la bonne société. S’il put marcher dans les rues des quartiers populaires à deux reprises (seul le 3 novembre, conduit là en voiture le 16), tout porte à croire que les deux autres fois (17 novembre et 8 décembre), il les observa par la fenêtre d’une automobile. Dans tous les cas, le rapport à la ville fut purement visuel, sur le modèle de la visite touristique. Imaginer que Halbwachs se serait converti, lors de ce voyage, à « l’enquête ethnologique » et « aux méthodes de l’École sociologique de Chicago » [17] est donc sans fondement. Non seulement sa pratique des promenades urbaines ne relevait nullement du fieldwork, mais, en 1930, les sociologues de Chicago eux-mêmes collectaient leurs informations selon des procédures très éloignées de ce dernier [18].
28Que vit Maurice Halbwachs lors de ces explorations urbaines ? La comparaison des documents – correspondance et articles – permet d’observer au plus près les rapports entre les choses vues par le voyageur et les cadres cognitifs du savant, eux-mêmes liés à des catégories de perception enracinées dans son expérience domestique du monde social. La parenté est grande, en effet, entre la façon dont Halbwachs regardait Chicago et celle dont il avait regardé Paris lorsqu’il s’y promenait longuement du temps de l’École normale supérieure [19]. Néanmoins, une ville réelle s’imposait à lui, toute différente de celles qui lui étaient familières. Il y avait un Chicago, si étrange fût-il, qu’il était intellectuellement préparé à voir : la ville industrielle et, plus largement, la forme urbaine correspondant à la puissante machine économique qui caractérisait, aux yeux de ses contemporains, l’Amérique. Mais il y avait aussi une ville qui n’entrait pas d’emblée dans ses cadres ordinaires de perception : celle des quartiers d’immigrants. Halbwachs était parvenu à se forger des villes industrielles une représentation intelligible et quasiment stable depuis sa jeunesse : elles étaient divisées entre un pôle central vibrant de représentations collectives – auquel communiaient les classes aisées et cultivées – et une marge ouvrière enfermée dans son rapport muet à la matière [20]. L’extraordinaire diversité humaine d’une ville d’immigrants comme Chicago troublait donc cet ordre perceptif et cognitif.
29Ainsi, le filtre de la pensée savante lui permettait de réduire aisément l’étrangeté des isolats industriels, des coupures formées par les voies ferrées, des franges de la ville, des faibles densités. Pour rendre compte de cet aspect de Chicago, l’objet à décrire était le paysage, le moyen de transport l’automobile, la tonalité la méditation.
[...] une grande randonnée à travers les quartiers d’immigrants, et dans des régions de Chicago que je ne connaissais pas. [...] Vastes paysages industriels. Autour des voies [de chemin de fer], aux environs des fabriques, des maisons, très souvent à deux ou trois étages, en bois, entourées de petites cours et jardins. On comprend que l’on ne puisse pas faire la police dans ces zones à demi-urbaines, à demi-campagnardes, et que les gangs y prolifèrent. [...] C’est comme une série de settlements, d’établissements de pionniers. Elles se sont rapprochées jusqu’à former une ville énorme. Mais une grande partie de la population a encore le même esprit d’aventure et de sauvagerie [21].
31La différence était grande entre ce que Burgess appelait « zone de transition » – ces mêmes districts mêlés d’industries et d’habitat dégradé qui jouxtaient le Loop – et la traduction que Halbwachs en donnait sous le vocable « quartiers industriels » : ceux-ci n’étaient pas caractérisés par la désorganisation sociale, mais par la mise à l’écart de la vie sociale et urbaine qui marquait, à Chicago comme ailleurs, la condition des ouvriers.
32Il restait toutefois que ceux-ci présentaient une diversité considérable d’origines, de langues, de coutumes et de couleurs de peau. Pour faire face à cette étrangeté, Maurice Halbwachs dut mobiliser d’autre filtres perceptifs. L’ethnographie exotique, le folklore, le reportage urbain – littératures depuis longtemps disponibles dans les magazines autant que dans les ouvrages savants – avaient mis au point les moyens d’une description de la diversité humaine, le plus souvent dans le contexte des colonies, mais aussi dans ceux des profondeurs de l’Europe paysanne ou des quartiers reculés des grandes villes. Pour décrire les quartiers d’immigrants, c’est à ces genres que Halbwachs, tout naturellement, emprunta. L’unité de description était la vignette, la vue rapprochée sur un type humain ou sur une scène de rue. Le moyen de transport était donc la promenade à pied. Une catégorie donnait la tonalité de toute la description : le pittoresque. C’est ce dernier schème qui à la fois organisait l’expérience perceptive du promeneur et troublait l’exigence généralisatrice du savant.
Chicago, expérience sociologique
33La tâche que s’assigna le sociologue fut de traduire une expérience visuelle de Chicago qui le fascinait, mais aussi le dérangeait, en expérience sociologique. Cette traduction fut-elle l’occasion pour lui de modifier ses cadres analytiques habituels ? Globalement, je répondrais à cette question par la négative : pour l’essentiel, le travail que fit Halbwachs sur Chicago fut de ramener la nouveauté de ses observations à des schèmes de pensée établis depuis longtemps à propos de Paris et des villes européennes.
34Il y eut, toutefois, une évolution sur un point précis et limité : c’est sans doute le choc de Chicago qui conduisit Halbwachs à s’intéresser au thème des « très grandes villes » – qui occupait déjà statisticiens, géographes et urbanistes depuis plusieurs décennies, mais que ses travaux antérieurs sur Paris ne laissaient pas encore apercevoir. Il y revint à plusieurs reprises par la suite : dans ses articles sur Berlin (1934) et Istanbul (1942), dans un chapitre de La morphologie sociale (1938) et dans la communication qu’il avait préparée pour le congrès de Bucarest (1939) [22]. Une question centrale, nouvelle, parcourt ces réflexions : certes, la grande ville est « un monde à part de tous les autres, où la vie collective [...] est plus intense qu’ailleurs », mais à quelles conditions une « grande agglomération », comprenant des régions, des divisions administratives, des groupes sociaux aussi divers peut-elle devenir une « grande ville » [23] ?
35Un voyageur, qu’il soit sociologue ou non, pense toujours comparativement, et Maurice Halbwachs n’échappe pas à la règle. On peut dire que la comparaison était le principe même de l’ahurissement qu’exprime souvent sa correspondance. Le fil conducteur de sa chronique du Progrès de Lyon était une interrogation sur ce qui faisait la différence entre la « civilisation américaine » et la nôtre. Et, dans son article des Annales, il contrastait sans cesse Chicago et Paris : d’un côté « une création artificielle, volontaire et presque brutale », de l’autre « une vieille cité, grandie lentement, [...] une population une et homogène [...] » (p. 44).
36Comment analyser dans les mêmes termes des villes si dissemblables ? Une première réponse est donnée par ce que Halbwachs appela, dans le manuel de 1938, « la morphologie sociale stricto sensu, ou la science de la population » : quand on a étudié les diverses morphologies particulières (religieuse, politique, économique), « il faut encore étudier ce qui reste, c’est-à-dire la ville en elle-même, abstraction faite de tout cela. Il reste à étudier en eux-mêmes, les faits de population purs et simples, dont l’ensemble constitue la ville, la grande ville, replacée parmi les autres types d’agglomération [24] ». C’est ainsi que l’article de 1932 s’ouvre par une approche de Chicago du point de vue de sa situation, de la croissance de sa population et de l’extension de sa surface, de sa densité, enfin. Des densités extrêmement faibles – à l’exception du centre – sont traduites, au bout du compte, en termes de vie sociale et de représentations collectives. Le contraste avec Paris, en effet, n’était, à ses yeux, qu’un aspect de la réalité : les similitudes entre villes industrielles d’Europe et d’Amérique étaient plus profondes que les différences.
37À Chicago comme à Paris, l’industrie abolit la vie urbaine. Malgré les grandes avenues qui la parcourent, Chicago est formée de quartiers isolés, les barrières des chemins de fer et des emprises industrielles la divisent.
C’est un plan industriel, déterminé par des raisons techniques, qui se superpose à un plan urbain. Or, le long de ces murs d’usines ou de chantiers, de ces voies de chemin de fer surélevées, et des clôtures qui enferment tant d’espaces abandonnés, s’étendent des zones qui rappellent, par leur aspect, les rues et boulevards intérieurs qui longent ou longeaient Paris, les fortifications. La vie urbaine expire en ces endroits, ou plutôt il s’y développe une vie sociale originale, désintégrée et désordonnée. C’est ce que les sociologues américains appellent des quartiers « détériorés » [25].
39À Chicago comme à Paris, la société se partage en classes sociales. Certes, il y a des contrastes saisissants « qu’on aperçoit au cours d’une excursion, même rapide et superficielle, à travers les rues de Chicago, contrastes entre les nationalités, oppositions entre les races. [...] Mais ne nous laissons pas impressionner par l’aspect extérieur, les traits, l’allure, qui changent vite, avec l’uniformité des vêtements, et sous l’influence d’un milieu humain homogène » (pp. 45-46). C’est comme antidote à ces impressions superficielles que « les données numériques » sont « le meilleur moyen de pénétrer plus avant dans la structure sociale de cette ville » (pp. 29-30). Halbwachs utilisa les résultats du recensement de 1920 classés selon la nationalité de l’individu et celle(s) de ses parents pour mesurer, d’une part, la concentration ou cohabitation géographique des diverses populations d’immigrants, d’autre part, la fréquence relative des mariages entre étrangers et Américains – bien que cette mesure ne fût possible que de façon très indirecte. Sa conclusion d’ensemble était que les groupes d’immigrants sont d’autant plus « assimilés » qu’ils sont arrivés depuis longtemps, mais aussi que cette assimilation varie selon leur « catégorie économique ». En effet :
Ce n’est pas parce qu’étrangers, mais parce qu’ouvriers, surtout parce que manœuvres et ouvriers de la grande industrie, que la masse des immigrants [...] est [...] séparée de la vie urbaine, exclue du courant traditionnel et continu qui n’entraîne que les éléments vraiment « bourgeois », ou en relation et en contact intime et familier avec la bourgeoisie. Entre les diverses catégories d’immigrants, il y a, à cet égard, des différences, précisément parce que les conditions de leur travail les rattachent moins naturellement à la ville qu’à son armature technique, et ne les rattachent même à celle-ci que temporairement [26].
41Ainsi, « le tableau qu’offre Chicago représente au fond le même sujet que toute agglomération moderne où les milieux collectifs divers s’affrontent » (p. 46). C’est pourquoi aussi bien l’observation du pittoresque des quartiers d’immigrants que la carte de la distribution ethnique de la population sont trompeuses :
Lorsqu’on inscrit des noms de races et de nationalités sur les différents quartiers, Chicago ressemble [...] à une mosaïque. Effaçons ces noms, disons simplement qu’il y a ici beaucoup de manœuvres, attachés à la grande industrie, là, des artisans, des ouvriers qualifiés, des commerçants, des « clerks », des employés, etc. Au lieu d’une série de quartiers juxtaposés, nous apercevrons une série de couches sociales superposées : mais les plus sédentaires, les mieux établies, celles qui constituent réellement le cœur et la substance de l’organisme urbain, sont au-dessous des autres, qui les recouvrent, et qui empêchent, en partie, de les voir [27].
43Quant aux autres couches – groupes immigrants les plus récents, ouvriers d’industrie et ouvriers migrants –, elles ne font pas réellement partie de la ville, « du moins pas encore » (p. 47), car elles s’assimileront elles aussi au fur et à mesure de leur progrès économique. Maurice Halbwachs voit toutefois à cette prévision optimiste deux exceptions probables : les Afro-Américains et les Juifs. Ces deux groupes échappant à la tendance générale des autres à l’assimilation à la société américaine, ce sont eux, d’une certaine façon, qui font de Chicago une vaste « expérience ethnique » : s’écartant du modèle, ils introduisent dans l’analyse en termes de groupements socio-économiques une exception dont il s’agit de rendre compte.
L’expérience ethnique de Maurice Halbwachs
44Chicago ne représentait en fait, pour Maurice Halbwachs, un dispositif expérimental sur la chose ethnique que parce qu’il postulait, à partir d’une « expérience » non expérimentale mais quasiment visuelle, le caractère non assimilable de ces deux groupes. Ce postulat ne relevait pas pour autant du seul rapport individuel du voyageur à des choses vues, mais bien plutôt à des évidences et opinions partagées avec ses contemporains.
45Exposer et rendre compte de l’analyse que propose Halbwachs sur ce point implique de s’abstenir autant que faire se peut de tout point de vue normatif. Juger empêcherait de comprendre ce qu’il a voulu dire, car ce serait appliquer rétrospectivement une sensibilité d’aujourd’hui à des formes de perception, d’expression, de pensée qui, pour une large part, nous sont devenues étrangères. Du même coup, rendre compte aussi fidèlement que possible de ce qu’il a vu et pensé d’une ville d’immigration massive permet d’observer en quoi il partageait avec beaucoup d’autres – comment pourrait-on s’en étonner ? – des opinions devenues des formes immédiates de la perception du monde social. C’est une occasion de mettre en œuvre notre questionnement initial sur la nature de la cohérence de la pensée savante : les énoncés sociologiques de Halbwachs – comme de tout autre sociologue – ne sont pas les purs produits d’interrogations et méthodes scientifiques appliquées à divers objets; ils résultent aussi de l’élaboration savante d’opinions communes qui trouvent leur source dans des situations sociales que le savant partage avec d’autres.
46À Chicago, Halbwachs se trouvait confronté à une société hétérogène composée de groupes d’origines très diverses. Dès son arrivée, ses collègues lui fournirent une grille de lecture de la mobilité sociale ascendante dans une société américaine caractérisée par sa partition ethnique :
Ogburn m’a raconté ce matin qu’on a trouvé ceci : dans les « maisons », « la madame » (la maîtresse) était d’abord en général une américaine, les girls, des juives. Puis la madame est devenue juive, les girls étant devenues des négresses. Puis la négresse est devenue la madame et les girls sont maintenant des mexicaines [28] !
48Mais le voyageur n’avait pas besoin d’emprunter ce schéma pour énoncer ce qui lui sautait aux yeux, car il disposait du vocabulaire ordinaire des Français de son temps, qu’il utilisait sans réticence particulière. Ce que Halbwachs voyait autour de lui, c’étaient donc des « types » ou « types ethniques », des « groupes ethniques », des « nationalités », des « races », des « peuples », des « populations » – vocables que, dans ses lettres privées comme dans ses articles, il utilisait de façon quasiment interchangeable quel que fût le groupe concerné [29].
Au restaurant du club : « On voit les types européens les plus opposés, mais qui sont devenus de parfaits american citizens. »
Aux alentours du quartier de l’université : « Je n’ai pas besoin d’aller très loin pour flâner, et voir défiler tous les types, nègres, mexicains, juifs, allemands, et même américains. »
Les problèmes qui se posent à Chicago : « Changement ou maintien du type ethnique et des habitudes de vie, chez des hommes de races européennes transplantés dans le milieu américain; juxtaposition, mélange, interrelations entre immigrants de nationalité différente [...]; fusion de ces éléments dans la masse indigène avec des transitions [...] », « contraste entre les nationalités, oppositions entre les races. »
50Il s’agissait là de catégories de perception immédiate, et d’usage très général : tous ces « types » étaient mis en équivalence par l’observateur. Ainsi, il y avait un type américain, aussi curieux que les plus exotiques des immigrants : « Population sans rapport avec la nôtre, vigoureuse, heureuse de vivre, avec beaucoup de conventions » (à sa mère, le 9 octobre), ou alors :
Plus je vais, plus je trouve que les gens d’ici ne ressemblent en rien à nos populations d’Europe. Les jeunes filles sont souvent jolies, teint laiteux, yeux clairs et souriants, regards intenses, mais trop simples, trop gonflés en effet du lait des nourrissons, je ne sais quoi d’innocemment nu, qui est à la fois cynique et décevant. Quant aux hommes, ou bien secs comme des triques, ou bien de grands bébés souriant aussi et trop facilement installés dans la vie. La nature a l’air de gaspiller ici le matériel humain, de fabriquer en série des tas d’ébauches, tandis que les hommes gaspillent des matériaux surabondants [30].
52Bien entendu, les immigrants des diverses nationalités étaient considérés comme autant de types raciaux [31].
Dans le quartier italien : « C’est là, paraît-il, qu’on assassine le plus. J’ai passé vite, jetant un coup d’œil sur les compatriotes de Mussolini. Il y a des voyantes, des femmes vêtues comme des bohémiennes qui lisent dans la main, etc. »
Dans une église catholique italienne : « Public très pittoresque, vieilles paysannes à fichu, têtes florentines ou vénitiennes, et une quantité de petits garçons et de petites filles de basse classe [...]. »
Dans une église russe : « Magnifiques popes »; « c’est le peuple le plus religieux d’Europe parce que le plus asiatique. »
Les statistiques montrent que « les Tchécoslovaques, et les Russes [...] ne sont en contact qu’avec des Slaves »; « tandis que les Russes du ghetto sont tous juifs, ceux-là [du 15th Ward], en partie, paraissent être de race slave authentique. »
Les Mexicains : « J’ai vu un de ces derniers modeler des poteries, comme ses ancêtres. Type espagnol-peau-rouge, assez humble et timide, mais avec je ne sais quoi de sauvage et même de féroce. C’est la dernière vague d’immigrants. »
54Inutile de multiplier les exemples : ce que Halbwachs désignait par un vocabulaire varié et flou où le mot « race » avait sa place parmi d’autres, c’étaient des types humains reconnaissables à vue d’œil par un ensemble de traits physiques et moraux, par des coutumes, des costumes, des façons d’être. Cette manière de voir avait été formée par une longue tradition de description constamment réactualisée par les explorateurs exotiques, les collecteurs de folklore européen et les visiteurs des bas-fonds urbains, par les vignettes et photographies des magazines, par les musées d’histoire naturelle et leur section ethnographique. Solidifié en institutions, ce régime particulier de perception et de description de la diversité humaine était puissamment enraciné dans le sens commun de l’époque : il s’agit typiquement ici d’une de ces formes de l’expérience qui préexistent à toute observation et s’imposent à celle-ci.
55Ces exemples montrent aussi que Maurice Halbwachs ne partageait en rien la conception biologisante des races qui prévalait chez les savants de son temps et chez leurs lecteurs – comme en témoigna bientôt le prodigieux succès de librairie de L’Homme, cet inconnu, d’Alexis Carrel (1935) [32]. Qu’il existât des « groupes ethniques » ne semblait faire aucun doute aux yeux du sociologue. Ce sont, expliqua-t-il par la suite dans l’Encyclopédie française (1936), « des ensembles d’hommes avec, sans doute, certaines affinités biologiques, mais qui ont surtout le sentiment d’une communauté d’origine et d’une parenté raciale ». Il s’agit, en d’autres termes, de produits de l’histoire, de faits de société : « ce sentiment d’unité de race est une réalité sociale [33] ». Ce qui signifie qu’elle n’est pas biologique : les types « américain » ou « espagnol-peau-rouge » observés à Chicago sont des illustrations saisissantes de cette conception. Marie Jaisson et Éric Brian insistent sur ce point, Halbwachs se plaçait, par ces thèses, non seulement dans la tradition inaugurée par Durkheim [34], mais aussi aux côtés des savants qui pilotaient la vaste entreprise de l’Encyclopédie française, et particulièrement le volume concernant les problèmes de population : l’historien Lucien Febvre, l’ethnologue Paul Rivet, le zoologiste Henri Neuville [35]. Ces hommes, à contre-courant de leur temps, faisaient cause commune contre les partisans de l’anthropologie physique et de la raciologie, sans tous mettre pour autant en cause de manière radicale l’existence même des races. Halbwachs, selon M. Jaisson et É. Brian, aurait été le plus conséquent d’entre eux sur ce point parce qu’il « disposait d’un outillage théorique qui lui permettait de conceptualiser ces préjugés dans la science qui était la sienne [...] [36] ». Cette analyse est pertinente, mais son expérience ethnique de Chicago me semble montrer que les choses ne furent peut-être pas aussi simples, car le plus outillé des savants n’en est pas moins un homme social.
56La question qui a préoccupé Halbwachs tout au long de son séjour américain fut celle de l’« assimilation » des immigrants. C’était à ses yeux le problème essentiel des États-Unis et la clef de l’éternelle « jeunesse » des Américains [37] : pour continuer à exister malgré un afflux de populations si diverses, cette société devait effacer aussi rapidement que possible la mémoire des traditions européennes de chaque groupe d’immigrants, de façon à les fondre tous dans le même moule. D’un fait de morphologie sociale – l’immigration massive – découlaient donc un impératif moral et un type de personnalité : « [...] le devoir essentiel, dans un tel pays, c’est, aussi vite que possible, se mettre à ressembler aux autres. Hors du conformisme, point de salut » (Lettre 2). Ainsi s’articulaient dans l’Amérique de Halbwachs le thème de la (perte de) mémoire collective et son explication morphologique [38]. Globalement, donc, le durkheimien était optimiste : à la deuxième génération, les immigrants avaient oublié la vieille Europe et étaient « entièrement américanisés » (Lettre 2). Il nota, après sa promenade à pied dans le ghetto et les quartiers italien et grec :
[...] il me semblait que j’avais retrouvé un instant l’Europe, des figures et des allures de chez nous, sur lesquelles le conformisme américain n’avait pas encore mis sa marque. On sent cependant que c’est là un état de transition, un lieu de passage, et que tous ces demi-européens n’attendent qu’une occasion pour s’adapter définitivement [39].
58Ses articles du Progrès illustrent ce processus d’effacement du passé et décrivent deux institutions de l’assimilation : l’école et les clubs [40]. L’essentiel de l’étude savante de Chicago, par ailleurs, était consacré à établir un classement des groupes d’immigrants selon « la rapidité inégale avec laquelle ils s’assimilent » (p. 35). Si on laissait de côté les Noirs, on trouvait que les Irlandais et les Suédois, suivis de près par les Allemands, étaient les plus assimilés, que les Italiens occupaient une position intermédiaire – malgré leur « tendance plus nette à l’isolement » dans l’espace – et que venaient en queue les Polonais, les Tchécoslovaques et, loin derrière, les Russes – qui « sont juifs en grande majorité » (pp. 35-43). La statistique venait ainsi confirmer l’opinion que Halbwachs avait recueillie autour de lui sans avoir eu besoin de s’embarrasser de chiffres :
En somme, dans le « melting pot » américain, si les nègres sont la lie, qu’on laisse au fond parce qu’on ne peut s’en débarrasser, les races latines sont l’écume. [...] Je n’ai pas parlé des Allemands, et des Européens nordiques en général. Ceux-là s’assimilent vite et bien. Par leur type ethnique, par leur religion, ils ne s’éloignent pas trop de l’Américain moyen [41].
60La confiance du sociologue dans la capacité ultime de la société américaine à assimiler les nouveaux venus contrastait avec d’autres voix françaises qui diagnostiquaient une « crise ethnique du peuple américain » – expression d’André Siegfried (1875-1959) dans un livre de 1927 que Halbwachs avait lu [42]. Cet essayiste grand bourgeois, cultivé et conservateur, s’intéressait à la variété des races et à la psychologie des peuples. Il observait aux États-Unis une crise de l’assimilation dont la puissance des mouvements de « défense ethnique » sous la bannière du nativisme était le signe : la prohibition résultait de la résistance puritaine, l’eugénisme était une forme de « conscience ethnique », le Ku Klux Klan la « défense des blancs contre les noirs » combinée à un « nationalisme protestant » exacerbé. Cet « américanisme des assimilateurs » avait conduit, au lendemain de la Grande Guerre, à une limitation de l’immigration aux seules « races nordiques ». Ainsi, poursuivait Siegfried :
Le péril d’une inondation numérique peut être considéré comme écarté [...]. Du point de vue de la composition ethnique, cependant, il est permis de se demander si les mesures de défense contre la pénétration étrangère ne sont pas venues trop tard, quand déjà les germes hétérogènes qui continueront de croître, avaient été déposés dans l’organisme social de la nation [43].
62Même si Siegfried prévoyait que la limitation de l’immigration permettrait « l’unification ethnique des milieux ouvriers » (p. 121) et s’il marquait une réserve ironique vis-à-vis des expressions les plus naïves ou violentes du nativisme, il restait compréhensif : cette « réaction, toute primitive, de la vieille Amérique anglosaxonne et protestante, qui se défend » était, au fond, « l’expression d’une volonté nationale » (p. 117) qui n’était pas infondée. Cette analyse doit être comprise par rapport aux débats français du moment, Siegfried justifiant implicitement par l’exemple américain la nécessité d’une politique d’immigration qui écarte les « inassimilables » [44]. Rien de tout cela chez Halbwachs : celui-ci ne doutait pas que le problème de l’assimilation serait rapidement résolu aux États-Unis, tout en exprimant comme un regret que ce fût au prix de l’effacement de toute mémoire et de toute tradition.
Les « réfractaires » : « nègres » et « juifs »
63À en croire notre sociologue, toutefois, deux groupes ethniques faisaient exception au processus général d’assimilation : « Seuls les juifs, comme les nègres, paraissent réfractaires », écrivait-il à Yvonne, le 8 novembre, après la longue promenade qui le conduisit de la Black Belt au Ghetto. Et, dans l’article des Annales :
Les Juifs forment une catégorie à part, et le facteur proprement ethnique joue là, certainement, un rôle propre : mais on observerait le même phénomène dans beaucoup de grandes villes d’Europe. En note : Il en est de même des nègres. Mais, tandis que, chez les Juifs, l’assimilation qui serait rendue facile en vertu d’un niveau social moyennement élevé, est retardée sous l’influence de la race, chez les nègres, les deux facteurs, économique et ethnique, se renforcent (dans le sens d’une résistance à la fusion) [45].
65Peu importe que, par la suite, ces pronostics se soient avérés – chacun à sa manière – erronés, peu importe qu’ils sonnent étrangement aujourd’hui : ils étaient certainement importants pour Halbwachs, car ces deux groupes constituaient les seules exceptions à un processus d’assimilation garanti à ses yeux pour tous les autres par l’amélioration des conditions économiques et une perte de mémoire assurée. C’est à essayer de comprendre ces affirmations dans les termes mêmes où le sociologue les a conçues que je consacrerai le reste du présent article.
66S’agissant des Afro-Américains, Halbwachs exprimait là une évidence qu’il partageait avec tous ses interlocuteurs. Son article du Progrès intitulé « Les nègres » s’ouvrait ainsi :
« Vous allez à Chicago ? » me disaient des Américains rencontrés en France. « C’est là que vous pourrez le mieux étudier le nouvel aspect du problème des nègres. Vous verrez que c’est tragique, et quelle menace ils constituent pour notre civilisation ». – « Vous allez à Chicago ? » me disait un ami français qui connaît bien l’Amérique, et que l’orgueil d’un certain nombre de ses habitants a dû plus d’une fois piquer au vif. « Vous allez bien vous amuser. Les nègres les empoisonnent. Et ils savent bien qu’ils n’en sortiront pas [46]. »
68On relèvera sans surprise que le mot « nègre » était constamment utilisé par Halbwachs dans ses articles comme dans sa correspondance. Il faut souligner que ce terme, en 1930, n’était pas en lui-même péjoratif : tout dépendait du contexte d’énonciation. Ainsi, l’expression « art nègre » était entrée dans la langue depuis l’ouverture, en 1909, boulevard Raspail, de la galerie de Joseph Brumaire, et avait été consacrée par les débats des années 1913-1916 auxquels participèrent les principaux peintres de l’avant-garde et, bien sûr, Apollinaire. La Revue nègre, où triomphait l’Américaine Joséphine Baker, avait été donnée pour la première fois au Théâtre des Champs-Élysées en octobre 1925. Et, bientôt, dans la revue parisienne L’Étudiant noir en 1934, Aimé Césaire – aux côtés de Léon Damas et Léopold Sédar Senghor – allait définir et revendiquer la « négritude » – quoique l’on puisse considérer qu’il s’agissait là d’un choix lexical destiné à transformer le stigmate en drapeau. L’usage du mot « nègre » était, en tout cas, considéré comme naturel chez les contemporains de Halbwachs, parmi lesquels les auteurs d’ouvrages sur l’Amérique : André Siegfried, Paul Morand, André Maurois, Georges Duhamel, par exemple. Dans ce genre de contexte, on peut aussi considérer ce terme comme une traduction de l’anglais américain negro, qui était employé dans la conversation ordinaire des gens cultivés – élite afro-américaine comprise – et n’était pas supposé comporter de connotation péjorative ou insultante – à la différence de nigger.
69Le thème des « nègres » fut abordé dans la correspondance dès le 2 octobre, à la suite d’une conversation avec Ogburn (à Y., le 2 octobre), il revint ensuite fréquemment, puis disparut après que Halbwachs eut écrit (le 24 novembre) un article sur le sujet pour le Progrès, comme si celui-ci avait mis un terme à sa curiosité pour la question. Relevons quelques exemples qui indiquent comment Halbwachs a perçu et commenté la présence afro-américaine à Chicago [47] :
Les nègres sont théoriquement les égaux des blancs. Il y en a un, très beau, très luisant, qui suit mon cours [48]. Les professeurs américains les reçoivent avec beaucoup de prévenances, leur serrent la main, etc. Mais ils ne peuvent devenir professeurs que dans des instituts et lycées de nègres. Toutes les fois qu’ils ont un procès ou une discussion avec un blanc, on donne raison au blanc. [...] Tu vois que ce pays ne respecte pas le principe d’égalité...
Après un dîner chez les Gideonse : « La présence des nègres résout le problème des domestiques. [...] Ils forment une société avec toutes les distinctions sociales de la nôtre, mais entièrement séparée. Ils donnent l’impression de gens qui acceptent entièrement leur destin, résignés à l’inévitable, un peu étonnés tout de même, adaptés d’ailleurs plus que les émigrants, assis depuis longtemps et pour tout le temps dans leur situation de parias. » À propos de la Black Belt : « Rien n’est plus saisissant que l’aspect de telles rues [...]. Groupés sous tous ces porches, ou assis sur les marches, on ne voit, quand la saison n’est pas rigoureuse, que des familles nègres, parents et enfants, qui se chauffent au soleil. [...] D’un bout à l’autre de l’avenue, on ne rencontre que des nègres. [...] Ç’a a été une cause d’amertume pour tant d’Américains chassés de leur home [...]. Mais c’est aussi une cause d’inquiétude pour les Américains dans leur ensemble. »
71Je ne citerai pas ici les quelques occurrences où Halbwachs exprime des propos incontestablement racistes qui évoquent, sur un mode bonhomme, le physique proche de l’animalité de certaines domestiques noires : ils furent tenus dans le contexte de lettres intimes (à Y., les 13 octobre et 1er novembre) et il ne convient pas de leur donner un relief excessif.
72Ce qui importe, en revanche, c’est que se combinaient dans ces notations – apparemment sans difficulté, et c’est cela qui est troublant pour notre sensibilité d’aujourd’hui – deux registres très différents : celui du raisonnement du sociologue et celui des évidences perceptives de l’homme social. D’un côté, en effet, Halbwachs développait une explication fermement sociologique de la condition des Afro-Américains et n’envisageait pas un seul instant que la séparation et l’infériorité qui leur étaient imposées eussent quelque fondement – et donc légitimité – biologique. Ce sont, en effet, des facteurs économiques et ethniques qui, combinés, rendaient inassimilables les Afro-Américains :
Une Américaine me disait qu’un Américain ne peut se marier avec une négresse, ni une Américaine avec un nègre, parce que cela reviendrait à épouser sa cuisinière ou son chauffeur. Il n’en est pas de même des unions avec des hommes ou des femmes qui ont du sang indien : « Ceux-là n’ont jamais été esclaves [49]. »
74Une condition économique inférieure et la relégation dans des métiers sub-alternes redoublaient donc la barrière née de l’esclavage. Les obstacles abolis dans les lois – comme l’observait Halbwachs dans les États du Nord – étaient reconstitués par les mœurs et, renforcés par la résignation des victimes, pérennisaient une séparation proprement ethnique. Sur les conséquences de celle-ci, la vision du durkheimien n’était pas éloignée de celle de Siegfried :
Ne pouvant ni les exterminer, ni les chasser, il faut bien qu’ils [les Américains blancs] s’habituent à leur présence. Il est bien entendu d’ailleurs que jamais ils ne seront assimilés. C’est bien, pour les Américains, un problème angoissant, parce qu’insoluble [50].
Ce problème est un gouffre, sur lequel on ne peut se pencher sans effroi, et où la race supérieure elle-même risque de perdre quelque chose de sa dignité [51].
76Ces deux visions différaient sur un point crucial : jamais Halbwachs n’employa comme Siegfried la notion de « race supérieure ». Mais il partageait entièrement son opinion sur le caractère inassimilable des Afro-Américains. Si deux auteurs si différents à tant d’égards aboutissaient à cette même conclusion, c’était peut-être que, comme beaucoup d’autres, ils partageaient une même prémisse, qui ne relevait pas de la pensée rationnelle, mais d’un autre registre : le racisme ordinaire de la France colonialiste. La conviction que les Africains – et par extension, tous les « nègres » – appartenaient à un degré d’humanité moins accompli rendait alors inconcevable qu’ils pussent former avec d’autres une nation commune.
77L’autre groupe d’origine dont le sociologue doutait qu’il pût jamais s’intégrer à la société américaine était celui des Juifs. Ou, du moins, de ceux qu’il avait observés un jour au marché de Maxwell Street :
Entre la 16e et la 12e, c’est le « Ghetto ». J’ai passé une heure dans un marché vraiment extraordinaire où l’on parle toutes les langues d’Europe, mais surtout le judéo-allemand. J’ai vu Xavier Léon qui vendait des casquettes. Baron derrière un étalage de fruits [52], des juives jeunes et vieilles, qui semblaient sorties ou descendues d’un tableau de Rembrandt. Toutes les classes. De pauvres diables qui se débattent avec des négresses, des jeunes gens corrects et élégants comme des Anglais riches, mais qui gesticulent comme des Orientaux. Tout cela est d’un pittoresque inouï [53].
79Toutes notations développées ainsi dans l’article des Annales [54] :
Il se tient dans Maxwell Street, tous les jours, un marché où tous les commerçants sont juifs, et qui offre bien un des aspects les plus extraordinaires de cette grande ville. On y voit aussi des Bohémiennes, diseuses de bonne aventure, qui récitent une mélopée bizarre, assises au seuil d’une boutique ou à l’entrée d’un corridor, enveloppées dans des châles aux couleurs criardes, la tête serrée dans un tissu écarlate. On y entend parler toutes les langues de l’Europe, et on y vend ou revend toutes les marchandises imaginables, des fruits, des casquettes, des costumes, des meubles. On y trouve aussi tous les types sémites que l’on connaît. Le Juif de White Chapel y voisine avec celui de Varsovie ou de Presbourg. Il y en a de toutes les classes. De pauvres diables de revendeurs, derrière des étalages de bazar. Des jeunes gens corrects et élégants qui gesticulent comme des Orientaux. Tous ont le costume européen. Ils prononcent l’anglais à leur manière, avec des intonations inattendues : « What d’ye want, sir ? – Come hié, ladyen, come hié ! » Quant aux acheteurs, beaucoup de nègres, des Italiens. Ici, un Italien marchande des oranges ou des bananes. Là, une négresse essaie des souliers bas. Des Polonais aussi.
81Ceux que Maurice Halbwachs avait à l’esprit, c’était donc les Juifs d’Europe centrale et orientale, populations qui connaissaient, depuis les dernières décennies du XIXe siècle, une forte émigration vers les États-Unis, mais aussi l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Sud. Halbwachs en disait : « Entre les immigrants et les américains, c’est comme une caste à part, qui a d’ailleurs sa place bien marquée, car eux seuls sans doute ont le genre de qualités que requiert leur fonction » (à Y., le 8 novembre).
82Là encore, cette vision ne relève pas d’une raciologie biologique. Halbwachs décrivit ce même groupe quelques années plus tard dans l’Encyclopédie française [55] comme un cas particulier du phénomène plus général, en Amérique comme en Europe, des « populations ethniques » ou « groupes ethniques concentrés ou dispersés au milieu des populations nationales avec lesquelles ils ne se fondent pas entièrement ». Ce sont des « êtres collectifs mal définis, difficiles à saisir, bien réels et bien vivants toutefois, fondés sur des affinités d’origine, sur le type physique, le caractère traditionnel, parfois le patois, l’accent au moins, et même sur le genre de vie, la religion, l’attitude politique, sur les patronymes encore, et le souvenir de liens anciens avec telles populations étrangères [56] ».
83Comprendre le jugement porté par Maurice Halbwachs sur le caractère inassimilable des « Juifs » ainsi définis est difficile, plus encore peut-être que la position vis-à-vis des « nègres ». Né dans une famille alsacienne catholique, tôt devenu agnostique, Halbwachs avait eu des camarades dreyfusistes à l’École normale et adhéré au socialisme modéré de son ami Albert Thomas. Il avait divorcé (1908) de sa première épouse, qui était de famille catholique et conservatrice, et s’était remarié (1913) avec la fille de Victor Basch et Ilona Fürth, tous deux d’origine hongroise et juive. Son beau-père (1863-1944), pour lequel il exprima tout au long de sa vie affection et respect, était un universitaire qui fut ardemment dreyfusiste et contribua à la fondation de la Ligue des droits de l’homme. Les Basch – dont les enfants s’appelaient Lucien, Fanny, Yvonne, Suzanne et Georges – avaient fondé une famille française, laïque, aux idées de gauche. Si Victor se réclamait parfois publiquement d’une identité juive, c’était au nom d’une fidélité à des origines et d’une solidarité avec les opprimés, quels qu’ils fussent [57]. L’immigré né à Pest, amené à Paris à l’âge de trois ans et naturalisé à celui de vingt-quatre, était agnostique et avait choisi la voie de l’assimilation, ressemblant en cela à nombre d’universitaires du groupe durkheimien, d’origine juive et de vieille souche française, comme Durkheim, Mauss ou Hertz. Ces attaches de Halbwachs, en tout cas, suffiraient à elles seules pour écarter chez lui tout soupçon d’antisémitisme [58].
84Il restait discret, cependant, sur les origines de son épouse. Il lui écrivit, après un dîner chez les Jaffé : « Comme ils m’ont parlé en toute confiance, et dit qu’ils étaient juifs, je ne leur ai pas caché que tu étais la fille de Victor Basch. » (à Y., le 13 octobre). En revanche, il s’autorisait avec ses proches un humour un rien risqué. Il écrivait à Yvonne avoir vu, on s’en souvient, les sosies de deux collègues sur le marché du Ghetto de Chicago et, décidément en verve ce jour-là, après sa remarque sur les Juifs réfractaires à l’assimilation, il enchaînait : « Pour ne point sortir de la race sacrée, j’en viens à Lévy-Bruhl » (à Y., le 8 novembre). Il ne s’agissait pas ici, me semble-t-il, de cet « humour juif » qui moque avec mordant et tendresse des façons d’être attribuées aux Juifs, car l’objet de l’ironie de Halbwachs était l’identité elle-même, qui se trouvait à la fois plaisantée et mise en doute. En même temps, il croyait à l’évidence visuelle des « types sémites » et l’on peut penser qu’il partageait avec sa belle-famille et les autres Juifs assimilés de France et du reste de l’Europe occidentale un sentiment mêlé à l’égard des nouveaux immigrés venus de Pologne et de Russie. C’est eux, et sans aucun doute eux seulement, qu’il considérait comme des Juifs non assimilables puisque les autres Juifs qu’il connaissait, parfois de très près, étaient décidément assimilés. Victor Basch, en tout cas, lorsqu’il fut envoyé pendant la Grande Guerre en mission patriotique aux États-Unis en tant qu’« Israélite connu », voyait dans le Ghetto de New York à peu près ce que son gendre devait voir quinze ans plus tard dans celui de Chicago :
[...] des Galiciens dont les plus âgés portent encore [...] les tire-bouchons graisseux, des Allemands blondasses, tous ayant subi l’influence modélatrice des races au milieu desquelles ils ont vécu, mais ayant tous conservé cependant les maîtres caractères de leur race propre : la mobilité mimétique des traits, l’exubérance des gestes, les éclats de voix, la nervosité frémissante [...] [59].
86L’expérience ethnique que fit Maurice Halbwachs à Chicago était donc préconstruite par des opinions de sens commun bien françaises. Ce sont elles qui rendent compte de l’organisation de son analyse de l’assimilation en trois éléments : les immigrants issus de races européennes assimilables d’une part, les Juifs d’Europe orientale d’autre part, les Noirs américains enfin. Ces convictions étaient au fondement de schèmes perceptifs puissants, de sorte que ce que voyait le voyageur confirmait constamment ses opinions, elles-mêmes renforcées par ce qu’il voulait retenir des commentaires de ses collègues américains. Sans doute ceux-ci décri-vaient-ils tout naturellement les populations immigrées en termes de colonies ethniques, mais rien ne permet de penser qu’ils constituaient les Juifs russes et polonais en exception. Louis Wirth, par exemple, lui-même d’origine juive et allemande, observait dans sa thèse – que Halbwachs avait lue – qu’en « fuyant le Ghetto » et ses coreligionnaires la deuxième génération des Juifs de Chicago récemment venus d’Europe avait entrepris un parcours qui l’éloignait et devait l’éloigner de plus en plus du type culturel d’origine : « Lorsqu’il sort du Ghetto, le Juif perd l’apparence physique qui le distinguait. Ce changement de l’expression du visage et de l’attitude est particulièrement visible chez les jeunes. La seconde génération devient péremptoire, redresse l’échine et relève la tête [60]. »
87L’expérience sociale du voyageur dans son propre pays avait donc formé des certitudes qui organisaient les cadres perceptifs dans lesquels trouvaient place les observations qu’il fit à Chicago. Lorsque le sociologue entrait en scène, ces mêmes opinions prenaient la forme de propositions savantes que l’on pouvait établir par des chiffres. Halbwachs était, faut-il s’en étonner, un homme de son temps formé par des expériences partagées du monde social : d’un côté, celles qui avaient produit le racisme de tout le monde vis-à-vis des Noirs, de l’autre, celles qui avaient produit la condescendance des Juifs assimilés à l’égard des nouveaux immigrés de Pologne et de Russie. Résolument durkheimien et opposé aux raciologues de toute obédience, Halbwachs ne regardait pas ces traits comme fondés sur la biologie : dans ces groupes ethniques comme dans tous les autres, ils avaient la société pour origine. Ils étaient donc en principe modifiables, mais on ne pouvait prévoir qu’ils le fussent dans un avenir prévisible. Une telle construction ne peut étonner que ceux qui croient que la pensée rationnelle – dont Halbwachs était un fervent défenseur – informe nécessairement l’ensemble de la pratique humaine ou, même, l’ensemble de la pensée savante. L’observation empirique de celle-ci montre que les savants s’efforcent, et c’est déjà beaucoup, de rendre compatibles des registres d’action et d’expérience qui procèdent de sources diverses. Mais il suffit du décalage de regard produit par le temps qui passe pour que des failles inaperçues du savant puissent sauter aux yeux d’un observateur plus tard venu. Ainsi, dans la pensée de Maurice Halbwachs sur la question de l’assimilation, il n’y a d’incohérence que du point de vue qui est le nôtre, informé des horreurs du nazisme et de la colonisation, ainsi que du rôle qu’ont joué les évidences raciales de l’époque pour en établir les conditions historiques.
88Je voudrais surtout souligner le caractère composite des principes organisateurs de l’analyse que Halbwachs faisait de la grande ville nord-américaine, en même temps que la cohérence marquée entre le savant de l’article des Annales et le voyageur de la correspondance et de la chronique du Progrès de Lyon. S’agissant du savant, il s’était donné pour tâche de décrire la diversité ethnique de Chicago comme une apparence masquant une réalité fondamentale que la science avait pour tâche de révéler : les groupements économiques. L’inégale intégration des groupes ethniques à la société et à la vie urbaine était la forme sous laquelle se présentait aux États-Unis un phénomène commun aux grandes villes modernes : la faible participation des ouvriers, particulièrement ceux de la grande industrie, à la vie sociale et au foyer central des représentations collectives [61]. Cette conviction parcourt toute l’œuvre de Maurice Halbwachs, depuis ses thèses de droit (1909) et de lettres (1912) jusqu’à ses cours de Sorbonne sur la psychologie des classes sociales (1937), en passant par l’article théorique de la Revue philosophique (1920) sur le sujet. De ce point de vue, l’expérience de Chicago était un défi : celui de ramener l’inconnu au connu, de montrer que, sous les formes ethniques de la diversité des hommes, on retrouvait ses formes sociales et économiques, de faire voir l’essentiel derrière les apparences. C’est ce que la statistique lui permettait de faire, à l’encontre des descriptions pittoresques mais trompeuses cultivées par des sociologues locaux « plus drôles que Marc Twain » [62]. Mais pour rendre compte des cas qui résistaient au modèle, c’est à des évidences de sens commun – nord-américaines pour les Afro-Américains, françaises pour les Juifs russes et polonais – que le savant avait recours. Il ne voyait sans doute aucune incohérence dans cette dualité de principes analytiques : ils relevaient pour lui des mêmes « formes de l’expérience ».
Notes
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[1]
MAURICE HALBWACHS, « Chicago, expérience ethnique », Annales d’histoire économique et sociale, 4,3,1932, pp. 11-49 (épigraphe, p. 17).
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[2]
ID., « La méthodologie de François Simiand. Un empirisme rationaliste », Revue philosophique, 121,1936, pp. 281-319.
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[3]
Sur cette question et la place de Halbwachs dans les réseaux universitaires de Chicago, voir CHRISTIAN TOPALOV, « Maurice Halbwachs et les sociologues de Chicago (automne 1930) », Revue française de sociologie, 47,3,2006, à paraître. Sur l’école de Chicago comme construction rétrospective, voir ID., « Les usages stratégiques de l’histoire des disciplines. Le cas de l’“école de Chicago” en sociologie », in J. HEILBRON, R. LENOIR et G. SAPIRO (éd.), Pour une histoire des sciences sociales. Hommage à Pierre Bourdieu, Paris, Fayard, 2004, pp. 127-157.
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[4]
Je remercie Olivier Corpet pour son accueil à l’IMEC. Pour les lettres à Yvonne, la référence adoptée ici est la date à laquelle le passage cité fut écrit : « à Y., le 30 octobre » pour « Lettre à Yvonne Halbwachs, 30 octobre 1930 ». Lorsque la référence prend la forme : (30 septembre), c’est la date de l’événement qui est visée, non celle de la lettre. Ayant dépouillé ces archives en 1997, je ne les référencerai pas selon le classement qui en a été effectué par la suite. Cette correspondance a déjà été utilisée par JEAN-CHRISTOPHE MARCEL, « Maurice Halbwachs à Chicago ou les ambiguïtés d’un rationalisme durkheimien », Revue d’histoire des sciences humaines, 1,1999, pp. 47-68. En ligne
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[5]
Pour une édition critique de ces articles du Progrès, voir CHRISTIAN TOPALOV, « Un savant voyage : les “Lettres des États-Unis” de Maurice Halbwachs (septembredécembre 1930) », Genèses, 58,2005, pp. 132-150, et 59,2005, pp. 131-150. Références : Lettre 1, « L’arrivée » (datée Chicago, 3 octobre 1930; parution : 20-10-1930); Lettre 2, « Des statistiques » (Chicago, 13 octobre; 27-10-1930); Lettre 3, « L’instruction » (Chicago, 26 octobre; 10-11-1930); Lettre 4, « Les nègres » (Chicago, 9 novembre; 24-11-1930); Lettre 5, « Les immigrants » (Chicago, 28 novembre; 15-12-1930); Lettre 6, « Les clubs » (non datée; 27-12-1930); Lettre 7, « De Chicago à Washington » (Washington, 20 décembre; 18-01-1931); Lettre 8, « Le départ » (New York, 24 décembre; 20-02-1931).
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[6]
Deux compléments mineurs : a) dans le « fonds Albert Thomas » des Archives nationales (94 AP 381), un échange de correspondance avant, pendant et après le séjour à Chicago, avec l’ancien compagnon d’École normale supérieure, ancien député et ministre socialiste, devenu directeur du Bureau international du Travail à Genève; b) dans les archives de l’université de Chicago (Department of Special Collections, The Joseph Regenstein Library), l’enregistrement des décisions officielles concernant l’invitation (« The Board of Trustees », by John F. Moulds, Secretary of the Board, The University Record, n. s. vol. 16, no 3, July, pp. 197-208, ici p. 197) et un intense échange de correspondances entre Halbwachs et les autorités du département et de l’université à propos des conditions matérielles de son séjour (President’s Papers, 1925-1945, Box 108, Folder 10 [Sociology Department 1929-39]).
-
[7]
Voir CHRISTIAN TOPALOV, « “Expériences sociologiques” : les faits et les preuves dans les thèses de Maurice Halbwachs (1908-1912) », Revue d’histoire des sciences humaines, 1,1999, pp. 11-46. En ligne
-
[8]
M. HALBWACHS, « Chicago... », art. cit., pp. 48-49.
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[9]
Quelques exemples dans C. TOPALOV, « Un savant voyage... », art. cit.
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[10]
Voir Le Progrès, « Les clubs », 27-12-1930, cité in Ibid., pp. 135-137.
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[11]
Sans doute Halbwachs cessa-t-il rapidement de mentionner ses trajets et promenades de routine dans l’université et ses abords, peut-être négligea-t-il aussi peu à peu de mentionner certaines de ses visites au centre-ville.
-
[12]
FREDERIC M. THRASHER, The gang : A study of 1,313 gangs in Chicago, Chicago, The University of Chicago Press, 1927, dépliant.
-
[13]
IMEC, « Lettre à Y., 4 octobre 1930 ».
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[14]
IMEC, « Lettre à sa mère, 9 octobre 1930 ».
-
[15]
IMEC, « Lettre à Y., 8 novembre 1930 ».
-
[16]
Voir, par exemple, Hull House maps and papers [...], Boston, Thomas Crowell, 1895.
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[17]
ANNETTE BECKER, Maurice Halbwachs. Un intellectuel en guerres mondiales, 1914-1945, Paris, Agnès Viénot, 2003, p. 378.
-
[18]
Voir JENNIFER PLATT, « The development of the “participant observation” method in sociology : Origins, myth and history », Journal of the history of the behavioral sciences, 19,4,1983, pp. 379-393; ID., « The Chicago school and firsthand data », History of the human sciences, 7,1,1994, pp. 57-80.
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[19]
Voir CHRISTIAN TOPALOV, « Maurice Halbwachs, photographe des taudis parisiens (1908) », Genèses, 28,1997, pp. 128-145.En ligne
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[20]
Sur ce dernier point, voir MAURICE HALBWACHS, « Matière et société », Revue philosophique, 90,1920, pp. 82-122.
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[21]
IMEC, « Lettre à Y., 12 décembre 1930 ».
-
[22]
ID., « “Gross Berlin”: grande agglomération ou grande ville ? », Annales d’histoire économique et sociale, 6,30,1934, pp. 547-570; « La structure morphologique des grandes villes », in Travaux du XIVe Congrès international de sociologie. Bucuresti, Bucarest, Institut de sciences sociales de Roumanie, 1939, pp. 22-27, et « La population d’Istanbul (Constantinople) depuis un siècle », Annales sociologiques, Série E, 3/4,1942, pp. 16-43.
-
[23]
ID., Morphologie sociale, Paris, Armand Colin, [1938] 1970, p. 80.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
ID., « Chicago... », art. cit., p. 45.
-
[26]
Ibid., pp. 47-48.
-
[27]
Ibid., p. 47.
-
[28]
IMEC, « Lettre à Y., 2 octobre 1930 ».
-
[29]
Respectivement, infra : IMEC, « Lettre à Y., 2 octobre 1930 »; « Lettre à Francis, 11 octobre 1930 »; M. HALBWACHS « Chicago... », art. cit., pp. 17 et 45.
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[30]
IMEC, « Lettre à Y., 20 novembre 1930 ».
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[31]
Respectivement, infra : IMEC, « Lettre à Y., 8 novembre 1930 »; « Lettre à Y., 16 novembre 1930 »; Ibid. ; M. HALBWACHS, « Chicago... », art. cit., pp. 39 et 42; IMEC, « Lettre à Y., 16 novembre 1930 ».
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[32]
Voir ALAIN DROUARD, Alexis Carrel (1873-1944), Paris, L’Harmattan, 1995, chap. 8.
-
[33]
MAURICE HALBWACHS, « La population des groupes ethniques (nationalités) », in M. HALBWACHS et A. SAUVY (avec la collaboration de H. ULMER et G. BOURNIER ), Le point de vue du nombre. 1936, Paris, Institut national d’études démographiques, 2005, pp. 259-264, ici p. 259.
-
[34]
Pour Durkheim, les races ne se définissaient pas par des caractères physiques immuables et héréditaires : « Ce sont des ressemblances toutes morales, que l’on établit à l’aide de la linguistique, de l’archéologie, du droit comparé, qui deviennent prépondérantes; mais on n’a aucune raison d’admettre qu’elles sont héréditaires. Elles servent à distinguer des civilisations plutôt que des races. [...] Ce que les hommes ont ajouté et ajoutent tous les jours à ce fond primitif qui s’est fixé depuis des siècles dans la structure des races initiales, échappe donc de plus en plus à l’action de l’hérédité » (De la division du travail social, Paris, Alcan, [1893] 1902, p. 297). Quant à son relativisme moral, il était absolu : « Rien ne nous autorise à penser que les morales des peuples dits inférieurs soient inférieures aux nôtres. Je ne vois même pas comment on pourrait les comparer de manière à établir entre elles et celles qui ont suivi une sorte de hiérarchie » (Émile Durkheim dans le Bulletin de la Société française de philosophie, 14,1914, p. 29).
-
[35]
MARIE JAISSON et ÉRIC BRIAN, « Les races dans “L’espèce humaine” », in M. HALBWACHS et A. SAUVY, Le point de vue du nombre..., op. cit., pp. 25-51. Voir aussi LAURENT MUCCHIELLI, « Sociologie versus anthropologie raciale. L’engagement décisif des durkheimiens dans le contexte “fin de siècle” (1885-1914) », Gradhiva, 21,1997, pp. 77-95.
-
[36]
M. JAISSON et É. BRIAN, « Les races... », art. cit., p. 44.
-
[37]
Ce sont d’ailleurs « de grands enfants ». L’assertion est récurrente chez Halbwachs : « Carnet du sociologue. La légende de Tammany », Libres propos, vol. 2, no 20,6 janvier 1923, p. 260; IMEC, « Lettre à Y., 25 septembre 1930 »; Le Progrès, « L’instruction », 10-11-1930.
-
[38]
Sur la centralité de la notion de représentations collectives dans la morphologie sociale de Maurice Halbwachs, voir RÉMI LENOIR, « Halbwachs : démographie ou morphologie sociale ? », Revue européenne des sciences sociales, 42,2004, pp. 199-218, ici pp. 212-214.
-
[39]
IMEC, « Lettre à Y., 8 novembre 1930 ».
-
[40]
Le Progrès, « L’instruction », 10-11-1930, et « Les clubs », 27-12-1930.
-
[41]
Le Progrès, « Les immigrants », 15-12-1930. Cette énumération néglige les immigrants d’Europe centrale et orientale (« slaves » ou « juifs ») qu’évoque Halbwachs dans les autres sources.
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[42]
Il mentionne, dans « Les immigrants », « le livre bien connu de ANDRÉ SIEGFRIED », Les États-Unis d’aujourd’hui, Paris, Armand Colin, 1927.
-
[43]
Ibid., p. 124.
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[44]
Sur Siegfried, figure emblématique de « l’expert » républicain, voir GÉRARD NOIRIEL, Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999, pp. 254-261.
-
[45]
M. HALBWACHS, « Chicago... », art. cit., p. 48.
-
[46]
Le Progrès, « Les nègres », 24-11-1930.
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[47]
Respectivement, infra : IMEC, « Lettre à Francis, 11 octobre 1930 »; « Lettre à Y., 1er novembre 1930 »; M. HALBWACHS, « Chicago... », art. cit., p. 23.
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[48]
Il pourrait s’agir d’Edwin Franklin Frazier (1894-1962), qui achevait la préparation de son Ph. D., soutenu en 1931.
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[49]
M. HALBWACHS, « Chicago... », art. cit., p. 48, n. 1.
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[50]
Le Progrès, « Les nègres », 24-11-1930.
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[51]
A. SIEGFRIED, Les États-Unis d’aujourd’hui, op. cit., p. 103.
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[52]
Xavier Léon était un philosophe universitaire, qui fonda en 1893 la Revue de métaphysique et de morale. Je n’ai pu identifier Baron.
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[53]
IMEC, « Lettre à Y., 8 novembre 1930 ».
-
[54]
M. HALBWACHS, « Chicago... », art. cit., p. 24.
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[55]
« Les Juifs, dans l’Europe centrale, sont environ quatre millions, dont plus de la moitié en Pologne et près des deux cinquièmes en Roumanie. L’élément méditerranéen (d’origine espagnole) est le moins nombreux [...]. C’est l’élément allemand qui domine, venu sans doute de Franconie, et ayant apporté le yiddisch » (M. HALBWACHS, « La population des groupes ethniques... », art. cit, p. 260.
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[56]
Ibid., p. 261.
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[57]
Voir Catherine FHIMA et Catherine NICAULT, « Victor Basch et la judéité », in F. BASCH, L. CRIPS et P. GRUSON (éd.), Victor Basch (1863-1944). Un intellectuel cosmopolite, Paris, Berg, 2000, pp. 199-236.
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[58]
Il me paraît tout aussi absurde d’en faire un Juif « par affinité élective et affective » (A. BECKER, Maurice Halbwachs..., op. cit., p. 283). Mais il y aurait trop à dire sur tous les Halbwachs imaginaires dont ce livre fait état.
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[59]
VICTOR BASCH, « Visions de ghetto » (mars 1917), in ID., L’aube : proses de guerre, Paris, Alcan, 1918, p. 189, cité par C. FHIMA et C. NICAULT, « Victor Basch et la judéité », art. cit., p. 205.
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[60]
LOUIS WIRTH, The Ghetto, Chicago, The University of Chicago Press, 1928, p. 252.
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[61]
Pour un lumineux exposé de cette « théorie du feu de camp », voir CHRISTIAN BAUDELOT et ROGER ESTABLET, Maurice Halbwachs. Consommation et société, Paris, PUF, 1994, pp. 43-46.
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[62]
IMEC, « Lettre à Y., 2 octobre 1930 ».